Rousseau : une énigme pour les républicains

Partons de deux hypothèses très simple

La première est qu’il existe aujourd’hui une véritable alternative républicaine à la philosophie politique libérale. Cela signifie que le républicanisme contemporain n’est ni une nostalgie indue ni une absurdité ni une forme de libéralisme sous un faux nom. Il s’agit d’une philosophie politique originale qui a quelque chose d’important à dire sur la manière dont la liberté moderne a été engendrée ainsi que sur les voies de sa préservation dans l’avenir.

La seconde est que la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau paraît être l’endroit tout désigné dont il faut partir si nous voulons comprendre le principal point de clivage entre républicanisme et libéralisme. Nombre de républicains aujourd’hui n’acceptent pas cette seconde hypothèse parce qu’ils demeurent convaincus que le Contrat social contient bien la recette d’une démocratie totalitaire que beaucoup ont voulu voir en lui. En d’autres termes, ils ne sont pas encore guéris du virus que leur a inoculé la lecture de Jacob Talmon, et c’est précisément à une telle guérison que le présent article voudrait tenter de contribuer.

I

Rousseau est à l’origine d’une longue tradition qui, dans la pensée politique française, affirme qu’il ne peut y avoir de liberté sans égalité, en sorte que les deux concepts ne doivent pas être considérés comme les deux pôles d’une opposition, mais comme deux aspects complémentaires d’une seule et même réalité que nous pourrions appeler la liberté politique ou civile. C’est ce que nous appellerons ici la tradition révolutionnaire française, qui met l’accent sur le fait qu’il ne peut exister aucune liberté véritable là où les conditions matérielles – du point de vue de la richesse et du pouvoir privé – sont profondément inégalitaires ; elle affirme donc, dans les termes de Rousseau que « la liberté sans la justice est une véritable contradiction » [1][1]Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, in Id., Œuvres….

Dans le Contrat social, Rousseau ne laisse aucun doute à son lecteur sur le fait que l’égalité à laquelle il pense n’est pas seulement celle des droits ni celle qui résulte d’une égale soumission à une loi identique :

« Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux, la liberté et l’égalité, la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; la liberté parce que l’égalité ne peut subsister sans elle. » [2][2]Contrat social, II, 11.

Pour définir cette égalité, il ajoute ensuite :

« À l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes, mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois, et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. » [3][3]Ibid.

À la toute fin du livre I, Rousseau propose une autre formulation des limites qu’il est nécessaire de donner à la richesse et à la puissance privées si l’on veut que la liberté soit accessible à tous. Il affirme tout d’abord qu’il existe une égalité naturelle entre les hommes et que le pacte social qu’il appelle de ses vœux ne saurait la détruire ; il se contente seulement de substituer « une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes » et de faire en sorte que, « pouvant être inégaux en force et en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit » [4][4]Contrat social, I, 9.. Dans une note, Rousseau dit nettement qu’un certain degré d’inégalité de richesse est incompatible avec une telle égalité morale et qu’elle en fait une simple duperie :

« Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien. D’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. » [5][5]Ibid.

Si certains disposent d’une trop grande abondance de biens, ils accèdent donc à un pouvoir qui n’est pas « au-dessous de toute violence » ; cela ne signifie pas qu’ils recourent effectivement à une telle violence, mais qu’ils disposent de différents moyens de contraindre les tiers à se plier à leurs volontés. Or c’est précisément cet état de chose que l’on appelle domination, et c’est cette domination qui est destructrice de toute égalité morale ; elle introduit la force – potentielle ou réelle – dans les relations civiles et elle détruit entièrement le fondement des devoirs réciproques ; elle transforme en outre l’association civile en simple fait dépourvu de tout droit et de toute légitimité. Dans les termes de Rousseau, une telle association est un simple « rassemblement » et non pas une union civile véritable.

Dans l’Émile, Rousseau propose une formulation encore plus transparente de la manière dont l’inégalité de richesse est destructrice de l’égalité morale :

« Il y a dans l’état de nature une égalité de fait réelle et indestructible parce qu’il est impossible dans cet état que la seule différence d’homme à homme soit assez grande pour rendre l’un dépendant de l’autre. Il y a dans l’état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire et que la force publique, ajoutée au plus fort pour opprimer le faible, rompt l’espèce d’équilibre que la nature avait mise entre eux. » [6][6]Émile, in OC, IV, p. 524.

Il apparaît donc que les hommes peuvent avoir les mêmes droits sans être moralement égaux et sans être moralement unis les uns aux autres ; ceci se produit lorsque l’égalité de droits est mariée à de grandes inégalités de richesse et de pouvoir. Pour Rousseau, la question n’est dès lors pas de savoir si une action publique destinée à réduire le gouffre qui sépare les différents degrés de richesse et de pouvoir peut détruire l’égalité des droits, car là où l’inégalité de richesse atteint un certain niveau, elle entraîne une inégalité de puissance qui est elle-même destructrice de l’égalité des droits. Si, dans une situation où les différences sociales sont excessives, l’égalité de droit disparaît, il est impossible qu’une action publique destinée à réduire ces différences ait pour effet de détruire une égalité de droits qui, dans ce cas-là, ne peut pas exister puisque, pour être authentique, elle requiert des degrés comparables de puissance et de richesse entre les citoyens.

Si nous prêtons attention à ce que nous dit Rousseau, nous constatons qu’il va encore plus loin dans cette voie : lorsque les différences sociales atteignent une certaine proportion, non seulement l’égalité des droits est vidée de tout contenu réel, mais les droits en question deviennent eux-mêmes les instruments de l’oppression puisqu’ils ne servent désormais qu’à ajouter la force publique à celle dont disposaient déjà les oppresseurs, en imposant à ceux qui n’ont rien le devoir de respecter la propriété des possédants. Conférer des droits égaux à des personnes matériellement inégales équivaut donc à un système d’oppression secrète. Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité,lorsque Rousseau analyse le faux contrat proposé par les riches après que le processus de différenciation sociale s’est produit, il affirme que, parvenu à ce point, le riche conçoit « le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ». Ce projet consiste à utiliser pour son propre avantage les forces de ceux qui, auparavant, dirigeaient leurs attaques contre lui, de « faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes et de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui était contraire » [7][7]Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, in OC,…. Aux yeux de Rousseau, le droit égal de propriété dans un contexte où certains disposent d’une propriété effective tandis que d’autres en sont dépourvus n’est pas un droit : c’est une tromperie par laquelle les possédants tentent d’imposer aux non-possédants un devoir de ne pas porter atteinte aux moyens mêmes par lesquels ils sont dominés, et donc de consentir d’une certaine manière à leur propre servitude. Rousseau reconnaît que nombre d’hommes ont ainsi consenti à leur propre servitude, mais cela ne saurait signifier qu’ils ont un authentique devoir de respecter l’engagement qu’ils ont pris et de demeurer esclaves : dans le Contrat social, I, 4, Rousseau a en effet expliqué – en des termes définitifs – la raison pour laquelle il était impossible d’être assujetti à un devoir envers une personne qui, à son tour, n’est assujettie à aucun devoir envers nous.

L’orientation générale de la pensée de Rousseau est donc claire : l’inégalité de richesse entraîne l’inégalité de pouvoir et ces deux inégalités, prises ensemble, transforment l’égalité de droits en apparence et en illusion. Dans le projet de Constitution pour la Corse, Rousseau formule cette idée d’une manière très précise  :

« La puissance civile s’exerce de deux manières : l’une légitime par l’autorité, l’autre abusive par les richesses. Partout où les richesses dominent, la puissance et l’autorité sont ordinairement séparées, parce que les moyens d’acquérir la richesse et les moyens de parvenir à l’autorité n’étant pas les mêmes, sont rarement employés par les mêmes gens. Alors la puissance apparente est dans les mains des magistrats et la puissance réelle est dans celle des riches. Dans un tel gouvernement, tout marche au gré des passions des hommes, rien ne tend au but de l’institution. » [8][8]Constitution pour la Corse, in OC, IV, p. 939.

Lorsque les conditions matérielles sont profondément inégales, les citoyens les moins avantagés sont donc privés de l’égale protection des lois puisque, dans une situation de ce genre, les lois ne seront jamais faites et exécutées qu’en conformité avec la volonté et les intérêts des citoyens les plus riches. La suprématie de la loi n’est donc possible, selon Rousseau, qu’entre des gens qui possèdent tous des fortunes « médiocres » :

« Ce qu’il y a de plus nécessaire et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c’est une intégrité sévère à rendre justice à tous, et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal est fait quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C’est sur la médiocrité seule que s’exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre ; le premier les élude, le second leur échappe ; l’un brise la toile, l’autre passe à travers. » [9][9]Sur l’économie politique, in OC, III, p. 258.

Si l’on prend ces idées au sérieux – « la liberté sans la justice est une véritable contradiction » – il n’y a plus aucun mystère dans le fameux passage où Rousseau parle de forcer les citoyens à être libres. Et plus aucun scandale non plus.

Que dit ce texte tant honni ? Rousseau commence par affirmer que chaque homme peut avoir une volonté particulière qui diverge de la volonté générale et qui peut même lui être contraire en certaines occasions. Sous l’empire de cette volonté particulière l’individu est porté à poursuivre son intérêt privé, qui est ordinairement distinct de l’intérêt général représenté par la liberté commune et s’oppose souvent à lui. Dans ce cas, sa propre existence privée acquiert une importance supérieure à son existence en tant que citoyen, ou en tant que membre du corps politique qui le rend libre en lui conférant la protection de la loi commune et en créant chez ses concitoyens le devoir positif de respecter scrupuleusement son droit d’agir comme il le fait lorsque ses actions se tiennent dans la limite de la loi. En plaçant ainsi l’impératif de son intérêt privé au-dessus de celui de la préservation de la liberté commune, l’individu se conduit de manière injuste, parce qu’il veut jouir de l’avantage que constitue le respect que les autres lui doivent et lui portent sans acquitter ses propres devoirs qui consistent dans le respect des autres. Voici comment Rousseau formule les choses :

« Son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement n’en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique. » [10][10]Contrat social, I, 7.

Rousseau parle ici des devoirs du citoyen envers le corps, mais ce n’est qu’une autre manière de parler des devoirs de chaque citoyen envers l’ensemble de ses concitoyens sans exception. Le devoir d’obéir à la loi n’est donc pas un devoir envers une entité abstraite – le corps, l’État – mais un devoir envers une entité réelle formée de tous les membres de la société du Contrat. L’idée de Rousseau est ainsi tout à fait claire : lorsqu’un citoyen viole la loi sans en subir aucun châtiment, son action même crée pour lui une forme de privilège, ou une sorte de « droit » – parfaitement prétendu – de faire ce que les autres n’ont pas le droit de faire ; or un tel privilège est par lui-même destructeur de tout devoir envers lui dans la personne des autres, puisqu’un tel devoir ne peut être fondé que sur la réciprocité et l’absence de privilèges. Nul ne peut en effet avoir le devoir de respecter dans la personne d’autrui une action qu’il n’a pas lui-même le droit d’accomplir ; si un tel devoir existait, il aboutirait immanquablement, par exemple, au devoir de respecter les actions par lesquelles d’autres nous réduisent en servitude, et Rousseau dit explicitement – et très logiquement – que nul ne peut jamais être assujetti à un devoir de respecter ce qui tourne à son propre détriment ou désavantage. À plus forte raison, nul ne peut être tenu de respecter une action qui conduit à la destruction de sa propre liberté.

Supposons maintenant qu’un citoyen a violé la loi, ce qui signifie qu’il s’est rendu coupable d’un acte injuste par lequel il revendique dans les faits un privilège indu. Cette action injuste fait de lui un homme injuste et coupe à la racine tous les devoirs que les autres pourraient avoir envers lui puisque, comme nous l’avons vu, il ne peut exister aucun devoir de respecter un homme injuste qui prétend détruire notre propre liberté en réclamant pour lui le droit de faire ce qui ne nous est ni permis ni accessible. Cet homme injuste est désormais non libre puisque ses concitoyens n’ont aucun devoir à son endroit ; ceci est tout à fait clair, dans la mesure où la liberté consiste à vivre au milieu de gens qui ont un devoir moral de ne pas interférer avec nos actions tant que celles-ci demeurent conformes aux lois. Dès lors, la sanction et le châtiment restaurent cette liberté et restaurent aussi, par conséquent, la liberté que l’homme injuste a perdue par ses propres actions. C’est exactement ce que Rousseau entend dire lorsqu’il affirme que l’homme injuste sera forcé d’être libre :

« Afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. » [11][11]Ibid.

Le sens de la formule « on le forcera d’être libre » n’est donc pas qu’un individu peut être rendu libre par la force lorsqu’on le contraint à se conformer à une loi qui serait sa volonté réelle ou profonde. Cette lecture est la plus courante, par exemple dans le passionnant passage de son livre où Bernard Bosanquet traite de la conception rousseauiste de la volonté générale [12][12]B. Bosanquet, The Philosophical Theory of the State and Related…. Mais chacun sait bien que toute suggestion consistant à opposer une volonté réelle à une volonté seulement apparente se heurte à d’insurmontables difficultés. Fort heureusement, nous n’avons nul besoin de cet artifice philosophique pour comprendre l’intention de Rousseau : être libre, c’est vivre au milieu de gens qui ont un devoir de respecter nos actions et cela signifie que la liberté ne peut consister seulement à vivre parmi des gens que la loi contraint à ne pas interférer dans nos actions. La liberté est en effet une espèce de relation morale dans laquelle chaque citoyen reconnaît que certaines classes d’actions – définies de manière abstraite et quel qu’en soit l’auteur – ont pour propriété d’être compatibles avec l’égale liberté de tous, et que le respect est dû à toute personne qui n’outrepasse pas les limites de cette classe. Si je viole la loi, je sors des frontières du territoire où le respect est dû à ce que je fais et je deviens non libre dans la mesure où désormais, ce respect me fait défaut ; lorsque la force commune du corps politique me ramène dans les limites de la loi, elle restaure mon droit à être respecté et me rend ma liberté. Elle me force à être libre.

Ceci laisse cependant subsister deux difficultés.

Tout d’abord, cette théorie semble impliquer que celui qui s’est rendu coupable d’une violation de la loi n’a droit à aucun respect aussi longtemps que son acte n’a pas été sanctionné et puni. Ce n’est pas le lieu de s’étendre sur cette question ici, mais la thèse de Rousseau semble être que tout criminel peut être considéré comme mettant en danger l’espèce de rapport moral qui existe entre les citoyens, et que tout crime qui demeure impuni correspond à la création d’un privilège ou d’une forme d’asymétrie qui détruit l’égalité et les fondements des devoirs mutuels. Rousseau souhaite aussi rendre ses lecteurs sensibles au fait qu’aucune violation de la loi – si légère soit-elle – ne peut être considérée comme une affaire purement privée ou personnelle. Elle a un impact sur l’essence du lien social, dans la mesure où il est clair que « les engagements qui nous lient au corps social sont obligatoires parce qu’ils sont réciproques ». Dans le chapitre 6 du premier livre du Contrat social, Rousseau dit en termes tout à fait clairs que les clauses de ce contrat « sont tellement déterminées par la nature de l’acte que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ».

La seconde difficulté est encore plus sérieuse : comment faut-il comprendre les fondements du devoir et du respect mutuels ? Rousseau semble suggérer que j’ai le devoir de respecter mes concitoyens toutes les fois que leurs actions sont conformes à la loi, parce que, dans ce cas, cela implique que j’ai le droit d’agir comme ils agissent eux-mêmes. Mais, à l’évidence, le fait d’avoir les mêmes droits ne saurait constituer le dernier mot dans cette affaire. Dans la mesure où l’on doit admettre que de très importantes inégalités de richesse sont incompatibles avec une égalité de droits qui ne soit pas seulement nominale, Rousseau ne peut avoir à l’esprit que des droits égaux dans le seul contexte qui rend cette égalité réelle, c’est-à-dire un contexte où nul n’est si riche qu’il puisse acheter une autre personne et où nul n’est si pauvre qu’il soit contraint de se vendre. Il est très important de rappeler que, pour Rousseau, il est tout simplement impossible que le fait de maintenir les inégalités de richesse dans les limites où elles demeurent compatibles avec l’absence de domination constitue une menace pour l’égalité des droits, puisqu’il n’existe ni égalité des droits ni suprématie effective de la loi là où les conditions matérielles sont trop éloignées les unes des autres. D’une certaine manière, il ne saurait donc exister de conflit entre liberté et égalité puisque, là où l’égalité n’existe pas, il ne saurait exister aucune liberté digne de ce nom.

Rousseau paraît cependant parfois admettre que « cette égalité est une chimère de spéculation » qui ne peut avoir lieu dans la réalité ; mais il ajoute immédiatement le propos suivant :

« Si l’abus est inévitable, s’ensuit-il qu’il ne faille pas au moins le régler ? C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. » [13][13]Contrat social, II, 11.

Telle est bien l’idée essentielle dont la formule « on le forcera d’être libre » est la conséquence immédiate. S’il ne peut exister aucune liberté parmi des gens dont les conditions diffèrent par trop du point de vue de la richesse et du pouvoir, l’action publique en vue d’empêcher l’émergence de ces différences de richesse ou en vue de combler le gouffre qui sépare les riches et les pauvres ne peut être que légitime ; loin d’éteindre ou d’anéantir la liberté, une action publique de ce genre crée au contraire les conditions sans lesquelles elle ne saurait exister, même si Rousseau lui-même demeurait convaincu qu’il n’est pas possible de porter remède à de telles inégalités après qu’elles se sont développées et que, de même que l’éducation ne saurait soigner les vices moraux une fois qu’ils sont entrés dans l’esprit, mais seulement les empêcher d’y pénétrer, la politique ne peut porter remède à l’inégalité une fois qu’elle s’est épanouie, mais seulement l’empêcher de prendre des dimensions incompatibles avec la survie de la liberté comme absence de domination.

II

Que pouvons-nous faire de l’idée rousseauiste aujourd’hui ? Est-elle complètement absurde ou bien contient-elle une part de sagesse, un élément que ne devraient surtout pas oublier tous ceux qui se soucient de l’avenir de la liberté moderne ?

Tout le monde sait que, dès le moment de la publication du Contrat social, la thèse de Rousseau a été exposée à une vigoureuse critique suggérant que toute volonté d’introduire dans une société composée d’individus libres (au sens où ils jouissent de droits égaux) une forme supérieure d’égalité qui ne serait pas une forme d’égalité devant la loi aboutit à la mort de cette même liberté dont cette égalité plus réelle serait pourtant censée la condition indispensable. Toute égalité autre que celle des droits est ainsi vouée à anéantir à long terme la liberté elle-même. L’idée principale de Rousseau est donc bien une simple chimère, qui n’en est pas moins dangereuse pour cela, comme nombre d’auteurs l’ont souligné à l’envi depuis la publication du Contrat social.

Si cet argument est fondé, il possède un caractère dévastateur, parce qu’il équivaut à l’idée que l’égalité des droits aboutit nécessairement à l’inégalité de richesse et même à la thèse selon laquelle cette inégalité de richesse et de puissance est précisément la raison pour laquelle on a initialement voulu l’établissement de l’égalité des droits. C’est ce que dit en termes on ne peut plus explicites Mme de Staël lorsqu’elle affirme que la principale justification de l’égalité des droits est qu’elle est indispensable pour permettre à l’inégalité naturelle des talents de se manifester avec sa pleine mesure.

Une autre critique de la tradition révolutionnaire française a été avancée dans la période récente par François Furet et ses disciples ; ils conçoivent la poussée égalitariste présente dans la tradition française comme la maladie caractéristique des intellectuels bourgeois qui ne supportent pas l’idée qu’ils ont pu contribuer à la création d’un régime politique et social – la démocratie moderne – dont l’effet est de faire fleurir, sur le sol semé par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, des inégalités matérielles absolument sans précédent. C’est la raison pour laquelle ils se sont ralliés en si grand nombre d’abord au « socialisme utopique » du milieu du XIXe siècle, puis au fameux « socialisme scientifique » qui a fait d’eux des adversaires sans merci des droits de l’homme et de l’égalité formelle, auxquels ils attribuaient la responsabilité essentielle du développement du capitalisme, de l’exploitation du prolétariat et de la société de classes. Mais deux siècles et plus après 1789, il est grand temps de regarder la réalité en face et de reconnaître l’inévitabilité de ce que Furet appelle « les noces du capitalisme et des droits de l’homme ». Aujourd’hui, dit Furet, les thuriféraires de la pulsion égalitaire qui caractérise la tradition française doivent enfin comprendre à quel point elle a été nuisible en faisant miroiter aux déshérités un idéal d’égalité qui serait plus et autre chose que l’égalité des droits et la suprématie de la loi ; il leur appartient dès lors de dompter cette pulsion jusqu’à devenir capables d’admettre deux choses.

Tout d’abord que les hommes sont naturellement inégaux en talents, en capacités et en énergie et que le fait d’instituer l’égalité devant la loi signifie nécessairement à la fois que l’on donne libre cours à ces inégalités et qu’on les considère comme légitimes. Dans ce contexte, les seules inégalités que l’on peut répudier, ce sont celles qui se maintiennent à l’abri des barrières artificielles de la force et du privilège.

Et en second lieu, que toute tentative pour progresser vers une plus grande égalité de conditions matérielles exige précisément le recours à la force, au privilège et à la protection artificielle, en contradiction ouverte avec les droits égaux que l’on entend garantir et rendre plus réels par ces moyens.

Telle est la leçon de réalisme administrée par François Furet dans le contexte d’une évolution néo-tocquevillienne qui domine aujourd’hui la pensée politique et sociale en France.

On est cependant en droit de penser que cette vulgate est mal fondée et nous voudrions proposer ici quelques observations qui permettraient d’étayer cette proposition.

Remarquons tout d’abord que cette question – la compatibilité de l’égalité des droits et de l’inégalité des conditions – a été prise au sérieux par des penseurs qu’il serait difficile de considérer comme des radicaux, mais qui ne parvenaient cependant pas à se réjouir sans arrière-pensée des noces célébrées par Furet. Le comte Destutt de Tracy par exemple, éminent membre du cercle des idéologues au début du XIXe siècle. Dans un livre intitulé De la volonté et de ses effets, Destutt montre que, sous le manteau protecteur de la suprématie de la loi, surgissent des inégalités croissantes de richesse et de conditions matérielles. On peut admettre que de telles inégalités sont légitimes, puisqu’elles sont des conséquences des différences naturelles entre les individus, et l’on doit admettre aussi que, d’un certain point de vue, de telles inégalités sont avantageuses en tant qu’elles sont une composante nécessaire d’un processus de développement et de civilisation qui conduit à une plus grande maîtrise de la nature et à une meilleure satisfaction des besoins des hommes. Mais après voir dit tout cela, Destutt ajoute immédiatement qu’il ne saurait comprendre comme des gens peuvent affirmer que de telles inégalités constituent un bien pur et sans mélange car, quoi qu’on en aie, l’inégalité est et demeurera toujours un mal, même s’il s’agit d’un mal inévitable. C’est un mal parce que, sans être injuste ou illégitime en elle-même, elle est un moyen entre les mains de l’injustice, c’est-à-dire entre les mains des gens qui se servent de leurs richesses pour réduire la partie la plus pauvre de la population dans un état de dépendance, pour imposer leurs propres intérêts particuliers comme s’il s’agissait des intérêts de l’ensemble, et pour dénier à ceux qui dépendent d’eux la pleine liberté de vivre comme ils l’entendent et de développer leurs facultés et leurs potentialités. L’inégalité de richesse est donc un mal, parce qu’elle sert de fourrier à l’inégalité de pouvoir.

Or, selon Destutt, cette inégalité de pouvoir est le mal par excellence, parce qu’elle revient à l’usage de la force dans les relations entre les hommes et parce qu’elle aboutit à une situation de pur artifice fondée exclusivement sur la coercition et la puissance, à une forme d’illégitimité où les rapports de subordination sont les conséquences de qualités purement arbitraires comme la richesse héritée. Une telle situation est précisément ce que l’aspiration libérale s’était donnée pour tâche de maîtriser et de supprimer au profit d’une société fondée sur le droit et la légitimité. Destutt perçoit donc l’existence d’un cercle vicieux dans la société moderne.

Sans le formuler dans ces termes, Destutt cherche en réalité à suggérer la chose suivante : toute société possède une composante matérielle et une composante morale et la question est de savoir si la composante morale n’est que l’instrument de la composante matérielle ou si elle constitue une finalité distincte et digne d’être poursuivie pour elle-même. La composante matérielle est la manière dont cette société parvient à satisfaire les besoins et à délivrer les hommes des griffes de la rareté et de l’ignorance. De ce point de vue, les sociétés modernes, fondées sur l’égalité des droits et engendrant des inégalités de conditions considérables de richesse et même de pouvoir, sont un succès réel. Quant à la composante morale, c’est la manière dont une société parvient à unir ses membres dans un seul tout, à créer entre eux des liens réciproques de devoir et de respect qui viennent se substituer aux rapports antérieurs fondés exclusivement sur la force et la fraude. C’est du point de vue de cette composante morale que la société républicaine se distingue fondamentalement de la société néo-libérale dans laquelle nous vivons aujourd’hui : la société néo-libérale considère que les droits ne sont que des moyens sans prendre au sérieux l’idée que la création d’un rapport légitime de réelle réciprocité puisse être une finalité indépendante de la vie sociale ; à l’inverse, la société républicaine – comme la cité rousseauiste – met l’accent sur la différence qui existe entre une union et un simple rassemblement.

Une dernière remarque sur ce thème : à la fin du XIXe siècle, Durkheim souligne que l’un des phénomènes marquants de la société moderne est l’anomie, c’est-à-dire le fait que les individus n’ont plus de véritable sentiment d’appartenir moralement à la société dont ils sont physiquement membres. L’intuition de Durkheim est que l’anomie est une conséquence directe de l’inégalité des chances ou de ce qu’il appelle « l’inégalité dans les conditions extérieures de la lutte ». Beaucoup d’individus ont le sentiment d’être traités comme de simples moyens de la prospérité des autres, parce qu’ils n’ont pas des chances égales de développer leurs propres plans de vie et leurs propres projets. C’est la raison pour laquelle la société libérale doit se muer en une société républicaine ou républicaine-socialiste. Bien entendu, ceci n’implique, pour Durkheim, ni appropriation publique des moyens de production ni redistribution délibérée de ressources, mais seulement des investissements publics dans le domaine de l’éducation et de la protection sociale suffisamment importants pour répondre efficacement à deux impératifs : tout d’abord donner à tous une égale possibilité de réussir lorsqu’ils disposent de capacités ou de talents égaux, et ensuite, protéger les individus contre les conséquences malheureuses de l’existence, comme la maladie ou la perte d’emploi, dont ils ne sauraient être tenus pour personnellement responsables. Mais Durkheim sait aussi qu’une telle politique est coûteuse et que la fiscalité peut atteindre des niveaux tels que les secteurs les plus lourdement imposés de la population commencent à leur tour à penser qu’ils sont utilisés comme des moyens pour la satisfaction des besoins d’autres personnes. La conclusion à laquelle parvient Durkheim est que, dans une certaine mesure, l’anomie est inévitable dans une société composée d’individus indépendants, et que le problème principal consiste à trouver un équilibre entre les deux causes inverses de l’anomie sociale. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a ici un dilemme réel : non pas entre l’égalité et la liberté – comme beaucoup ont tendance à le penser –, mais entre les besoins moraux et les besoins matériels. La conception républicaine vers laquelle incline Durkheim consiste à dire que les besoins moraux – l’unité, la légitimité – ne peuvent être sacrifiés, parce que l’ambition primitive du libéralisme était justement de leur donner satisfaction, tandis que l’expansion de la production matérielle ne devait être qu’un effet latéral – non recherché pour lui-même – de cette même satisfaction. Les hommes du XVIIIe siècle n’ont pas fait la révolution pour devenir plus riches, mais pour être égaux ; et c’est parce qu’ils sont devenus égaux qu’ils ont été en mesure de satisfaire leurs besoins matériels sur une échelle incomparablement plus étendue qu’auparavant. Mais s’ils devaient en venir au point de considérer cet objectif matériel comme le point essentiel de leur association, ils perdraient beaucoup, à la fois parce que la désunion et le conflit sont des motifs de gaspillage, et parce qu’une existence collective sans légitimité ni justice est moralement dégradante. Il apparaît donc que l’impératif d’égalité ne peut pas être un simple moyen en vue d’une fin qui se distingue de lui : c’est parce que l’égalité est une fin qu’elle fonctionne aussi comme un moyen.

La seconde observation est que le thème rousseauiste – le caractère contradictoire d’une liberté qu’on voudrait séparer de l’égalité – refait constamment surface dans d’innombrables thématiques de gauche au sein de la pensée politique française, depuis la « conspiration des égaux » jusqu’à la fin du XIXe siècle. Contentons-nous d’en citer un seul exemple emprunté au contexte du milieu du siècle.

Il s’agit de Louis Blanc, et les écrits dont il sera question datent de 1848, moment où Louis Blanc est une sorte de ministre sans pouvoir du gouvernement provisoire de la Ire République, chargé de réfléchir, au sein de la fameuse Commission du Luxembourg, aux moyens d’organiser le travail pour lutter contre la concurrence sauvage et porter remède à la misère. Louis Blanc part du fait que de nombreux travailleurs, en 1848, sont au chômage et connaissent un état de pauvreté criante ; il poursuit en disant que ces travailleurs veulent aujourd’hui faire le bilan et trouver le sens du grand processus de transformation sociale qui, de la Révolution française, les a menés jusqu’à la situation présente. Pour lui, il est grand temps de proclamer que, après avoir établi l’égalité des droits, ce processus de civilisation progressive doit accomplir une nouvelle étape : les hommes ont été autrefois esclaves, ils ont été attachés à la terre par un lien de servitude, et ils sont devenus des prolétaires, dernier stade de l’esclavage. La liberté, pour eux, est donc encore à venir, et Blanc la définit comme la possibilité, pour chacun, de développer pleinement ses propres potentialités sous la protection de la loi. La question en suspens est évidemment celle-ci : d’où cette liberté viendra-t-elle, qu’est-ce qui affranchira le travailleur de ses chaînes ? La réponse est que la formule sacrée de la Révolution française est la clef de la liberté réelle pourvu que nous en comprenions correctement la signification.

« Le peuple comprit

« Que la liberté n’est pas seulement le droit mais le pouvoir accordé à l’homme de développer ses facultés sous l’empire de la justice et la sauvegarde de la loi.

« Que la diversité des fonctions et des aptitudes étant pour la société la condition de vie, l’égalité consiste dans la facilité donnée à tous de développer également leurs facultés inégales.

« Que la fraternité enfin n’est que l’expression poétique de cet état de solidarité qui doit faire de toute la société une grande famille. » [14][14]Louis Blanc, Le socialisme, droit au travail. Réponse à…

Dans un texte antérieur (1843), Louis Blanc avait explicitement affirmé que l’égalité des droits n’était qu’une protection illusoire dans un contexte d’inégalité des conditions. Voici cette fameuse envolée :

« Le droit, considéré d’une manière abstraite, est le mirage qui, depuis 1789, tient le peuple abusé. Le droit est la protection métaphysique et morte qui a remplacé pour le peuple, la protection vivante qu’on lui devait. Le droit pompeusement et stérilement proclamé dans les chartes, n’a servi qu’à masquer ce que l’inauguration d’un régime d’individualisme avait d’injuste et ce que l’abandon du pauvre avait de barbare. C’est parce qu’on a défini la liberté par le mot « droit » qu’on en est venu à appeler hommes libres des hommes esclaves de la faim, esclaves du froid, esclaves de l’ignorance. La liberté consiste non pas seulement dans le droit accordé mais dans le pouvoir donné à l’homme d’exercer et de développer ses facultés sous l’empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi. » [15][15]Louis Blanc, L’organisation du travail, Paris, 1843, p. 26-30.

Si, au milieu du siècle, les « socialistes » s’accordaient pour dire que l’égalité des droits ne pouvait constituer le dernier mot de l’histoire, ils divergeaient en revanche sur les conséquences de ce fait. Certains, comme Louis Blanc, souhaitaient que l’État organise le travail, fixe les prix, contrôle les échanges, tout en se déclarant hostiles par principe à l’abolition de la propriété privée et en se contentant de prôner une société qui mettrait chaque travailleur en mesure de contrôler les moyens de production indispensables à sa propre préservation par le biais de l’association. D’autres savaient cependant fort bien qu’un tel programme conduisait à la destruction pure et simple des rapports moraux qu’il était destiné à préserver.

Nous avons un exemple de cette prise de conscience chez un auteur du milieu du XIXe siècle aujourd’hui parfaitement inconnu, François Huet [16][16]François Huet, Le règne social du christianisme, Paris, 1853,…. Dans le cours d’une analyse de la formule trinitaire de la Révolution française – liberté, égalité, fraternité – Huet tente d’expliquer comment la liberté et l’égalité sont liées l’une à l’autre et il mentionne précisément le passage de Louis Blanc cité ci-dessus ; commentant le texte de Blanc, il se dit tout disposé à admettre que la liberté n’est pas un droit mais un pouvoir, tout en remarquant que ce mot de « pouvoir » doit être compris correctement : un homme est libre non pas s’il a le pouvoir de faire ce que les autres ont le pouvoir de faire, ni si la loi lui donne artificiellement le pouvoir de faire ce que les autres ont naturellement le pouvoir de faire, mais si la loi reconnaît un tel pouvoir lorsqu’il le possède ; par conséquent, pour des individus, former une société libre ne requiert certainement pas que tous y possèdent le même pouvoir, car ceci est impossible (si l’on ne tient compte que de la nature) ou parfaitement oppressif (si l’on corrige la nature par l’artifice politique). Les hommes ne disposent pas naturellement de pouvoirs égaux et l’État ne pourrait chercher à égaliser leurs pouvoirs par le biais de la loi qu’en recourant à une forme de despotisme. La liberté sociale et politique requiert, en revanche, que les individus qui possèdent la puissance de faire une chose ne soient pas artificiellement empêchés de la faire alors que d’autres, qui ont cette même puissance, en ont la possibilité ; cela implique, dit Huet, que des individus qui ont des puissances identiques disposent de ressources identiques pour les mettre en œuvre. En ce sens, l’égalité n’est pas l’égalité de pouvoir, mais une égalité de moyens de mise en œuvre de ce pouvoir pour tous ceux qui en disposent. Une société où un individu posséderait une puissance de faire quelque chose et où il serait empêché d’user de ce pouvoir par des obstacles juridiques ou par manque de ressources serait une société non libre si, dans le même temps, d’autres qui ont la même puissance ont aussi les moyens d’en user.

Pour Huet, une telle conception implique que chaque individu ait un droit de propriété sur la part des ressources sociales qui lui permet de préserver sa propre existence et de développer les puissances dont il est naturellement doué. Dans une veine très lockienne, il souligne que les propriétaires de ressources naturelles ont un devoir de faire en sorte que chacun puisse avoir accès à ces ressources, après quoi il pose la question suivante : comment une société peut-elle réussir à créer une véritable égalité des chances sans recourir à des mesures de redistribution qui porteraient atteinte aux droits individuels ? Ou encore, dans les propres termes de François Huet, comment est-il possible de combiner liberté et fraternité, propriété et communauté [17][17]Ibid., p. 274. ? Sa réponse est une version très sophistiquée du droit d’héritage : chaque individu devrait avoir un droit de propriété sur ce qu’il a acquis grâce à sa propre énergie et à son propre travail, mais, si chacun était libre de léguer ce qu’il a acquis sans aucune limite, la société atteindrait rapidement le point où certains de ses nouveaux membres – nés trop tard pour s’approprier directement des ressources naturelles – seraient exclus de tout droit de posséder ce dont ils ont besoin pour préserver leur existence et développer leurs pouvoirs. Huet imagine par conséquent un système dans lequel chaque individu aurait le droit de léguer ce qu’il a acquis à ses propres enfants, ou à toute personne de son choix ; mais ce droit ne s’exerce qu’une seule fois en sorte que le patrimoine reçu ne peut être retransmis à la génération suivante et revient, au moment où celui qui l’a reçu disparaît, dans un fonds commun. À son tour, ce fonds commun – ainsi alimenté en permanence par les biens qui font retour à la communauté après avoir été privativement appropriés par deux générations – est divisé chaque année en parts égales entre tous les membres de la communauté qui atteignent l’âge de 16 ans. On a donc le droit d’hériter de ses parents, et l’on a le droit de céder à ses enfants ce que l’on a acquis par son propre travail, mais pas ce que l’on a soi-même reçu sous forme d’héritage. La richesse peut être transmise par ceux qui l’ont acquise, mais pas retransmise par ceux qui n’ont rien fait pour la produire ; le droit d’héritage est conservé, mais la richesse héréditaire au sens propre est rendue impossible. On voit également que, si un tel dispositif préserve la liberté individuelle, il donne aussi satisfaction à l’exigence de communauté puisque personne n’est exclu du droit de recevoir la part de ressources sociales nécessaire à la préservation de la vie et au développement des facultés.

Il va de soi que la faisabilité pratique d’un tel système est hautement douteuse, en particulier parce qu’il paraît très difficile de faire une distinction tranchée entre ce qu’un individu a acquis par son propre travail et ce qu’il a reçu d’un tiers. Mais l’analyse de Huet – au milieu d’autres de même nature proposées tout au long du XIXe siècle – demeure fascinante parce qu’elle reconnaît deux points essentiels.

Tout d’abord, la tâche de la société n’est pas seulement d’accroître la richesse, mais aussi de se soucier de la manière dont cette richesse est répartie et donc de prêter attention à la question de la légitimité. Une telle légitimité exige que le droit de chacun à une part égale des ressources sociales soit reconnu d’une manière ou d’une autre. Huet critique ce qu’il estime être la position défendue par Malthus, selon laquelle certains des individus qui arrivent dans le monde sans aucun droit de propriété sont tout simplement dépourvus du droit de revendiquer quoi que ce soit et même du droit à demeurer vivants. La liberté est sans doute une chose essentielle, mais la communauté doit être placée sur un pied d’égalité avec elle et elle exige précisément que chaque membre de l’espèce se voie reconnaître par les autres le droit de vivre et de vivre de manière humaine et décente ; à son tour, ce droit à une vie humaine et décente implique le droit de posséder ce qui est nécessaire pour subsister et développer nos facultés, et Huet souligne de nouveau à quel point il serait injuste que des hommes dotés de potentialités ou de facultés égales aient des moyens inégaux de les mettre en œuvre.

Le second point est également très important : si cette communauté créatrice de légitimité est bien le fondement de toute existence sociale, elle ne doit cependant jamais être établie aux dépens de la liberté, de la propriété et de l’individualité. Cette assertion implique que l’État doit être considéré comme inapte à dire à l’avance quelles sont les qualités ou les potentialités personnelles des individus ; étant incapable d’étalonner les citoyens selon leurs capacités, il doit faire en sorte que chacun dispose de ressources équivalentes. L’État ne doit donc jamais redistribuer en prenant aux uns pour augmenter les ressources des autres, car cela supposerait qu’il possède un savoir qu’il ne peut jamais posséder. Le fonds commun alimenté par le mécanisme d’héritage doit ainsi permettre à lui seul à satisfaire le principe de communauté sans porter atteinte au principe de liberté.

Ce qui est étonnant chez un auteur comme François Huet, c’est la conscience aiguë qu’il possède de la nécessité d’intégrer en un seul ensemble les exigences de la liberté et de la propriété individuelle d’une part, et l’exigence communautaire indéfectible qui veut que chaque homme soit traité comme un égal d’autre part ; si cette seconde exigence n’est pas prise en compte, la société individualiste fondée sur la propriété privée et l’échange marchand ne peut pas être légitime. C’est bien le legs de Rousseau.

Terminons par une troisième observation, qui n’est qu’une esquisse : il existe un lien conceptuel très étroit entre l’idée principale de cette tradition révolutionnaire et le regain actuel de la pensée républicaine. On a beaucoup débattu pour savoir si la philosophie politique républicaine qui a pris corps ces quinze dernières années est réellement distincte de la tradition libérale représentée par exemple par Kant, Mill et Rawls. Suggérons qu’une telle distinction existe bel et bien et que, même si les principaux représentants du courant républicain aujourd’hui – Philip Pettit et Quentin Skinner – n’acceptent pas une telle formulation, la principale originalité de ce républicanisme contemporain consiste bien à dire qu’il existe une liaison intime entre l’égalité – en particulier, l’égalité des chances – et la liberté. Ni Pettit ni Skinner ne considèrent Rousseau comme une source majeure de référence dans la construction d’une version moderne de la philosophie politique républicaine, sans doute parce que l’un et l’autre ont été formés dans un contexte anglophone où la réputation de Rousseau en tant que penseur de la liberté individuelle n’est pas sans ambiguïté. Il s’agit toutefois là d’un inconvénient, car cela nous empêche de faire ressortir le lien qui doit exister entre liberté et légitimité : être libre, ce n’est pas être protégé contre l’interférence arbitraire, mais c’est être protégé contre une telle interférence d’une manière particulière : non pas par des moyens matériels ou par un pouvoir de résistance, mais par un droit, par le devoir que les autres alentour ont de ne pas faire obstacle à nos actions lorsqu’elles se tiennent dans les limites de la loi. Et ce n’est pas seulement une question de connaissance commune ou de statut reconnu, car cette liberté et ce devoir exigent une certaine forme d’égalité des ressources et d’égalité des chances [18][18]Cf. R. Goodin, « Folie républicaine », Annual Review of….

Cette version du républicanisme est très loin d’être spécifiquement française. Néanmoins, il pourrait être vrai que la tradition de pensée issue de Rousseau nous offre une bonne occasion de comprendre non seulement que l’implication réciproque de la liberté et de l’égalité est la pierre d’angle de toute philosophie politique républicaine, mais aussi que cette implication réciproque est partie intégrante d’une réflexion sur l’obligation morale d’obéissance au sein d’un ordre politique fondé sur la liberté et l’indépendance des individus. Pour le redire en quelques mots : être libre, c’est vivre au milieu de gens qui ont un devoir de ne pas interférer dans nos actions, ou qui sont assujettis à une obligation morale de ne pas interférer et de reconnaître au contraire que nous avons le droit d’agir comme nous le faisons parce que nos actions ne peuvent être conçues ni comme une interférence arbitraire dans la vie d’un tiers, ni comme une conduite de domination. À son tour, ce devoir de non-interférence ne peut être fondé que sur le fait que les autres jouissent exactement des mêmes droits de faire ce qu’ils ont le devoir de respecter en notre personne, et du fait que, s’ils ont le pouvoir ou la puissance de mener le même genre de projets que nous, ils disposent aussi de moyens matériels équivalents pour le faire. Par conséquent, si le fait d’être libre consiste à vivre parmi des gens qui sont tenus de nous respecter, si ceux qui nous entourent n’ont le devoir de nous respecter que s’ils ont le droit de faire ce que nous faisons et si, lorsqu’ils en ont le pouvoir, ils en ont aussi les mêmes moyens, cela implique précisément le genre de liaison intime entre liberté et égalité que nous évoquions plus haut. John Milton disait ceci en termes fort simples : « Parmi des êtres inégaux, il n’y a pas de société. »