Étiquettes
éducation, Jean Jacques Rousseau, Montmorency, Musée, politique, Rousseau

Les questions relatives à l’origine de la guerre et à sa légitimité sont plus centrales, dans l’œuvre de Rousseau, qu’on ne le considère communément. Cela se révèle particulièrement évident lorsqu’on met en parallèle le Discours sur l’inégalité avec un texte moins connu de Rousseau, qui a fait l’objet récemment d’une reconstitution : la première partie d’un livre qu’il projetait de publier sous le titre Principes du droit de la guerre1.
Dans le Discours sur l’inégalité et dans les Principes du droit de la guerre, Rousseau s’oppose à la conception qu’ont des auteurs comme Hobbes ou Locke de l’« état de nature », c’est-à-dire de ce que seraient des sociétés et des relations humaines en l’absence de pouvoir politique et de droit positif. Non seulement, dit-il, la société existe avant l’État, mais cette société pré-politique ou pré-étatique n’a rien d’un état social invivable, misérable, encore moins chaotique et barbare2. Il peut exister, dit Rousseau, une existence sociale pacifique, non pas au sens strict – dès qu’il y a société, il y a bien conflit et concurrence –, mais au sens où il existe des formes d’organisation sociale qui ignorent ce qu’il nomme, dans les Principes du droit de la guerre, la « guerre véritable »3.
Loin d’empêcher les hommes de se faire la guerre, l’État est la cause de l’apparition de la guerre : « la guerre est née de la paix, ou du moins des précautions que les hommes ont prises pour s’assurer une paix durable »4.
Rousseau montre en outre en quoi la thèse de Hobbes est fausse, non pour des raisons morales ou anthropologiques, mais parce qu’elle échoue à prendre en compte les causes sociologiques et économiques, les « relations réelles »5, selon ses termes, qui rendent à la fois possible et nécessaire l’avènement de la « guerre véritable ».
1 Ce texte était, jusqu’à une date récente, inédit. La plupart des éléments en ont certes été publiés, notamment dans l’édition de la Pléiade des Œuvres complètes de Rousseau, mais avec des inexactitudes dans le détail et surtout soit dans un ordre différent, soit sous forme de fragments dissociés. Gabriella Silvestrini et Bruno Bernardi ont abouti à cette reconstitution à partir de la lecture des manuscrits eux-mêmes, dans le cadre d’un travail mené par le Groupe J.-J. Rousseau sur la question de la guerre et du droit des gens chez Rousseau. Le résultat de cette reconstitution montre notamment que deux textes publiés séparément (Œuvres complètes de J.- J. Rousseau, Paris, Gallimard-Pléiade, vol. III, p. 601-612 et p. 1899-1904) appartiennent en fait à un seul et même manuscrit dont les feuillets avaient été séparés (une des parties du manuscrit n’a été retrouvée qu’en 1965) et qu’en outre l’un de ces deux textes avait été jusqu’alors présenté dans un ordre inexact. Une fois reconstitué, le texte se révèle être très probablement le premier jet, inachevé mais déjà très élaboré, d’un ouvrage annoncé dans une lettre à Marc-Michel Rey du 9 mars 1758, ouvrage qui devait faire partie des Institutions politiques et dont le titre devait être Principes du droit de la guerre. Sa rédaction date probablement de 1756. Ce texte reconstitué a été publié dans un article de B. Bernardi et G. Silvestrini (Annales J.-J. Rousseau, vol. 46, Genève, Droz, 2005, p. 201-280). Il est également édité en volume, accompagné d’un commentaire (B. Bachofen et C. Spector dir., Paris, Vrin, coll. « Textes et commentaires », 2008). Je le cite ici dans la pagination de l’édition Vrin.
2 Ce que Rousseau désigne, dans le Discours sur l’inégalité, comme la période « la plus heureuse et la plus durable » de l’histoire des sociétés est celle des sociétés sans État, celle où les sociétés forment « des nations unie de mœurs et de caractères, non par des règlements et des lois » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (désormais cité DI), IIe partie, Œuvres complètes de Rousseau, Paris, Gallimard- Pléiade (désormais citées OC), vol. III, 1964, p. 169.
3 Principes du droit de la guerre (désormais cité PDG), Paris, Vrin, 2008, p. 74.
précautions que les hommes ont prises pour s’assurer une paix durable »4.
Rousseau montre en outre en quoi la thèse de Hobbes est fausse, non pour des raisons morales ou anthropologiques, mais parce qu’elle échoue à prendre en compte les causes sociologiques et économiques, les « relations réelles »5, selon ses termes, qui rendent à la fois
possible et nécessaire l’avènement de la « guerre véritable ».
Qu’entend-il par « guerre véritable » ?
Il n’y a véritablement guerre, écrit-il, que lorsqu’« il [faut] que l’un meure pour que l’autre vive »6. Dans sa radicalité, cette description de la lutte à mort permet notamment de distinguer la « guerre véritable » de tous les états de violence ponctuels résultant de l’impulsivité, de conflits ponctuels et non irréductibles, ou encore de ce qui relève du duel ou de la vendetta. Pourquoi cette distinction est-elle non seulement pertinente, mais indispensable pour comprendre quelque chose au phénomène de la guerre ? Dans les luttes pour l’honneur par exemple (tels que le duel ou la vendetta), celui qui renonce à combattre perd son honneur, mais il ne perd pas la vie ; au contraire, il se conserve en vie précisément parce qu’il renonce à combattre. La caractérisation rousseauiste de la guerre permet aussi d’exclure les concurrences ponctuelles pour un objet convoité, qui est désiré en tant qu’il augmente le « bien-être » des combattants, mais sans mettre en jeu leur survie. Ces concurrences peuvent certes déboucher sur la mort, mais elles peuvent aussi s’achever sur la victoire d’un des deux adversaires sans que cela implique nécessairement la mort de l’autre.
L’origine réelle de la guerre et la perpétuité de l’état de guerre
Rousseau pose alors la question suivante : comment les « guerres véritables » deviennent- elles possibles ? « S’il s’agit d’une guerre véritable, qu’on imagine dans quelle étrange position doit être [un] homme pour ne pouvoir conserver sa vie qu’aux dépends de celle d’un autre et que, par un rapport établi entre eux, il faille que l’un meure pour que l’autre vive »7.
Cette question est loin d’être facile à résoudre, et les deux tiers du Discours sur l’inégalité sont consacrés à y répondre – les Principes du droit de la guerre reprenant de façon plus elliptique les acquis de ce Discours. L’« étrange position » qui implique pour des hommes de point qu’un être doué de raison est convaincu que le soin de sa conservation est incompatible non seulement avec le bien être d’un autre mais avec son existence ; alors il s’arme contre sa vie et cherche à le détruire avec la même ardeur dont il cherche à se conserver soi-même et par la même raison.
4 PDG, op. cit., p. 70.
5 Du Contrat social (désormais cité CS), I, 4, OC III, p. 357.
6 PDG, op. cit., p. 75. La même idée est formulée plus haut de façon détaillée : « Quand les choses en sont au
L’attaqué, sentant que la sûreté de son existence est incompatible avec l’existence de l’agresseur, attaque à son tour de toutes ses forces la vie de celui qui en veut à la sienne ; cette volonté manifestée de s’entredétruire, et tous les actes qui en dépendent, produisent entre les deux ennemis une relation qu’on appelle guerre. De là il s’ensuit que la guerre ne consiste point dans un ou plusieurs combats non prémédités, pas même dans l’homicide et le meurtre commis par un emportement de colère, mais dans la volonté constante réfléchie et manifestée de détruire son ennemi. Car pour juger que l’existence de cet ennemi est incompatible avec notre bien être, il faut du sang froid, et de la raison, ce qui produit une résolution durable, et pour que le rapport soit mutuel, il faut qu’à son tour l’ennemi, connaissant qu’on en veut à sa vie, ait dessein de la défendre aux dépends de la nôtre. » (Id., p. 71.)
7 Id., p. 74-75.
devoir tuer pour ne pas mourir est décrite au début de la deuxième partie du Discours, puis dans les développements qui suivent, et dans quelques passages des Principes du droit de la guerre. Elle résulte de l’appropriation de la terre :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile [ce qui signifie, au XVIIIe siècle, société politique ou État]. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur…” »8.
Cette première appropriation est ici présentée comme appropriation privée, acte d’un ou de plusieurs particuliers. Elle est ensuite présentée comme conquête de territoires, donc comme appropriation collective : au fond, les deux formes d’appropriation ont la même structure essentielle et sont d’ailleurs souvent indiscernables, comme le montre très clairement Rousseau dans le Contrat social (I, 9). C’est parce qu’il y a des terrains dont la propriété privée exige d’être protégée que l’État doit assurer une emprise souveraine sur un territoire ; inversement, l’emprise souveraine de l’État sur un territoire rend possible, voire suscite et encourage, la conquête privée ou publique de nouveaux territoires.
Pourquoi ce lien entre appropriation de la terre et avènement de la guerre ? La Terre est une surface finie. Donc, nécessairement, l’appropriation de la terre aboutit, à un moment ou à un autre, à une situation de saturation de l’appropriation, à un système plein, sans reste et sans extériorité. En effet – et Rousseau formule cette idée très importante dans les mêmes termes à plusieurs reprises dans son œuvre –, l’appropriation de la terre met en œuvre une logique de réaction en chaîne. Dès qu’elle commence, elle doit nécessairement devenir totale. Une première appropriation ne peut avoir que deux conséquences : soit elle s’étend indéfiniment et absorbe totalement, sous une seule souveraineté, territoires et populations. Soit elle rencontre une résistance, mais cette résistance n’est possible qu’à condition que la population menacée se constitue elle-même en société politique, qui assure son emprise, sa souveraineté, sur un territoire. C’est ce qu’il écrit dans le Discours sur l’inégalité :
« On voit aisément comment l’établissement d’une seule société [politique] rendit indispensable celui de toutes les autres, et comment, pour faire tête à des forces unies, il fallut s’unir à son tour. Les sociétés se multipliant ou s’étendant rapidement couvrirent bientôt toute la surface de la terre, et il ne fut plus possible de trouver un seul coin dans l’univers où l’on pût s’affranchir du joug et soustraire sa tête au glaive souvent mal conduit que chaque homme vit perpétuellement suspendu sur la sienne. »9
Et dans les Principes du droit de la guerre :
« De la première société [politique] formée s’ensuit nécessairement la formation de toutes les autres. Il faut en faire partie ou s’unir pour lui résister. Il faut l’imiter ou se laisser engloutir par elle.
Ainsi toute la face de la terre est changée […], l’indépendance et la liberté naturelle ont fait place aux lois et à l’esclavage, il n’existe plus d’Être libre. »10
8 DI, II, op. cit., p. 164. 9 Id., p. 178.
10 PDG, op. cit., p. 76.
La condition humaine en est entièrement changée. Car la terre n’est pas seulement moyen de production – par exemple par l’agriculture ou l’extraction des métaux et des minéraux. Elle est en outre, et premièrement, avant toute mise en exploitation, condition élémentaire de la subsistance de tout homme comme être vivant. La terre est pour tout homme l’abri et la source des biens de subsistance dont il lui est aussi impossible de se passer que d’air et d’eau : elle offre partout aux hommes, écrit Rousseau dans le Contrat social, « le séjour et les aliments »11. Une appropriation totale de la terre signifie donc que ceux qui en seraient privés, qui n’en auraient pas leur part, seraient tout bonnement privés de la possibilité même de vivre, au sens le plus strict du terme12.
L’appropriation du monde, l’institution d’une emprise totale sur le monde habitable, crée donc artificiellement une situation de pénurie et de lutte pour la vie. Sur ce point, c’est dans les Principes du droit de la guerre que l’analyse de Rousseau est la plus aboutie. Il le montre par contraste avec la situation des sociétés pré-politiques. La lutte nécessaire pour la vie, celle qui caractérise la « guerre véritable », est inconcevable dans l’état pré-politique, car dans cet état « tout est entre les individus dans un flux continuel qui change incessamment les rapports et les intérêts. De sorte […] qu’il peut y avoir des combats et des meurtres mais jamais […] de longues inimitiés et des guerres »13. L’état pré-politique est caractérisé par un « flux continuel », une situation de fluidité dans le rapport des hommes entre eux et des hommes à la terre, fluidité qui disparaît avec l’emprise totale des États sur les territoires habitables. Dans l’état de société pré-politique, celui de sociétés sauvages nomades, il est toujours possible de se dérober à la lutte lorsque le gain attendu est moindre que le coût du combat. On peut toujours déserter, dans tous les sens du terme : refuser de se battre pour un maître, ou encore accepter de céder le terrain à l’adversaire ; bref, disparaître, se laisser glisser dans le « flux » pour aller trouver ailleurs refuge et subsistance. En revanche, lorsqu’il n’y a plus d’« ailleurs », lorsqu’« ailleurs » est toujours un lieu déjà approprié par une puissance
11 CS, I, 9, op. cit., p. 366
12 Voir Émile, l. III, OC IV, 1969, p. 466-467 : « Un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres, et ce serait réellement en sortir, que d’y vouloir rester dans l’impossibilité d’y vivre. Car la première loi de la nature est le soin de se conserver. » Cette nécessité se heurte cependant, non moins certainement, à l’iniquité des sociétés civiles : « Croyez-vous que le pays où il est toujours permis d’être honnête homme soit si facile à trouver ? S’il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c’est, j’en conviens, de vivre du travail de ses mains, en cultivant sa propre terre ; mais où est l’État où l’on peut se dire : La terre que je foule est à moi ? » (ibid, l. V, p. 835). Cf. Manuscrit de Genève, I, 2 : « Le faible ne trouve […] nul asile où se réfugier, nul support à sa faiblesse » (OC III, p. 282).
13 PDG, op. cit., p. 75. Cf. DI, I : « J’entends toujours répéter que les plus forts opprimeront les faibles ; mais qu’on m’explique ce qu’on veut dire par ce mot d’oppression. Les uns domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous leurs caprices : voilà précisément ce que j’observe parmi nous, mais je ne vois pas comment cela pourrait se dire des hommes sauvages […]. Un homme pourra bien s’emparer des fruits qu’un autre a cueillis, du gibier qu’il a tué, de l’antre qui lui servait d’asile ; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s’en faire obéir, et quelles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des hommes qui ne possèdent rien ? Si l’on me chasse d’un arbre, j’en suis quitte pour aller à un autre ; si l’on me tourmente dans un lieu, qui m’empêchera de passer ailleurs ? » (OC III, p. 161).
souveraine, alors apparaît une forme de lutte à proprement parler vitale, une lutte à mort, à laquelle il est impossible de se dérober sans renoncer à sa propre conservation.
La nécessité de l’État de guerre entre États
Il apparaît donc que c’est sous la forme de collectivités étatiques que les hommes entretiennent des « mutuelles relations », « beaucoup plus intimes que celles des individus »14. Seuls les États sont dans une telle relation de promiscuité et ont des intérêts tellement inextricables que les ambitions des uns menacent nécessairement les autres dans leur existence même – leur existence, et non seulement leur bien-être ou leur honneur. Il se crée entre les États, dit Rousseau « un rapport général qui tend à leur destruction mutuelle »15. Les États «deviennent petit[s] ou grand[s], faible[s] ou fort[s], selon que [leurs] voisins s’étend[ent] ou se resserre[nt] et se renforce[nt] ou s’affaibli[ssent] »16.
Entre les puissances étatiques s’instaure un mélange instable d’équilibre et de déséquilibre dans la puissance. De ce mélange instable résulte le fait suivant : non seulement l’avènement des États rend la guerre possible, mais il la rend aussi nécessaire, inéluctable, et probablement perpétuelle, au moins comme « état » de guerre, comme guerre potentielle. En effet, « [l]a sûreté, [l]a conservation [de chaque État] demandent qu’il se rende plus puissant »17 : aucun État ne peut se sentir absolument en sécurité. Donc tout État doit nécessairement anticiper le risque d’une agression en faisant la démonstration de sa puissance. Et il en résulte un enchaînement inéluctable : en se préparant à la guerre, chaque État confirme ses voisins dans leur propre crainte, et les conduit eux-mêmes à se faire agresseurs ou menaçants. Aussi, s’il existe bien une forme d’équilibre dans la crainte, cet équilibre n’est pas un équilibre qui pourrait avoir pour conséquence un état de paix factuel au moyen de ce que l’on a souvent nommé, à l’âge classique, l’équilibre des puissances. Le rapport entre les puissances est structurellement instable et déséquilibré, donc perpétuellement facteur de guerre.
Le paradoxe d’une théorie rousseauiste du « droit de la guerre »
Nous arrivons alors à un paradoxe. Rousseau a montré comment l’institution du droit et de l’État étaient les causes véritables non seulement de la possibilité, mais de la nécessité et de la perpétuité de l’« état de guerre » entre les puissances. Or il a néanmoins eu l’ambition d’écrire un ouvrage portant en dernière analyse sur le droit de la guerre. Et de fait, dans cet ouvrage, il expose des principes concernant aussi bien le droit à faire la guerre (« jus ad bellum ») que le droit dans la guerre, les lois de la guerre (« jus in bello »).
14 PDG, op. cit., p. 76. 15 Id., p. 78.
16 Id., p. 77.
17 Ibid.
S’agissant d’abord du contenu du jus in bello et du jus ad bellum, ils peuvent être résumés assez rapidement et sont moins originaux que le reste de l’analyse. Selon Rousseau, ne sont légitimes que les opérations de guerre qui ont rapport avec le but propre de la guerre, à savoir la lutte contre une souveraineté ou pour la souveraineté. Donc ne peuvent être visés par la violence guerrière que les membres du corps politique en tant qu’ils sont des instruments de la volonté collective, et plus précisément des instruments d’une puissance menaçante pour un autre corps politique. Le jus in bello exclut donc toute atteinte aux personnes et aux biens considérés dans leur existence privée : le soldat désarmé n’est pas une menace vitale, donc il est illégitime de le tuer ou de l’asservir. Mais plus largement sont exclues les pratiques courantes de la guerre qui sont des formes déguisées de prédation :
« [Lorsque] La terre, l’argent, les hommes, toutes les dépouilles qu’on peut s’approprier deviennent […] les principaux objets des hostilités réciproques, cette basse avidité changeant insensiblement les idées des choses, la guerre enfin dégénère en brigandage et d’ennemis et guerriers on devient peu à peu Tyrans et voleurs. »18
Lorsque les modalités de la guerre prennent la forme d’une entreprise de prédation, il devient évident que sa finalité n’est plus celle qui autorise la guerre, à savoir la nécessité de tuer ou d’affaiblir l’État menaçant. Rousseau réactualise ici la comparaison faite par Augustin, dans la Cité de Dieu (IV, 7), entre État et troupe de brigands, pour la retourner contre l’usage qui est fait, dans le droit public de son temps, de la notion de brigandage. Il s’oppose radicalement à la conception du droit de la guerre en vigueur à son époque, notamment sous l’influence de Hobbes, de Grotius et de Pufendorf. Pour ces auteurs, un acte de guerre (par exemple une prise de butin) est légitime et fondateur d’un droit de propriété, ou est au contraire brigandage, selon que son auteur est un État constitué et reconnu, ou au contraire un corps collectif informel, non constitué en État, par exemple une bande d’insurgés19. Rousseau renverse le critère de distinction: c’est la nature de l’acte qui détermine son caractère légitime ou illégitime. L’État qui mène les hostilités de façon à satisfaire, non une exigence de conservation, mais un accroissement de son bien-être ou de sa gloire, n’a en réalité rien qui le distingue d’une troupe de brigands. Le droit de la guerre s’ajuste strictement à un critère et un seul, extrêmement restrictif : l’intérêt vital du corps politique.
L’efficience du droit de la guerre
Voilà pour le contenu du jus belli. Mais ce que Rousseau apporte de plus original sur cette question est la façon dont il conçoit l’efficacité de ce jus belli, ce qui le rend obligatoire, ce qui fait qu’il n’est pas un simple idéal théorique. Là se situe le cœur du paradoxe : a priori, on ne voit pas comment il pourrait considérer que le droit de la guerre possède un caractère contraignant. Il ne semble reconnaître aucune possibilité de régulation de la guerre par le droit. Dès le début des Principes du droit de la guerre, il écrit que le « droit des gens » (ce qui signifie, à son époque « droit international ») est un idéal tout théorique et en réalité totalement inefficace : « faute de sanctions ses lois ne sont que des chimères »20.
18 Id., p. 80.
19 Voir notamment H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, III, III, § I à III.
Rousseau est en outre profondément sceptique quant à l’idée, héritée de Grotius, et reprise à son époque par Vattel, de « guerre solennelle et publique », de « guerre en forme », qui conçoit la guerre sur le modèle du duel, et qui projette sur la guerre l’idée d’une sorte d’auto-régulation, à la condition qu’elle soit menée par les États légitimement constitués. Rousseau écarte toute idée d’une dignité particulière de la guerre « solennelle et publique », par opposition aux guerres informelles, celles qui opposeraient par exemple des insurgés ou des troupes de brigands à des États. La preuve en est qu’il considère que la guérilla (ce qu’il appelle la « petite guerre ») des Polonais qui sont en insurrection dans les années 1770 contre la tutelle russe relève bien de la guerre véritable et légitime ; et on a vu qu’il subvertit entièrement la distinction entre États constitués et troupes de brigands. Comment alors penser l’efficience du jus belli dont il définit le contenu ?
On peut comprendre la réponse de Rousseau sur ce point en partant de la façon dont il traite la question suivante, qui est la plupart du temps éludée par les théories de la guerre et du droit de la guerre, à la notable exception de Clausewitz21. Cette question est la suivante. Qu’est-ce, à proprement parler, que gagner une guerre ?
Il faut se souvenir ici d’une thèse essentielle établie précédemment : ce sont les États, et non les hommes en tant qu’hommes, qui entretiennent un « rapport intime » tel que si un adversaire abandonne le terrain dans la lutte, il renonce à sa propre existence. D’où une nouvelle question cruciale et très complexe, que Rousseau aborde dans la suite des Principes du droit de la guerre : que signifie, pour un État, vivre et mourir ? De la réponse à cette question découlera l’aspect normatif de son propos, puisque le droit de la guerre se déduira d’une analyse des conditions requises pour tuer ou affaiblir un État en tant qu’État.
Rousseau complète son travail de clarification conceptuelle sur la « guerre véritable » par un travail de clarification conceptuelle sur la nature de l’État. Et ici encore, son adversaire est Hobbes. Il distingue deux conceptions de l’État : l’État comme artifice mécanique dont la cohésion est produite par la puissance factuelle de la souveraineté (c’est la conception de Hobbes), conception à laquelle il oppose l’idée de l’État comme reposant sur une « volonté générale » :
« Les citoyens ont beau s’appeler membres de l’État, ils ne sauraient s’unir à lui comme de vrais
20 PDG, op. cit., p. 70.
21 Voir Clausewitz, De la guerre, livre I, chap. I, § 11 et surtout livre VIII, chap. VI (concernant le but de la guerre). Clausewitz souligne que la guerre est un instrument et qu’à ce titre elle est doit être limitée par des fins qui lui sont extérieures, c’est-à-dire subordonnée à des objectifs politiques. Si elle déborde le politique et s’autonomise (ce que réalisent les cas de la guerre totale, de la guerre sans limite), elle manquera précisément sa finalité propre, et instituera une situation sans intelligence de la guerre, sans maître, une violence explosive qui échappe à celui qui l’exerce.
membres le sont au corps ; il est impossible de faire que chacun d’eux n’ait pas une existence individuelle et séparée. […] Que l’on considère combien dans l’agrégation du corps politique, la force publique est inférieure à la somme des forces particulières, […] et l’on trouvera que toute proportion gardée l’homme le plus débile a plus de force pour sa propre conservation que l’État le plus robuste n’en a pour la sienne. […]
Il faut donc pour que cet État subsiste que la vivacité de ses passions supplée à celle de ses mouvements, et que sa volonté s’anime autant que son pouvoir se relâche. […]
C’est du pacte social que le corps politique reçoit l’unité et le moi commun ; son gouvernement et ses lois rendent sa constitution plus ou moins robuste sa vie est dans le cœur des citoyens, leur courage et leurs mœurs la rendent plus ou moins durable. […] Ainsi tant qu’il existe une volonté commune d’observer le pacte social et les lois, ce pacte subsiste encore […]. »22
L’État n’existe, ou ne « vit », qu’à condition que ses membres désirent son existence, qu’ils partagent une volonté commune de le voir exister. Rousseau pousse cette thèse jusqu’à un point assez radical, puisqu’il en vient à dissocier tendanciellement les notions de corps politique et d’État. Pour Rousseau, une population possède une existence politique dès lors qu’elle manifeste par ses actes quelque chose comme une volonté générale d’exister en tant que corps. Il donne, dans des textes plus tardifs, une très claire illustration de ces thèses qui peuvent sembler abstraites et idéalistes à première vue. Rousseau s’est intéressé de près, dans plusieurs textes, dans des fragments politiques, dans l’Émile, enfin dans les Considérations sur la Pologne, à la situation que connaissent à son époque deux peuples : le peuple polonais et le peuple juif. Ces peuples, dit Rousseau, sont et demeurent des « corps politiques », et même des « républiques »23, ayant résisté à ce titre à la spoliation, à la domination matérielle, à la destruction de leurs institutions et même, pour le peuple juif, à la dispersion et à la privation du territoire : ils y ont résisté parce que demeure vivant le « pacte social » qui en fait des « corps politiques »24.
Voyons maintenant les conséquences de ces analyses concernant le droit de la guerre. Cela permettra de comprendre comment Rousseau peut concevoir un droit de la guerre qui ne soit pas utopique.
Il raisonne de la façon suivante. La « vie » de l’État, écrit-il, est constituée par le pacte social. C’est pourquoi «faire la guerre au souverain, […] c’est attaquer la convention publique »25. Or, comme on l’a vu, le pacte social existe dans le cœur ou dans la volonté de ses membres. Il en découle une conception très originale de ce que signifie attaquer et « tuer » un corps politique, donc gagner une guerre :
« Le principe de vie du corps politique, et si l’on peut parler ainsi le cœur de l’État est le pacte social par où sitôt qu’on le blesse, à l’instant il meurt tombe et se dissout ; mais ce pacte n’est point une charte en parchemin qu’il suffise de déchirer pour le détruire, il est écrit dans la volonté générale et c’est là qu’il n’est pas facile de l’annuler. »26
La guerre, dans sa définition la plus rigoureuse, oppose les organes d’une volonté collective aux organes d’une autre volonté collective. La visée propre de la guerre étant la destruction ou l’inféodation de la souveraineté de l’ennemi, la guerre visant donc, comme le dira très justement Clausewitz, à imposer sa loi à l’adversaire27, elle consiste, en dernière instance, à proposer aux membres du peuple attaqué un nouveau pacte social, ou du moins à mettre à l’épreuve leur attachement au pacte social existant.
22 Id., p. 77-78.
23 Voir Considérations sur le gouvernement de Pologne, O.C., III, p. 956-957.
24 Voir Fragments politiques [Des Juifs], OC III, p. 498-500 ; Considérations sur le gouvernement de
Pologne, OC III, p. 953-954 (sur le peuple polonais) et 956-957 (sur le peuple juif). 25 PDG, op. cit., p. 81.
26 Id., p. 78.
Si l’« état légitime » de la guerre requiert, dit Rousseau, une « déclaration »28, ce n’est pas parce qu’en y mettant les formes on la rendra juste. Cette idée suppose de considérer que, comme il le dira le Contrat social, « les déclarations de guerre sont moins des avertissements aux puissances qu’à leurs sujets »29. La guerre faite à un État, selon Rousseau, ne peut en toute rigueur avoir que deux issues. Soit la volonté de détruire le pacte social de l’État attaqué est couronnée de succès. Cela veut dire concrètement que les citoyens renoncent à défendre leurs institutions et se désolidarisent des organes qu’elles mobilisent et qui en sont les instruments. Dans cette hypothèse, à la limite, « l’État [peut être] tué sans qu’il [meure] un seul homme »30 : ce qui signifie que les membres de l’État adoptent un nouveau pacte social ou s’intègrent à celui de l’État agresseur. Soit l’État agresseur ne parvient pas à ses fins politiques: quels que soient par ailleurs ses succès militaires (pillages, dévastation, asservissement), la guerre ne peut être considérée comme gagnée. Un armistice, voire un traité de paix léonin, peuvent être acceptés par des particuliers prétendant représenter le corps politique, mais le corps politique continue en réalité de « vivre ». Le pacte social résiste là où il existe réellement, à savoir dans la volonté des membres du corps.
Or cette mise à l’épreuve du pacte social qu’est la guerre ne peut produire des effets probants qu’à condition de soumettre l’entreprise guerrière à des buts spécifiquement politiques (chercher à soumettre la souveraineté de l’ennemi) ; ce qui suppose de s’attaquer exclusivement à la force publique et à « ce qui appartient au public »31 (domaine public, organes du pouvoir souverain et du pouvoir exécutif).
On commence alors à comprendre pourquoi toute entreprise belliqueuse qui transgresse le jus belli risque fort d’être vouée à l’échec. La façon de faire la guerre a des effets concrets sur les conséquences de la guerre, c’est-à-dire sur la nature du pouvoir qui en résultera : c’est la seule manière de comprendre une efficacité du droit de la guerre. Si la guerre doit pour ’Émile : « Les guerres des républiques sont […] plus cruelles que celles des monarchies. Mais, si la guerre des rois est modérée, c’est leur paix qui est terrible : il vaut mieux être leur ennemi que leur sujet » (Émile, I, OC IV, p. 1295, note (c) de la p. 248). Dans un Fragment politique, il écrit que « plusieurs peuples au milieu des guerres et des dissensions intestines ne laissent pas de multiplier extrêmement. Dans d’autres gouvernements au contraire la paix même est dévorante et consume les citoyens » (OC III, p. 345). Dans un autre texte laissé par Rousseau à l’état de brouillon, le Parallèle entre les deux république de Sparte et de Rome, comparant les républiques antiques aux États modernes, il décrit « des maîtres insensibles et des peuples gémissants, des guerres qui n’intéressent personne et désolent tout le monde ; des armées immenses en temps de paix et sans effet en temps de guerre » (OC III, p. 538 ; je souligne).
27 Voir De la guerre, l. I, chap. I, § 4.
28 PDG, op. cit., p. 80.
29 CS, I, 4, op. cit., p. 357. On ne se bat pas volontiers pour un tyran, écrit Rousseau dans une note de
l
30 PDG, op. cit., p. 81.
31 Fragments sur la guerre, in PDG, op. cit., p. 67 ; repris en CS, I, 4.
Rousseau se mener de façon loyale à défaut de pouvoir se faire de façon légale, ce n’est pas pour des motifs relevant de l’honneur, de la morale ou d’un droit coutumier : c’est parce que cette loyauté seule permet de faire de la guerre un événement décisif. Comme l’écrit Rousseau dans le Contrat social (I, 4), « un prince juste s’empare bien en pays ennemi de tout ce qui appartient au public, mais il respecte la personne et les biens des particuliers ; il respecte des droits sur lesquels sont fondés les siens »32. L’État qui se discrédite dans sa façon de faire la guerre s’affaiblit en croyant se renforcer. Les principes de la justice dans la guerre se fondent sur le souci de prendre en compte le fondement de l’obéissance au pouvoir, enjeu ultime de toute guerre véritable.
La conception rousseauiste des limites intrinsèques de la guerre témoigne d’une analyse lucide de la guerre telle qu’elle se fait, telle qu’on l’observe à condition de ne pas s’en tenir à l’écume de l’histoire. Les exemples évoqués par Rousseau des peuples juif et polonais, et bien d’autres que l’on pourrait y ajouter, montrent très concrètement que l’histoire humaine est en réalité une suite de guerres mal finies, mal gagnées, éternellement recommencées. S’étonner qu’une victoire militaire, fût-elle apparemment sans appel, ne règle rien dans l’histoire, que l’histoire rejoue si souvent les batailles perdues, parfois des décennies, voire des siècles plus tard, c’est ne rien comprendre à l’essence de la guerre, c’est confondre la violence conquérante avec le pouvoir. La réalité de la guerre est donc bien conforme à ce dont parle Rousseau et sa conception de ce qui fait droit dans la guerre n’a rien d’idéaliste.
***
Conclusion :
Sur la question traitée à la fin du manuscrit des Principes du droit de la guerre tel qu’il nous est parvenu : ce lien intime entre droit de la guerre et droit politique explique pourquoi ce manuscrit s’achève sur des thèses concernant la domination d’un peuple vainqueur sur un peuple vaincu. Une victoire militaire à l’issue de laquelle un peuple impose sa loi à un autre peuple en faisant l’économie de son libre consentement est en réalité une continuation de la guerre par d’autres moyens. Les derniers mots du manuscrit évoquent de le pouvoir exercé à Sparte par les éphores – les maîtres du pays – sur les ilotes – le petit peuple formé d’esclaves –, pouvoir fondé sur la conquête et produisant un état de guerre perpétuel, celui qui oppose structurellement les maîtres aux esclaves33. Comme les Polonais au temps de Rousseau, les ilotes de la Sparte antique étaient soumis à un pouvoir de fait qu’ils ne reconnaissaient pas. Ils étaient comme étrangers et ennemis intimes au sein même du corps politique qui les tenait asservis. Or l’exemple des ilotes est la représentation à l’état pur de ce que sont, dans la réalité, la plupart des dominations souveraines : issues de conquêtes, de spoliations et d’usurpations, reposant sur une obéissance forcée, instable, elles sont constamment menacées par la révolution et par la guerre civile.
Rousseau écrivait dès le Discours sur les sciences et les arts : « Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, et il est pour les Généraux un art supérieur à celui de gagner des batailles »34.
Est-il nécessaire d’insister sur la parfaite actualité de cet énoncé et de ses enjeux ?
34 Discours sur les sciences et les arts, OC III, p. 23.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.