1789 – Les Etats Généraux

1789… l’année charnière, le chiffre qui fait rêver. C’est en mai de cette année de bouleversement que le peuple français put s’exprimer de manière directe pour la dernière fois. Des cahiers de doléance que les français ont élaborés est née la Révolution de réforme, bien vite balayée par deux autres révolutions : l’une d’accident, l’autre de catastrophe. Faisons le point sur une Révolution qui n’a pu tenir ses promesses.

Le monde retient son souffle…

Au dix-huitième siècle, le monde retenait son souffle. Les protestants attendaient la fin de la révocation de l’édit de Nantes, les juifs l’ouverture des ghettos, le monde entier quelque chose d’extraordinaire, comme la promesse du règne de l’humanité. La révolte des gouvernés intellectuels s’ouvrit par un grand éclat de rire contre la superstition : celui de Voltaire. Elle continua par un formidable cri d’athéisme dirigé contre le dieu césarien de la loi politique, avec Diderot. Elle s’acheva avec un sanglot sur toutes les blessures de l’humanité grâce à Rousseau. Un grand mouvement venait de naître qui allait voir les plus grands esprits avancer comme dans une procession. On trouve des mathématiciens, avec d’Alembert, Maupertuis, Clairaut, Monge, Lagrange ; des astronomes, comme Lacaille, Chappe, Legentil, Pingret, Laplace ou Bailly ; des naturalistes, chez Buffon et Jussieu ; des chimistes, tels Fourcroy et Lavoisier ; des physiciens, comme Réaumur et le marquis de Jouffroy, inventeur de la machine à vapeur, sans oublier Montgolfier dont le nom traversera les siècles. Tous ces audacieux, dont le mouvement attirait les esprits d’Europe et les emportait dans sa gravitation, étaient des assoiffés d’universalité. En eux s’animait l’ancienne clergie française, mais dépourvue de structure sociale. L’occasion était parfaite pour rendre à cette clergie souffle pour souffle, lumière sacrée pour lumière profane, perfection divine pour perfectibilité humaine, synthèse pour analyse, ordre social pour anarchie politique. La France pensante du dix-huitième siècle cherchait au fond la rénovation de la paix des enseignements, rompue par la tradition gouvernementale latine. Si elle la cherchait par la guerre civile des esprits, c’est parce qu’elle n’avait pas d’autre alternative apparente. Mais au fond, les savants du dix-huitième n’ont fait que crier halte à la barbarie.

Tragique paradoxe

Des esprits aussi brillants que d’Alembert ou Turgot étaient en réalité bien plus chrétiens que les réactionnaires qui les maudissaient. La mort de d’Alembert, sans prêtre, apparaît comme un acte politique délibéré repoussant l’esprit d’oppression jusque dans le tombeau. Ce n’était pourtant pas un acte de foi antichrétien, comme en témoigne son testament qui commence par ces mots : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… » Cela n’a pas empêché que durant plus de deux siècles, on se réfère à lui, à droite comme à gauche, soit pour fustiger son apparent anticléricalisme, soit pour prêcher l’athéisme et le mépris de toute religion ; et tous à la fois pour éterniser l’empirisme et le dualisme politique latin !

Il faut dire qu’en ces temps remplis d’espoirs, le clergé ne fit pas preuve de grandeur d’âme. Voltaire, à sa mort, fit les frais de l’intolérance religieuse. Lui qui avait été ovationné par le peuple de Paris pour avoir réhabilité la mémoire de Calas, fut enterré dans des conditions qui n’honorèrent pas les prélats. L’archevêque de Paris fit défendre de déposer en terre sainte la dépouille du grand écrivain. Le neveu de Voltaire, l’abbé Mignot, prieur de Scellières, dut emporter en toute hâte le corps de son oncle dans son abbaye pour lui rendre les hommages funèbres. La cérémonie était à peine achevée qu’un ordre exprès venait signifier, au nom de l’évêque de Troyes, la défense absolue de procéder à l’enterrement. Les représailles tombèrent sur le brave prieur, qui fut destitué, et sur la chapelle qui fut mise en interdit. A côté de tels agissements, on doit citer la conduite du curé de Saint-Roch, qui ne craignit pas d’accorder à Diderot, non seulement la sépulture chrétienne, mais une tombe en son église, dans la chapelle de la Sainte Vierge.

Il est probable que, si l’esprit de charité chrétienne avait pu régulièrement s’exprimer dans les Etats généraux, jamais le mouvement philosophique du dix-huitième siècle n’aurait opposé clergie à clergé, sectarisme civil à sectarisme cultuel, cléricalisme laïque à cléricalisme sacerdotal, intolérance à intolérance, en un mot : paganisme à paganisme ! Agissant plus en réaction qu’en action définitive, la pensée philosophique oubliait son fondement originel.

Jean-Jacques Rousseau, du contrat social à la dictature

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Rousseau, théoricien de génie, auteur du {Contrat social} et inspirateur des pires excès de la Révolution. Ses idées influences toujours ceux qui pensent pour nous.

A cet égard, la responsabilité de Rousseau, non pas l’homme, mais l’idéologue, est écrasante. Son influence sur les futurs révolutionnaires et les intellectuels modernes a été immense, bien qu’il fût lui-même un farouche ennemi de toute modernité. Admirateur de Sparte, il niait le progrès et rêvait d’une dictature dans un cadre agraire. C’est peu dire qu’il a inspiré Sade, Bonaparte et jusque Pol Pot, coupable de génocide. En affirmant la priorité des facteurs matériels dans l’évolution sociale, Rousseau est un précurseur de Marx. Si son Contrat social, souvent mis en avant depuis le siècle « des Lumières », affirme la souveraineté du peuple et la liberté, il annonce clairement les dictatures socialistes en condamnant les intérêts particuliers : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie aucune chose sinon qu’on le forcera à être libre. » La Révolution d’accident de 1791 tient toute entière dans cette phrase. Au chapitre VI du livre IV du Contrat social, il préconise la dictature et déclare au chapitre suivant : « la censure maintient les mœurs en empêchant les opinions de se corrompre ». C’était ouvrir la voie à deux siècles d’affrontement idéologique entre démocraties et socialismes totalitaires. Rousseau a inspiré tout ce que la folie politique a généré. Robespierre le citait abondamment, mais aussi Saint-Just, Marx et plus tard Lénine. Pour ses disciples, qui ont guillotiné André Chénier et Lavoisier, la république n’avait pas besoin de savants, de poètes ou d’entrepreneurs, mais de paysans soldats. Les « écolos » idéologues, qu’on a appelés un temps les « Khmers verts », ne sauraient le renier : « Otez nos funestes projets, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien ». Les citations de Rousseau faisant la louange de l’homme sauvage ne manquent pas et nombre de penseurs contemporains estiment encore après lui que la nature est pure mais que l’homme la pervertit, tout comme le nouveau né est perverti par l’éducation qu’il reçoit. En lisant Rousseau et en observant ce que donnèrent les applications de ses principes, l’on comprend, non seulement la face obscure du siècle des Lumières mais aussi les déviances de certains intellectuels du XXe siècle

Cerveaux d’antan et volontés de réforme

Commines, Masselin, Philippe Pot, L’Hospital ne s’étaient pas permis d’abstraire la pensée française de sa loi de vie. Ils n’en sont que plus grands.

Prolongeant les réflexions de Bodin et de Cardin Le Bret, outré de l’abaissement dans lequel la monarchie avait plongé la noblesse, Saint-Simon fait appel à l’histoire pour demander le rétablissement de ce qui, selon lui, avait fait la grandeur de la France. Dans ses Mémoires et son Projet de gouvernement, il préconise des réformes et demande l’établissement généralisé d’Etats particuliers pour assurer une meilleure administration du royaume. Il voulait que les Etats soient réunis tous les cinq ans. Marqué comme beaucoup par l’absolutisme, il ne leur accordait qu’un rôle réduit en ne leur laissant détenir que le pouvoir de « remontrer humblement et de proposer respectueusement et recevoir avec soumission et obéissance ce qu’il plairait au Roi de répondre et de statuer » [1]. Saint-Simon est bien loin derrière Fénelon. Plus intéressé par le redressement de la noblesse, il ne considérait les Etats généraux que comme un moyen secondaire pour arriver à ses fins.

Un peu plus tôt, le comte de Boulainvilliers (1658-1722) était si indigné par l’absolutisme que ses écrits n’ont pu être connus qu’après sa mort. Il proclamait que « le gouvernement le plus désirable est celui où l’autorité suprême se trouvera tempérée par un conseil également sage ». Cela le mène tout naturellement à faire l’apologie des Etats généraux qu’il auréole d’un prestige fantasmé. Dans ses Lettres sur les anciens parlements que l’on nomme Etats généraux, il revendique pour la France l’établissement d’une monarchie tempérée. Son influence sur l’opinion n’a pas été négligeable car il a entretenu le souvenir des Etats généraux et s’est efforcé de démontrer que leur abaissement avait toujours coïncidé avec la régression des libertés.

Montesquieu et les doctrines étrangères

Montesquieu, s’il a remis au goût du jour les fonctions politiques définies par Aristote, est aussi et surtout connu pour la fameuse séparation des pouvoirs, devenue un véritable dogme. Or, comme le précise Claude Fouquet, « ce dernier n’a jamais utilisé ces termes ! (…) Montesquieu n’est pas un démocrate, comme le démontre sa défense des corps privilégiés, qu’il appelle des pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants. Selon lui, ces corps sont utiles en défendant la liberté contre le monarque, puisque les privilèges sont des libertés. Ces corps ont aussi intérêt à défendre le monarque contre le peuple, car les privilégiés, explique-t-il sont naturellement solidaires du monarque qui concède ou garantit leurs privilèges. Louis XVI et son entourage adoptèrent ce raisonnement et ce fut une erreur. Loin de le protéger, les privilégiés l’entraînèrent dans leur chute. (…) La doctrine de Montesquieu sur l’équilibre des fonctions a pris naissance en Angleterre, où il débarque avec son ami, Lord Chesterfield, en 1729. Il est présenté à la cour de Londres, se fait recevoir comme membre de la Royal Society et assiste aux séances des deux Chambres. Il étudie le fonctionnement de la constitution coutumière qui, comme l’observe son ami Chesterfield, « empêche également la monarchie de dégénérer en tyrannie et la liberté en licence ». Ce séjour de deux ans en Angleterre lui fournit des matériaux pour l’œuvre qu’il médite déjà : l’Esprit des lois. Dans ce grand livre de sa vie, il distingue, de manière tout à fait classique, le gouvernement monarchique « où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies » et le gouvernement despotique « où un seul, sans lois et sans règles, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ». » [2]

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Louis XVI. Son ignorance de la loi sociale allait lui coûter la vie.

Au dix-huitième siècle, on se toquait d’aller chercher à l’étranger, à Londres ou Genève, d’autres idées en dénigrant la culture de son propre pays, depuis les cathédrales jusqu’à l’ancienne souveraineté sociale des gouvernés. Finalement, les doctrinaires philosophiques n’aboutirent qu’à émettre un credo sentimental avec laDéclaration des Droits de l’Homme, qui n’est malheureusement pas la synthèse nationale unissant la loi politique de gouvernants à la loi sociale des gouvernés. Faute d’étudier la nature de la France dans ses traditions, on s’attachait à faire renaître une sorte de nouvelle Rome antique. Pour mieux marquer ce triomphe de l’altérité, on allait paganiser le calendrier, supprimer le baptême, remplacer les noms de saints par les mots « chou », « navet », « carotte », « cheval », etc. On allait donner aux enfants les prénoms Brutus, Cincinnatus, Caton et ce ne sont là que des anecdotes illustrant les excès de cléricalisme laïc auxquels va se livrer la clergie.

La franc-maçonnerie : une pâle copie de l’ordre des Templiers

La franc-maçonnerie est un exemple de cet effet de mode. Elle doit son succès à son origine d’outre Manche plus qu’à son utilité. Car la Maçonnerie anglaise était bien sûr inapte à régénérer la tradition nationale. Pas plus que les loges allemandes, auxquelles appartenait Mirabeau, qui allait initier le duc d’Orléans, Talleyrand, Condorcet, Brissot, les abbés Sieyès et Grégoire, tous ces hommes qui, quelques années plus tard, feraient passer les Etats généraux à une seule chambre politique, avec tous les désordres qui se font encore sentir aujourd’hui.

Une balance à deux plateaux…

On a dit à juste titre que gouverner, c’est prévoir. Cependant, cette définition mérite d’être complétée, car la prévoyance, rationnellement, appartient à la science. Gouverner, c’est donc savoir. Mais qu’est-ce que savoir en matière de gouvernement ? Les naturalistes, partisans de la seule loi politique, répondront en deux mots : opportunisme et empirisme. Ces expressions appartiennent à l’arbitraire. La tradition des gouvernés français, à compter du quatorzième siècle, ajoutera un nouvel élément : la motivation arbitrale. La science historique, faite d’une balance à deux plateaux, y soupèse deux grands ordres de faits. L’un des plateaux porte la loi sociale, l’autre plateau la loi politique. L’équilibre des deux plateaux constitue le point d’orgue auquel Saint Yves d’Alveydre a donné le nom de synarchie*. La rupture de cet équilibre donne l’indication scientifiquement mesurable de l’anarchie des gouvernements et des sociétés. Il suffit d’avoir cette mesure pour étudier et connaître d’une manière précise ce qu’il faut faire pour conjurer l’anarchie, non par l’opportunisme ou l’empirisme dominateur, mais avec science, art et conscience. Tel est, en Histoire et par suite en gouvernement, l’usage possible de la balance des deux lois que ce livre s’efforce de présenter avec le plus de clarté possible.

Vu sous cet angle, le spectacle de la fin violente de l’ancienne société française est d’autant plus tragique que le besoin de renouveau était universellement ressenti. Faite avec science et conscience, la Révolution était en mesure d’apporter les bienfaits acquis aujourd’hui, sans les catastrophes qui coûtèrent un désordre social à la nation et une rupture violente avec l’Europe.

Nous le verrons dans le chapitre suivant en analysant la Révolution française : tous les progrès enregistrés sont l’œuvre du fonctionnement des Etats généraux, tous nos désastres viennent de la rupture avec ce fonctionnement.

1789 : Le rendez-vous manqué

En 1788, personne ne voulait, ni ne prévoyait la Révolution. Qui l’aurait souhaitée ? Si ce n’est peut-être le prince d’Orléans, pour usurper le pouvoir, ou les gouvernements anglais et prussien pour affaiblir la puissance française ? Car le pays connaissait alors, d’un bout à l’autre de la collectivité nationale, un immense besoin de paix mutuelle, une sorte de sensation universelle d’humanité. En effet, jamais l’esprit public n’avait été plus débordant de sentiments généreux, mis à part quelques courtisans accapareurs et sectaires. Comme avant les grandes tempêtes, il régnait un calme particulier, comme un besoin de pardon dans tout l’être national. Et pourtant, tous ses membres allaient se désunir, s’entrechoquer et s’engouffrer dans le chaos politique, pour finir moissonnés par l’échafaud. Le tiers-état n’avait rien à gagner à ce que l’Etat social fût réduit à néant, jeté en pâture dans l’arène politique, une mêlée sauvage de gouvernés et gouvernants sans pouvoirs médiateurs. Les deux autres ordres non plus. Le clergé, dans son ensemble, renfermait des trésors de science et de foi, de charité et de bonne volonté. Et la noblesse, celle qui n’était pas concentrée à Versailles, était honnête et austère, pleine des qualités militaires et civiles utiles à la nation. Quant au roi Louis XVI, il était, de l’avis général, un des plus honnêtes et des mieux disposés que le trône ait porté. Cependant, malgré tous ces éléments nationaux garants de l’équilibre national, un souffle de mort et d’anéantissement va surgir, semblable aux pires heures de l’Inquisition. Cette fois, le peuple tout entier sera englouti, non par sa faute, mais bien par celui, éternellement présent, de l’esprit de domination politique.

Partout dans le royaume, on pressentait une ère nouvelle. De nombreux ouvrages furent consacrés aux Etats généraux, que le roi avait enfin décidé de réunir. Chacun se félicitait de la sagesse et de la bonté du souverain. Le marquis de Landines écrivait : « Toutes les occasions qui rapprochent les sujets des monarques et placent les rois au milieu de leur peuple, satisfont le cœur et méritent toute l’attention des philosophes et des historiens ». [3] De fait, les cahiers rédigés pour cette assemblée, que l’on trouve encore aisément dans les mairies ou les bibliothèques, se font l’écho de cette respectueuse affection des Français pour leur roi. En réunissant les Etats, le roi redevenait éminemment populaire. La tâche revêtait d’autant plus d’enjeu qu’elle avait soulevé une immense espérance.

Répondre à la crise

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Ouverture des Etats généraux de 1789.

A la fin du XVIIIe siècle, la société connaissait une grave crise financière. En 1787, le roi réunit une assemblée de notables, mais cela n’eut pas d’effet sur la crise. La situation allait se dégradant. Le 3 août 1788, le parlement rendit un arrêt proclamant « le droit de la nation d’accorder librement les subsides par l’organe des Etats généraux régulièrement convoqués ». Poussé à la fois par l’opinion et l’état désastreux des finances, Louis XVI s’était donc résolu, le 8 août, à rassembler les Etats généraux pour le 1er mai 1789. Durant toute la période précédant ce 1er mai, les Français eurent de nouveau l’occasion – ultime – de s’exprimer et de faire valoir leurs revendications. Nous allons retrouver les personnages évoqués en introduction. Les paysans bien sûr, et la nation entière, rédigeant des cahiers de doléances, sous le regard attentif de manieurs d’opinion prêts à batailler…

Tout l’intérêt des cahiers réside dans la variété des problèmes abordés. Une multitude de sujets sont passés au crible, passant des questions majeures d’intérêt national aux infimes problèmes locaux. A leur lecture, on est frappé du grand respect voué au roi et de l’immense et émouvante confiance que l’on mettait en lui. Le style est souvent lyrique, comme en témoignent les passages suivants : « Nous supplions Sa majesté d’agréer et de recevoir de la nation un surnom digne des qualités éminentes d’un si grand monarque, qui caractérise spécialement ses vertus patriotiques : c’est-à-dire le Père du peuple et le régénérateur de la France ». [4] A Rouen, le ton est même emphatique : « Pénétrés de la plus vive reconnaissance envers Votre Majesté pour tous les biens qu’Elle nous prépare… nous osons dire, prosternés au pied de Votre trône, exposer sous les yeux de Votre justice… nos humbles demandes ». [5]

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Mirabeau. Mort trop tôt pour avoir pu contempler son oeuvre…

Toutefois, ces respectueuses déférences n’étaient pas dénuées de prudence. Craignant toujours de nouvelles charges fiscales, les électeurs redoublaient d’instructions restrictives dans les pouvoirs qu’ils remettaient à leurs représentants. Louis XVI se plaignit que certains députés aient reçu « des pouvoirs impératifs qui ne leur laissaient pas la liberté de suffrage dont doivent essentiellement jouir les membres des Etats généraux ». De nombreux députés se retranchèrent derrière la rigueur des pouvoirs qu’on leur avait remis pour expliquer leurs scrupules, ce qui fit dire ironiquement à l’opportuniste qu’était Mirabeau : « vous n’avez plus qu’à mettre vos cahiers à vos places sur vos banquettes et à retourner au sein de vos familles ! » La patience des politiciens manipulateurs avait ses limites. La révolution couvait. Elle n’allait pas tarder à exploser.

Révolution… un mot à double sens

Etymologiquement, révolution signifie « retour en cercle » et s’applique à deux genres de faits radicalement opposés. Dans un cas, il s’agit d’un mode cyclique dans une suite de temps. Dans l’autre, il exprime un désordre accidentel, un bouleversement dans un même temps. Par exemple, en astronomie comme en harmonie, la révolution des astres ou des sons est régie par un ordre cyclique. La révolution ainsi comprise accomplit une prévision complète, une boucle prédéterminée. Elle ne donne lieu à aucun imprévu puisque c’est dans l’ordre des choses que le système s’accomplit. En ce sens, l’ordre universel est éternellement révolutionnaire. En revanche, en géologie, les tremblements de terre, les déluges et raz-de-marée sont des accidents désordonnés qui brisent apparemment dans leur équilibre les éléments constitutifs de la planète. Appliqué à l’humanité et à tout son organisme collectif, le mot révolution a la même double acceptation. Il signifie à la fois évolution sociale (dans le sens de progrès) et maladie politique. Si l’on considère l’accomplissement démocratique d’une partie des cahiers de doléance depuis le quatorzième siècle, notre révolution, en tant que réforme désirée, est normale. Elle entre dans l’ordre cyclique. Mais comme cataclysme politique, elle sort de ces conditions de santé sociale, et au contraire les arrête pour faire une œuvre de réaction latine contre l’action également latine des Bourbons.

6 novembre 1788 : l’erreur fatale.

La première cause immédiate de la révolution d’accident incombe à Louis XVI, coupable d’une simple erreur tactique remontant au 6 novembre 1788. Poussé par le prince d’Orléans et l’anglomanie de Necker, le roi, malgré l’avis de l’assemblée des notables, a donné au tiers état la double représentation dans les Etats généraux en préparation, et accorde le vote par tête, et non par ordre, dans une assemblée unique. La manœuvre de Necker était politique. Ignorant la loi sociale, il cherchait à contrecarrer le parlement de Paris. Mais cela revenait à étrangler le fonctionnement social de la nation en suscitant la lutte politique entre gouvernés et gouvernants. Sans le savoir, le roi, en acceptant de briser l’unité nationale, mit sa tête sous le billot. Necker, Suisse protestant, commit une autre erreur. En donnant près des quatre cinquièmes au bas clergé des paroisses, éliminant ainsi les moines et une partie de l’épiscopat, il fournissait au parti du tiers et à ses sympathisants une majorité écrasante.

Les ordres

Que représentaient les ordres à cette époque ? Dans l’Almanach royal de 1789, on relève les chiffres suivants :

Le clergé représentait au total un peu plus de 100 000 âmes – dont 135 archevêques et évêques, 60 000 curés et vicaires, 800 abbayes peuplées d’hommes. On estimait ses biens à près de quatre milliards. Le remaniement de ses divisions territoriales était autant nécessaire que la rentrée progressive de ses biens dans l’avoir national. Le clergé lui-même était le premier à le sentir, comme le démontrent ses cahiers et les propositions de l’évêque d’Autun à la Constituante. Les richesses, voire le luxe, du haut clergé contrastait avec la misère des curés des paroisses, et, transformés en politiciens, les prêtres jouèrent un rôle capital dans la révolution. Au bas de l’échelle, on trouvait les Jansénistes, les assermentés, les défroqués, les religieux, lesquels mis brusquement sur le pavé, usèrent de démagogie sur l’ensemble du territoire. Au sommet, se tenaient les privilégiés, comme le prince de Talleyrand ou l’abbé Sieyès, qui jouèrent le rôle dramatique que l’on connaît.

Paradoxalement, les cahiers du clergé allaient au-devant de la démocratie. Leurs vœux allaient dans le mouvement naturellement progressiste de la tradition. Qu’on en juge. Ils demandaient la réforme de l’instruction et de l’éducation nationale, jusqu’à la gratuité ; la codification des lois, l’admission à toutes les fonctions et à tous les emplois publics sans autres critères de recrutement que le savoir et la moralité. Ils demandaient la fin des privilèges en matière d’impôt. Contre le vœu clairement formulé dans les cahiers de doléance, le clergé perdra le 11 août 1789 soixante pour cent de ses revenus par le non remboursement de la dîme. Du même coup, le budget social de la nation, écoles et hôpitaux compris, se trouva à moyen terme mutilé de la moitié de ses ressources.

La noblesse représentait dans le pays 220 000 individus, répartis en 52 000 familles, dont 1500 seulement remontaient aux possesseurs ancestraux des fiefs. Ecarté du gouvernement, cet ordre avait perdu de son influence et sa place dans la nation ne correspondait plus à aucune réalité. La noblesse rêvait d’un passé révolu, reprochant à la monarchie de l’avoir appauvrie. Ecartée des professions manuelles, industrielles et commerciales, elle se voyait privée de toute possibilité d’enrichissement et n’avait d’autre possibilité que de défendre coûte que coûte ses privilèges, de plus en plus contestés par une société en pleine mutation. De ce côté, une réforme électorale conforme à la tradition nationale eût été judicieuse. Ces 220 000 individus auraient pu fusionner comme électorat social avec la magistrature, le barreau, les chefs des municipalités centrales, les commandements de l’armée et de la marine, etc. Ainsi, Louis XVI aurait créé une aristocratie française d’examen, avec pour prérogative un pouvoir d’arbitrage et de jury. Le remaniement de la propriété féodale s’en serait suivie, au moins aussi facilement que par les divisions provinciales. La révolution d’accident se serait alors vue privée d’un corps électoral de plus d’un demi-million de voix. Là encore, les cahiers de la noblesse allaient au-devant des réformes. Comme le clergé, ils demandaient l’abolition des privilèges, de tous droits féodaux, l’égalité des impôts moyennant le rachat des propriétés. Ils demandaient également la réforme judiciaire et le libre vote des lois de finances. Seuls subsistaient dans leurs cahiers certains vœux vexatoires et puérils, comme le droit exclusif de la chasse, du port d’armes, ou des prétentions exclusives aux grades militaires émanant d’une minorité d’opportunistes.

Dans la pensée généreuse et naïve de Louis XVI, le doublement numérique des représentants des cités allait aboutir à une force capable de faire plier les privilégiés aux réformes nécessaires pour dégager le gouvernement de sa crise financière. Mais cette mesure péchait par manque de science et de prévoyance à l’égard de la nation, comme pour lui-même. De plus, il se trouve que le tiers n’était pas constitué de manière conforme à la loi sociale. Car il aurait fallu qu’il soit composé de financiers, banquiers, porteurs de rentes, agriculteurs, industriels, commerçants et ouvriers des villes et des champs, ainsi le vote aurait-il reflété des qualités sociales et professionnellement compétentes. Or, il ne se composait que d’une certaine quantité politique, conséquemment passionnelle.

Louis XVI et ses prédécesseurs n’avaient pas su réformer la division territoriale, la propriété, l’assiette de l’impôt, et établir un gouvernement unitaire en lien avec l’universalité des villes. La souveraineté populaire aurait alors été réelle au lieu d’être uniquement nominale, et le roi aurait représenté l’équilibre entre les deux plateaux de la balance politique et sociale.

La Souveraineté, c’est la Loi. Non pas seulement celle qu’on vote, mais surtout celle que la science constate comme étant la condition de vie des collectivités. Toute loi scientifiquement exacte est une manifestation de l’ordre perpétuel. La souveraineté vient donc de Dieu pour les croyants ou de la science pour ceux qui ne croient pas. En d’autres termes, la souveraineté des gouvernés, comme celle des gouvernants, est la réalisation de la loi organique de l’humanité.

Le tiers état, lors de l’assemblée de 1789, n’était ni plus ni moins social que les deux premiers ordres. Composé de vingt-quatre millions d’individus, divisé entre bourgeois d’une part, ruraux et ouvriers d’autre part, il donna une représentation électorale de 584 députés, en grande majorité théoricienne et politicienne. Dans ce nombre, on comptait deux prêtres et 16 médecins – appartenant normalement au premier ordre en tant qu’hommes de clergé et de clergie. Il y avait 162 magistrats, 212 avocats, 18 maires ou consuls – qui auraient dû faire partie du deuxième ordre. Ces déductions faites, il ne restait que 162 négociants et propriétaires, parmi lesquels un petit nombre de cultivateurs, et aucun artisan.

Les petites phrases

Cette fameuse harangue de l’abbé Sieyès est bien connue : « Qu’est-ce que le tiers ? Tout. Qu’à-t-il été jusqu’ici dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A devenir quelque chose. » C’est là une formule choc, un slogan qui mérite qu’on l’étudie de plus près. Admettons que le tiers était « tout ». Alors pourquoi une majorité d’avocats et de magistrats ? La nation n’était certainement pas constituée que de plaideurs… A force d’être un « tout » non défini, on finit par être noyé dans la « masse » et par y périr, englouti par le flot des belles idéologies.

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Les français ont la parole. Il est vrai que depuis mai 1789 il n’ont eu qu’à signer des chèques en blanc…

Le peuple

Ceci nous amène à réfléchir au sens du mot « peuple ». Ce qui suit est essentiel pour la compréhension du système proposé par Saint Yves d’Alveydre. Le bon sens définit le peuple comme étant « tout le monde ». C’est en effet la totalité des individus passés, présents, futurs, qui s’appelle un « peuple ». Ce peuple est donc un corps collectif composé d’organes et doué d’une existence de longue durée. C’est en plein accord avec cette définition que Philippe Pot disait en 1483 : « J’appelle peuple la réunion organisée de tous les membres de chaque ordre, à ce point que, sous le nom d’Etats généraux, je comprends même les princes. » Nous l’avons vu tout au long de cet ouvrage, la condition scientifique du peuple est l’Etat social dans sa loi organique : éducation, justice et économie. Parallèlement, la condition scientifique de la nation est l’Etat politique dans la Loi définie par Aristote : délibératif, exécutif, judiciaire. L’union scientifique des deux notions constitue l’Etat complet, à la fois social et politique. La racine du mot « nation » est la même que celle du mot « nature ». La nation indique donc une faculté de manifestation : celle d’un peuple créant une image de sa volonté, une similitude de son Etat social avec l’état politique. Un peuple ne peut exister sans condition de nation. Au contraire, une nation peut se reproduire sans condition de peuple. Ainsi par exemple, les Juifs, entre leur dispersion et la création de l’Etat d’Israël, sont restés un peuple sans pour autant avoir constitué une nation.

Le piège des belles promesses

Dans son livre Le grand déclassement, consacré à la commémoration de la Révolution française, Pierre Chaunu revient à sa manière sur l’élection des députés du tiers : « Qui va-t-on élire et sur quels critères ? L’ordonnance du 24 janvier 1789 est innocemment perverse. Pour le clergé, la majorité est assurée à la plèbe cléricale, pour la noblesse, pas de problème. On se connaît, le cadre est assez étroit pour être transparent. Pour le tiers, un vote est instauré à plusieurs étages qui abouti à la sélection des plus motivés préalablement concertés. Jamais assemblées ne furent moins représentatives que celles-là. Vous demandez à des gens qui ne veulent rien : que voulez-vous ? A des gens qui font confiance et qui espèrent, dans leur immense majorité, un petit mieux, un modeste bonheur ; et, bien évidemment, poser cette question à quinze millions d’adultes, c’est obtenir la réponse de quelques milliers d’hommes, qui ne représentent rien que leurs fantasmes, mais qui parleront au nom de tous et finiront par faire naître, au sein de cette immense majorité, une importante minorité formée des plus particulièrement influençables et qui seront persuadés avoir voulu ce que l’on a voulu pour eux. [6] Et Aftalion a bien vu : « Parfois cinq tours se déroulaient (…) sans vote écrit, sans listes électorales, sans candidats (…) partis, (…) programmes et sans que les électeurs sachent très bien qui ils élisaient. » [7] La démocratie ne tombe pas du ciel. Elle s’apprend, progressivement. Etonnamment, même les adversaires furent impressionnés par le simulacre de la Constituante. Il faut attendre un long siècle pour qu’Augustin Cochin démonte le piège. Il ne lui sera pas pardonné. Aftalion a bien observé : « La conséquence fut que la plupart des élus appartenaient aux seuls groupes d’individus se connaissant entre eux. » L’improvisation électorale de ces États généraux bâclés devait aboutir à rassembler un ensemble totalement différent de la nation, hétérogène à celle-ci, un personnel formé dans les sociétés de pensées et les confraternités maçonniques. Ces hommes représentaient, sans conteste, une force impressionnante de propositions : un peu de levain dans la pâte rend le pain plus digeste, alors qu’un pain fait uniquement de levain est toxique, proprement immangeable. L’assemblée élue ne représente donc pas la société française, ni dans sa composition ni dans ses pensées. La noblesse a donné un bon reflet d’elle-même (deux tiers traditionalistes, et pour le tiers le plus riche, des partisans du mouvement, des officiers et des propriétaires) ; le clergé est biaisé, les deux tiers sont formés de la seule plèbe des paroisses. Mais c’est surtout la délégation du tiers qui est faussée : 45 % d’agents de l’État et 25 % d’avocats, soit un total de 70 % de gens professionnellement coupés des réalités de la société civile, des petits cadres aux ambitions longtemps frustrées, perclus d’envie, de jalousie, de haine. Tel Robespierre. Ce mode de recrutement ouvre grand la porte aux médiocres ; nous avons dénombré 76 marchands, une quarantaine de propriétaires terriens, quelques médecins et membres de professions diverses, et seulement 8 industriels et 1 banquier. Sur 611, cela donne un rapport de 1 sur 5. C’est peu. Cette assemblée est toute entière tournée vers le passé et autant éloignée des humbles réalités que des promesses de l’avenir, qui vont désormais s’épanouir en Angleterre exclusivement. (…) Comment justifier, dans la perspective traditionnelle ou la simple équité, qu’un curé ait eu une voix pour dix chanoines, et les congrégations, une par communauté, et que l’ordre ait été caricaturé par une assemblée comptant sur 296 membres, 208 curés, 47 évêques, 12 chanoines, 6 grands vicaires, 23 abbés, religieux, professeurs et prêtres sans fonctions ? Entre donc aux États un clergé de curés, qui n’est pas l’ordre du clergé, ni a fortiori l’Église de France, un clergé presbytérien-synodal, suivant les vœux conjoints de Necker et du Vicaire savoyard sorti de sa tombe d’Ermenonville. » (On aura reconnu Jean-Jacques Rousseau.)

Coup d’Etat

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Serment du jeu de paume : quand les gouvernés se mutent en gouvernants et précipitent la révolution de réforme en révolution d’accident.

Le 17 juin 1789, sur l’instigation de Sieyès, le tiers état se déclarait « Assemblée nationale ». Le 19, le clergé acceptait par 149 voix la « vérification définitive dans l’Assemblée Générale ». Le 20 juin, réfugiés dans la salle du jeu de paume, les ex députés des gouvernés, devenus législateurs – donc gouvernants – faisaient leur fameux serment. Le 25 juin, 47 nobles se rallient au mouvement. Dépassé par les événements, Louis XVI dut s’incliner. Un historien modéré, Mignet, écrivit : « Cette démarche hardie tranchait des questions jusque là indécises et changeait l’assemblée des Etats généraux en une assemblée du Peuple. » [8] Or, ce fut tout le contraire ! Le législatif fut occupé par des gouvernants résolus, à très juste titre, à faire force de législation aux cahiers des assemblées antérieures du peuple. En effet, par sa nature même, le pouvoir législatif appartient à l’un des trois pouvoirs gouvernementaux. Cela convertit forcément immédiatement et irrémédiablement en gouvernants les délégués législatifs du peuple, quels qu’ils soient. A ce sujet, Jean-Jacques Rousseau a dit une chose exacte : « La Souveraineté ne peut être représentée parce qu’elle ne peut pas être aliénée ». [9] Cette affirmation n’est malgré tout qu’une demi-vérité. La souveraineté appartient au peuple. Or, le peuple et son gouvernement sont-ils une seule et même chose ? Non, puisque le gouvernement ne peut être confié qu’à une délégation du peuple. Pourtant, nous venons de voir que la souveraineté ne peut pas être représentée. La loi du peuple n’est donc pas gouvernementale. Elle est sociale et ne peut se définir qu’en trois Pouvoirs sociaux et électoraux : Etat social en face de l’Etat politique, gouvernés en face des gouvernants, autorité en face du pouvoir. Forcé d’être illogique avec lui-même, Rousseau proclama d’ailleurs sa propre impuissance à concevoir la souveraineté du peuple : « Il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais. Il est contre nature que le grand nombre gouverne et que le petit nombre soit gouverné. On ne peut pas imaginer que le peuple reste continuellement assemblé pour vaquer aux affaires publiques. (…) Oui, dit-il, s’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas aux hommes. » [10] Or, il ne s’agit pas que le peuple soit composé de dieux pour que le règne de la démocratie soit scientifiquement possible. Il s’agit seulement que la Loi du fait social du peuple, en tant que gouvernés, soit scientifiquement exacte. Car sans cette Loi, nous explique Saint Yves, un peuple fût-il composé de dieux, mènerait la démocratie à tous les diables. Avec cette Loi, un peuple de diables se convertira forcément en Peuple de dieux !

Les causes de la révolution d’accident

En brisant l’ordre social et en instaurant la loi du nombre par le doublement du tiers, Louis XVI mit l’ensemble des municipalités à la merci des démagogues. Ce fut à Paris l’instrument principal de la révolution d’accident, non seulement contre le roi, mais aussi contre les trois pouvoirs de l’Etat, dont le tiers allait se saisir. Le règne du dualisme politique était venu, la force allait pouvoir s’opposer à la force. Les mêmes erreurs que les Bourbons avaient commises allaient se perpétrer, sous le règne cette fois d’un peuple non organiquement constitué. Le droit de la France allait s’opposer au droit de Paris. Tels furent les termes de l’antagonisme du conflit municipal. Véritable étau dans lequel, à partir de 1789, tout organisme autre que lui allait être broyé ! Il y eut ainsi deux révolutions : l’une d’accident, l’autre de catastrophe, toutes deux civiles, voulant chacune être directement politiques, et de fait, essayant de se dominer que pour mieux s’anéantir. La révolution d’accident est plus conforme à la révolution cyclique évoquée précédemment, qu’aux principes tant vantés de 1789. Cette révolution est celle des communes provinciales représentées par leurs élus. Abandonnant l’ordre social, elle se politisa et, ce faisant, obtint un résultat considérable. Par la Constituante, par la Législative, par la Convention, malgré l’empirisme de ces assemblées, elle a fait force exécutive au testament de tous les Etats généraux antérieurs. La révolution de catastrophe, qui marcha parallèlement à la première, a revêtu un tout autre caractère. Ce n’est plus la révolution de la France ni celle de ses cités, mais celle du seul électorat parisien, armé par ses meneurs. L’esprit de violence s’y concentra tout entier, se muant en dictature communale, non seulement contre la monarchie mais contre les autres communes de France représentées dans les assemblées législatives et dans le personnel gouvernemental, qu’elles substituèrent à celui des anciens privilégiés. La tradition française, balayée par une résurgence de la tradition romaine, s’éclipsa totalement. L’accident devint alors cataclysme.

De l’accident à la catastrophe A Paris, il y avait en 1789 un prévôt des marchands, quatre échevins, et trente-six conseillers de ville qui ne souhaitaient certainement pas la révolution d’accident. Mais l’appel inconscient de Louis XVI au coup d’Etat politique du tiers mis le feu aux poudres. L’électorat, brusquement autorisé à sortir de ses conditions sociales, entra par individualisme pur dans un devenir politique indéfini, à la merci de toutes les doctrines, de toutes les menées occultes qui s’en emparèrent successivement pour se faire porter au pouvoir. De même que les rois étaient manipulés par les courtisans, le peuple livré à sa multitude fut exploité par les beaux parleurs politiciens. Tandis que les assemblées nationales cherchaient tant bien que mal à accomplir la révolution civile et politique dans une voie empirique déjà hérissée d’imprévus, et par suite de catastrophes, les courtisans de la démagogie parisienne rendirent le gouvernement démocratique impossible. Leur action fut de tyranniser de plus en plus, de surchauffer l’électorat de la capitale jusqu’à la terreur et à l’anéantissement des électeurs locaux et des élus de la nation. Cela ne fut l’œuvre que d’une poignée d’extrémistes. En effet, si elle a fait beaucoup de victimes, la révolution d’accident n’a eu, en fait, que peu d’acteurs, contrairement au phénomène de masse avancé par les idéologues.

Voici un aperçu de cette révolution sanglante qui se composa d’une trentaine de coups d’Etat municipaux contre la monarchie, le législatif et l’exécutif. Tous ces coups d’Etat, grâce aux affiliations des sociétés secrètes, des clubs – des Jacobins et des Cordeliers en particulier –, exercèrent une action de bouleversement dans toutes les municipalités de France.

Paris dans la tourmente

Dès le commencement, ce n’est pas encore l’Hôtel de ville qui agit sur l’électorat parisien. C’est le Palais royal, habité par Philippe d’Orléans, grand maître de la Franc-maçonnerie. Le 12 mai, quinze jours avant que le tiers n’absorbe tous les pouvoirs sociaux de l’électorat, les électeurs de Paris durent déclarer qu’ils resteraient assemblés pour « soutenir les délibérations des Etats », c’est-à-dire prêter main forte à la loi sociale des gouvernés. Mais cet engagement fut démenti dès que les élus du tiers se constituèrent en gouvernants. Le 12 juillet 1789, l’Electorat parisien, armé par l’Hôtel de ville, forma une troupe de près de 50 000 hommes, dite improprement « garde nationale » puisqu’elle n’émanait que d’une instance locale. Le 14 juillet, la Bastille fut enlevée par un coup d’Etat civil. Qui menaçait-elle ? Non pas les électeurs parisiens, mais plus sûrement la faction du duc d’Orléans. Une autre Bastille s’édifia alors, faite d’hommes armés qui tiendront la France captive dans Paris par une loi de fatalité totalement contraire aux principes intellectuels et sociaux de 1789. Le 5 octobre, l’électorat de Paris fut poussé en armes sur Versailles. Le 6, il ramena le roi et, à sa suite, le nouveau pouvoir législatif. Croyant couper court aux événements, Lafayette fit exiler Marat et le duc d’Orléans à Londres. Mais rien n’arrêta les coups de force, jusqu’à celui du 9 thermidor et surtout du 1er prairial 1795, sauf pour la première fois, l’intervention de l’armée.

Au XIVe siècle, ce ne fut pas l’armée qui arrêta la révolution provoquée par Etienne Marcel à Paris et dans les provinces, mais l’Etat social organisé. A la fin du XVIIIe siècle, il n’y avait plus d’Etat social. Pourtant la démocratie exigeait plus que jamais la rénovation de sa propre loi. Il n’y avait plus de pouvoirs médiateurs. Le climat était à l’affrontement et la seule puissance organisée susceptible de ramener l’ordre fut la force militaire. Depuis, ce recours est devenu systématique.

Sans sa loi sociale et ses Etats généraux, en quoi l’électorat civil peut-il tenir, par quoi ? Où est son unité d’enseignement, de règlement ? Où est sa solidarité économique en tant qu’électorat ? Louis XVI, ignorant la tradition française, pensait que « le peuple ne fait pas corps en France. » L’électorat faisait-il donc moins corps à la fin du XVIIIe siècle qu’au XIVe ? Le peuple serait alors devenu moins souverain qu’au temps de Masselin puisque, en dehors de la rue et de la mairie, il n’existait pas, puisque son électorat, purement individuel, n’avait plus en lui-même sa loi d’organisation ! Or, cet électorat, c’est tout le peuple. Il ne sera donc réellement souverain que quand il existera de nouveau. Cette unité, qui sera sa souveraineté, ne peut être qu’une union. Cette union ne peut être qu’un consentement, et ce consentement un triple arbitrage professionnel entre les secteurs enseignants, les partis politiques et les classes économiques. Depuis deux siècles, l’Etat politique, ainsi brisé dans sa continuité de pensée et d’action, n’a eu pour base que du sable électoral secoué par une opposition systématiquement désorganisatrice pour l’unité nationale.

Peuple sans corps, nation sans unité

Au cours de la Révolution, tous ceux qui avaient abusé de la loi politique, en affaiblissant d’autant la loi de médiation, furent passés par l’épée dont ils s’étaient servis. Clergé, noblesse, justice parlementaire, monarchie des Bourbons succombèrent tous dans un enchaînement inexorable. Par la suite, les Girondins, vainqueurs le 10 août 1790, furent broyés par le ressort qu’ils avaient suscité pour vaincre. Ils s’écroulèrent le 31 mai 1793. Philippe Egalité, qui complotait contre les Bourbons avant même la Révolution, lui qui a voté la mort de Louis XVI, les accompagna dans le gouffre.

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Danton, créateur du tribunal révolutionnaire. Il en sera l’une des principales victimes….

Ce ressort communal, à peine avait-il tué les Girondins, se tua à son tour en frappant les Dantonistes et les Hébertistes. La loi de cause à effets s’appliqua aux individus eux-mêmes. Le 18 janvier 1793, Louis XVI en appela au peuple contre son arrêt de mort prononcé par la Convention. Le 19 et le 20 janvier, sur la motion de Robespierre, cet appel fut rejeté. Le roi mourut sans avoir pu faire entendre à la foule ses dernières paroles, étouffées par des roulements de tambour. Dix-huit mois plus tard, Robespierre ne put se défendre devant la même Convention : des hurlements couvrirent sa voix. Le 10 mars 1793, Danton proposa la création de ce qui devint le tribunal criminel, extraordinaire, révolutionnaire. Un an après, le 5 avril 1794, ce grand homme fut condamné à mort par ce même tribunal. Arrivant à la Conciergerie, il s’écria : « C’est à pareil jour que j’ai fait instituer ce tribunal infâme, j’en demande pardon à Dieu et aux hommes ! Je laisse tout dans un gâchis épouvantable. Il n’y en a pas un qui s’entende en gouvernement, ce sont tous des enfants de Caïn. » De Caïn ? Non, répond Saint Yves d’Alveydre, mais de la seule loi d’Aristote comme moyen d’accomplissement des principes de 1789.

Les belles idées d’un tyran

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Robespierre. Grand coupeur de têtes devant la déesse Raison. Les génocideur du monde entier lui doivent beaucoup.

Robespierre, dans un rapport du 5 février 1794, déclarait : « Nous voulons un ordre de choses où toutes les passions basses et cruelles soient enchaînées, toutes les passions bienfaisantes et généreuses éveillées par les lois, où la patrie assure le bien être de l’individu, ou chaque individu jouisse de la prospérité de la patrie. Nous voulons substituer la morale à l’égoïsme, le mépris du vice au mépris du malheur, l’amour de la gloire à celui de l’argent. Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destinées de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la Providence du long règne du crime et de la tyrannie. »

Il voulait certes cela, mais la loi politique ne le permet pas. Elle leur fit tourner le dos à leurs propres principes, en les frappant de stérilité. La loi aristotélicienne n’est pas un mal en elle-même, mais elle n’est que la moitié d’un bien. Pour Saint-Just, la Révolution ne devait s’arrêter qu’à la perfection du bonheur. Elle n’a su mener qu’à la guillotine et au perfectionnement du malheur et de l’horreur.

La révolution de réforme et les cahiers de doléance

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Nuit du 4 août : abolition des privilèges. On en rêve encore…

Au cours des chapitres précédents, nous avons pu observer des constantes dans les cahiers de doléance de la nation. De 1302 à 1789, Ils n’ont eu de cesse de réclamer l’égalité de l’impôt, l’abolition des droits féodaux, des privilèges, des justices seigneuriales et de la vénalité des offices. La Révolution de réforme a concrétisé une grande partie de ces vœux par des lois prises entre 1789 et 1814. – Le 4 août 1789, les privilèges furent abolis. – Le 12 août, ce fut au tour des dîmes ecclésiastiques. – Le 24 août, la liberté de la presse fut politiquement assurée, sans être plus socialement garantie que la réalisation pacifique des mesures précédentes. – Le 15 janvier 1790, le France fut divisée en départements, sans synthèse des régions ni réforme électorale cohérente. – Le 21 janvier 1790, ce fut l’égalité des citoyens devant la loi et la suppression de la confiscation. – Le 24 février, on établit l’égalité des partages dans les successions. – Le 30 avril vit l’institution du jury. – Le 8 mai, l’établissement de l’unité des poids et mesures. – Le 5 août, furent créés les juges de paix et des tribunaux de conciliation. – Le 20 novembre fit naître la Cour de Cassation. – Le 4 janvier, les tribunaux de commerce. – Le 13 février, on vota l’abolition des jurandes, des maîtrises, des corporations, la création des patentes, en somme la liberté professionnelle et économique. – Le 31, ce fut l’abrogation de la torture.

Ces décisions légitimes étaient conformes aux vœux des cahiers de doléance. Mais rapidement, le pouvoir législatif, par nature politique et gouvernemental, cessa de légiférer d’après les revendications du peuple. De ce simple fait, la révolution de réforme fut brisée nette et se trouva remplacée par la révolution d’accident.

La liberté bafouée

La Constitution exclusivement politique de 1791 et la loi électorale qui en a découlé ont dissocié le corps social en autant d’atomes individuels n’ayant aucun lien entre eux, comme des grains de sable, ainsi que le dira plus tard Napoléon. Cette grande illusion, qui fait encore tant rêver, causa plus de ravages qu’elle ne sut réformer. Le 7 mai 1791, la Constituante vota pour chacun la liberté « d’exercer le culte auquel il est attaché ». Le principe est à peine acquis qu’il est bafoué. On a cru que la Révolution voulait créer une société égalitaire. Sa grande œuvre fut de plafonner les inégalités au niveau supérieur du tiers état. Les accapareurs des biens nationaux ont immédiatement compris la leçon.

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l’abbé Sieyes, théoricien de la Révolution. Il fut l’initiateur d’un gâchis dont nous n’avons pas fini de payer les conséquences.

Toutes les constitutions, toutes les lois électorales que nous avons connues depuis ont reproduit la même erreur. Le point de départ est dû en majeure partie au cléricalisme classique de l’abbé Sieyès. Celui-ci traça de manière abstraite une division exclusivement politique de la France en départements. Il y introduisit de force des conseils de 36 membres, des directoires de 5 membres, des districts et des communes, en totale contradiction avec l’ancienne souveraineté populaire qui ne souhaitait pas un tel morcellement gouvernemental. A peine l’unité gouvernementale de la France était-elle réalisée que l’unité sociale de son peuple se trouvait brisée. Ce fait est demeuré vrai de nos jours. L’Etat social n’a plus pour trait d’union que des sectes, des partis et des classes économiques dissociées du corps électoral. Le seul ciment que le système gouvernemental ait pu trouver pour donner un semblant d’unité à la nation vient de la Constitution de 1958 qui, en rétablissant la monarchie sous la forme d’une république présidentielle, a concentré sur les épaules d’un seul homme une unité nationale purement symbolique et aléatoire. La préparation sociale et professionnelle des lois est devenue impossible. Il n’y a plus de cahiers, donc plus le moindre mandat impératif. L’esprit pratique et la puissance de prévision qui émanaient du peuple sont enterrés. Nous n’avons plus pour repères que du sentimentalisme électoral. L’Etat politique est dirigé par les fonctionnaires et le conflit entre gouvernants et gouvernés est devenu un mouvement perpétuel.

En réaction contre l’action antérieure des Jésuites, les révolutionnaires prônaient la haine contre le judéo-christianisme. A partir de 1789, sous la pression de la crainte et de la violence, on a voulu imposer à la veulerie collective la haine des rois, des prêtres, des nobles et des riches. En l’an IV, on imposa aux fonctionnaires un « serment de haine à la royauté et à l’anarchie ». Pierre Chaunu explique que les Directeurs auraient imposé ce serment aux électeurs si les Conseils ne s’y étaient opposés ! Les révolutionnaires désiraient – le discours de Robespierre cité plus haut en est la preuve – abolir l’esprit gouvernemental païen. Réaction curieuse, ils portèrent ce même esprit au pinacle, mais sous une autre forme, en remplaçant toutes les garanties sociales par la foi : profession de foi du candidat, acte de foi de l’électeur, le tout au milieu du déchaînement politique de tous les partis. Jamais, même au temps des Croisades, la papauté n’avait exigé autant de ses fidèles. Après la Constituante, l’Assemblée législative était à nouveau composée principalement de légistes, laïques ou ecclésiastiques, et d’avocats. On y trouvait également quelques écrivains, d’anciens nobles et une minorité d’agriculteurs, de commerçants, d’industriels, incapables de faire contrepoids aux doctrinaires de la majorité. La valeur technique des députés s’était répartie alors au hasard, dans des commissions législatives purement politiques où chacun était asservi aux conflits passionnels. Ce fut l’anarchie d’en haut dans toute son expression. Aucune suite d’affaire n’était respectée, aucune tradition ne restait possible. Seul le caractère impulsif guidait les votes sabrés à coups de majorité empirique que rien n’équilibrait plus.

La loi de rétribution

En 1791, l’Assemblée décréta la peine de mort contre les immigrés qui formaient des rassemblements aux frontières, imposa le serment civil aux membres du clergé, séquestra les biens des émigrés, déporta les prêtres insermentés, suspendit les fonctions royales. Une curieuse loi de rétribution, que nous avons déjà vue à l’œuvre, créa en retour un choc entre 1815 et 1830. Les officiers de Napoléon furent sauvagement décimés. 20 000 d’entre eux furent remplacés par des émigrés, toute la clergie officielle fut asservie aux Jésuites par le billet de confession obligatoire, les émigrés reçurent un milliard d’indemnités, etc. Après quoi, ce même esprit de revanche et de domination se ruina par ses propres excès et entraîna le discrédit définitif de l’ancienne dynastie française.

Quand l’électorat est politique, rien n’est clairement défini dans la pensée de l’électeur. Tout ne peut donc rester qu’en dessous de son attente. Si les élus veulent satisfaire les ambitions fiscales du gouvernement, ils mécontentent les foules que tous les prétendants au pouvoir ont intérêt à exaspérer. S’ils veulent satisfaire les intérêts immédiats des électeurs, ils doivent faire une opposition systématique au gouvernement, ce qui, au bout du compte, dessert les affaires du peuple. Ainsi de la minorité politique qui tyrannisa la Convention par tous les coups d’Etat évoqués plus haut. Cela dura jusqu’au 9 Thermidor. Face à ces événements, l’abbé Sieyès, réduit à l’impuissance, se cantonna dans un mutisme absolu. Quand on lui demanda la cause de ce long silence, il répondit : « C’est le règne de la plus grande ignorance qui se soit jamais vue sur la Terre. » C’était pourtant lui qui avait amené ce régime, celui de l’ignorance absolue des théoriciens politiques en matière sociale et celle des philosophes métaphysico-théologiens, dont Rousseau est l’exemple typique. Pourtant la Convention, tyrannisée par les exploiteurs de l’électorat individuel, renfermait parmi ses membres des sommités de sciences et d’expériences plus considérables que l’Assemblée législative. Quant aux décrets de la Convention, tout comme ceux de la Législative et de la Constituante, ils firent ce que les ordonnances royales n’avaient pas su faire : force égale à la préparation des lois dans l’ancien électorat depuis des siècles.

Un ratage complet

Pour avoir eu l’opportunité d’une révolution de réforme s’appuyant sur l’exemple et les avancées des Etats généraux, 1789 a sans conteste été la grande occasion manquée. Dans La France vraie, Saint Yves s’est essayé à « refaire » la Révolution française à partir de ses idées. Cette pratique de l’« uchronie » – qui consiste à dire « si ceci avait été ainsi, les choses se seraient passées autrement… » – dont il use à loisir ne lui est pas spécifique, mais ce n’est qu’un vain exercice face aux réalités, surtout quand elles ont eu des effets désastreux.

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14 juillet 1790. La fête de la fédération. Tout était encore possible.

La fête de la Fédération du 14 juillet 1790 – celle que nous célébrons tous les 14 juillet – était, dans l’esprit de notre auteur, porteuse de symboles forts qu’il s’est attaché à nous rappeler. Ce jour-là, le peuple français se rassemble dans un élan d’union nationale comme on en a rarement vu. Dès le matin, sous un ciel sombre, 500 000 Parisiens animés d’un même esprit défilent de la Bastille aux Tuileries. Dans les jardins des Tuileries, on a préparé un immense amphithéâtre. De chaque côté du roi, se trouve toute la représentation politique de l’Etat. Dans les amphithéâtres latéraux, sont réunis 400 000 spectateurs qui auraient dû représenter l’Etat social nouveau. Au centre, se dresse un autel colossal. Sur ses gradins sont alignés 300 prêtres en aubes blanches, ceints d’écharpes tricolores, symboles de l’ordre social. Saint Yves rappelle que dans les temples antiques, le blanc ou le jaune représentaient l’ordre sacerdotal ou enseignant, le rouge l’ordre justicier et le bleu l’ordre économique. Après la messe, célébrée par l’évêque d’Autun, s’élève vers les cieux qui se sont éclaircis un gigantesque Te Deum. Vient ensuite le défilé, La Fayette en tête, des troupes et des députés des armées qui jurent fidélité au roi, à la nation et aux lois. Louis XVI se lève et dit d’une voix forte : « Moi, roi des Français, je jure d’employer le pouvoir que m’a donné l’acte constitutionnel de l’Etat à maintenir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi. » La reine prend le dauphin dans ses bras, le présente au peuple et dit : « Voilà mon fils. Il s’unit ainsi que moi dans les mêmes sentiments. » Des milliers de cris saluent ce mouvement inattendu par des « Vive le roi, vive la reine, vive le dauphin. » Un an plus tard, sous l’étreinte de la loi politique, les Français se déchiraient le cœur et les entrailles dans un mouvement de haine dont nous ne sommes pas tout à fait remis. Tout cela parce que la loi sociale avait était oubliée et que nos ancêtres n’ont pas pu ou su la réformer. La révolution de réforme ratée, ne restait plus que la double révolution d’accident et de catastrophe.

Une contre-vérité tenace

Sous l’effet d’une étonnante méprise, la quasi unanimité des historiens et des analystes politiques restent persuadés que les Etats généraux ont été un acheminement vers les institutions représentatives, autrement dit législatives, d’aujourd’hui. C’est une erreur fondamentale dont les effets funestes se font toujours sentir. Car les Etats généraux étaient avant tout la pure émanation d’un peuple électoral formant corps et préparant lui-même ses lois. Cette réalité doit être reconnue.

L’ogre Bonaparte avale la Révolution

Thiers, historien devenu homme politique, déclarait : « Bonaparte, revenant d’Orient, fut salué comme souverain et appelé au pouvoir. Ce n’était pas la liberté qu’il venait continuer, car elle ne pouvait exister encore. Il venait sous des formes monarchiques continuer la Révolution dans le Monde. » De quelle révolution s’agit-il ? De la révolution de réforme, d’accident ou de catastrophe ? Thiers ne précise pas sa pensée. Le mot « Révolution » semble depuis deux siècles avoir un sens mystique et hypnotique qui fascine autant qu’il endort les esprits les plus brillants. Nous savons bien sûr qu’il ne s’agit pas de la révolution de réforme, puisqu’elle n’a pas rendu ses pouvoirs sociaux au peuple. Napoléon est venu étreindre dans ses serres les sectes, les partis et les classes qui se disputaient le pouvoir. Il les emporta dans une hiérarchie bien unifiée, sous une même loi, celle de la nécessité politique gouvernementale. Le personnage résume en lui tout l’esprit du XVIIIe siècle avec ses lacunes sociales.

C’est à l’école militaire de Brienne que se trouve le secret de son élévation, mais aussi de sa chute. Enfant rêveur et solitaire, il y étudia avec passion toute l’antiquité classique où il puisa sa future logique politique sans contrepoids social. Il s’élança vers l’apogée de sa carrière avec le césarisme pur pour modèle puisque les seules notions gouvernementales, qui résultent des études classiques, sont celles du monde païen. Observant la révolution de catastrophe, il tira un enseignement des passions et des instincts dominateurs qui l’entouraient. Le gâchis national le révoltait car tout ce qui était inorganique répugnait à cet organisateur martial. A partir du 9 thermidor, Barras, qui allait l’aider à s’emparer du pouvoir, se révolta contre la dégradation des mœurs politiques : fêtes mondaines, bastringues demi mondains, cabotinage, modes à la grecque, réapparition de l’agiotage et d’infamies semblables au pacte de famine. Il fallait réagir. Barras, qui tenait les destinées de la France comme un joueur tient un cornet à dés, suggéra à Bonaparte le coup d’Etat du 13 Vendémiaire. C’était pour lui l’ultime moyen de sauvegarder les quelques réformes que la Révolution avait déjà fait aboutir. L’armée était en effet la seule puissance organique demeurée cohérente, le dernier bouclier derrière lequel la révolution ordonnée pouvait se protéger. Grâce à son génie civil et militaire, Napoléon était parfaitement digne d’être la tête rayonnante de l’armée dans son rôle justicier. Hélas, celui qui allait devenir empereur ne décela jamais la trace de la loi sociale des gouvernés. « J’aperçois bien, dit-il, un gouvernement, une armée et des corps constitués ; mais le reste de la nation, qu’est-ce ? Des grains de sable. » Ainsi, il est manifeste que pour les Jacobins, pour Louis XVI et l’arbitraire gouvernemental de tous les temps, le peuple n’existe pas en corps. Faute de sa loi propre et de ses trois pouvoirs sociaux, son état électoral, purement individuel, n’était, et n’est encore, que du sable. Pour conclure avec cette page de l’Histoire de France, voyons à présent Napoléon réédifier sur ce sable l’Ancien Régime, simplement réformé et nationalement augmenté.

Un socle d’institutions

Trois éléments sont à distinguer dans les réformes napoléoniennes : la forme césarienne de son régime, l’influence exagérée de la tradition romaine, et enfin la réorganisation des principaux corps constitués de l’Etat et la législation. La forme césarienne et l’influence excessive de la tradition romaine proviennent en droite ligne de l’ancienne monarchie et de ses conseillers de robe, prêtres et magistrats du parlement, sans oublier la totale absorption de l’Eglise et de l’Université dans la loi politique. Quant à la réorganisation des principaux corps constitués et à la législation, là encore, l’influence de la tradition césarienne est prépondérante, sans contrepoids suffisant. Sous ce rapport, l’œuvre de Napoléon demeure impersonnelle. Elle porte certes le cachet de son génie, mais se fonde aussi sur les efforts cumulés des anciens Etats généraux, des meilleures ordonnances royales, des deux mille cinq cents décrets de la Législative et des huit mille trois cent soixante-dix décrets de la Convention. Cette synthèse a été, jusqu’à nos jours, le seul ciment capable de tenir la société dans laquelle nous continuons d’évoluer. Cet édifice gouvernemental – Conseil d’Etat, législation et organisation judiciaire, préfectures et municipalités, Cour des comptes, avec l’armée pour colonne vertébrale – est tellement compact et statique qu’il tient tout seul telle une armature parfaitement emboîtée. Il supplée autant que possible à la faiblesse du sable électoral qui le supporte et résiste au flot contradictoire des divers partis politiques qui l’assaillent et viennent périodiquement y régler leurs comptes.

Une force en équilibre instable

Cet équilibre vient de sa force d’inertie, et de la sorte l’édifice se maintient. Saint Yves tire cette conclusion : « Quand un Etat politique national, démocratique, fondé sur l’assentiment de tous et résumant toute une partie de l’histoire d’une nation, a atteint ce degré d’ordre, de discipline, d’unité, si le peuple auquel il appartient n’est pas l’arbitre du monde, c’est qu’il y a impuissance intellectuelle au sommet par absence d’Etat social à la base. »

A Sainte-Hélène, Napoléon portait sur son œuvre de premier consul le jugement suivant : « Ainsi se trouva organisé le gouvernement le plus compact, permettant la circulation la plus rapide et les efforts les plus nerveux qui eussent jamais existé. La même impulsion se trouva donnée à plus de 30 millions d’hommes, et, à l’aide de ces centres d’activité locale (préfectures et municipalités), le mouvement était aussi rapide aux extrémités qu’au cœur même. » Ne voyant dans l’électorat que le sable individuel qu’en avait fait la Constitution de 1791 et toutes celles qui avaient suivi, Napoléon s’illusionnait forcément sur son Ancien Régime réformé. Il le croyait dynamique parce qu’il lui prêtait sa propre force. Il était en fait figé et passif parce que la nature des choses inhérentes aux Etats politiques le veut ainsi. Il croyait avoir engendré un être vivant là où n’existait que la moitié d’un corps admirablement rectifié. Car pour être vivant, pour passer à l’état physiologique, un corps doit être symétrique, social d’un côté, politique de l’autre. Chaque fois que la défaite l’y contraignait, Napoléon pressentit par où péchait son œuvre. C’était un législateur de premier ordre et un homme avant tout exclusivement gouvernemental, il est donc intéressant de voir de quel côté ce génie précis et pressé chercha un instrument législatif.

Le Conseil d’Etat est une des premières institutions qu’il rétablit, par sa Constitution de l’an VIII, comme Philippe le Bel l’avait fondé par son ordonnance du 28 mars 1302. Il représente le véritable pouvoir législatif de Napoléon. Dans ce creuset législateur vinrent s’engouffrer, comme une mine généreuse, toute une partie du testament des Etats généraux, les ordonnances des rois et les treize mille décrets cités plus haut. Entre décembre 1800 et mars 1814, il en sortit le Code civil, le Code pénal, les Codes de procédure, de commerce, d’instruction criminelle et 59 503 projets de lois, de décrets et d’avis. Mais Napoléon connut l’aveuglement classique maintes fois relevé dans l’Histoire politique en ne rétablissant pas les pouvoirs consultatifs du peuple. La structure de sa réforme avait des pieds d’argile.

L’ampleur du gâchis

Durant la Révolution et l’Empire, trois millions et demi de personnes – dont la moitié de Français – sont mortes dans des guerres aussi stupides qu’inutiles, principalement pour exporter la gloire nationale que fut la révolution d’accident sous prétexte de liberté et de réforme. Le nombre de victimes dépasse celui de la première Guerre Mondiale, sur une population française bien moins nombreuse : environ deux millions de morts français pour 28 millions d’habitants.

Les feux d’artifice du 14 juillet ont fait oublier ce qui fut en réalité un carnage. Après une de ces sanglantes batailles dont il avait le secret, Napoléon déclara en riant : « Une nuit de Paris réparera tout cela ! ». Horreur doublée d’une erreur de calcul. Il y avait 990 000 naissances annuelles avant 1789, il n’y en eut que 912 000 entre 1801 et 1805. Soit une chute de 8%, pendant que les autres pays d’Europe voyaient leurs courbes s’envoler.

Economiquement, la situation reflétait le même désarroi. Alors qu’au XVIIIe siècle la croissance française égalait celle de l’Angleterre, celle de la période révolutionnaire, de 1789 à 1815, connut une suite de catastrophes économiques. En 1815, la France était largement distancée par l’Angleterre, tandis que la pression fiscale s’était accrue de 20% depuis 1789.

Liberté gagnée en 1789 : un mythe mensonger

Plutôt qu’une observation lucide des faits, le mythe, sorte de vulgate pseudo-historique, a attribué à la France de 1789 l’invention de la liberté et de l’Etat de droit. Or, rien n’est plus éloigné de la vérité. De 1789 à 1815, les régimes dirigés par Danton, Robespierre, Barras ou Bonaparte ont plongé la France et l’Europe dans l’arbitraire et la violence politique comme jamais depuis les guerres de Religion. Malgré cela, seule est demeurée dans les mémoires la rhétorique pompeuse de cette tragédie. Certes, la modernité de la Révolution n’est pas contestable. Sauf qu’elle n’a pas inventé la démocratie, mais la terreur politique, le génocide et la conscription forcée. Il a fallu les travaux de Pierre Chaunu pour qu’on se souvienne du génocide de Vendée : 175 000 femmes, enfants et vieillards tués en 1794, simplement parce qu’ils habitaient la Vendée. Le « Populicide », expression du révolutionnaire Gracchus Babœuf, inaugurait l’ère des génocides. Pour la première fois dans les temps modernes, nous nous sommes arrogés le droit de tuer pour faire progresser l’humanité, et nous avons fait des émules. Combien d’intellectuels français ont ensuite radoté après Marx sur la « violence accoucheuse de l’histoire ? » De Mathiez à Soboul, l’historiographie officielle excusa la Terreur comme Michelet l’avait justifiée. Et cela en totale solidarité avec le léninisme et ses sous-produits. Comme l’écrivait Pierre Chaunu, « la famine organisée pour plier l’Ukraine au prix de cinq millions de morts, l’élite paysanne des koulaks liquidés ont besoin de la Vendée. On justifie en bloc le passé par le présent, le présent par le passé. »

C’est sur ces bases tronquées qu’est né le monde moderne, bercé d’illusions et de vaines espérances, que la seule loi politique gouvernementale ne peut satisfaire. Tout, depuis la Révolution, n’est que conséquence de cette réalité.

Trop de Lumière rend aveugle

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La déesse Raison : patronne des illusions perdues.

Le XVIIIe siècle fut un grand moment dans l’histoire des idées. Mais trop de Lumière éblouit et finit par rendre aveugle ! A près de trois siècles de distance, rien n’a vraiment changé. Nos intellectuels ont passé une partie du XXe siècle à fantasmer sur des prétendus paradis… stalinien ou maoïste. D’autres à présent inclinent pour les modèles américain, allemand, suédois ou chinois. Les intellectuels se sont abusés. Revenant de Moscou en 1954, Jean-Paul Sartre en vantera la « totale liberté d’opinion »… réclamant le désarmement unilatéral de l’Europe face à la dictature stalinienne. A la fin de sa vie il alla jusqu’à affirmer que tout anti-communiste était un chien ! Philippe Sollers, grand consommateur de médias, conta les charmes bucoliques et démocratiques de la Chine de Mao (responsable – entre autres – de 34 millions de morts rien que pour financer le programme nucléaire chinois). Quant à Jean-Edern Allier, qui avait le mérite d’être drôle, il s’enthousiasmait pour la démocratie cubaine… Aujourd’hui, les problèmes de société sont examinés en vase clos au cours de Grenelles de ceci ou de cela, sortes de parodie des anciens Etats généraux, pour essayer de comprendre les causes d’un chaos qui échappe à tout contrôle et à toute analyse synthétique.

Notes

[1Projet de gouvernement résolu par Mgr. Duc de Bourgogne, dauphin, après y avoir bien mûrement pensé, publié par M. P. Mesnard, Paris, 1860, p.6.

[2] Claude Fouquet, Délires et défaites, p. 124.

[3] De Landines, Des Etats généraux ou Histoire des Assemblées nationales en France, Paris, 1788, p.1.

[4] Cahier du tiers de la ville de Sèvres.

[5] P. Goubert et M. Dumas 1789, les français ont la parole, Cahiers des Etats généraux présentés par, Paris, 1964, pp. 43, 44.

[6] Pierre Chaunu, Le grand déclassement, Robert Laffont, page 168.

[7] Florin Aftalion, L’Economie de la Révolution française, Hachette, Pluriel, 1987.

[8] Mignet, Histoire de la Révolution, tome 1 page 52.

[9] Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, IV. 14.

[10Ibid.

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