Passion et raison


L’opposition entre raison et passion est classique en philosophie :

  • L’homme, par définition, serait un animal raisonnable.
  • La passion, soumission irréfléchie et incontrôlée aux désirs, serait associée à la fois à la passivité et à la souffrance.

Les passions devraient donc être combattues. Le sage, ayant pleinement réalisé sa nature d’être raisonnable, devrait être sans passion.

Contrairement à cette tradition, Rousseau ne condamne pas les passions en elles-mêmes.

Pour Rousseau, certaines passions sont naturelles, antérieures à la raison et bénéfiques :

  • L’amour de soi « qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation » (Discours,note o)
  • La pitié qui « nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables » (Discours, Première partie) .

Ce sont les passions perverties par la raison délirante que Rousseau condamne. Ainsi,l’amour propre (à ne pas confondre avec l’amour de soi), qui nous pousse à nous comparer aux autres et à vouloir les dominer, est une passion néfaste engendrée par la raison :

C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gène et l’afflige. C’est la philosophie qui l’isole; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : « péris si tu veux, je suis en sureté. » Il n’y a plus que les dangers de la société toute entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet admirable talent; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité.

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,Première partie.

Loin de conduire à la sagesse, la philosophie contribue donc à l’aveuglement des hommes : l’entendement délire !

Rousseau montrera que ce sont les passions non naturelles qui sont à l’origine de l’inégalité.

Ainsi, c’est l’avidité, passion non naturelle, qui pousse les hommes à s’approprier des biens matériels au-delà de ce qui est nécessaire à leur propre conservation.L’instauration de la propriété est le point de non-retour qui fait basculer l’humanité de l’égalité naturelle dans l’inégalité sociale :

Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerre, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux, ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,
Deuxième partie, premier paragraphe.

La simple possession devient propriété par imposture. Le désir immodéré de richesses matérielles pousse à l’accumulation déréglée qui engendre la toute-puissance des uns au prix du total dénuement des autres.

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