Eloge de la compassion

Humanité et Justice.
Éloge de la compassion selon J.- J. Rousseau.

A travers l’Emile ou de l’éducation.

Sous la direction de M. Terence Marshall

Mémoire de Philosophie Politique Présenté

A l’université Paris X-Nanterre

Par Emmanuel-Pierre Guittet

Juin 1999

Sous la direction de T. Marshall Maître de conférences en Sciences Politiques Université Paris X-Nanterre

UNIVERSITE PARIS X-NANTERRE, U.F.R. 11 – Sciences Juridiques, Administratives et Politiques – Département de Sciences Politiques, 200 avenue de la République – 92001 Nanterre Cede

 

Introduction La compassion comme notion philosophique.

La compassion, à énoncer d’un ton grave et solennel, est un terme à forte résonance religieuse. Voilà un mot qui semble nous orienter vers un discours précis, celui de la pitié, et nous conduire à examiner une pratique particulière, celle de la charité. Néanmoins, si aujourd’hui la compassion, à laquelle tout un chacun est convié, voire obligeamment sollicité, semble ancrée dans la culture chrétienne parce qu’elle fait appel à la pratique de la charité, elle n’en est pas moins dépouillée de toute référence religieuse. Proche de la charité, et bien qu’elle participe au culte de la souffrance partagée dans la théologie chrétienne, la compassion n’est pas pour autant une vertu théologale1.

Si la compassion n’est pas une vertu théologale, elle s’inscrit dans le christianisme tout en le rejetant. Etymologiquement la compassion invite à souffrir avec (compassio, cum pati). Or, la compassion moderne telle que l’on peut la retrouver exaltée dans les campagnes médiatiques à but humanitaire2, insiste non sur la communauté humaine de souffrance (tous pécheurs), mais au contraire sur l’effort concret (sécularisé) et la nécessité de l’action, au nom d’une souffrance humaine devenue intolérable pour autant que la science devait concourir à l’éradication des maux de tous3.

Si la compassion n’est pas une notion aussi religieuse qu’il pouvait y paraître, peu nombreux sont les philosophes qui se sont investis dans son étude et dans sa promotion. Si de nos jours, la compassion comme effort concret vers la réalisation du bonheur de l’homme va de soi, et est devenue une attitude incontournable dans notre vie politique moderne, elle n’est pas un principe de la philosophie antique. Rien n’est plus instable pour les philosophes classiques que des relations politiques fondées sur les passions de manière générale ; la compassion comme exaltation de la pitié ne peut supporter le juste, et encore moins la justice ; elle est tout sauf équité. « La pitié (Eléos), nous enseigne Aristote, est une peine consécutive au spectacle d’un mal destructif ou pénible, frappant qui ne le méritait pas, et que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans sa personne ou la personne d’un des siens »4.

  1. (1)  L’Eglise reconnaît trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité. Cf. le Catéchisme de l’Eglise Catholique, éditions Mame/Plon, 1992, p.497 : « La misère humaine est le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de Salut. C’est pourquoi elle a attiré la compassion du Christ Sauveur qui a voulu prendre sur Lui et S’identifier aux plus petits d’entre ses frères ». La théologie chrétienne a articulé une sensibilité indifférenciée à la souffrance à une logique de Salut qui veut que la Rédemption soit accordée à ceux qui ont pratiqué la vertu d’amour du prochain (Cf. Paul, Première Lettre aux Corinthiens, XIII, 13), parce qu’elle voit dans tout personnage miséreux la figure vivante du Christ souffrant de concert à la faiblesse des hommes. Aussi, la charité telle que l’énonce la théologie chrétienne est une vertu qui consiste dans l’amour (agapé) de Dieu lui-même et du prochain en Dieu (Cf. Mt. XXII, 37-40, Mt. XII, 29-31). Rappelons que l’agapé se distingue de l’éros et de la philia parce qu’elle n’est pas liée au désir ou besoin de réciprocité (Cf. la parabole du bon Samaritain, Lc. X, 29- 37).
  2. (2)  Cf. L. Boltanski, La souffrance à distance : Morale humanitaire, médias et politique, aux éditions Métailié, 1993 ; c’est de la lecture de cet ouvrage que procède notre intérêt à ce Mémoire. Cf. de même, W. Galston, « Cosmopolitan altruism », Social Philosophy and Policy, vol. 10, n°1, 1993.
  3. (3)  Cf. F. Bacon, Novum Organum (1620), livre I, aphorismes 93-94, p.155-156 aux éditions Presses Universitaires de France (PUF), collection Epiméthée, 1986. Cf. F. Bacon, La Nouvelle Atlantide, aux éditions Payot, collection Bibliothèque scientifique, 1983 (traduction de M. Le Doeuff et M. Llasera). L’île « découverte » dans la Nouvelle Atlantide est l’île de la découverte. L’institution majeure de Bensalem, en effet est un collège consacré au développement de la recherche scientifique et technique.
  4. (4)  Cf. Aristote, La Rhétorique, II, 8, aux éditions Les Belles Lettres, 1960, pp.81-84.

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Quelle sorte de justice peut fonder la pitié, dans la mesure où l’on ne prend en pitié et l’on ne souffre (compassio) que pour le quidam qui nous ressemble, ou plus exactement qui nous offre à voir un mal dont on ne se sent pas exempt pour soi ou pour ses proches ? C’est l’énonciation de la pitié comme peine ressentie pour des malheurs considérés comme immérités, selon un certain angle de proximité et facilement falsifiable qui, pour les philosophes antiques, biaise toute idée de justice.

En définitive, la compassion est non seulement une promotion récente, car bien que sous- tendue par l’univers chrétien de la « peccabilité » (reconnaissance fraternelle de l’autre comme pécheur), elle suppose surtout un certain esprit moderne1 accompagné d’un projet philanthropique (liberté et bonheur pour tous ici-bas). Or, c’est dans l’œuvre philosophique de Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778) que l’on trouve l’articulation de l’idée de fraternité humaine avec celle d’une sensibilité nouvelle propre à accueillir et à développer la notion de compassion comme expérience affective de l’autre.

Jean-Jacques Rousseau et la compassion.

Si chacun se fabrique un Rousseau à son goût et à sa mesure, prenant le risque de rester à l’écart des audaces de sa pensée2, on retient souvent de ce penseur qui se voulait, avec toute l’ironie qui imprègne chacun de ses écrits3, non pas philosophe mais honnête homme4, qu’il fut un témoin scrupuleux mais contestataire du mouvement des Lumières au 18eme siècle. Si les acteurs de la Révolution Française n’ont retenu de la production littéraire de Rousseau que son Contrat Social5, de son vivant il fut l’auteur célèbre de Julie ou la nouvelle Héloïse (1761). Ce roman, l’un des meilleurs tirages du siècle6, inaugure en effet un nouveau genre littéraire parce qu’empreint d’une nouvelle sensibilité.

Rousseau penseur paradoxal et malmené par la postérité (« C’est la faute à Rousseau », stigmatise la chanson populaire) est reconnu comme ayant rompu avec les Lumières en insistant sur le sentiment, « les mœurs » et la Nature aux dépens de la Raison. Or, c’est dans la pensée politique rousseauiste, et plus particulièrement dans le thème de la compassion que

  1. (1)  Cf. L. Strauss, Droit naturel et Histoire, aux éditions Champs- Flammarion, (1986) 1997, p.220.
  2. (2)  Cf. l’introduction de Daniel E. Cullen à son ouvrage, Freedom in Rousseau’s political philosophy, NorthernIllinois University Press, 1993.
  3. (3)  En ce qui concerne l’ironie de Rousseau et la manière dont elle est constitutive de sa manière de pensée et deson art d’écrire, Cf. T. Marshall, Classicisme et modernité. Introduction à la philosophie politique, aux éditions Erasme, 1989, et plus particulièrement : « Art d’écrire et pratique politique de J.-J. Rousseau », p.269. Cf. J. Starobinski, De la renaissance à la révolution kantienne, dans Histoire de la philosophie, Encyclopédie de la pléiade, T.II, 1973, p.697 : « Comment exposer la philosophie de Jean-Jacques Rousseau sans parler conjointement de sa manière de philosopher ? »
  4. (4)  Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres Complètes, éditions Gallimard, collection La Pléiade, T.III (1964), p.123. Dans ce premier Discours, Rousseau fustige les philosophes de son temps et les accuse de myopie intellectuelle. De fait, le terme de « philosophe » est d’usage péjoratif chez Rousseau. Cf. J.-J.. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., Op. Cit., T.IV, p.253, p.568, p.831, entre autres. Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur les Sciences et les Arts, O.C., Op. Cit., T.III, p.7. Enfin, Cf. J.-J. Rousseau, Lettre à Beaumont, O.C., T.IV, p.1004.
  5. (5)  L’entrée du corps de Rousseau au Panthéon en 1794 lui donne accès à la postérité des « pères de la Révolution » (d’après l’expression de J. Fabre, les pères de la Révolutions, 1910, cité par C. Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), éditions Gallimard, collection Tel (1982) 1994, p.80). Cf. aussi F. Furet, La Révolution, T.I, éditions Hachette, collection Pluriel, 1988, p.197, p.235.
  6. (6)  La Nouvelle Héloïse a connu 75 éditions entre sa parution en 1761 et 1815. En comparaison, le Contrat Social, avant la Révolution donc du vivant de son auteur, n’aura connu que 9 éditions, mais l’Emile en aura eu 20.

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cette rupture se retrouve et se déclare avec le plus d’évidence et d’exaltation1. Ainsi porter un intérêt à la place et à l’utilisation de la notion de compassion dans la philosophie politique rousseauiste, c’est semble-t-il, à première vue, être amené à lire la critique de Rousseau à l’égard du rationalisme moderne et de ses représentants.

Cependant, bien que critique, Jean-Jacques Rousseau considère le même projet philosophique que ses contemporains ; avec la même ambition commune à tous ces penseurs, il cherche à définir le pourquoi des souffrances humaines, à les réduire et offrir la meilleure possibilité de liberté pour l’homme, l’enjeu essentiel demeurant de savoir quelle liberté.

Simplement, si Jean-Jacques Rousseau peut nous apparaître comme un penseur moderne à part entière, il s’attaque néanmoins à la modernité en ce qu’elle a de plus illusoire ; croyant libérer l’humain, la modernité a favorisé son emprisonnement dans des constructions politiques plus « oppressives », dont les « catastrophes totalitaires » de notre siècle seraient les derniers avatars, et a multiplié les sources de désirs, accroissant de la sorte les inégalités entre les hommes et rendant conflictuelle leur propre conscience2.

L’accent placé sur la compassion en politique par Jean-Jacques Rousseau provient de cette nécessité d’explorer le problème de la condition humaine, en cherchant à réellement libérer les hommes que l’on trouve partout dans les fers3, assujettis à leurs désirs et au regard stratégique des autres ; esclave de l’opinion, l’homme moderne ne vit plus que pour l’apparence4.

L’enjeu philosophique de la question de la compassion dans la pensée rousseauiste est d’inviter vers un mieux-vivre où les besoins et les envies pourront s’exprimer à l’intérieur d’un possible et d’un faisable déployés, à qui saura l’entendre, par une connaissance plus avisée de la nature de l’homme5.

La question politique de la compassion comme découverte affective d’autrui, dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau croise dès lors la question anthropologique et l’idée d’état de nature, avant d’être un problème de morale (Quel regard sur soi ? Quel regard sur l’autre ?), prédisposant à une certaine forme d’éducation sentimentale de l’homme, en vue de la réalisation de son bonheur tel que Rousseau l’envisage.

  1. (1)  Rousseau n’est effectivement pas le seul à faire de la sympathie une base morale. Cf. A. Smith et son concept de fellow-feeling, mais aussi Diderot et Hume. En revanche, Rousseau est le seul avec son éloge de la compassion à chercher le souci authentique et non feint de son prochain, et il reste très critique envers ces auteurs qui n’ont pas su, selon lui, approfondir la question de la sensibilité humaine.
  2. (2)  Cf. Jean-Jacques Rousseau, Fragments politiques, O.C., T.III, p.510 : « Ce qui fait la misère humaine est la contradiction qui se trouve entre notre état et nos désirs, entre nos devoirs et nos penchants, entre la nature et les institutions sociales, entre l’homme et le citoyen … ». Cf. aussi, Parallèle de Socrate et de Caton, O.C., T.III, pp.1897-1898 et, Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, p.303. Notons que certains détracteurs de Rousseau porteront l’accusation de la genèse du totalitarisme non à la pensée moderne fustigée par Rousseau mais à Rousseau lui-même ; Cf. J. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire, aux éditions Calmann- Lévy, 1966 et J. Marejko, Rousseau la dérive totalitaire, aux éditions l’Age de l’homme, 1984.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, O.C., T.III, p.351.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, p.245, p.426, p.471-472, p.514: »l’homme du monde est tout entier dans son masque ». Et p.558 (sur l’opinion religieuse). Cf. de même, J.-J. Rousseau, Discourssur les sciences et les arts, T.III, p.17.
  5. (5)  Pour Rousseau c’est là une connaissance que n’aura pas le citoyen, puisqu’elle entrerait en concurrencedirecte avec la formation citoyenne. Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, T.IV, p.250. C’est une connaissance qui reste à la seule mesure de l’homme de génie, de ce solitaire dont Aristote pouvait dire qu’il était soit un Dieu, soit une bête (Cf. Aristote, Politique, I, 2, 1253a 24-28, p.30 aux éditions Vrin, 1987).

 

La compassion dans l’Emile ou de l’éducation :

Dans le corpus rousseauiste, trois textes se partagent tout particulièrement la découverte et l’analyse philosophique de la compassion comme mouvement premier de sympathie :

  • –  le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).
  • –  L’Essai sur l’origine des langues (1756).
  • –  L’Emile ou de l’éducation (1762).Dans sa correspondance avec Malesherbes, Rousseau indique que son Discours sur les sciences et les arts, celui sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et l’Emile ou de l’éducation forment comme un tout1. Mais dans les Confessions, Rousseau, affirme que c’est la conception de l’Emile ou de l’éducation qui lui a coûté le plus de labeur2. De son propre aveu, au-delà de l’accueil qui lui fut réservé, c’est cet ouvrage qui est le meilleur.

    Voilà un chef d’œuvre qui fut condamné à être lacéré et brûlé en place publique, interdit à la distribution et dont l’auteur devait être appréhendé et les biens saisis. L’ouvrage tombe sous le coup de la censure de la Sorbonne et, par voie d’amalgame, le Contrat social qui fut édité la même année, subit le même sort3. Ceci étant dit, cela ne confère pas au texte de l’Emile une once de plus-value, mais cela souligne avec force le caractère révolutionnaire de l’ouvrage4.

    Au demeurant l’ouvrage paraît banal, car discuter de l’éducation fait partie des réflexions politiques du 18eme siècle, mais son écriture limpide et proprement attirante, laisse présager une pensée moins facile qu’il n’y paraît. L’Emile ou de l’éducation est certes un livre d’éducation, mais l’ouvrage n’est pas l’œuvre d’un pédagogue ; il diffère fondamentalement des ouvrages pédagogiques de son temps. D’ailleurs si Rousseau invite son lecteur à n’y voir qu’un recueil de réflexions et d’observations, sans ordre et presque sans suite5, il engage surtout son lecteur à ne pas appliquer ses propos6, et nous met en garde contre la tentation d’une lecture trop rapide et par conséquent trop facile7.

  1. (1)  V. Goldschmidt dans son Anthropologie politique, les principes du système Rousseau, aux éditions Vrin, 1974, part de cette indication épistolaire pour analyser la pensée de Rousseau en tant que système.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Les confessions, O.C., T.I, p.386 : « l’Emile m’avoit coûté vingt ans de méditations et trois ans de travail ».
  3. (3)  L’ouvrage censuré par la Sorbonne (censure religieuse) est condamné par le Parlement de Paris (censure politique) qui lance un mandat d’arrêt contre Jean-Jacques Rousseau (Arrêt du 9 juin 1762).
  4. (4)  Cf. l’article de T. Marshall, Poésie et praxis dans l’Emile de Jean-Jacques Rousseau. Les droits de l’homme et le sentiment d’humanité, paru dans la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, T.76, n°4, octobre 1992. T. Marshall nous convie à lire l’Emile comme une œuvre révolutionnaire au même titre que le Zarathoustra de Nietzsche, que la République de Platon ou encore que la Sagesse des anciens de Bacon, puisque l’objet du livre est d’entremêler la philosophie et la poésie en vue de forger un nouvel état d’esprit et de remplacer l’éducation de ses prédécesseurs (Homère, Platon, la Bible et l’Encyclopédie). Cf. aussi l’intervention de L. G. Crocker, Qu’y a-t-il de révolutionnaire dans l’Emile ?, au Colloque International de Montmorency de 1989 sur Rousseau, Emile et la révolution.
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, préface de l’auteur, p.241.
  6. (6)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, préface de l’auteur, p.242. Cf. de même, J.-J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, O.C., T.III, p.783 : « je sais que votre conseil affirme dans ses réponses que, selon l’intention de l’Auteur, l’Emile doit servir de guide aux pères et aux mères : mais cette assertion n’est pas excusable, puisque j’ai manifesté dans la préface et plusieurs fois dans le livre uneintention différente ».
  7. (7)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, préface de l’auteur, p.243.

 

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Afin de discuter la question de la compassion dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau, il devient évident que la lecture de l’Emile est la plus appropriée. Non seulement le livre est la clef de la philosophie de Rousseau1, mais il en est l’aboutissement philosophique2. De même, il convient de prendre au sérieux l’appréciation de Immanuel Kant sur l’ouvrage de Rousseau, en qui3le philosophe de Königsberg voyait un ouvrage de morale propre à le guider dans sa réflexion .

La composition de l’Emile :

Aussi, tout en consultant l’ensemble des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, c’est la lecture de l’Emile ou de l’éducation qui fondera le propos de cette contribution sur la compassion dans la philosophie de Rousseau. En effet, si la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, tour à tour encensée et rejetée, a fait l’objet de nombreuses approches différentes selon les perspectives adoptées, la lecture de l’Emile nous convie à mesurer combien, la force d’une pensée ne se mesure pas aux dogmes qu’elle impose mais aux questions qu’elle soulève.

La composition de l’Emile ou de l’éducation est construite de telle sorte que, suivant pas à pas l’éducation du jeune Emile de son enfance à l’âge adulte, on puisse y lire une histoire de l’espèce humaine telle qu’elle devrait être4. Jugeant les fables inutiles et dangereuses pour les enfants, Rousseau ne convie à leur lecture que les hommes qui savent les entendre. Emile ou de l’éducation n’est pas une œuvre pédagogique où Rousseau dispenserait un savoir averti sur la chose. Il s’agit d’une fable qui raconte en substance ce que l’homme est naturellement, ce qu’il risque de devenir au contact inévitable de la société et ce qu’il faudrait qu’il soit assez paradoxalement : un homme naturel vivant en société !5

Voilà un axiome qui a suscité, et qui est toujours la source de nombreux malentendus. Voltaire, en son temps, avait déjà accusé Rousseau de vouloir nous rendre bêtes et de nous faire retomber à quatre pattes6. Comment suivre la nature en société ? Ce n’est pas à une

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, O.C., T.IV, p.928 et p.951. Cf. aussi l’appréciation de P. Burgelin dans son ouvrage, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, aux éditions Vrin, 1973, où celui-ci dit de l’Emile qu’il est le livre-clé de la philosophie rousseauiste. Il ne s’agit pas pour autant de minorer l’importance des Rêveries (J.-J. Rousseau, O.C., T.I).
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Les dialogues, O.C., T.I, p.933.
  3. (3)  Cf. I. Kant, Des observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), traduction de V. Delbos, auxéditions Vrin, 1969, p.66. Cf. I. Kant, Remarques sur les observations…, traduction de B. Geonget, préface de B. Bourgeois, aux éditions Vrin, 1994, p.18 et p.127 (p.44) : « c’est Rousseau qui m’a remis sur le droit chemin ». En ce qui concerne l’influence de Rousseau sur la philosophie kantienne, Cf. J. Ferrari, Les sources françaises de la philosophie de Kant, aux éditions Klincksieck, 1979, « Kant lecteur de Rousseau », p.171.
  4. (4)  Cf. Y. Vargas, Introduction à l’Emile de Rousseau, aux éditions Presses Universitaires de France (PUF), 1995, p.5 : « L’Emile est une encyclopédie des thèmes philosophiques du 18eme siècle, une étrange encyclopédie qui ne suit ni l’ordre de l’alphabet ne celui des matières mais l’ordre de l’évolution humaine ! ».
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, L’Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, p.248 : « Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». En ce qui concerne ses nombreux paradoxes, Rousseau s’en explique à la page 323 , sous une forme d’aparté au lecteur : « Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes : il faut en faire quand on réfléchit ; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux être homme à paradoxes qu’hommes à préjugés ». Nous retrouvons là ce que nous soulignions précédemment. L’art d’écrire de Rousseau nous invite à pénétrer ses paradoxes comme des secrets (Cf. intra, p. 6, note n°2).
  6. (6)  Cf. La lettre de Voltaire à Rousseau, in, J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, O.C., T.III, p.1379 : »On n’a jamais tant employé d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant comme il y a plus de soixante ans que j’en ay perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre ».

 

réconciliation de deux opposés que nous convie Rousseau. Il ne s’agit pas vraiment de réconcilier l’homme et sa nature, l’homme et le citoyen, car cela tiendrait non seulement du prodige 1, mais cela est surtout impossible ; car si « tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme »2.

L’expérience de la compassion à l’origine du premier mouvement de l’homme vers autrui est au cœur de ce dilemme, de cette division qui nous affecte au plus profond de notre conscience ; Rousseau en fait l’exercice moral quotidien pour Emile, le remède éducatif qui puisse l’aliéner à lui-même, une aliénation moins néfaste et plus positive, en prévision du pire.

Dès lors, comment la compassion comme mouvement de sympathie vers autrui est-elle à même d’harmoniser le jeune Emile et de l’aider à résoudre la tension intérieure qui ronge l’homme civil et à l’amener vers une intégrité de soi propice à la concorde dans la société ?

Tâchons de suivre le cheminement intellectuel de Jean-Jacques Rousseau dans son utilisation et sa définition de la compassion, à partir de son lieu même d’existence concrète, l’individu dont l’unité originelle est dissoute par le contact aux autres. Et essayons de comprendre comment « l’éloge » de ce sentiment s’articule dans la stratégie politique de Jean- Jacques Rousseau3.

 

(1) Cf. J.-J. Rousseau, L’Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, p.250 : « J’attends qu’on me montre ce prodige pour savoir s’il est homme ou citoyen, ou comment il s’y prend pour être à la fois l’un et l’autre ».

(2) Cf. J.-J. Rousseau, L’Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, p.245. Il s’agit de la première ligne de l’ouvrage qu’il convient de lire comme étant la maxime essentielle de l’œuvre de Rousseau.

(3) En ce qui concerne les textes de Jean-Jacques Rousseau présentés dans ce mémoire, nous utiliserons ses Œuvres Complètes parus aux éditions Gallimard en cinq tomes dans la collection de la Pléiade. Nous utiliserons l’abréviation O.C. pour Œuvres Complètes et nous indiquerons d’un chiffre romain le tome utilisé. S’il y a lieu, nous indiquerons d’un autre chiffre romain la partie de l’ouvrage utilisée en le faisant précéder du terme de Livre et le chiffre arabe suivant indiquera la page de référence. Le tome I des Œuvres Complètes regroupe « Les Confessions – Autres textes Autobiographiques ». Le tome II regroupe « La Nouvelle Héloïse – Théâtre – Poésies – Essais littéraires ». Le tome III regroupe « Du Contrat Social – Ecrits politiques ». Le tome IV regroupe « Emile – Education – Morale – Botanique ». Et le tome V regroupe « Ecrits sur la musique – la langue et le théâtre ».

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I). Au commencement était la pitié.
Pitié et amour de soi

Dans son premier Discours, répondant à la question du concours ouvert par l’Académie de Dijon, à savoir si « le rétablissement des sciences et des Arts a contribué à épurer les mœurs »1, Jean-Jacques Rousseau dénonce avec une certaine véhémence le mal radical dont souffre l’homme moderne : esclave de la caverne des honneurs, il ne vit que de la comparaison vicieuse. La nouvelle question proposée par l’Académie en 1753 va lui donner l’occasion de proposer une analyse plus historique, en quelque sorte généalogique, des causes réelles et profondes de cette « dénaturation » de l’homme par l’association avec les autres2.

Ce second Discours (Discours sur l’Origine et les fondements de l’Inégalité parmi les hommes3), donne à voir comment chez Jean-Jacques Rousseau la pensée politique s’articule fondamentalement avec un point de vue anthropologique. En effet, à la suite de philosophes tels que Hobbes, Locke, Puffendorf ou encore Montesquieu, Rousseau introduit son étude politique et l’articule avec la découverte de l’homme de l’hypothétique état de nature. Mais dans ce second Discours, Rousseau présente son anthropologie comme une radicalisation plus réussie que celle de Hobbes4. Au droit naturel et à la loi naturelle du philosophe anglais, Rousseau oppose pour la première fois, dans son système de pensée, la compassion comme base naturelle des relations humaines :

 » Méditant sur les premières et les plus simples opérations de l’Ame humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous- mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables « .5

Cette « répugnance innée à voir souffrir son semblable »6 est naturelle parce que prérationnelle et par conséquent, la compassion n’est pas affaire de raison et de tête mais de sentiment et de cœur. Rousseau, dans ce second Discours qui développe l’analyse de la pitié, soutient que la compassion n’a pu être aussi énergique7 fondamentalement parlant, que dans l’état de Nature, puisque que la raison « replie l’homme sur lui-même » et qu’elle « le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige »8.

  1. (1)  Cf. Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., T.IV, p.249, p.276-277, p.310 et p.525.
  2. (2)  Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les Sciences et les Arts (1750), O.C., T.III, p.6-30. Le texte estcomposé entre octobre 1749 et mars 1750. Ce premier Discours est publié à Paris en 1750.
  3. (3)  Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les hommes (1755), O.C., T.III, p.110-223. Le nouveau sujet de concours a été publié en 1753, Rousseau envoya son texte enavril 1754 et le Discours fut publié en 1755.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les hommes, Op. Cit.,p.153. Cf. Hobbes, Le Léviathan, I,6 et I, 13. En ce qui concerne la lecture de Hobbes par Rousseau, Cf. J.-J. Rousseau, Que l’état de guerre naît de l’état social, O.C., T.III, p.601. Cf. l’essai de Y. Glaziou, Hobbes en France au 18e siècle, aux éditions PUF, coll., Questions, 1993.
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., préface de l’auteur, pp.125-126.
  6. (6)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.154.
  7. (7)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.155.
  8. (8)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.156. Cf. aussi J.-J. Rousseau, Emile ou del’éducation, O.C.,T.IV, p.319 : la raison comme « frein de la force ». 12

 

Si le sentiment permet de réunir, la raison quant à elle divise parce qu’elle distingue ; et le philosophe sous la fenêtre duquel on assassine « n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu, pour empêcher la Nature qui se révolte en lui, de l’identifier avec celui qu’on assassine »1. Prudence oblige? « Admirable talent » en conclut, non sans ironie, Jean- Jacques Rousseau : la raison me conforte dans ma conscience que celui qui souffre à la mort juste sous la fenêtre, non seulement n’est pas moi, mais en plus que ce qui lui arrive (en tant que tel) ne me concerne en rien !

 » C’est elle (la pitié) qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Loix, de mœurs et de vertu « .2

Etranger à toute forme de raison et qui plus est de réflexion, l’homme naturel est enclin à la compassion ; naturel, il ne peut désobéir à cette « douce voix »3 et ne peut pas ne pas s’identifier, il ne peut pas ne pas souffrir des souffrances de son semblable. Or, selon Jean- Jacques Rousseau, à un moment où l’on a jamais été aussi éloigné de cet âge d’or de la compassion, mais aussi à ce moment propice où il nous est enfin donné pour la première fois d’accéder intelligemment aux principes mêmes de notre nature, la compassion incarne l’ultime possibilité de retrouver l’harmonie tant avec nous-mêmes qu’avec nos semblables4.

A la misère de la condition humaine où la raison et la société l’ont conduite, l’éloge de la compassion est pour Rousseau, dont nous avons souligné l’usage de l’ironie, la réponse la plus pure, mais aussi la plus sincère que l’on puisse formuler.

 » Je parle de la Pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles et sujets à autant de maux que nous le sommes ; vertu d’autant plus utile à l’homme, qu’elle précède en lui l’usage de la réflexion, et si Naturelle que les Bêtes même en donnent quelques fois des signes sensibles « .5

C’est parce que la pitié est vraiment ce qui en deçà de laquelle nous sommes des animaux,

que Rousseau en parle en termes de force et d’énergie. La compassion, souligne Rousseau, ne

nous demande pas un effort surhumain, bien au contraire. Elle est ce qui rappelle à l’homme

cet état naturel où l’homme naturellement oisif et isolé ne se distinguait pas de l’animal, à

l’exception de sa « perfectibilité » ; la compassion est une passion première au deçà de toute

moralité ; l’homme naturel spontanément disposé à la pitié ignore les catégories du Bien et du Mal6.

  1. (1)  Cf. J.-J. rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.156 ; en ce qui concerne l’utilisation du verbe s’argumenter, le Littré renvoie à cette citation de Rousseau et propose la définition suivante : se faire une raison. Sur le rapport de la raison aux sentiments, Cf. le propos de W. Jankélévitch qui suit en cela Rousseau dans, l’Ironie (1964), réédition dans la collection Champs philosophiques aux éditions Flammarion, p.27 :  » Comprendre c’est déjouer ; la connaissance dépassionne nos sentiments, nos haines et nos enthousiasmes en nous révélant le peu qu’ils sont au fond « . Sur la phronésis qui représente un point de vue différent de celui de Rousseau, Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, éditions Vrin, 1967, VI, 5, p.284.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.156.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.156.
  4. (4)  Cf. A. Bloom, l’éducation de l’homme démocratique, revue Commentaire, n°43, p.458.
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, Op. Cit., p.154.
  6. (6)  Cf. D. Cullen, Freedom in Rousseau’s political philosophy, aux éditions N.I.U.P., 1993, Chap. II, « thenatural paradigm », p.36.

Aussi une morale fondée sur la compassion, telle que nous la découvrons enseignée à Emile, semble être tout sauf une morale idéaliste et semble être surtout tout sauf une morale exigeante. Rousseau nous convie à la source même de ce qui compose pour lui les premiers mouvements droits de notre nature ; « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses… ».

En effectuant ce retour intelligible (et introspectif confirme Rousseau)1 aux sources mêmes de notre nature humaine, en sondant2 ce premier mouvement vers son semblable à travers l’épreuve (cordiale) de la pitié, Jean-Jacques Rousseau ne cherche pas à élever l’homme au- dessus de sa nature.

 » L’ange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que l’heureux mortel qui vit en paix selon la sienne. L’homme est très fort lorsqu’il se contente d’être ce qu’il est ; il est très faible quand il 3 veut s’élever au-dessus de l’humanité ».

Le mouvement moral que semble nous indiquer Rousseau n’a pas pour direction l’Absolu divin, mais la direction plus basse de l’animal. la compassion n’étant jamais plus forte que lorsque l’âme n’a pas à souffrir de la complexité, de la division et des tensions. Lorsque, en définitive, la pitié reste passion.

La compassion, nous indique Rousseau, ne nous distingue pas de la bête, au contraire, la compassion est menacée directement par ce qui nous distingue de l’animal : l’amour-propre.

 » Songez qu’aussitôt que l’amour-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme (Emile) n’observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux « .4

Dans son discours contre la raison qu’il juge néfaste pour l’homme, Rousseau fait l’éloge de la compassion pour la raison même qui avait poussé la philosophie antique à la rejeter ; la compassion ne fait pas bon ménage avec la raison. Mais c’est surtout, nous apprend Rousseau, parce que la pitié s’articule à un amour de soi originel.

 » Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, et par suite immédiate du même sentiment nous aimions ce qui nous conserve « .5

Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, Op. Cit., Livre IV, p.596 : »Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! ». C’est le Vicaire savoyard qui invite à cette introspection. Que l’on se reporte aux Rêveries de Rousseau (Cf. Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, O.C., tome I). Cette injonction semble être une reformulation rousseauiste de l’oracle delphique ; le « connais-toi toi-même » (Cf. Platon, Phédon, 67c).

Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, Op. Cit., Livre IV, p.511 : « l’art de sonder les cœurs en travaillant à les former ».

J.-J. Rousseau, Emile…, Op. Cit., Livre II, p.305. J.-J. Rousseau, Emile…, Op. Cit., Livre IV, p.534. J.-J. Rousseau, Emile…, Op. Cit., Livre IV, p.492.

14

Dans sa recherche de la connaissance de l’homme naturel, celui qui ignore les convenances sociales, celui qui a été obtenu par soustraction de tout ce que les siècles de sociabilité ont défiguré chez l’homme, Jean-Jacques Rousseau affirme que toutes les passions procèdent de cette passion fondamentale à l’égard de soi1 ; l’amour de soi comme origine de toute passion. C’est avec un sentiment antérieur à la conservation de soi que Rousseau articule la compassion prérationnelle.

En effet, l’amour de soi est antérieur à toute réflexion, et il en est même exclusif. Tel est le principe de la bonté originelle qui conduit la compassion. Et Rousseau d’affirmer qu’il s’agit là d’une maxime incontestable2. Ce ne sont donc pas les raisonnements qui ont conservé l’espèce humaine, souligne Rousseau, mais la compassion. Non les discours raisonnés et les livres, qu’il invite par ailleurs à abandonner3, mais la richesse de la « seule vertu naturelle »4, la pitié.

Rousseau nous invite par conséquent à rectifier le tir, en quelque sorte, lorsqu’il annonce que l’essentiel en la matière est d’abord l’intérêt à soi et que la pitié est un agir en conséquence de cet amour premier de soi. Cependant, il faut avec Rousseau noter que cet intérêt pour soi qui ouvre la voie à la considération compassionnelle d’autrui n’est en aucun cas le pendant d’une visée intentionnelle. Il ne s’agit donc pas vraiment d’un « soin », il ne relève pas plus d’un « souci », et par conséquent n’est pas un « intérêt » proprement dit, puisque l’intérêt tout comme le soin ou le souci, restent tributaires de la réflexion qui consiste à adapter des moyens à une fin que l’on peut se représenter5.

L’insuffisance de l’esprit intéressé

Rousseau s’en explique dans une note centrale du IVe Livre de l’Emile ou de l’éducation :  » Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons
qu’on agisse avec nous n’a de vrai fondement que la conscience
et le sentiment ; car où est la raison précise d’agir, étant moi,

comme si j’étais un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas ? Et qui me répondra qu’en suivant bien fidèlement cette maxime, j’obtiendrai qu’on la suive de même avec moi ? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre injustice ; il est bien aise que tout le mode soit juste, excepté lui. Cet accord-là, quoi qu’on en dise, n’est pas fort avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d’une âme expansive m’identifie avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre ; je m’intéresse à lui pour

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., Livre IV, p.491 : « La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l’homme et ne le quitte tant qu’il vit est l’amour de soi… ».
  2. (2)  J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, O.C., Livre II, p.322.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Op. Cit., Livre III, p454 et Livre IV, p.532. Cf. aussi le Discours surl’Origine…, p.125 : « laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qui se sont faits… », Cf. J.-J. Rousseau, Lettre à Beaumont, O.C., T.IV, p.967. Remarquons encore une fois le caractère ironique d’une telle expression insérée dans un livre.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, p.154.
  5. (5)  En faisant de la pitié la seule vertu naturelle, Rousseau nous livre là ce qu’il entend par vertu ; la vertucomme type de comportement qui ne se fonde pas sur l’intervention d’une « raison pratique », qui irait à l’encontre de la nature humaine. Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T.IV, Livre IV, p.645.

 

l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la nature même qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. D’où je conclus qu’il n’est pas vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison seule, ils ont une base plus solide et plus sûre. L’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire de 1toute morale est donné dans l’Evangile par celui de la loi  » .

Dans cette note critique, à l’égard des partisans des Lumières et de leur usage du principe utilitaire du droit, argument central pour notre contribution à l’étude de la question de la compassion dans la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, le philosophe genevois de Montmorency s’accorde à penser que si seul le sentiment peut unir les hommes de manière « authentique », cela souligne surtout combien aucun raisonnement basé sur l’intérêt égoïste ne saurait amener à un souci vrai (stable) et non pas feint de son prochain ; Rousseau, critique de Locke et de Diderot, met en garde contre l’insuffisance de l’esprit intéressé2.

De même, dans ce passage de l’Emile ou de l’éducation, Rousseau offre un prolongement au lecteur attentif, de sa pensée initiée dans le second Discours (Discours sur l’Origine et les fondements de l’Inégalité parmi les hommes). Contre Hobbes et en accentuant les différences entre les sentiments et les passions intéressées, Rousseau affirme que ce philosophe, à l’instar de Locke et en préfiguration des travaux du philosophe écossais Smith, a donné trop de crédit à la raison et a déprisé à tort les possibilités réelles du sentiment. Tout du moins si Rousseau n’ignore pas que le sentiment et l’intérêt diffèrent de la raison, il accentue la différence entre les sentiments et les passions intéressées ; Emile est sûrement sincère, mais il est dupe des jeux de persuasion de son précepteur3.

Cette note est d’autant plus intéressante qu’elle concorde justement avec l’apprentissage tardif du jeune Emile des sentiments qui habitent son âme mais qu’il ignore. En effet, Rousseau tient Emile ignorant de ce qu’il éprouve jusqu’à un âge tardif et le précepteur n’offre au lecteur, comme à son jeune élève, son point de vue sur la compassion qu’à partir du IVe Livre de l’Emile ou de l’éducation. De plus, dans cette note Rousseau va au delà (ou plutôt en deçà) de la raison et met en lumière le sentiment d’amour de soi, universel, et dont la sensibilité au prochain n’en est que la manifestation. Enfin, Rousseau invoque l’Evangile avec, ne nous y trompons pas, un certain talent de polémiste. En effet, car si l’Evangile fait procéder de l’amour entièrement désintéressé de Dieu (agapé) pour nous, notre obligation morale de le rendre, Rousseau, lui, la « dérive » de l’amour de soi propre à chacun de nous en tant qu’être humain.

Dans son second Discours, nous l’avons précédemment souligné, Rousseau proposait son raisonnement comme une prolongation réussie des prémisses anthropologiques de Hobbes.

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.523.
  2. (2)  Retour à T. Hobbes. Pour le philosophe anglais, l’égoïsme (que l’on qualifie désormais de psychologique)prend deux formes influentes et distinctes ; l’égoïsme hédoniste selon lequel les personnes n’ont de motivation que pour rechercher leur propre plaisir et éviter toute douleur ; la seconde forme déclare que certains biens tels que la conservation de soi sont recherchés pour eux-mêmes et non simplement pour le plaisir qu’ils procurent.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.645-6 : « J’observe que dans les siècles modernes les hommes n’ont plus de prise les uns sur les autres que par la force et par l’intérest, au lieu que les anciens agissoit beaucoup plus par la persuasion, par les affections de l’âme,… ». Et, idem, Livre IV, p.511.

 

Rousseau suit cependant Hobbes en affirmant que l’amour de soi est de toute première importance chez les hommes. Il suit Hobbes comme il s’inscrit dans la pensée épicurienne tout en s’écartant du philosophe anglais et de la pensée classique.

Hobbes avait présenté cet amour premier de soi comme une défense passionnée de son être. Rousseau, lui, postule que cet amour de soi ne suppose pas que la simple préservation de soi, mais aussi et surtout la jouissance subjective et naturelle de se sentir vivre (bien-être). Rousseau s’écarte de l’épicurisme dans la mesure où il ignore volontairement l’interprétation téléologique épicurienne : un amour de soi corrélativement appuyé sur la nécessité de développer ses facultés conformément à la Nature1.

Chez Rousseau ce plaisir naturel de vivre, ce sentiment débordant d’estime vrai de soi s’offre par son expansion hors de soi à l’autre sans aucun but ni objectif. Parce que je jouis de mon être en tant que je sens que je vis, je n’ai pas à feindre le souci pour les souffrances d’autrui ; j’y prends part naturellement parce que je jouis d’être. La raison, elle qui nous isole, ne fait en définitive qu’inhiber ce processus ontologique « authentique ». Le processus compassionnel qui me dirige vers l’autre n’est que la conséquence naturelle de mon bien-être. Mais cette définition ontologique de la compassion n’épuise pas la question. En effet, la jouissance de soi pose problème, particulièrement en raison de l’importante différence entre l’homme naturel et l’homme civil2.

Comment une âme qui jouit de soi peut-elle aller jusqu’à, paradoxalement, souffrir des souffrances des autres ? Que la raison qui s’oppose à la pitié (au sentiment) soit une thématique récurrente de la philosophie rousseauiste tout comme de la philosophie des Lumières, cela ne nous permet pas plus d’éclairer ce paradoxe d’une jouissance authentique(?) de soi qui s’abîme dans les souffrances de l’autre, justement parce qu’elle est jouissance. De plus, quel est le fondement, ou plutôt qu’est-ce qui donne caractère à l’expansion de cette jouissance première de soi ? Je vis bien, sûr de mon bien-être et en jouissant par dessus tout, qu’est ce qui m’amène à la souffrance de l’autre si ce n’est l’imagination que j’ai de sa souffrance ?

Les trois maximes de la compassion

Or, si la compassion dépend de cette expansion hors de soi de sa propre jouissance, et si cette même expansion n’a de fondement que par ce que j’imagine que l’autre souffre, alors paradoxalement la compassion dépend, in fine, de la raison via l’imagination. Contrariant la raison, la compassion nécessite la raison. La raison, nous l’avons entr’aperçu, nourrit en nous l’amour-propre et nous isole de la sorte de nos semblables (qui par le truchement de la réflexion ne le sont plus), mais elle nous offre l’opportunité de développer notre faculté de percevoir les infortunes des autres. Retrouvons le Discours sur l’Origine et les Fondements de l’Inégalité parmi les hommes….

 » Quand il seroit vrai que la commisération ne seroit qu’un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l’homme sauvage, développé, mais foible chez l’homme civil, qu’importeroit cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon lui donner plus de force ? « .3

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre V, p.818.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre III, p.483.
  3. (3)  J.-J. Rousseau, Discours sur l’Origine…, O.C., p.155.

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17

Cette faculté est vive, mais obscure chez le sauvage ; développée mais faible chez l’homme civilisé. Dès lors, comment peut-on développer l’imagination (concours de la raison) sans pour autant nier le processus d’identification de la compassion ? Le problème est d’ordre éducatif et il occupe Rousseau dans son éducation du jeune Emile. Faisant le compte de ce que l’humanité a acquis et perdu en sortant de l’état de nature, Rousseau résume sa réflexion sur la pitié en trois maximes.

Première maxime :

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La compassion, nous enseigne Rousseau n’est pas simple sympathie. De fait, selon Rousseau, on ne sympathise pas de manière indifférente aux peines et au bonheur d’autrui ; la bonne fortune des autres ne nous touche pas mais nous affecte au travers de l’envie. Pour cause, l’ingérence de l’amour-propre est inévitable. Rousseau ajoute qu’il ne peut y avoir d’exceptions à cette règle. Quand bien même il en existerait, elles ne seraient qu’apparentes.

Rousseau semble nous enseigner que plus les autres nous paraissent heureux, plus cela est en mesure de nous causer dommage.

 » Il suit de là que, pour porter un jeune homme à l’humanité, loin de lui faire admirer le sort brillant des autres il faut le lui montrer par des côtés tristes ; il faut le lui faire craindre « .2

Qu’est-ce à dire ? Rousseau nous indique ici très clairement que le précepteur d’Emile commence par lui enseigner la misère du monde et non la bonne fortune de certains, les cas les plus à même de cultiver la sensibilité du jeune Emile aux souffrances de l’humanité, et non le bonheur. Quand bien même Emile pourrait avoir cru apercevoir le frêle bonheur3, son précepteur lui enseignera que la misère est omniprésente. Empêcher l’envie de naître chez Emile4, en lui montrant combien celui que l’on croit enviable est en fait plutôt digne de pitié ; regarder derrière les apparences5 que veut bien lui montrer le précepteur; voilà Emile immunisé contre la richesse qui n’entraîne que soucis, problèmes et l’ennui6. Qui a besoin d’être immunisé contre la pauvreté et la misère ?7

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.506.
  2. (2)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.507.
  3. (3)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.503.
  4. (4)  D’où le recours à l’histoire qui avait été rejeté avant la naissance de la sensibilité (Cf. J.-J. Rousseau,Emile…, Livre II, p.348 : « Par une erreur encore plus ridicule on leur fait étudier l’histoire… ») or il s’agit pour Rousseau qu’Emile soit convaincu de la vanité des grands héros de l’histoire et apprenne à les plaindre plutôt que de les envier ; Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.526. Rousseau préconise la lecture des faits (p.528) et nous montre à voir de la sorte sa préparation de la méthode moderne de la philosophie de la praxis.
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.515. Rousseau ne lui montre pas tout ; retour à la dissimulation (eroneia) pratiquée par le précepteur.
  6. (6)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.536, 688-689, et p. 685 en ce qui concerne l’ennui des riches : « Pour les riches, leur grand fléau c’est l’ennui… ».
  7. (7)  Autrement dit, la pauvreté et la misère ne suscitent pas l’envie, mais gardons en mémoire qu’il s’agit tout de même qu’Emile vive bien, et qu’ayant pris connaissance des misères humaines, il sache s’en écarter.

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Deuxième maxime : 9$#$&#) »*2$(#:*1*2’#+*$’#*.(/.2#5.&# »&’#1*.7#+6$(#6$#$&#’&#,/62(#)*’#&7&1)(;1

Rousseau fait suivre cette seconde maxime d’une citation extraite de l’Enéide de Virgile : « Non ignara mali, miseris succurrere disco »2. A Rousseau de préciser qu’il ne connaît « rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai que ce vers là ». S’ensuit une explication formelle du mépris des riches à l’égard des pauvres ; pourquoi les membres des classes aisées sont-ils si peu prévenant à l’égard des pauvres ? C’est qu’ils n’ont pas peur de le devenir, stigmatise Rousseau. De toute façon, quand bien même ils concevraient la misère des prolétaires, elle ne signifie que peu de chose, tant ils s’estiment préservés de ces malheurs humains.

« Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses ; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune ; (…) ébranlez, effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse environné (…) »3.

Emile est accoutumé aux possibles revers de la fortune et à la fragilité du bonheur de l’homme civil, parce que son précepteur ne lui épargne aucun exemple de l’instabilité, de l’incertitude de la condition humaine4, car il s’agit de former son cœur et de le faire homme.

Troisième maxime :

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La compassion tributaire de l’imagination. « On ne plaint un malheureux qu’autant qu’on croit qu’il se trouve à plaindre » ; nous ne sommes sensibles aux souffrances des autres que pour autant que nous sommes en mesure d’imaginer qu’ils y sont eux-mêmes sensibles.

« Les riches se consolent du mal qu’ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n’en rien sentir ».6

Rousseau confirme que la compassion passe par l’éducation à la sensibilité commune de l’humanité ; apprendre à aimer tous les hommes : « parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme ne déshonore point l’homme »7. L’esprit de la méthode qu’il faut se prescrire, confie Rousseau, est que la vraie

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.507.
  2. (2)  « N’ignorant pas le malheur, je sais aider les misérables », Virgile, l’Enéide, I, 630.
  3. (3)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.508.
  4. (4)  Rousseau indique de la sorte combien Emile prendra plaisir du « bon témoignage de soi ».
  5. (5)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.508.
  6. (6)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.509.
  7. (7)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.510. Cf. aussi Livre II, p.302 : « Hommes, soyez humains, c’est votrepremier devoir ».

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morale dépend de la « reconnaissance égalitaire » que l’on se fait du genre humain. Que dire de la compassion suite à l’énonciation de ces trois maximes, si ce n’est qu’elle n’est pas un sentiment absolu, pas plus qu’elle n’est inconditionnelle ; tout au plus, la compassion nous est donnée comme relative1. Néanmoins il ne s’agit pas d’une quelconque forme de relativisme moral; la compassion est ce sentiment qui dépend de la relation particulière qu’entretient l’observateur avec son objet d’observation ; on ne peut plaindre que les maux que l’on connaît. D’où le projet pédagogique mais surtout poétique du précepteur ; s’agissant de la question des relations aux autres, Rousseau tient à moduler les sensibilités des hommes en fonction de leurs propres connaissances.

 » Cette apparente insensibilité, qui ne vient que de l’ignorance, se change bientôt en attendrissement, quand ils commencent à sentir qu’il y a dans la vie humaine mille douleurs qu’ils ne connaissent pas « .2

Compassion et apprentissage de la sexualité

Des années de patience et de stratégies éducatives amèneront naturellement Emile à cette conscience de la situation humaine3. Mais tout cela ne nous dit pas encore non seulement comment la compassion est plaisir, mais aussi pourquoi il est si important pour Rousseau que la compassion soit enseignée à Emile aussi tardivement.

Au livre IV, le jeune Emile est devenu un adolescent4 ; l’enfant que Rousseau nous présente depuis l’introduction de son ouvrage et que l’on suit, a atteint l’âge de la puberté selon Rousseau. Or si l’initiation d’Emile à la compassion débute à ce moment précis, c’est que pour Rousseau cette période ne va pas sans « grands périls ». Effectivement, arrivé à ce stade de sa formation à la vie, Emile est désormais avide de comprendre les sentiments qui peuvent l’habiter ; sensible aux autres, Emile prend conscience, ou plus exactement, est capable de sentir pour la première fois qu’il est membre d’une espèce, membre du genre humain. Sensible aux autres, son imagination se vivifiant, il pense que les autres lui sont semblables et il est donc par conséquent susceptible d’éprouver de la pitié d’une manière soutenue, à la différence de la pitié de l’homme naturel comme nous l’avons souligné précédemment.

Aussi, la naissance de l’amour-propre est-elle inévitable. La puberté est pour Rousseau la période-clef, ce « moment de crise »5 où l’enfant devenu réellement sensible aux autres entrevoit les perspectives de l’amitié et de l’amour. Or, cette « seconde naissance »6, selon les propres termes de Rousseau, préfigure le plus désastreux si Emile n’est pas convenablement conduit à travers ce dédale de sentiments. Or, le danger pour Rousseau c’est d’abord une expérience amoureuse précoce, dans la mesure où avilissant la sexualité elle-même, elle entraînerait sans conteste l’amour-propre dans un sens opposé au plan éducatif forgé par le précepteur.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.505 : « Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la nature ».
  2. (2)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.512.
  3. (3)  Emile n’a pas vraiment conscience de cette situation. Tout au plus peut-il l’imaginer en partie. Cf. J.-J.Rousseau, Emile…, Livre II, p.344; Rousseau nous invite à ne pas confondre idée et image.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre III, p.488 ; Rousseau nous rappelle qu’Emile a quinze ans.
  5. (5)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.489. Rousseau décrit la puberté comme « une orageuse révolution quis’annonce par le murmure des passions naissantes ».
  6. (6)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.490.

 

 » On n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir comparé « .1

Comparant son sort à celui des autres, cédant à l’envie et au ressentiment, le jeune Emile pourrait bien être définitivement perdu :

« Avec l’amour et l’amitié naissent les dissensions, l’inimitié, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois l’opinion s’élever sur un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements d’autrui ».2

Aussi, s’agit-il d’éduquer l’amour propre par rapport à l’ensemble de ces autres sensibilités susceptibles de forger la vertu3.

Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous…. La stratégie du précepteur habile (tout un art de l’aliénation), nous l’avons entr’aperçu, consiste donc à révéler non les plaisirs mais les souffrances ; retour à la misère du monde.

 » Si votre élève étoit seul, vous n’auriez rien à faire ; mais tout ce qui l’environne enflamme son imagination. Le torrent de préjugés l’entraîne ; pour le retenir il faut le pousser en sens contraire. Il faut que le sentiment enchaîne l’imagination, et que la raison fasse taire l’opinion des hommes ».4

Emile n’aura à voir que plus malheureux que lui et s’il ne s’en détourne pas c’est parce qu’il éprouve ainsi la commune humanité de souffrance. Mais pas seulement. Il y a aussi plaisir à compatir pour Emile.

Le thème du plaisir de la compassion dans l’Emile est nouveau par rapport au Discours sur l’origine, où la jouissance n’était pas soulignée, étant donné l’intention différente du Discours. Partager les peines et les souffrances d’autrui ce n’est pas seulement douleur comme l’étymologie du mot nous invitait à le croire. Comment Rousseau articule-t-il cette épreuve cordiale pour les peines d’autrui à ce plaisir qui restait inavoué dans le second Discours ? Par l’imagination invoque en substance Rousseau :

« Les affections sociales ne se développent en nous qu’avec nos lumières. La pitié bien que naturelle au cœur de l’homme resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.493.
  2. (2)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.494.
  3. (3)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.547.
  4. (4)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, pp.500-501.

 

hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l’être souffrant nous ne souffrons qu’autant que nous jugeons qu’il souffre. Ce n’est pas dans nous, c’est dans lui que nous souffrons. Qu’on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises ! Comment imaginerais-je des maux dont j’ai nulle idée ? celui qui n’a jamais réfléchi ne peut être clément, ni juste, ni pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ».1

Rousseau nous indique clairement que la similitude dans la compassion ne se produit que par le concours de l’imagination ; « la pitié que l’on a du mal d’autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment que l’on prête à ceux qui le souffrent ».2

C’est le concours de l’imagination du compatissant au souffrant qui offre une même souffrance (compassio) au compatissant ; autrement dit, Rousseau nous explique que l’on ne saurait éprouver de la compassion que parce que celle-ci est liée à une forme de comparaison où l’identification pathétique ne se ferait pas selon une concordance du mode du souffrir-avec avec celui du souffrir-comme3. Ne pouvant nous mettre à la place d’autrui sans comparer son sort au notre, notre expérience différée de la douleur d’autrui s’en trouve par conséquent atténuée par la conscience que nous en avons d’y échapper :

 » Nul n’accorde aux autres que la sensibilité dont il n’a pas actuellement besoin »4.

Dès lors, Rousseau nous invite à mesurer combien la compassion « sentiment relatif » qui touche Emile nécessite l’amour-propre et n’est pas image évangélique de la souffrance pour le

compatissant.

« Ce n’est que l’imagination qui nous fait sentir les maux d’autrui »5.

Loin d’être donc une participation directe à la souffrance, la compassion parce qu’elle n’existe que par le travail de l’imagination, est précisément un exercice d’identification entre le compatissant et le souffrant. Imaginer la douleur d’autrui ce n’est en aucun cas cesser de se sentir soi-même précise Rousseau. On ne s’abandonne pas dans les douleurs de l’autre ; au contraire, dans la mesure où c’est jouir de se savoir exempt du malheur que l’on imagine pour l’autre.

  1. (1)  J.J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, O. C., T.V, p.395-396. Cf. aussi J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.503 et p.514.
  2. (2)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.508 (troisième maxime).
  3. (3)  selon les termes de P. Audi. Cf. son ouvrage, Rousseau, éthique et passion, éditions Presses Universitairesde France, collection « perspectives critiques », 1997, p.167.
  4. (4)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.514.
  5. (5)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.517.On aura donc saisi combien la compassion chez Rousseaunécessite une formation psycho-cognitive particulière, enjeu de l’apprentissage du jeune Emile, qui rende à l’imagination toute sa force.

 

Si la compassion est un exercice d’identification pour le compatissant à l’égard du souffrant, celui-ci subit une modification sensible par ce mouvement cordial vers l’autre :

« Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui- même est un sentiment de plaisir »1.

Est-ce pour autant l’affirmation que la compassion ne serait rien d’autre que la démonstration de l’égoïsme le plus franc? On retrouve tout du moins ce que l’on avait cru pouvoir ignorer en écartant Aristote ; on ne prendrait en pitié l’autre que parce que l’on craint ce qui pourrait nous arriver2. Or, pour Rousseau, il ne s’agit pas d’égoïsme et encore moins d’altruisme mais d’une modification de l’amour de soi ou de l’amour-propre par l’effet de l’imagination, et par conséquent de l’exercice d’identification.

La compassion et le sentiment de l’humanité

Mais le plaisir à la compassion ne s’arrête pas là, pour Rousseau. En effet, si l’on suit le « mécanisme psychique » de la pitié, on découvre avec Rousseau au moins quatre bonnes raisons d’éprouver plaisir à la compassion. En premier lieu, étant exposé à la misère d’un souffrant et se projetant sur cet autre on mesure combien nous en sommes pour l’instant préservé et cela constitue un premier plaisir3.

En second lieu, nous pouvons apprécier le fait que cet autre souffrant ait besoin de nous ; cela comble notre amour-propre. Troisièmement, la compassion est un plaisir pour autant qu’elle est une forme d’expansion de soi ; celle-ci est douce en soi, indépendamment de son objet, parce qu’elle implique une expérience majestueuse de notre être. Enfin, l’épreuve de la compassion permet au compatissant de ressentir sa propre bonté ; « heureux d’avoir la liberté spirituelle d’éprouver de la pitié »4.

En définitive, Emile doit apprendre à jouir par contraste de l’idée5 qu’il ne souffre pas, tout en ayant la possibilité d’éprouver ce doux sentiment qu’il lui est donné d’avoir.

Si Rousseau ne disjoint pas le sentiment de plaisir d’avec le sentiment de pitié (apprendre à jouir de pitié en quelque sorte), c’est que l’épreuve même de la souffrance de l’autre entraîne inévitablement la satisfaction de s’en savoir exempt.

« Il (le compatissant) se sent dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, et nous

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.514.
  2. (2)  Cf. Aristote, la Rhétorique, II, 8, 1385b et 1386a. Cf. notre propos introductif. On retrouve là ce qui fera queNietzsche exécrera la pitié (Cf. Le Gai Savoir, IV, §326 et §338), ou, plus proche de l’époque de Rousseau, ce pour quoi Sade (grand lecteur de Rousseau par ailleurs) se refuse à considérer la pitié; que l’on s’arrête à ce propos sur l’Histoire de Juliette ou les prospérités du vices, Œuvres Complètes aux éditions Gallimard, collection la Pléiade, T.III, p.425. Le mouvement des Lumières qui propage l’idée moderne des droits, condamne par son scepticisme l’esprit civique nécessaire à leur réalisation. D’où l’abandon du juste milieu et de la mesure comme Machiavel, dans les écrits de Rousseau. (Cf. infra, p.15).
  3. (3)  On retrouve ici un élément lucrécien. Cf. infra. Note n°3, p.15. Rousseau s’oppose à Spinoza pour qui la pitié ne peut être que mauvaise étant donné qu’elle est tristesse. Cf. Spinoza, Ethique, III, §21 à §26, pp.173- 176, aux éditions PUF, 1990.
  4. (4)  D’après A. Bloom, « L’éducation de l’homme démocratique : l’Emile », revue Commentaire, n°43, 1988, p.40. Rousseau souligne combien Emile peut s’émerveiller du « bon témoignage de soi » qu’il peut donner. Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.671 et Livre V, p.806.
  5. (5)  Cf. infra, note n°3, p.19. Retour à la théorie rousseauiste des idées.

 

fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être »1.

Rousseau ne fait pas de la compassion un sentiment égoïste, ou plutôt égocentrique, qui se bornerait à l’orgueil que l’on éprouve à son égard, mais bien une extension de soi vers les autres, un sentiment « de l’humanité » où dans la dynamique suivante, le compatissant se sentirait plus heureux qu’il ne pensait l’être en voyant de combien de maux il est exempt. Autrement dit, le compatissant ne peut être d’abord qu’un être heureux, ou du moins qui s’imagine tel :

« Un homme dur est toujours malheureux puisque l’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante, qu’il puisse accorder aux peines d’autrui »2.

Si l’être souffrant ne s’occupe que de lui-même (il ne peut excéder les bornes de son affection), pour que la peine puisse « fonctionner », il faut que le compatissant soit un être non- souffrant mais susceptible de s’imaginer souffrant comme l’autre, et en conséquence de cela, être susceptible d’agir en fonction de son « humanité ». Mais Rousseau nous indique surtout que nous sentons avant de connaître et qu’en conséquence de cela, la pitié ne peut que se fonder sur notre expérience de la souffrance et ne peut se développer qu’à l’aide de l’imagination. Dès lors, la pitié dépendant de tout un travail de mémoire (sélectif), peut-on imaginer une souffrance que nous n’aurions pas éprouvée auparavant ? Oui, seulement si c’est une souffrance à laquelle on peut s’estimer susceptible, à l’exemple de la mort ou de la maladie.

Si l’amour-propre est inévitable pour l’homme social, le recours à l’imagination chez Rousseau vise à déterminer la pente naturelle3 de l’amour de soi, afin d’éviter toute corruption égoïste de l’amour de soi en amour-propre. L’environnement culturel que Rousseau construit pour Emile vise à sensibiliser le jeune homme, fait pour habiter et vivre en société4, en vue de l’agir. A cet égard, la rencontre et l’amour d’Emile pour Sophie participent à cette construction d’un univers protégé. Car en effet, si Sophie est attentive à l’opinion des autres selon une manière qui n’appartient qu’à l’éducation de son sexe, Emile, attentif à Sophie, devient « social », en étant attentif, à cause d’elle à l’opinion publique. Ceci dit, Emile doit encore apprendre sur qui s’apitoyer afin que sa compassion ne soit pas une faiblesse5.

Effectivement, le recours à l’imagination peut nous faire perdre le bien général, tant l’on est captivé par ce que l’on voit. Emile aliéné à son imagination pourrait bien éprouver pitié pour le criminel, ou encore prendre en pitié le miséreux dans sa plus proche proximité et ne s’émouvoir d’un génocide aux proportions inimaginables !

« Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse il faut donc la généraliser, et l’étendre sur tout le genre humain. Alors on ne

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.514.
  2. (2)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.515. Cf. aussi, Livre IV, p.494 et p.506.
  3. (3)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.501.
  4. (4)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.484 : « Emile est un sauvage fait pour habiter les villes » et p.551 : »Voulant former l’homme de la nature il ne s’agit pas d’en faire un sauvage et de le reléguer au fond des

    bois ».

  5. (5)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV , p.548.

 

s’y livre qu’autant qu’elle est d’accord avec la justice, parce que de toutes les vertus la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain, et c’est une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants »1.

Le précepteur d’Emile a eu cependant le bon soin de révéler d’abord à son élève les souffrances physiques, les seules à être immédiatement compréhensibles et intelligibles pour Emile. Ce n’est que par la suite qu’il enseigne à Emile, et cela de manière progressive, les souffrances morales. Ayant appris à voir la société, non telle qu’il aurait dû la voir s’il n’avait pas été pris en charge par son précepteur, mais guidé par Rousseau2, Emile peut voir, dans une certaine mesure, derrière les apparences et saisir les vices qui mènent aux souffrances morales. Certes, mais Emile ne voit, rappelons-le, que par le biais du sentiment de l’humanité, aliéné qu’il est à ses sentiments naturels. C’est dire combien Emile ne peut partager les idées, pas plus qu’il ne peut communiquer avec Rousseau3.

Dès lors, craignant qu’Emile fasse preuve de faiblesse envers les criminels (apercevant combien ceux-ci ne sont que le pur produit de la société, et qu’à ce titre ils méritent compassion), Rousseau indique qu’Emile saura et surtout ne pourra faire œuvre de compassion que dans les strictes réserves de la justice. C’est de son intérêt, poursuit Rousseau, il en va de la survie du genre humain.

Voilà un retour surprenant de Rousseau ; à la douce chaleur envahissante de la compassion qui m’offre la sensation et le sentiment d’être, Rousseau oppose la nécessité d’une4morale rationnelle, propre à limiter le caractère impulsif et passionné de la compassion . Mais gardons en mémoire le dessein de Rousseau en ce qui concerne Emile : il s’agit de persuader le jeune homme de la nécessité morale de compatir avec ses « semblables ».

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre IV, p.548.
  2. (2)  Comprenons bien. Les volontés d’Emile sont celles que son maître lui inspire. Emile peut tout faire ce qu’ilveut, pourvu que ce qu’il veut soit ce que son maître veuille qu’il fasse. C’est là un point important de la méthode d’éducation de Rousseau. Emile peut se croire libre parce qu’il ne reçoit aucune leçon. Mais Rousseau, utilisant une autorité indirecte fait faire à Emile ce qu’il veut qu’il fasse sans qu’Emile ne puisse s’en rendre compte (Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre II, p.362). En définitive, l’important est qu’Emile se croit libre ; il n’est pas servile, seulement il n’imagine pas qu’il est conduit à faire ce qu’il fait. Emile est aliéné à son être sans le savoir, ce qu’il ne l’empêche pas de prendre plaisir à faire. Emile n’est pour autant un simple d’esprit (Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre I, p.266). En effet, Rousseau postule le primat de l’intelligence sur l’intellectualité. Emile est un homme intelligent mais n’est pas un philosophe. Cf. T. Marshall, « Léo Strauss et la question des Anciens et des Modernes », revue des Cahiers de Philosophie Politique et Juridique, n°23, 1993, p.50.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre II, p.363, et Livre IV, p.639. La dissimulation de Rousseau à l’égard d’Emile condamne toute forme de véritable communication ; pour reprendre le vocabulaire de J. Habermas, il n’y a pas entre Rousseau et Emile les conditions éthiques de la reconnaissance propre à fonder la discussion. Cf. J. Habermas, De l’éthique de la discussion, aux éditions Champs- Flammarion, 1999.
  4. (4)  On retrouve là un critère moral quasi proto-kantien, dans la mesure où il s’agit pour Emile de ne pas se laisser envahir par la chaleureuse compassion en dehors d’un impératif catégorique propre à être associé à la volonté générale ; ne céder à la compassion que dans la mesure où tout autre homme civil le ferait. Cf. I. Kant, Remarques touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, aux éditions Vrin, 1994, p.138 (p.56) : « A propos de la pitié, on peut seulement noter qu’elle ne doit jamais dominer ; il faut qu’elle soit subordonnée à la capacité de faire le bien ».

 

25

II). Perspectives politiques : la compassion et l’égalitarisme. L’état de nature et l’exigence d’égalité.

Rousseau, lecteur de Hobbes, approuve l’attaque du philosophe anglais contre un certain enseignement traditionnel du droit naturel, selon lequel l’homme serait, par nature, capable d’user pleinement de sa raison. Aussi pour Rousseau, suivant de la sorte les prémisses de Hobbes, il faut enraciner le droit naturel dans des principes antérieurs à la raison, c’est à dire, comme nous l’avons déjà entr’aperçu, dans des passions qui n’ont pas besoin d’être spécifiquement humaines.

Rousseau s’aligne toujours sur Hobbes lorsqu’il affirme que le droit à l’auto-conservation implique le droit de chacun à être seul juge de ce que sont les moyens convenables à sa propre conservation ; cela explique la solitude caractéristique de l’homme de l’état de nature ; ni société, ni sociabilité. Mais Rousseau s’écarte de Hobbes et reproche aux philosophes du droit naturel moderne de n’avoir pas douté que l’état de nature eût existé. De même Rousseau se refuse à déduire toute forme civile de l’état de nature parce que selon lui la nature humaine n’est pas, comme chez Hobbes, constante. Tous ces philosophes ont peint l’homme civilisé en essayant de peindre l’homme naturel, fustige Rousseau1. C’est dire combien ces philosophes admettaient que l’homme est par nature social… Hobbes est donc pris en flagrant délit d’incohérence selon Rousseau2.

Résumons-nous. Pour Rousseau, l’homme est par nature asocial (ainsi que l’admettait Hobbes). Or, l’orgueil et l’amour-propre présupposent la société. Dès lors, l’homme naturel ne peut être orgueilleux contrairement à ce que soutenait Hobbes. Rousseau affirme que l’homme naturel est dépourvu de tout vice. Il est porté par l’amour de soi et le soin de la conservation ; il ne fait de mal à autrui que s’il croit de la sorte se conserver ; en aucun cas, il fait le mal pour le mal. De même, nous avons souligné combien pour Rousseau l’homme naturel est compatissant, parce que si le désir instinctif (animal) de sa conservation prime, cela n’est en aucun cas un désir hyperbolique : cela signifie exactement ce qu’il signifie, mais rien au-delà. Il est vouloir vivre, mais non volonté de puissance (lecture de Hobbes par Nietzsche3) ; ilenjoint de conserver, non de conquérir4. Rousseau nous indique par la suite que ce désir instinctif de conservation de l’espèce dévie en désir de procréation et en disposition à la pitié.

L’homme naturel est donc entièrement incapable de connaître de quelque manière que ce soit le droit de la nature qui est loi de raison, puisqu’il s’attribue essentiellement ce dont il a besoin5. L’homme est donc bon par nature parce qu’il est par nature cet être sous-humain capable de devenir bon ou mauvais. Contre l’inconstance et le principe de l’invariabilité de la nature humaine, telle qu’elle est décrite par Hobbes, Rousseau affirme la perfectibilité comme faculté native6.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.139. Cf. l’article de C. Chalier, « la conscience de l’universel », revue Le temps philosophique, n°3, 1998.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.153.
  3. (3)  Cf. P. Manent, La cité de l’homme, aux éditions Champs- Flammarion, 1997, seconde partie, chapitre V,p.251.
  4. (4)  D’après V. Goldschmidt, Anthropologie et politique, les principes du système Rousseau, aux éditions Vrin,1974, p.314.
  5. (5)  Cf. D. Cullen, Freedom in Rousseau’s Political Philosophy, aux éditions Northern Illinois University Press,1993, p.34.
  6. (6)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.142 et p.162.

 

26

Pour Rousseau l’état de nature aurait pu se prolonger presque indéfiniment, si un concours fortuit de causes étrangères n’était venu s’en mêler. Autrement dit, l’état de nature n’est pas la cause de l’état civil chez Rousseau. En fait, l’humanité et la rationalité de l’homme sont des acquis, qui font suite à la satisfaction première des besoins élémentaires. Originellement, ces besoins sont simples et sont aisément satisfaits. Mais cette facilité à la satisfaction des besoins les plus primaires conduit à un accroissement de la population et par un effet mathématique des plus simples, la satisfaction des besoins élémentaires devient plus ardue pour l’homme naturel. Voilà donc cet homme de l’état de nature conduit à apprendre à penser pour subsister1. Rejoignant Montesquieu, Rousseau souligne que cette nouvelle difficulté à la conservation de soi dépend des climats et des conditions différentes. C’est donc dire que l’esprit se développe de manière différente ; mais en se développant à proportion de son environnement, la raison engendre la création de nouveaux besoins. L’accident historique est donc pour Rousseau la rencontre de l’homme naturel avec d’autres hommes…2

Si Rousseau ne fait pas de la société civile un remède aux inconvénients et/ou aux carences de l’état de nature, c’est parce qu’il estime que l’état de nature n’est pas inférieur à l’état civil. De même, il ne se trouve aucune cause dans l’état de nature qui motive ou encore qui puisse régler l’état civil. Chez Rousseau, et contrairement aux tenants de l’école du droit naturel moderne3, l’état de nature est un état en soi qui lui permet de fonder toute une série d’exigences : exigence de vivre en paix, exigence de liberté et exigence d’égalité. Toute une série d’exigences fondamentales qui culminent en quelque sorte dans un souci de maximalisation de l’indépendance de l’individu4.

Dans la doctrine de Hobbes, la liberté ou le droit de chacun à être le seul juge des moyens favorisant sa conservation est subordonné au souci de l’auto-conservation ; en cas de conflit entre la liberté et le souci de la conservation de soi, c’est ce dernier qui prend le dessus selon Hobbes. Or, chez Rousseau, la liberté est un bien plus grand que la vie. En fait, Rousseau tend à identifier liberté et5vertu, dans la mesure où il accepte avec Hobbes de réduire la vertu à la seule vertu politique , et d’en faire suivant Montesquieu le principe même de la démocratie : la vertu inséparable de l’égalité ou de la reconnaissance de l’égalité6.

Chez Rousseau, la liberté est obéissance à la loi que l’on s’est donné à soi-même. Que cela signifie-t-il ? Rousseau ne prône pas la simple obéissance à la loi, mais pose de la sorte l’exigence d’une législation qui se doit à l’individu et qui ait son origine dans l’individu.

« Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être à la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.165.
  2. (2)  Cf. J.-J. rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.169. CF. J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine deslangues, O.C., T.V, chapitre IX.
  3. (3)  Cf. L. Strauss, Droit naturel et histoire, aux éditions Champs- Flammarion, 1986, chapitre V, p. 152.
  4. (4)  Sur la tradition individualiste du droit naturel moderne, Cf. l’essai de L. Ferry et A. Renaut, PhilosophiePolitique, T.III, aux éditions PUF (1984), collection « Quadrige », 1996, p.72.
  5. (5)  Cf. L. Strauss, Droit naturel et histoire, Op. Cit., p.231. Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’EconomiePolitique, O.C., T.III, pp.252-254.
  6. (6)  Cf. P. Manent, La cité de l’Homme, aux éditions Champs- Flammarion, 1997, p.36. Cf. Montesquieu,L’esprit des Lois, aux éditions Gallimard, collection La pléiade, O.C., T.II, Livre V, chapitre 3. 27

 

autant de force ôtée au corps de l’Etat ; l’égalité parce que la liberté ne peut subsister sans elle.1″

De la sorte, Rousseau nous convie à entendre l’état de nature non comme l’horizon de la politique, un âge d’or introuvable, mais bien plutôt comme un étalon de mesure de ce qui doit être2. Aussi, dans la société juste, la liberté qui existe à l’état naturel devient un droit conventionnel, car « c’est à la loi que les hommes doivent la justice et la liberté. C’est cet organe salutaire de tous qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle entre les hommes »3.

Dans le Livre III de l’Emile ou de l’éducation, Rousseau poursuit son raisonnement sur la distinction entre l’égalité naturelle et l’égalité conventionnelle entre les hommes, en indiquant formellement la nécessité de l’égalité conventionnelle dans la société ; parce qu’une société ne peut exister sans échange, et aucun échange ne peut se faire sans mesure commune, alors l’égalité conventionnelle entre les hommes est fondamentale4. Si Rousseau postule la nécessité d’une égalité civile, il ne dit pas pour autant que les hommes ont tous, par nature, les mêmes aptitudes et les mêmes forces, mais seulement qu’aucun homme n’est par nature soumis à une quelconque forme de domination par qui que ce soit ; l’égalité naturelle comme égale liberté.

Aussi, cette exigence d’égalité dans la société est l’exigence d’indépendance comme condition à la liberté de tout un chacun. Cette exigence d’égalité formelle n’exclut pas une inégalité réelle ou encore une inégalité des conditions5.

Rousseau n’ignore pas que dans une société parfaitement équitable, la distribution inégale des talents a pour conséquence inévitable la persistance de certaines inégalités de richesses6. Mais il n’ignore pas non plus qu’en tout état de cause, l’inégalité des conditions détruit de fait toute possibilité et toute forme d’égalité du droit.

S’il existe des inégalités naturelles irréductibles, Rousseau estime que les inégalités politiques sont injustes et bien plus graves, car elles ne correspondent pas aux inégalités naturelles. Autrement dit, pour Rousseau, l’homme, au cours de son passage de l’état de nature à l’état civil, est tombé, historiquement, dans des conditions d’inégalités bien plus graves que celles de l’état de nature. En effet, l’inégalité civile majeure a pris naissance au moment où, selon Rousseau, des individus peu nombreux sont parvenus, de manière sournoise, à faire identifier dans la conscience du plus grand nombre, leur propre intérêt particulier avec celui de la communauté entière en obtenant la protection de la loi, qui a ainsi fait naître et consacrer l’oppression et l’inégalité des conditions.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Du Contrat Social, O.C., T.III, Chap. XI, p.391.
  2. (2)  Cf. L. Strauss, Droit naturel et histoire, Op. Cit., p.240. Cf. J.-J. Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques,O.C., T.I, Dialogue Troisième, pp935-936.
  3. (3)  Cf. J.-J. rousseau, article Economie Politique, O.C., T.III, p.248. Voyez aussi J.-J. Rousseau, Emile…, O.C.,

 

T.IV, Livre IV, p.524.

  1. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…,
  2. (5)  Le projet philosophique de Rawls ne s’inscrit-il pas dans cette opposition ? La théorie de la justice se présentecomme une application des principes de justice, attachée à une limitation des inégalités économiques et plus généralement sociales. Cf. l’article de B. Guillarme, Philosophie de l’égalitarisme, revue Philosophie Politique, n°7, 1995, p.97. Cf. l’essai du même auteur, Rawls et l’égalité démocratique, aux éditions PUF, 1999. Soulignons cependant que Rawls, bien qu’influencé par Rousseau, ne tient pas compte de la question des mœurs telle qu’elle est développée par Rousseau.
  3. (6)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.174.

O.C., T .IV , Livre III, p.461.

 

Aussi, pour Rousseau, l’inégalité civile est d’autant plus grave que l’inégalité de l’état de nature n’affecte en premier lieu que des hommes solitaires et isolés, et non une communauté établie. Cette inégalité civile, fruit d’un corpus de lois illégitimes qui ne sont en définitive que l’expression déguisée et hypocrite d’intérêt particulier1, est corrélative au développement de la division du travail :

« Tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur Nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès que l’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des Campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et2la misère germer et croître avec les moissons » .

La dénonciation de la division du travail par Rousseau rentre dans sa description du malaise de la civilisation qui constitue l’ossature de sa réflexion. Ici, Rousseau ne se contente plus de dénoncer le malheur d’une conscience « aliénée », mais il propose surtout une analyse des causes économiques de la division qui séparent l’homme de lui-même et des autres ; la division du travail lui permet d’établir une correspondance entre les vices moraux3 et les conditions d’oppression et d’inégalité sociales. En effet, dans le processus historique qui mène les hommes hors de cet idéal du travail indépendant4, tel que le conçoit Rousseau, vers la dépendance qu’engendre la division du travail, cela n’a pour seul effet que d’accentuer les extrêmes inégalités ; les pauvres sont plus pauvres et les riches s’enrichissent.

« C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir »5.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, pp.175-179. Sur la postérité philosophique de cette dénonciation, Cf. K. Marx, Critique du programme du parti Ouvrier Allemand, aux éditions Gallimard, coll. La Pléiade, Œuvres Economiques, T.I. Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Economie Politique, O.C., T.III, p.273. Cf. la lecture de K. Marx sur ce passage, dans Le Capital, 1, I, 8e section, Chap. XXX.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité…, O.C., T.III, p.171. Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T.IV, Livre IV, p.459-460.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, P.174. Cf. La Lettre à Christophe de Beaumont, O.C., T.IV, pp.966-967.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T.III, Livre III, pp.459-460. Rousseau nous propose une échelle d’évaluation des différents métiers selon le degré d’indépendance qu’ils peuvent procurer. Emile sera donc menuisier.
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Economie Politique, O.C., T.III, p.258. 29

 

Rousseau souligne d’une formule révolutionnaire à quel point il peut être sensible à l’iniquité sociale, en percevant combien la richesse , comme instrument de domination, tend à priver les plus pauvres de leur liberté1.

« Il y a dans l’état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire ; et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible, rompt l’espèce d’équilibre que la Nature avait mis entr’eux »2.

Et Rousseau rajoute en note : « l’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le faible, et3celui qui a, contre celui qui n’a rien ; cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception » .

Faisant le constat de cette fracture du corps social, de cette division morale et politique, comment peut-on dès lors persuader les hommes qu’il y a un possible ordre social, à la fois bénéfique et juste 4?

Le bourgeois ou le citoyen artificiel

« Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet : les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions »5.

Si Rousseau souligne, d’un aparté prophétique à son lecteur, vingt-cinq ans avant la Révolution Française, que le siècle des révolutions est pour bientôt, c’est parce qu’il estime que le nouveau visage politique qui en procédera le concerne au plus haut point. Cette conviction, qui repose sur ce principe6déjà énoncé par Machiavel en son temps à savoir que tout état qui brille est sur le déclin , est à rapprocher des conclusions du Discours sur l’Inégalité ;  » c’est ici le dernier terme de l’inégalité et le point extrême qui ferme le cercle et

(1) Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine…, O.C., T.III, p.175. Cf. aussi le Discours sur l’Economie

 

Politique, O.C., T.III, P.271.

  1. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…,
  2. (3)  Idem, p.524. Cf. J.-J. Rousseau, Fragments politiques, O.C., T.III, IV (Des lois), §16, p.496 : « les lois etl’exercice de la justice ne sont parmi nous que l’art de mettre le Grand et le riche à l’abri des justes

    représailles du pauvre ».

  3. (4)  La question se pose à l’identique pour J. Rawls. Cf. J. Rawls, Théorie de la justice, traduction aux éditionsdu Seuil, 1987.
  4. (5)  J.-J. Rousseau, Emile…, Livre III, p.468.
  5. (6)  Cf. N. Machiavel, Le prince, chap. IX, De principatu civile, aux éditions Gallimard, collection « Folio »,1980, p.78.

O.C., T .IV , Livre IV , p.524.

30

touche au point d’où nous sommes partis » ; l’inégalité, à son terme, ramène l’égalité de tous devant le tyran et un nouvel état de nature apparaît où règne la « loi du plus fort »1. Révolution oblige, Rousseau signale que le nouveau monde qui en procédera risque d’être habité par des individus qui auront désormais conscience d’avoir des droits, d’être égaux, et de ne pas être contraints par l’enchantement d’un monde divinisé. Ne croyant plus à une justice fondée sur une distinction de rang et de classe, ces individus issus de la science politique de Hobbes et de l’ensemble de la philosophie moderne, sont ce que Rousseau fustige et que la philosophie allemande stigmatisera sous le nom de bourgeois.

Et si l’égalité est un fait à venir pour Rousseau, subsiste toujours la question de savoir si nous allons vers une tyrannie universelle ou si la liberté peut accompagner l’égalité2.

Entre l’homme naturel et le citoyen moral, le bourgeois représente, pour Rousseau, l’archétype du modèle civique hobbésien ; entre l’homme naturel et le citoyen moral, le bourgeois mué par la peur d’une mort violente3 et le souci permanent de la conservation confortable de soi, n’éprouve la nécessité de la société que par l’usage de ses lois protectrices, seulement si celles-ci constituent un moyen d’atteindre ses fins privées.

L’homme naturel vit seul et n’a de souci que pour sa préservation et son contentement immédiat parce qu’il est situé dans les conditions mêmes de la liberté : il ne fait qu’un, dans la mesure où ses forces naturelles correspondent parfaitement à ses besoins. Le citoyen moral vit, quant à lui, entièrement pour son pays, sa cité ; il ne vit que pour le bien commun, n’existant qu’en tant que part de celui-ci ; il adore son pays et déteste ses ennemis4. Chacun de ces deux types humains sont, dans leur propre logique, uns et libres de toutes formes de conflit entre inclinations et devoirs qui rendent le bourgeois débile et hypocrite : il ne saurait se sacrifier pour son pays comme la défense du bien commun peut l’exiger5.

Ce bourgeois comme figure vivante du nihilisme de l’esprit moderne est, pour Rousseau, la figure même du mensonge et de l’inauthenticité. Il ment à ses compatriotes afin d’en extirper autant de promesses qui le serviront. Figure de l’hypocrite, le bourgeois est pour Rousseau celui qui sait maquiller ses vrais objectifs sous le couvert d’un faux esprit public. Ayant besoin de tous, mais n’étant aucunement prêt pour une quelconque forme de réciprocité, le bourgeois, homme de la duplicité, est celui qui lutte pour sa survie dans la société. Incapable d’une quelconque sincérité et encore moins de toute vertu politique, il est celui qui profitant de la cité, ne peut en être le citoyen6.

En perpétuelle lutte pour sa survie, le bourgeois, figure désintégrée de l’individu un et heureux (autant, nous l’avons vu, à cent mille lieux de l’homme naturel que du citoyen moral) préférera sans aucun doute le tyran qui protège plutôt que de conserver sa liberté. Effrayés, ces individus préféreront la constitution d’un homme artificiel, le souverain.

  1. (1)  J.-J. Rousseau, Discours sur l’ inégalité…, O.C., T .III, p.191.
  2. (2)  Cf. la lecture de Rousseau par Tocqueville dans son essai De la Démocratie en Amérique.
  3. (3)  Pour Hobbes, c’est de cette peur de la mort violente que proviennent notre socialisation et la nécessité des’associer en se donnant un souverain. Cf. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, aux éditions

    Calmann-Lévy, 1987 et sa présentation du pacte hobbésien comme étant « le fruit d’une panique rationnelle ».

  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, L’Emile…, O.C., T.IV, Livre I, P.248 : « Tout patriote est dur aux étrangers… », p.250 etsur le fanatisme canalisé comme pouvant servir la cité, Livre IV, p.632.
  5. (5)  Cf. A. Melzer, « Rousseau and the problem of Bourgeois Society », American Political Science Review,vol.47, n°4, décembre 1980.
  6. (6)  A. Bloom comprend l’attitude bourgeoise comme étant celle d’un « mercenaire ». Cf. C. Orwin, The legacy ofRousseau, aux éditions University of Chicago Press, 1997, p.174. 31

 

« Personne ne m’est plus cher que moi. C’est vainement (…) que je voudrais concilier mon intérêt avec celui d’autrui ; tout ce que vous dites des avantages de la loi sociale pourrait être bon, si tandis que je l’observerais scrupuleusement envers les autres, j’étais sûr qu’ils l’observeraient tous envers moi… »1.

Autrement dit, « il ne s’agit pas de m’apprendre ce que c’est que la justice ; il s’agit de me montrer quel intérêt j’ai d’être juste »2.

La bonne cité, selon Rousseau, serait celle qui en accord avec la nature, préserverait l’unité et l’intégrité de l’homme. Or, ce projet pour Rousseau est impossible dans la mesure où les bonnes institutions sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme3. En revanche ce que cette bonne cité peut faire, si elle est bien construite, c’est parvenir à identifier chaque individu au nouveau tout dont il va faire partie, identifier chaque individu à elle-même. De la sorte, aucun membre du corps ne distinguera plus l’être commun de son être propre.

Or, l’identification chez Rousseau ne peut se faire sur la base d’une conception utilitariste de la Justice. Rousseau estime, nous l’avons souligné, que l’on ne peut fonder une société juste, égalitaire sur le seul progrès de la raison, parce que celle-ci divise au lieu de rapprocher. En cherchant à mettre en évidence les conditions d’existence d’une volonté générale, c’est à dire celle qui permette aux citoyens d’identifier leurs intérêts qu’ils partagent avec les autres, et d’être motivés pour chercher à les réaliser, Rousseau pose comme essentielle l’importance de la réciprocité dans la psychologie naturelle des individus ; notre désir de réaliser les intérêts des autres va de pair avec la reconnaissance du fait que les autres prennent en compte les nôtres.

Si le dévouement spartiate envers la communauté (modèle de l’excellence civique à l’antique pour Rousseau) est désormais impossible, en généralisant la pitié, Rousseau estime que cette reconnaissance de notre identité et de notre commune vulnérabilité, ne pourra qu’amoindrir toute forme de compétition afin de rapprocher les individus.

Compassion et solidarité égalitaire.

Rappelons que l’ambition initiale de Rousseau n’est pas de présenter une conception de la justice pertinente pour n’importe quelle société ; il souhaite d’abord élaborer la base morale qui puisse être à même de faire aimer la société démocratique. Et pour cela, à la place de la philosophie pratique classique ou du rationalisme scientifique des Lumières, Rousseau essaie pour achever l’homme de perfectionner la raison par le sentiment, en prônant la pitié généralisée comme faisant œuvre de lien social4 ; la compassion rapproche les individus égaux non plus d’une commune peur de la mort comme chez Hobbes, mais d’une commune sensibilité à la souffrance.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Du contrat social (1ere version), O.C., T.III, p.285.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Du contrat social (1ere version), O.C., T.III, p.286.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, Livre I, p.249.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’Economie Politique, O.C., T.III, p.256.

 

« Le plus grand ressort de l’autorité publique est dans le cœur des citoyens, et que rien ne peut supplanter aux mœurs pour le maintien du gouvernement »1.

Retrouvons le jeune Emile là où nous l’avons laissé. La compassion qui l’habite l’aliène à ses sentiments naturels et lui confère cet état d’esprit à même de le réunir aux autres en le poussant à fuir l’image de l’homme heureux et en l’amenant à y préférer celle de la misère, parce qu’il y a là un mouvement cordial qui mêle peine et plaisir, en procurant ce doux sentiment de l’humanité.

Cependant, le mécanisme psychologique à la base du processus de compassion, le principe d’identification, ne s’étend pas in extenso à l’ensemble du genre humain.

« Ce ne sera qu’après avoir cultivé son naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments, et sur ceux qu’il observera dans les autres, qu’ il pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles, sous l’idée abstraite d’humanité, et joindre à ses affections particulières2celles qui peuvent l’identifier avec son espèce » .

Parce que l’opération de généralisation est difficile, Emile s’attachera d’abord à ceux qu’il connaît le mieux et se rapprochera au fur et à mesure de cette généralité. Rousseau, quant à lui, se charge d’aplanir tous les obstacles qui pourraient gêner l’identification comme moteur de la compassion3. Nous voilà désormais au cœur de la stratégie politique de Jean-Jacques Rousseau : l’égalitarisme politique.

Mais ce n’est pas une dynamique unilatérale que nous propose Rousseau. La compassion n’est pas la base de l’égalitarisme. Mais la compassion animée du sentiment de l’humanité devient le gardien de l’égalité dans la démocratie.

« Etendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il n’y a point de cœur d’homme dans lequel cette vertu n’ait pas sa racine. Moins l’ objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l’illusion de l’intérêt particulier est à craindre. Plus on généralise cet intérêt, plus il devient équitable, et l’amour du genre humain n’est autre4chose en nous que l’amour de la justice » .

 

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’ Economie Politique, O.C.,
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile …, O.C., T .IV , Livre IV , p.520.
  3. (3)  T. Marshall, « Poésie et praxis dans l’Emile de J.-J. Rousseau », revue des Sciences Philosophiques etThéologiques, tome 76, n°4, octobre 1992, p.600.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., Livre IV, p.547.
 

T .III, p.252.

Dès lors que l’on étend l’amour-propre, il devient vertu pour autant que notre intérêt cesse de faire loi. C’est de la sorte que la justice prend son plein sens selon Rousseau. Mais surtout celui-ci nous invite à comprendre combien le fait de ressentir de la compassion et, par conséquent, de s’identifier aux autres produit une égalité de respect à même d’être bien perçue par le plus grand nombre : amour-propre oblige.

En effet, cette commune dignité déclarée des hommes, rapproche les individus d’un sentiment commun d’existence, puisque « chacun est partie de son espèce, et non d’un autre individu »1. La compassion favorise une égalité sentimentale qui instaure de nouveaux rapports humains. Se sentir égaux. Tout se passe comme si l’essence de l’égalité ne consistait en fait, selon Rousseau, que dans ce sentiment d’être égal. Or, c’est dans cette humeur collective, dans ce sentiment commun d’existence que Rousseau inscrit la possibilité même de la volonté générale. La compassion rend possible une relation d’égalité réciproque entre les hommes, chacun s’apercevant que les autres choisissent volontiers d’identifier leur bien-être avec le sien.

Rousseau nous apprend qu’il faut compter davantage sur les mœurs que sur les peines pour maintenir la concorde et en conséquence, l’autorité des lois et du gouvernement démocratique. Inversement, c’est aux institutions, donc au législateur qu’il appartient de former les cœurs.

En définitive, l’unité de la société démocratique rousseauiste est une affaire du cœur dont l’argument politique se fait d’abord selon un processus d’identification plutôt que de délibération. De la sorte, on pourrait affirmer que Rousseau rejette avant la lettre la situation du discours idéal de la communication indéformée (vraie) d’Habermas. De fait, la liberté démocratique selon Rousseau ne saurait être aménagée par la seule application forcée des principes démocratiques, mais bien plutôt par leur modification par le philosophe-législateur2. Rousseau nous rappelle que si l’être humain n’a aucune disposition naturelle envers la vie politique, s’il n’a aucune inclinaison naturelle à préférer le bien commun et à inscrire ses prises de paroles dans l’ordre de la volonté générale, l’ordre démocratique se doit d’être établi pour ces hommes, plutôt que par eux.

C’est justement parce que le problème humain n’est pas en fin de compte soluble dans le politique3, que l’un des buts primordiaux dans l’éducation du jeune Emile est de conserver et de préserver en l’élève l’unité originelle entre ses dispositions intérieures et leurs manifestations envers autrui4, pour autant qu’Emile, contrairement à Rousseau, est destiné à rester dans la société.

Aussi, l’argumentation de Rousseau et son éloge de la compassion articulée avec l’exigence de l’égalité est une critique philosophique fondée sur une vision entretenue de l’égalité entre citoyens. Le principe d’égalité chez Rousseau, dont la prémisse est qu’une conception utilitariste de la Justice n’est pas suffisamment démocratique, se construit en vertu d’une aliénation positive aux sentiments de chacun.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T .IV , Livre IV , p.548.
  2. (2)  Cf. D. E. Cullen, Freedom in Rousseau’s Political Philosophy, aux éditions Northern Illinois UniversityPress, 1993, p.26.
  3. (3)  Cf. A. Bloom, p.145 dans l’ouvrage sous la direction de C. Orwin, The legacy of Rousseau, aux éditionsUniversity of Chicago Press,1997.
  4. (4)  Cf. T. Marshall, Classicisme et modernité, introduction à la philosophie politique, aux éditions Erasme,coll. « Documents pédagogiques », 1989, p.271.

En un sens, l’articulation de la compassion, animée du sentiment de l’humanité, avec la nécessité d’une société égale et bénéfique pour tous, vise essentiellement à résoudre le problème psychologique du sentiment d’infériorité, en relevant les catégories sociales exclues au rang de semblables. Et si l’on peut maintenir que la pensée politique de Rousseau nous convie à l’égalitarisme, c’est parce que le résultat de l’application des principes de justice démocratique est une limitation des inégalités autant que faire se peut.

Cependant, et nous l’avons précédemment souligné, la justification philosophique des principes de justice ne contient pas d’appel direct à un idéal d’égalité entre les individus. Au- delà d’un égalitarisme niveleur, Rousseau nous confirme la nécessité d’une égalité civile non homogène, mais proportionnelle à l’inégalité immédiate, empirique de talent et de genre entre les individus. Rousseau demeure le précepteur d’Emile, avec toute l’absence de véritable communication que nous avons déjà fait remarquer. Mais Rousseau souligne combien l’égalité de statut politique doit se percevoir, dans cet ordre des choses, comme la garantie sociale essentielle du respect de soi-même1.

La compassion solidarise l’égalité des individus, et tend surtout à confirmer la nécessité de la réconciliation entre nantis et indigents, au nom du sentiment de l’humanité, mesure et parti indépassable parce qu’universel2. Mais que l’on s’arrête sur ce passage de l’Emile :

« C’est le peuple qui compose le genre humain ; ce qui n’est pas le peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter. L’homme est le même dans tous les états ; si cela est, les états3 les plus nombreux méritent le plus de respect » .

La critique de la raison de Rousseau n’est pas pour autant un éloge démesuré des sentiments. Et il s’agit de prévenir toute tentative d’interprétation allant dans le sens d’un irrationalisme. Avec Rousseau, ce qui est dénié à la raison, c’est le pouvoir dans l’état de nature d’assurer la survivance de l’espèce humaine, et dans l’état civil de fonder la morale. Cependant, Rousseau n’affirme pas pour autant que le sentiment de pitié puisse être le fondement d’une morale politique qui effacerait définitivement les distinctions entre les rangs, mais il s’agit tout au plus de tempérer l’individualisme égoïste des régimes prescrits par la philosophie moderne et d’inciter ceux qui possèdent, à la modération, à une époque où la société leur appartenait encore : toute une stratégie esthétique de la part de Rousseau4.

En revanche, l’histoire de la Révolution Française nous enseigne combien selon Robespierre et Saint-Just, la période de la Terreur n’était en définitive que l’avant-garde du « compassionnariat », puisqu’il s’agissait pour des authentiques révolutionnaires de prendre sur soi le fardeau des masses souffrantes et de faire de la compassion la suprême vertu politique.

  1. (1)  Rawls influencé par Rousseau insiste sur le fait que la structure de base de la société n’est responsable que de la garantie de l’égalité de statut politique. Cf. J. Rawls, Théorie de la justice, aux éditions du Seuil, 1987.
  2. (2)  Cf. T. Marshall, « Léo Strauss et la question des Anciens et des Modernes », Cahiers de Philosophie Politique et Juridique, n°23,1993, p.51
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…,O.C., T.IV, p.509.
  4. (4)  Cf. T. Marshall, « Léo Strauss et la question des Anciens et des Modernes », Cahiers de PhilosophiePolitique et Juridique, n°23, 1993, pp.50-51.

 

En définitive, quelles que puissent être les divergences des historiens quant à l’influence de Rousseau sur la Révolution, on notera cependant que cet événement fournit assurément l’exemple le plus marquant de la puissance et de la force de la rhétorique de la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau1, quand bien même on pourrait estimer à juste titre que les acteurs politiques de cette époque se sont servis de Rousseau plus qu’ils ne l’ont compris2.

 

  1. (1)  Cf. H. Arendt, Essai sur la Révolution, aux éditions Gallimard, pp.105-110. Sur l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur la Révolution Française, Cf. B. Baczko, Rousseau et la pédagogie révolutionnaire, dans les mélanges en mémoire de R. A. Leigh (sous la direction de M. Hobson), Rousseau & the eighteenth century, aux éditions de la Voltaire Foundation, 1992, pp. 407-420. Dans le même ouvrage, Cf. J.-L. Lecercle, Jean- Jacques Terroriste?, pp.421-430. Cf. la contribution de T. Marshall au colloque de la Société Française de Philosophie, La philosophie et la Révolution Française (1989), « Les droits de l’homme et la politique constitutionnelle : un dialogue franco-américain à l’époque révolutionnaire ».
  2. (2)  Cf. C. Orwin, « Rousseau et la découverte de la compassion politique », traduction et publication dans la revue Pensée Politique, n°2, aux éditions Gallimard/Le Seuil, collection Hautes Etudes, 1994, p.113.

36

Conclusion

Propos sur l’éducation morale.

Si comme le pense Platon, le Bien et la Vertu donnent lieu à des déterminations objectivement connaissables, il est donc possible de les faire connaître même au plus ignorant des hommes, puisqu’il s’agit seulement, en définitive, de trouver la forme de dialogue la mieux appropriée. Mais apprendre la vertu ce n’est pas la transmettre mais seulement l’éveiller, l’accoucher :

L’éducation, dit Socrate à Glaucon, « n’est point ce que certains proclament qu’elle est, car ils prétendent l’introduire dans l’âme où elle n’est point comme on donnerait la vue à des yeux aveugles »1.

Reste, dès lors, la possibilité de confronter le sujet, l’élève, à d’autres conduites bonnes, en comparant et en motivant l’imitation, afin d’activer chez l’élève en question, le désir de mieux faire2. Or, si cette exhortation à l’imitation échoue, il reste cependant toujours la possibilité du recours à l’acte d’autorité pour discipliner le corps et l’âme ; le précepteur s’engage dans tout un savoir-faire orthopédique qui vise à créer des habitudes de conduites propres à éviter le vice et imiter la vertu3. Alors, de fait, l’éducation morale devient persuasion et contrainte ; en un mot elle est dressage4. Car il s’agit de prévenir les vices (éducation négative) et d’enseigner la vertu (éducation positive ou directive)5. Aussi, Rousseau éduque-t-il Emile dès l’enfance, selon un processus d’acquisition progressive de mécanismes de réflexion et de comportement (corps, sens, esprit, raisonnement, sensibilité, sens moral et citoyenneté), propres à provoquer les attitudes politiques appropriées. Est-ce à dire que toute éducation morale se tiendrait dans un hypothétique milieu à mi-chemin entre la transmission d’une science inaccessible et d’un dressage humiliant ? Tout semble dépendre en définitive de la participation du destinataire ; Emile, heureusement que tu es un sage modèle ! Toujours est-il que, dans ce difficile rapport de l’éducation (morale), Rousseau pourrait souligner d’une formule le6résultat : l’efficacité de l’éducation morale, de l’éducation humaine proprement dite, serait inversement proportionnelle à la liberté d’Emile. Donner de bonnes habitudes, dresser l’enfant, c’est inévitablement aliéner sa liberté naturelle.

« Comment se fait-il que d’ excellents pères aient si souvent des fils médiocres ? »7.

  1. (1)  Cf. Platon, La République, Livre VII, 518c, p.276, aux éditions Garnier- Flammarion, 1966. Cf. Platon, Protagoras, 320b, p. 84 et329b, p.96,aux éditions GF- Flammarion, 1997.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T.III, Livre III, p.454 :  » Je l’excite ainsi sans le rendre jaloux de personne ; il voudra se surpasser, il le doit ; je ne vois nul inconvénient qu’il soit l’émule de lui-même ». Sur le rapport du nom d’Emile à l’émulation, Cf. l’allusion du point de vue de J. Cropsey par T. Marshall, « Rousseau’s Translations. A review Essay », revue Political Theory, février 1982, p.112.
  3. (3)  Cf. M. Foucault, Surveiller et punir, aux éditions Gallimard, (1975) collection Tel (1994), chapitre III, p.159.
  4. (4)  Que l’on se reporte au livre IV de l’ Emile ou de l’ éducation (O.C., T .IV , p.520) où Rousseau utilise la métaphore platonicienne de l’attelage fougueux pour expliquer le point de départ de l’éducation morale d’Emile. Retour à l’idée d’aliénation positive.
  5. (5)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T.III, Livre II, p.323. Cf. J.-J. Rousseau, La nouvelle Héloïse, O.C., T.II, Ve partie, lettre III, p.564.
  6. (6)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C, T.III, Livre I, p.247.
  7. (7)  Cf. Platon, Protagoras, 327a, p.93 aux éditions GF- Flammarion, 1997.

 

Rien n’est plus fragile et plus improbable que la formation morale. Et Rousseau en a pleinement conscience. Voyez le dénouement de l’Emile ou de l’éducation en comparaison de sa suite imaginée par Rousseau dans, Emile et Sophie ou les solitaires1. Si l’histoire romanesque d’Emile a un dénouement des plus heureux, en revanche, dans Emile et Sophie, le jeune homme embrasse seul le malheur de la souffrance (de l’esclavage à l’infidélité de Sophie, …), et le regret de ses vertes années passées en l’heureuse compagnie de son précepteur Rousseau.

« J’étais libre, j’étais heureux, ô mon maître ! Vous m’aviez fait un cœur propre à goûter le bonheur, et vous m’aviez donné Sophie. Aux délices de l’ amour , aux épanchements de l’ amitié, une famille naissante ajoutait les charmes de la tendresse paternelle : tout m’ annonçait une vie agréable, tout me promettait une douce vieillesse et une mort paisible dans les bras de mes enfants. Hélas ! qu’est devenu ce temps heureux de jouissance et d’ espérance, où l’ avenir embellissait le présent… « 2.

Revers d’une situation par trop peu crédible, et d’un avenir par trop radieux. Mais Rousseau3ne nous avait-il pas prévenu? Avant tout, il faut être et se savoir homme pour enseigner … Faiblesse de ceux qui prétendent dire le bien et l’inculquer, avait fustigé Rousseau.

« Ce qui importe à l’éducation des jeunes gens, aussi bien qu’à la nôtre, ce n’est pas qu’on donne des avis, mais que tous les avertissements donnés à d’autres soient manifestement la règle de notre propre vie »4.

En simulant l’apparence d’une communication heureuse, amicale et vraie avec Emile, Rousseau a immolé le seul cœur du jeune garçon à la loi de la transparence, tout en préservant le sien ; « l’idée de l’égalité, qui sert d’intermédiaire entre Emile et son maître, conduit le premier5à ignorer ces différences, alors que celui qui les dissimule ne doit jamais les oublier » . Or, Rousseau ne confiera jamais ce secret, cette dissimulation à son élève. Qui dira, dès lors, à Emile combien Rousseau l’a trompé ? Personne, d’autant plus qu’Emile, sans être dupe de la situation, a appris à s’en accommoder, demeurant au centre de son petit univers ptolémaïque6, et à y regarder sa véritable liberté ; Emile ne saura jamais l’art de

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile et Sophie ou les solitaires, O.C., T.IV, pp.880-924.
  2. (2)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile et Sophie…,O.C., T.IV, Lettre première, p.881.
  3. (3)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile…, O.C., T.IV, Livre II, p.325 : « souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre deformer un homme il faut être homme soi-même ; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer ».
  4. (4)  Cf. Platon, Les lois, Livre V, 729c.
  5. (5)  Cf. T. Marshall, « Poésie et Praxis dans l’Emile de J.-J. Rousseau. Les droits de l’homme et le sentiment del’humanité », revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, Tome 76, n°4, 1992, p.591.
  6. (6)  Cf. l’intervention de L. G. Crocker au colloque international de Montmorency (1989) sur la question de l’aspect révolutionnaire de l’Emile. Cf., les actes du colloque, p.150 : « Emile demeure au centre de son petit univers ptolémaïque, le centre autour duquel gravitent le soleil qu’est son précepteur et plus tard, la lunequ’est Sophie, ».

 

Rousseau, car son cœur roturier participe de la distinction fondamentale qu’opère Rousseau entre l’homme de génie et l’homme du commun.

Cette différence fondamentale n’est pas une différence d’érudition pour Rousseau, mais bien plutôt une différence de disposition d’âme ; qui saura sortir de la caverne telle qu’elle est mise en scène par Platon ? Peu de personne en définitive. Seuls les philosophes, les hommes de génie, sont aptes à s’émanciper des chaînes et du théâtre d’ombres. Observant cette dichotomie dans l’ordre de la connaissance, Rousseau cherche à savoir quelle illusion sera la plus respectable, celle qui sera à même d’offrir les meilleures conditions de vie dans la caverne.

Et l’on constate dès lors combien l’éducation d’Emile selon le sentiment de l’humanité, lui est bénéfique. Dans Emile et Sophie, notre jeune homme, trouve toujours œuvre à accomplir même dans les moments les plus noirs de son existence. Emile se retrouve, se ressaisit en prenant conscience de son anéantissement, et en y consentant1. Emile existe et Sophie, femme de beauté et de vertu, malgré son infidélité, reste digne de regret2. Emile sait encore jouir de son existence et retrouve une place parmi ses semblables, mais il est désormais seul, sans foyer, sans patrie, sans amis. Seul parmi ses semblables. Il est, encore une fois, dans la société sans en être3.

Emile ou de l’éducation n’inaugure donc pas seulement qu’un genre littéraire, mais aussi et surtout un nouveau genre humain, un modèle humain simple et de simplicité. Emile est un modèle à même de nous faire aimer la démocratie en percevant combien ce jeune homme dont nous avons suivi l’enseignement, croyant de la sorte avoir été au cours de notre lecture le confident du précepteur, l’interlocuteur privilégié du poète-législateur, se présente comme l’alternative – et la meilleure – à l’aliénation de soi et des autres, la réponse de Rousseau au nihilisme de la pensée moderne.

De fait, la Bible, à sa plus haute exigence, nous propose les prophètes et les saints ; et, au niveau de la vie ordinaire, l’homme pieux. Quant à la pensée poétique hellénistique, c’est le héros qui occupe les sommets et le gentilhomme l’ordinaire. Or, contre le bourgeois initié par les Lumières, qui n’offre aucune poésie et plus encore suscite le mépris, Rousseau nous offre l’homme naturel afin de rivaliser avec les saints et les héros ; et Emile comme modèle de l’ordinaire, du faisable et du reconnaissable. Emile comme médium vers le contrat social, juste et bénéfique pour tous (hormis Rousseau), le chemin vers le modèle heureux et idéal de la cité antique. Emile comme modèle d’excellence républicaine réalisable. Mais « former des citoyens n’est pas l’affaire d’un jour ; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants »4.

  1. (1)  Cf. J.-J. Rousseau, Emile et Sophie…,O.C., T.IV, p.894. Sur l’étude de la fatalité dans la philosophie du 18e siècle, CF. B. Baczko, Job, mon ami. Promesses du bonheur et fatalité, aux éditions Gallimard, coll. « Nrf- essais », 1997.
  2. (2)  Cf. J.-J. rousseau, Emile et Sophie…, O.C., T.IV, p.899.
  3. (3)  Cf. B. Baczko, Rousseau. Solitude et communauté, aux éditions Mouton/Ecole Pratique des Hautes Etudes,1974. La première partie de son éducation le retirait déjà de la société.
  4. (4)  Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l’ Economie Politique, O.C., T .III, p.259.

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Epilogue.

« Je considère que Rousseau aura été vraiment un très grand homme, quelqu’un qui n’a jamais rien écrit à la légère, dont chaque opinion n’était avancée qu’au terme d’un raisonnement puissant, tenant compte de toutes les objections sérieuses envisageables, tout en étant emporté par le souffle démonique. Tout le monde devrait une fois dans sa vie se laisser enchanter par la lecture de Rousseau, mais il est également possible que le désenchantement soit nécessaire. Kant disait qu’après avoir terminé l’Emile, il s’était refusé à y penser pendant huit jours, tant il craignait que l’enchantement éprouvé ne vint obscurcir son jugement. Et il s’agissait de Kant ! »1

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(1) A. Bloom, « Rousseau, l’art, la modernité », revue Commentaire, n°76, Hiver 1996-1997, p.823. Cf. A. Bloom, « L’éducation de l’homme démocratique : Emile », revue Commentaire, Op. Cit., p.458 : « L’Emile est ainsi un de ces livres – et ils sont rares – qu’on peut dire totaux ou synoptiques, un livre avec lequel on peut vivre et qui devient plus profond à mesure qu’on devient soi-même plus profond, un livre comparable à la République de Platon ». Cf. l’invitation de T. Marshall à comparer l’Emile ou de l’éducation au retable du 15e siècle de la cathédrale Sainte-Bavon de Gand : l’agneau mystique des frères Van Eyck (T. Marshall, « Rousseau’s Translations. A Review Essay », revue Political Theory, 1982, p.111). Rousseau nous donne dans L’Emile ou de l’éducation la possibilité de redécouvrir toute la minutie et la complexité de la nature humaine, en se refusant à toute forme de réduction ou de simplification des désirs humains, et en peignant, au plus vrai, toutes les passions, jamais figées.

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Bibliographie

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