1) Rousseau, père de l’éducation moderne, découvreur de l’enfance, ancêtre revendiqué de l’éducation nouvelle, des méthodes nouvelles. Certes, et non sans de nombreuses ambiguïtés, comme on le verra. Il faudra essayé de comprendre comment cela est lié et indissociable : la modernité éducative, l’enfance reconnue.
2) Une clé, un principe central : la liberté, le principe de la liberté. Avec Rousseau se clôt un monde dans lequel l’éducation (ses moyens et ses fins), pouvait se déduire d’un système (philosophique, religieux, politique) disant ce que l’homme est (sa nature). Il n’y a pas une essence, une « nature » de l’homme donnée.
Ce qui revient à refuser de faire dépendre l’éducation d’un quelconque dogme qui prétendrait la commander de l’extérieur : qu’il soit religieux, moral, politique, philosophique. Voilà pourquoi le déchaînement des autorités contre l’Emile, condamné à Paris, à Genève. Voilà pourquoi le déchaînement de tous les pouvoirs constitués, voilà pourquoi « la ligue des pouvoirs, tant politiques que religieux, protestants aussi bien que catholiques, qui, à travers l’Europe, ont condamné et fait brûler l’ouvrage en place publique » ( Michel Soëtard, Qu’est-ce que la pédagogie ?, Paris, ESF, 2001, p. 39). affirmer l’autonomie de l’éducation à l’égard Le refus de la
L’homme est indéfiniment « perfectible ». Plus de fondement qui justifierait d’avance le sens de l’éducation et les moyens ou les règles d’une pédagogie. L’éducation n’a pas d’autre fondement que la liberté. Comme l’écrit bien Michel Soëtard :
« Cette liberté qui est au coeur de la nature humaine, chacun, du haut au bas de l’échelle, l’a désormais entre les mains : elle est ce qu’il en fera » (Qu’est-ce que la pédagogie ?, Paris, ESF, 2001, p. 21).
Dans l’Emile, il n’est question que de cela, que de cette responsabilité au coeur de l’éducation. Comment éduquer, conduire les apprentissages afin que l’enfant accède à la « liberté bien réglée » ?
3) Mais aussi, on l’ignore trop quand on croit célébrer en lui le chantre de l’éducation naturelle, Rousseau, une pensée de l’éducation qui a pris la mesure des paradoxes, des difficultés, des contradictions de l’éducation. Si l’Emile nous éclaire encore aujourd’hui, nous qui sommes aux prises avec les difficultés de l’éducation et de la pédagogie modernes, c’est aussi pour cela.
« L’intérêt de l’œuvre pédagogique de Rousseau nous semble consister en ce qu’il a développé et magnifié mieux que personne certaines découvertes de la pédagogie nouvelle : charme de l’enfance, négation du péché originel, attachement à ce monde-ci – et en même temps il s’est efforcé de réagir contre certaines illusions, certaines facilités auxquelles beaucoup se laissaient aller, qui soutenaient que la vertu se confond avec le bonheur, conduit comme d’elle-même à sa récompense, que les intérêts particuliers se confondent avec l’intérêt général, que le progrès se développe d’un mouvement continu et irrésistible et qu’il suffit de se confier à lui – et l’on voulait dire du même coup que l’enfant s’éduque presque seul, par sa spontanéité propre, au prix seulement de quelques légères incitations, comme le bébé apprend naturellement à marcher. Il suffirait à l’enfant de se laisser porter par l’élan de sa croissance naturelle« .
Georges SNYDERS, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965, pp. 418/419
On en jugera en méditant ce passage de l’Emile :
« Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C’est de l’accoutumer à tout obtenir ; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus ; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu’il désire. D’abord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra votre montre ; ensuite il voudra l’oiseau qui vole ; il voudra l’étoile qu’il voit btiller ; il voudra tout ce qu’il verra : à moins d’être Dieu, comment le contenterez-vous ? »
Emile ou de l’éducation, Livre II., p. 103 (édition G.F.)
I. UN MAITRE SANS ELEVE ? UN ENFANT IMAGINAIRE ?
Les problèmes éducatifs commencent lorsque l’enfant paraît, lorsque l’enfant est là. L’enfant ? Mieux, tel enfant, singulier.
Mais Emile n’est qu’un élève imaginaire !
» J’ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l’âge, la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu’à celui où, devenu homme fait, il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer dans des visions; car, dès qu’il s’écarte de la pratique ordinaire, il n’a qu’à faire l’épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s’il suit le progrès de l’enfance et la marche naturelle au coeur humain. » Livre I, p. 54.
Un élève imaginaire, qu’est-ce que cela signifie ? Spéculation gratuite ?
L’expression possède au moins trois significations :
- L’élève imaginaire, c’est pour Rousseau le moyen de ne pas s’en tenir à des principes ou des propos généraux, mais d’essayer d’imaginer leur application pratique, concrète :
» Hors d’état de remplir la tâche la plus utile, j’oserai du moins essayer de la plus aisée : à l’exemple de tant d’autres, je ne mettrai point la main à l’œuvre, mais à la plume; et au lieu de faire ce qu’il faut, je m’efforcerai de le dire.
Je sais que, dans les entreprises pareilles à celle-ci, l’auteur, toujours à son aise dans des systèmes qu’il est dispensé de mettre en pratique, donne sans peine beaucoup de beaux préceptes impossibles à suivre, et que, faute de détails et d’exemples, ce qu’il dit même de praticable reste sans usage quand il n’en a pas montré l’application « .
Emile, c’est la possibilité de l’expérience imaginaire en pédagogie. Emile, c’est n’importe quel enfant, ou plutôt la nature commune à tous les enfants, telle qu’elle se manifeste dans n’importe quel enfant. Rousseau déclare qu’il » suit le progrès de l’enfance, et la marche naturelle au cœur humain « .
- Second sens : l’élève imaginaire, c’est le fils de l’homme, et non celui de tel ou tel membre d’une famille, d’une classe ou d’une caste sociale. Pas le fils d’un prince confié à un précepteur, ou le rejeton d’un bourgeois. Il faut avoir présent à l’esprit que jusqu’à Rousseau, les traités d’éducation s’occupaient de l’éducation d’un élève singulier, dont la singularité et le caractère exceptionnel, la » valeur » sociale, justifiaient qu’on s’y consacrât : princes, grands de ce monde !
Même John LOCKE (1632-1704), qui appartient déjà à notre monde moderne, consacrait ses Quelques pensées sur l’éducation (1693) à l’éducation d’un fils de la bourgeoisie :
« Elles étaient destinées au fils d’un gentleman de mes amis, que je considérais, à raison de son jeune âge, comme une page blanche ou comme un morceau de cire que je pouvais façonner et mouler à mon gré » (p. 278, édition Vrin).
Rousseau s’en démarque avec ironie au début du livre V de l’Emile : » Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’élever un gentilhomme, je me garderai d’imiter Locke en cela « .
- On touche ici au troisième sens : imaginaire ici équivaut à universel. Avec Emile, enfant imaginaire, Rousseau pose l’universalité humaine, l’universalité de l’homme en deçà des différences de fortune et de culture, l’universalité humaine présente en chaque enfant.
On comprend alors que l’éducation est au fondement de la démocratie.
II. UN MAITRE QUI N’ENSEIGNE PAS ?
Voilà encore un paradoxe déroutant : le père de la modernité éducative est un maître qui se refuse à donner la moindre leçon. Pire encore : qui relègue à l’âge de 12 ans l’usage des livres et l’instruction méthodique !
C’est le thème fameux de l’éducation négative, de la « méthode inactive« , comme l’appelle Rousseau. Rousseau refuse pendant longtemps une éducation morale, religieuse, et même proprement intellectuelle, prématurée selon lui par rapport au développement de la raison en l’enfant :
Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que vous puissiez dire, j’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de douze ans. C’est le temps où germent les erreurs et les vices, sans qu’on ait encore aucun instrument pour les détruire; et quand l’instrument vient, les racines sont si profondes, qu’il n’est plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout d’un coup de la mamelle à l’âge de raison, l’éducation qu’on leur donne pourrait leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu’ils ne fissent rien de leur âme jusqu’à ce qu’elle eût toutes ses facultés; car il est impossible qu’elle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis qu’elle est aveugle, et qu’elle suive, dans l’immense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze ans, sans qu’il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s’ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n’aurait rien en lui qui pût contrarier l’effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par nerien faire, vous auriez fait un prodige d’éducation. «
Emile, Livre II., p. 112/113
La question de la lecture résume assez bien cette thèse essentielle dans la pédagogie de Rousseau. Emile vivra jusqu’à 12 ans sans bureau, sans livre et sans bibliothèque ! Les livres sont même dénoncés comme le » fléau » de l’enfance. Emile doit vivre à la campagne, dans une liberté qui ne passe ni par la lecture, ni par les savoirs. Même après 12 ans l’éducation refusera d’être livresque, verbale, intellectuelle, et préférera toujours la leçon de choses.
C’est bien clair : l’éducation selon Rousseau s’oppose à l’éducation selon la philosophie des Lumières, et l’importance que celle-ci accorde à l’instruction : l’émancipation humaine ne passe pas tout droit par les savoirs, leur diffusion, leur publicité, bref, l’instruction par les » lumières « .
Il faudra revenir sur ce thème centrale de l’éducation négative : le sens complexe de la pédagogie rousseauiste s’y trouve pleinement engagé.
III. UNE ŒUVRE ET UNE VIE INDISSOCIABLES
Rousseau est-il bien un pédagogue ? Oui, si on en juge sur l’importance de l’éducation dans sa vie et dans son œuvre, et sur l’héritage de l’Emile. Non si on entend par là réduire l’Emile à un manuel de pédagogie.
Il est capital de bien mettre la pensée éducative de Rousseau en relation avec l’ensemble de la pensée et de l’œuvre de l’auteur de l’Emile.
Celles-ci, chez Rousseau en particulier, sont indissociables de la biographie. Rousseau, ne l’oublions pas, est l’auteur des Confessions : sa modernité est tout autant dans cette parole du » Je « .
- Né en 1712. Sa mère meurt en couche.
- 1722. Première rencontre avec l’instruction de l’époque : » Nous fûmes (mon cousin et moi) mis ensemble à Bossey, en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre avec le latin tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation « .
Le premier livre des Confessions éclaire de façon très vive l’enfance de Jean-Jacques. Plusieurs scènes décisives y sont relatées où toute la personnalité et le regard que Jean-Jacques portera sur le monde semble se former. La scène de la fessée et des premiers émois sexuels est bien connue. Jean Starobinsky (Jean-Jacques Rousseau, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, chapitre 1) insiste sur le rôle d’un souvenir qui a une valeur d’archétype. Il s’agit de la rencontre avec l’injustice, ou plus exactement l’accusation injustifiée (on comparera avec l »éducation à la justice chez Itard…):
« J’étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en ‘trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s’en prendre de ce dégât ? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On m’interroge je nie d’avoir touché le peigne. M. et Mlle Lambercier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent; je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût pour la première fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l’être. La méchanceté, le mensonge, l’obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu’elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre cousin était chargé d’un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps.
On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d’un enfant, car on n’appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.
Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n’ai pas peur d’être aujourd’hui puni derechef pour le même fait; eh bien ! je déclare à la face du ciel que j’en étais innocent, que je n’avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n’avais pas approché de la plaque et que je n’y avais pas même songé. Qu’on ne me demande pas comment ce dégât se fit: je l’ignore et ne puis le comprendre; ce que je sais très certainement, c’est que j’en étais innocent.
Qu’on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n’avait pas même l’idée de l’injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu’il chérit et qu’il respecte le plus quel renversement d’idées ! quel désordre de sentiments quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral ? Je dis qu’on s’imagine tout cela, s’il est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.
Je n’avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c’était la rigueur d’un châtiment effroyable pour un crime que je n avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m’était peu sensible; je ne sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu’on avait puni d’une faute involontaire comme d’un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions, et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force : » Carnifex ! carnifex ! carnifex » je sens en écrivant ceci que mon pouls s’élève encore; Ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se commette, comme si l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu’il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m’être naturel, et je crois qu’il l’est; mais le souvenir profond de la première injustice que j’ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir: c’était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d’être. L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides; nous ne les regardions plus comme des dieux qui lisaient dans nos cceurs : nous étions moins honteux de mal faire et plus craintifs d’être accusés : nous commencions à nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence et enlaidissaient nos jeux. La campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de simplicité qui va au coeur – elle nous semblait déserte et sombre; elle s’était comme couverte d’un voile qui nous en cachait les beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé. Nous nous dégoûtâmes de cette vie; on se dégoûta de nous; mon oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lambercier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quitter. »
Les Confessions, Livre I.
Ce souvenir, c’est celui de la perte de l’innocence. Rousseau « vient d’apprendre que l’intime certitude de l’innocence est impuissante contre les preuves apparente de la faute ; il vient d’apprendre que les consciences sont séparées et qu’il est impossible de communiquer l’évidence immédiate que l’on éprouve en soi-même. Dès lors, le paradis est perdu« . (Jean Starobinsky, p. 19)
Ce qui dès lors prend fin, c’est l’unité heureuse du monde enfantin. L’enfance devient ce modèle à jamais perdu. Toute la place de l’enfance dans la pensée de Rousseau, comme l’hypothèse d’un état de nature, procèdent de cette découverte de la perte. « Rousseau est le premier des écrivains (il faudrait dire poètes) qui aient repris le mythe platonicien de l’exil et du retour pour l’orienter vers l’état d’enfance, et non plus vers une patrie céleste » (p. 22).Que faire alors ? Quelle action possible ? L’éducation de l’individu (Emile) et la formation politique de la collectivité (Le Contrat social).
- 1724. Apprentissage chez un graveur. (Au livre III, Emile sera menuisier).
- 1728-1729. Rousseau fuit Genève. Se réfugie chez Madame de Warens, à Annecy. Se convertit au catholicisme.
- 1730-1731. Chanteur à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy, puis maître de musique. Ebauche de Narcisse, comédie.
- 1740. Précepteur des enfants de Madame de Mably, à Lyon. Il rédige un Projet pour l’éducation de Monsieur de Sainte-Marie.
- 1743-1744. Se noue d’amitié avec DIDEROT. Publie sa Dissertation sur la musique moderne.
- 1745. Se met en ménage avec Thérèse Levasseur. Ecrit l’opéra des Muses galantes.
- 1747-1748. Naissance des deux premiers enfants… déposés par la sage femme au bureau des enfants trouvés. Fait partie de l’équipe de l’Encyclopédie, pour laquelle il rédige les articles sur la musique.
- 1749-1750. Discours sur les sciences et les arts. Prix de l’Académie de Dijon. Succès teinté de scandale. Contre l’idée et l’esprit des Lumières, Rousseau y avance qu’il n’est pas avéré que le développement des sciences et des techniques génère le bonheur des l’homme.
- 1753-1754. Lettre sur la musique française. Rédaction du Discours sur l’inégalité.
- 1755. Publication du Discours sur l’inégalité. (La société est bâtie sur la peur des violences déchaînées par la civilisation, l’inégalité. Comment dès lors vivre la liberté dans l’égalité ?). Article Economie politique pour L’Encyclopédie.
- 1758. Lettre à d’Alembert sur les spectacles. La Nouvelle Héloïse (contenant une ébauche du livre V de L’Emile) . Commence la rédaction de Emile ou de l’éducation.
- 1760. Travaille au Contrat social, rédige deux autres versions de l’Emile, publie La Nouvelle Héloïse.
- 1762. Publication du Contrat social et de l’Emile. Le Contrat est interdit en France. L’Emile condamné en Sorbonne. Le Parlement le condamne à être brûlé, et l’auteur est sous la menace d’une arrestation. Fuite en Suisse. Mais les deux livres sont condamnés à Genève.
On soulignera la condamnation conjointe du texte politique et du texte pédagogique. Outre l’extrême sensibilité de la question éducative, cette conjonction montre que les deux textes sont inséparables ; ils ont été volontairement écrits et publiés simultanément.
- 1763. Publication de la Lettre à Beaumont, défense de l’Emile.
- 1764. Publication des Lettres écrites de la Montagne, nouvelle défense de l’Emile. Début de la rédaction des Confessions, après que Voltaire ait révélé publiquement l’abandon des enfants de Rousseau.
- 1765-1769. Condamnation des Lettres de la Montagne. Expulsé du territoire bernois. Passeport provisoire pour la France. Séjour en Angleterre. Rousseau se croit victime d’un » complot universel « .
- 1770-1771. Rentre à Paris, et achève les Confessions. Ecrit les Considérations sur le gouvernement de Pologne, dont le chapitre IV est consacré à l’éducation.
- 1772-1775. Vit de son travail de copiste de musique. Commence ses Dialogues. Le troisième revient sur Emile : » un traité de la bonté originelle de l’homme, destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étranger à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement « .
- 1776. Achève les Dialogues. Commence les Rêveries du promeneur solitaire.
- 1778. Rédaction de la neuvième Promenade des Rêveries (où Rousseau revient sur l’abandon de ses enfants, et les problèmes d’éducation). Rousseau meurt sans avoir achevé la dixième Promenade.
On retiendra :
- le champ des intérêts de Rousseau : musique, littérature, philosophie politique, économie, pédagogie…
- la place et la préoccupation centrale de l’éducation et de l’enfance.
- le lien indéfectible entre l’Emile et le Contrat social, l’éducation et la philosophie politique. L’éducation a à voir avec la liberté et l’affirmation de ce que qu’on nommera bientôt les droits de l’homme. » Les visées politiques sont inséparables de visées philosophiques, politiques « , voire même » religieuses et morales « , comme le dit Jean Chateau (Jean Jacques Rousseau où la pédagogie de la vocation, dans Les grands pédagogues, PUF, p. 170).
» Rousseau voyait dans l’éducation, en tant que pratique sociale spécifique et autonome, comme un complément nécessaire aux droits de l’homme « , écrit Christof Wulf (Introduction aux sciences de l’éducation, Paris, A. Colin, 1995).
Note sur une page sombre de la biographie de Rousseau
Chacun l’apprend vite : Rousseau est ce pédagogue qui aura confié à l’assistance publique les cinq enfants qu’il eut de sa compagne , Thérèse Levasseur ! » Et comment un tel homme ose-t-il se poser en éducateur « , ajoute aussitôt notre indignation.
Le fait biographique est avéré. Rousseau lui-même l’avoue dans les Confessions.
Que répondre à cela ?
- D’abord – ce qui n’est nullement annuler le fait et la culpabilité – ne pas renverser la chronologie. Rousseau n’écrit pas d’abord Emile ou de l’éducation, la Bible de l’éducation moderne, pour ensuite de faire tout le contraire en s’empressant d’abandonner ses enfant ! L’ordre est inverse.
- La contradiction entre les idées et les réalités demeure sans doute. Mais cela conduit à lire autrement un propos comme celui-ci, au cœur de l’Emile :
» Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu’ils s’accordent dans l’ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système; que des mains de l’une l’enfant passe dans celles de l’autre. Il sera mieux élevé par un père judicieux et borné que par le plus habile maître du monde; car le zèle suppléera mieux au talent que le talent au zèle.
Mais les affaires, les fonctions, les devoirs… Ah! les devoirs, sans doute le dernier est celui du père ! Ne nous étonnons pas qu’un homme dont la femme a dédaigné de nourrir le fruit de leur union, dédaigne de l’élever. Il n’y a point de tableau plus charmant que celui de la famille; mais un seul trait manqué défigure tous les autres. Si la mère a trop peu de santé pour être nourrice, le père aura trop d’affaires pour être précepteur. Les enfants, éloignés, dispersés dans des pensions, dans des couvents, dans des collèges, porteront ailleurs l’amour de la maison paternelle, ou, pour mieux dire, ils y rapporteront l’habitude de n’être attachés à rien. Les frères et les soeurs se connaîtront à peine. Quand tous seront rassemblés en cérémonie, ils pourront être fort polis entre eux; ils se traiteront en étrangers. Sitôt qu’il n’y a plus d’intimité entre les parents, sitôt que la société de la famille ne fait plus la douceur de la vie, il faut bien recourir aux mauvaises moeurs pour y suppléer. Où est l’homme assez stupide pour ne pas voir la chaîne de tout cela ?
Un père, quand il engendre et nourrit des enfants, ne fait en cela que le tiers de sa tâche. Il doit des hommes à son espèce, il doit à la société des hommes sociables; il doit des citoyens à l’Etat. Tout homme qui peut payer cette triple dette et ne le fait pas est coupable, et plus coupable peut-être quand il la paye à demi. Celui qui ne peut remplir les devoirs de père n’a point le droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain, qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteurs, vous pouvez m’en croire. Je prédis a quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n’en sera jamais consolé « .
Emile, Livre I, pp.51-52, édition Garnier-Flammarion
- Ne faut-il pas entendre ici une expression du remords et de la faute ineffaçable ? Jusqu’à la fin de sa vie Rousseau cherche des » excuses « , des semblants d’excuses. Elles ne peuvent le satisfaire, et c’est aussi le fardeau de la faute qui le décide et le conduit à écrire l’Emile entre 1757 et 1762, à commencer les Confessions en 1765. Son poids et son ombre passeront encore dans les Rêveries du promeneur solitaire, lorsque la mort de Rousseau en interrompt la rédaction en 1778.
On peut selon moi se ranger à l’avis de Michel Launay, dans son Introduction à l’édition Garnier-Flammarion de l’Emile :
» Pour prétendre que le livre n’a rien à nous apprendre parce que son auteur ne l’a pas mis en pratique, il faudrait donc renverser la chronologie, interdire à Rousseau – et à soi-même – toute chance de repentir sincère, et rester sourd à l’appel qui, du fond de la nuit, témoigne e la possibilité de se racheter, et de tirer du mal un bien : » Je n’écris pas pour excuser mes fautes, mais pour empêcher mes lecteurs de les imiter. » En vérité, L’Emile est, encore aujourd’hui, un excellent moyen de progresser dans l’amour des enfants, » et comme il faut aimer, très intelligemment « . (p. 12)
Généralisons : la biographie de Rousseau ne porte-t-elle pas jusqu’au paroxysme les contradictions qui opposent en chacun le parent et l’éducateur ?
IV. L’ENFANCE RECONNUE
Rousseau, la découverte et la reconnaissance de l’enfant.
» On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. Voilà l’étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu’il faut faire; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves; car très assurément vous ne les connaissez point; or, si vous lisez ce livre dans cette vue je ne le crois pas sans utilité pour vous. » (Préface, p. 32)
Cette découverte a des effets très concrets. Rousseau est de ceux qui demandent par exemple qu’on libère le nourrisson des langes qui le momifient (Livre premier, p. 67).
Cette découverte de l’enfance, du sentiment de l’enfance et de la famille, doit être replacée dans son contexte historique. Elle est une caractéristique du 18ème siècle bien étudiée par l’historien Philippe Ariès (L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Le Seuil, col. Points, 1973).
Mais il y a plus chez Rousseau : un plaidoyer pour l’enfance : reconnaissance de l’humanité de l’enfant, de l’humanité en l’enfance ; et peut être plus encore : l’enfance conçue comme une dimension pleine de l’humanité.
- Idée de maturité enfantine.
- Conviction qu’il faut avoir été pleinement enfant pour être un homme accompli.
La conception rousseauiste de l’enfance est bien résumée dans le livre second de l’Emile (pp. 91/93) :
» Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? Aimez l’enfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d’instants que la nature leur donne : aussitôt qu’ils peuvent sentir le plaisir d’être, faites qu’ils en jouissent; faites qu’à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. » (p. 92).
- Georges Snyders en donne une lecture très pertinente (La pédagogie en France au 17ème et au 18ème siècle, Paris, PUF , 1965, pp. 284/290). En s’en inspirant on peut dégager les principaux axes de la valorisation de l’enfance :
- Il y a une perfection propre à l’enfance : une raison propre à l’enfance (la raison sensitive), un équilibre propre à l’enfance, une unité, une harmonie.
- Cette perfection est source du bonheur de l’instant. Le bonheur de l’enfance, c’est le plaisir simple d’exister : ce sentiment pur de l’existence dont Rousseau fera un modèle de perfection et de sagesse. Le pur plaisir d’être et de sentir. L’éthique et l’esthétique confondues. C’est le pur plaisir de l’instant du pur présent qui ignore le temps et le devenir. L’enfant est tout entier dans ce qu’il vit quand il le vit. Il est en coïncidence avec chaque moment de lui-même. L’adulte lui-même trouve une nouvelle jeunesse et une leçon de vie au spectacle de l’enfance.
- L’état d’enfance est finalement une négation en acte du péché originel : un état d’innocence préservée. La preuve de la bonté de la nature en l’homme, une confiance dans le monde comme don de chaque instant.
L’éducation nouvelle sera particulièrement sensible à ce thème de l’enfance et de sa valeur.
Toute l’éducation moderne s’inscrit dans cette conception de l’enfant devenu comme le paradigme d’une humanité « ouverte », essentiellement en devenir.
V. LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’EDUCATION : NATURE, LIBERTE, PERFECTIBILITE.
Il suffit de lire ensemble la première phrase de l’Emile et celle du Contrat social pour saisir l’essentiel ; elles sont comme » un sommaire » de la philosophie de Rousseau :
» Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » Emile, livre I, p. 35.
» L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » Contrat social, chapitre 1, p. 41 (édition GF).
C’est dans les deux cas la même démarche : opposer aux faits la nature, comme principe, origine et norme. C’est autre chose qu’un fait. Rousseau sait bien que l’état de nature – s’il a jamais existé – est à jamais derrière nous. L’état de nature est un principe, une norme à partir de laquelle il est possible de juger l’histoire, l’histoire comme liberté et responsabilité humaine, et de ne pas la subir comme une fatalité.
On ne comprend bien cette idée qu’en comprenant quelle rupture profonde elle implique avec la tradition et l’absolutisme. Pour la pensée politique classique, d’Aristote à Bossuet, les inégalités et les hiérarchies sont naturelles, i.e, inscrites dans la nature. Pour les penseurs de la monarchie, le pouvoir et les structures monarchiques sont donc fondés et justifiés en nature en en Dieu.
La première phrase de la seconde partie du Discours sur l’origine de l’inégalité :récuse d’un coup ce naturalisme : » Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire » ceci est à moi « , et trouva des gens assez simple pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » (p. 87, Gallimard, col Idées).
L’Emile n’a qu’un seul but, un seul but justifie et légitime l’entreprise éducative : former un homme libre. Un homme délié des dépendances où l’ancien régime prétendait le tenir « par nature ».
L’éducation est pour l’humanité une nécessité à la fois anthropologique et politique.
- Nécessité anthropologique : l’entrée en société, quoi que fatale à la liberté naturelle, était nécessaire à l’humanisation de l’homme. La perfectibilité est le propre de l’homme ; mais sans la société, cette perfectibilité serait restée sans effet, et l’homme n’aurait jamais accédé à la conscience de sa liberté inaliénable. Seul l’enchaînement aux institutions donne figure humaine. La société est le destin de l’homme. Arraché à l’état de nature par l’entrée en société, l’individu solitaire a perdu sa liberté naturelle ; mais cette dénaturation s’est avérée nécessaire à son humanisation.
- Mais du coup et d’abord nécessité politique : le retour à la liberté naturelle est impossible ; l’homme ne peut recouvrer sa liberté hors de la cité des hommes ; point de liberté sans institutions. Mais laissées à elles-mêmes, les institutions dégénèrent, la liberté abdique, l’inégalité règne. Il faut donc inscrire par l’éducation la liberté en chaque homme. Toute la question de « l’éducation citoyenne » est peut-être là.
» La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui « . Emile, livre V.
» Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin tout aussi bien que qui que ce soit ; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne « . Livre I, p. 42.
» Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin , pour la faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté. L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qui lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, et toutes les règles de l’éducation vont en découler » Livre II, p. 99.
Comme le résume bien Michel Soetard : l’éducation est » affaire de responsabilité humaine au regard de la liberté » (Jean-Jacques Rousseau, dans Jean Houssaye (dir.), Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, A. Colin, p. 29).
Un texte capital pour bien comprendre le sens et la portée de ce thème fondateur dans la conception éducative de Rousseau : Emile, premier paragraphe du Livre I, p. 35 :
» Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile son chien, son cheval, son esclave; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.
Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l’état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. Elle y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d’un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens. «
Aucune ambiguïté possible : le propos de Rousseau permet de distinguer très clairement éducation selon la nature et laisser faire.
Rousseau ne dit pas qu’il faut tourner le dos à la société et retrouver la pureté première de la nature ; si cette nostalgie traverse sa pensée, il sait qu’il n’y a pas d’issue pour l’homme en dehors de la société et qu’il faut donc agir en elle, sur elle.
Il est essentiel de comprendre que l’effort de Rousseau « consiste non pas à s’opposer à ce qui existe, à vouloir le supprimer, mais à prendre appui sur la société déjà réelle et à la prolonger jusqu’à l’accomplissement de ses exigences ; aussi imparfaite et même corrompue soit cette société, c’est tout de même en s’insérant dans son mouvement qu’on la mènera à plus de perfection, et pas du tout en essayant de l’anéantir. Maintenant, la société et la civilisation, malgré leur origine foncièrement antinaturelle et les vices qu’elles introduisent en nous, en sont arrivées à faire partie de notre nature« . (Georges Snyders, Op. Cit. p. 422/423)
VI. EDUQUER SELON LA NATURE
1) Eduquer selon la nature. Un slogan « piégé »
« Suivre la nature ». Voilà un mot d’ordre lourd de beaucoup de difficultés, et qui se prête à plusieurs interprétations. De quelle nature s’agit-il ? Que désigne le mot ? L’immédiat ? La spontanéité ? L’origine ? Un fonds primitif ? L’ordre biologique inscrit en nous ? Une valeur ? Une visée ? Une bonne part des difficultés de l’éducation nouvelle tient au sens de ce mot.
Rappelons que l’éducation selon la nature n’est pas le laisser faire. Le laisser faire est même tout le contraire de l’ordre selon la nature. Il expose la nature à toutes les violences du monde et de la société, et la mutile profondément.« Dans notre société, il serait chimérique de vouloir confier un enfant à sa spontanéité, car ce qui s’exprimerait en lui, ce ne serait jamais la nature, mais l’ensemble des influences non critiquées, non redressées qui viennent la recouvrir » (G. Snyders, p. 424).
Rappelons aussi que « l’éducation selon la nature » de Rousseau n’est pas une »robinsonnade » ! L’homme naturel « n’existe pas » ; il s’agit d’une construction, d’un concept et d’une norme, un « concept régulatif », permettant de « juger de notre état présent » (Eric Weil)
Comme le dit encore G. Snyders, l’éducation selon la nature ne peut être qu’une dialectique complexe : « L’éducation ne doit ni prendre le contre-pied de la nature, puisqu’elle est bonne, ni suivre les impulsions de l’enfant, car aujourd’hui la bonté naturelle a disparu sous l’effet des habitudes sociales« (Idem).
Pestalozzi (1746 – 1827), le premier « pédagogue » qui voulut mettre en pratique les principes de Rousseau, quand il résume et salue l’apport décisif du genevois, dit l’essentiel : cette oeuvre « rendit l’enfant à lui-même, et l’éducation à l’enfant et à la nature humaine« . Et plus encore quand il définit ainsi le but de l’éducation : « faire oeuvre de soi-même« .
2) Les trois sortes d’éducation
Un texte capital (il fait immédiatement suite au texte étudié supra dans le chapitre précédent) éclaire ce thème en distinguant trois sortes d’éducation :
» On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation. Si l’homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu’à ce qu’il eût appris à s’en servir; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l’assister ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d’avoir connu ses besoins. On se plaint de l’état de l’enfance; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation.
Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé.
Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend point de nous; celle des choses n’en dépend qu’à certains égards. Celle des hommes est la seule dont nous soyons vraiment les maîtres; encore ne le sommes-nous que par supposition; car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant ?
Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre.
Quel est ce but ? c’est celui même de la nature; cela vient d’être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres «
Emile, Livre I, pp. 36-37.
« Celle à laquelle nous ne pouvons rien« . Comment comprendre cette formule ? Nous ne pouvons rien = non entamé par la violence du monde et des sociétés. Le mal dans le monde vient de l’histoire, pas de la nature humaine. La « bonté originelle de l’homme » signifie le refus de mettre le mal dans le cœur de l’homme.
Kant dira quelque chose de proche :
« On ne trouve pas les principes qui conduisent au mal dans les dispositions naturelles de l’homme. L’unique cause du mal, c’est que la nature n’est pas soumise à des règles. Il n’y a dans l’homme de germe que pour le bien. »
Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation, pp. 80, édition Vrin.
3) Saisir la chance de la liberté
On a déjà dit la reconnaissance, chez Rousseau, de l’enfant, des lois de son développement, de ses traits spécifiques, et de l’importance que cette reconnaissance a en pédagogie. Toute la psychologie de l’enfant y est sans doute préfigurée. Les tenants d e l’éducation nouvelle le souligneront abondamment. On y reviendra.
Mais il faut se garder de réduire le thème rousseausiste de « l’éducation selon la nature » à une psychologie de l’enfant. Il s’agit bien de philosophie éducative et de philosophie politique, indissociablement.
Les hommes sont définitivement entrés dans l’histoire et la civilisation. Seule la conquête de l’autonomie leur permettra de demeurer maître de leur destin. « Voilà précisément la tâche de l’éducation… former par le début la liberté en l’homme de telle façon qu’il s’assure la maîtrise de son développement » (M. Soëtard, Op. Cit., p. 41).
Une éducation selon la nature mettra tout en place pour préserver la chance de la liberté en chacun, pour conserver » l’homme de la nature » et ne pas le laisser dégénérer dans » l’homme de l’homme « . La norme de la nature est la seule chance et source de régénération. Elle met l’enfant, le temps de l’éducation, à l’abri du mal qui ne peut venir que de la société des hommes et de leurs actions.
« Faire une éducation selon la nature, c’est, dans un monde dénaturé, faire en sorte que l’homme, à travers ceux qui n’ont pas encore été trop touchés par la dénaturation, à savoir les enfants, se forme une autre nature, une nature humaine qui saisisse la chance de la liberté« , c’est « soutenir la volonté d’humanité au milieu du délire de la civilisation » (M. Soëtard, Op. Cit., p. 42).
La grande modernité critique de Rousseau nous apparaît peut-être plus clairement aujourd’hui.
VII. L’EDUCATION NEGATIVE ET LES RUSES DU PEDAGOGUE
Cette conception de la nature et de l’éducation selon la nature commande la fameuse éducation négative. Rappelons ce dont il s’agit, en relisant la présentation qu’en fait Rousseau :
La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le coeur du vice et l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze ans, sans qu’il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement s’ouvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il n’aurait rien en lui qui pût contrarier l’effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d’éducation. » ( Emile, Livre II., p.113).
1) La relation adulte enfant et l’éducation à la liberté
Pour comprendre le sens de cette éducation paradoxale, le mieux est de partir du tout premier exemple, le tout début de la relation éducative : le premier rapport qui se crée entre l’adulte et le bébé qui pleure. Deux passages de l’Emile pour y réfléchir :
1« En naissant, un enfant crie; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l’agite, on le flatte pour l’apaiser; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu’il lui plaît, ou nous en exigeons ce qu’il nous plaît; ou nous nous soumettons à ses fantaisies ou nous le soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu’il donne des ordres ou qu’il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d’empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit; et quelquefois on le châtie avant qu’il puisse connaître ses fautes, ou plutôt en commettre.
C’est ainsi qu’on verse de bonne heure dans son jeune coeur les passions qu’on impute ensuite à la nature, et qu’après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel.
Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victime de leur caprice et du sien; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c’est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu’il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien; après avoir étouffé le naturel par les passions qu’on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d’un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu’il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens. également débile de corps et d’âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe; c’est là l’homme de nos fantaisies celui de la nature estfait autrement.
Voulez-vous donc qu’il garde sa forme originelle, conservez-la dès l’instant qu’il vient au monde. Sitôt qu’il naît, emparez-vous de lui, et ne le quittez plus qu’il ne soit homme : vous ne réussirez Jamais sans cela« .
Emile, Livre I, pp. 50/51.
2
Un bébé « n’a qu’un langage, parce qu’il n’a, pour ainsi dire, qu’une sorte de mal-être: dans l’imperfection de ses organes, il ne distingue point leurs impressions diverses; tous les maux ne forment pour lui qu’une sensation de douleur.
De ces pleurs, qu’on croirait si peu dignes d’attention, naît le premier r apport de l’homme à tout ce qui l’environne : ici se forge le premier anneau de cette longue chaîne dont l’ordre social est formé.
Quand l’enfant pleure, il est mal à son aise, il a quelque besoin, qu’il ne saurait satisfaire : on examine, on cherche ce besoin, on le trouve, on y pourvoit. Quand on ne le trouve pas ou quand on n’y peut pourvoir, les pleurs continuent, on en est importuné: on flatte l’enfant pour le faire taire, on le berce, on lui chante pour l’endormir : s’il s’opiniâtre, on s’impatiente, on le menace: des nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilà d’étranges., leçons pour son entrée à la vie.
Je n’oublierai jamais d’avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur le champ : je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n’obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais : le malheureux suffoquait de colère, il avait perdu la respiration; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge, étaient dans ses accents. Je craignis qu’il n’expirât dans cette agitation. Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de l’injuste fût inné dans le coeur de l’homme, cet exemple seul m’aurait convaincu. Je suis sûr qu’un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l’intention manifeste de l’offenser.
Cette disposition des enfants à l’emportement, au dépit, à la . colère, demande des ménagements excessifs. Boerhaave pense que leurs maladies sont pour la plupart de la classe des convulsives, parce que la tête étant proportionnellement plus grosse et le système des nerfs plus étendu que dans les adultes, le genre nerveux est plus susceptible d’irritation. Eloignez d’eux avec le plus grand soin les domestiques qui les agacent, les irritent, les impatientent : ils leur sont cent fois plus dangereux, plus funestes que les injures de l’air et des saisons. Tant que les enfants ne trouveront de résistance que dans les choses et jamais dans les volontés, ils ne devien dront ni mutins ni colères, et se conserveront mieux en santé. C’est ici une des raisons pourquoi les enfants du peuple, plus libres, plus indépendants, sont généralement moins infirmes, moins délicats, plus robustes que ceux qu’on prétend mieux élever en les contrariant sans cesse; mais il faut songer toujours qu’il v a bien de la différence entre leur obéir et ne pas 1es contrarier.
Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l’on n’y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres; ils commencent par se faire assister, ils finissent par se faire servir. Ainsi de leur propre faiblesse, d’où vient d’abord le sentiment de leur dépendance, naît ensuite l’idée de l’empire et de la domination; mais cette idée étant moins excitée par leurs besoins que par nos services, ici commencent à se faire apercevoir les effets moraux dont la cause immédiate n’est pas dans la nature et l’on voit déjà pourquoi, dès ce premier âge, il importe de démêler l’intention secrète qui dicte le geste ou le cri.
Quand l’enfant tend la main avec effort sans rien dire, il croit atteindre à l’objet parce qu’il n’en estime pas la distance; il est dans l’erreur; mais quand il se plaint et crie en tendant la main, alors il ne s’abuse plus sur la distance, il commande à l’objet de s’approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le premier cas, portez le à l’objet lentement et à petits pas; dans le second, ne faites pas seulement semblant de l’entendre: plus il criera, moins vous devez l’écouter. Il importe de l’accoutumer de bonne heure à ne commander ni aux hommes, car il n’est pas leur maître, ni aux choses ,car elles ne l’entendent point. Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu’il voit et qu’on veut lui donner, il vaut mieux porter l’enfant à l’objet, que d’apporter l’objet à l’enfant : il tire de cette pratique une conclusion qui est de son âge, et il n’y a point d’autre moyen de la lui suggérer.
Emile, Livre I, pp. 75/76 (édition GF)
L’enjeu de ces deux textes ne laissent aucun doute : tout est perdu pour l’éducation si les pleurs se transforment en ordres, en d’autres termes si l’éducation quitte le terrain de la loi des choses pour entrer sur celui de la dépendance des volontés. L’enfant sera bientôt perverti, la nature en lui étouffée, il sera bientôt un petit tyran, lui-même dominé et déchiré par ses colères et ses désirs insatiables.
Que faire, donc ? Ne rien faire qui ne tourne le dos à « l’ordre naturel ». Georges Snyders souligne que ce terme a une double signification :
- L’ordre naturel, c’est le refus les entraves, les contraintes artificielles qui aggravent le besoin. Y recourir, c’est laisser librement se développer le besoin naturel de remuer, de jouer, de prendre possession de son corps. Trop d’interdits ne reflètent que la crainte où le préjugé de l’adulte.
- Mais l’ordre naturel, c’est une loi de nature qui a fait le bébé faible et qu’il faut que le bébé reconnaisse : il y a mille objets hors de sa portée, mille actions qu’il ne peut accomplir. Nulle humiliation, nul abaissement dans cette soumission à l’ordre des choses
L’éducation négative ne vise que la négativité des volontés mais s’en remet à la positivité des choses.
2) La loi des choses
Il faut que l’enfant se mesure directement avec le monde, personnellement : qu’il apprenne ainsi à lire les lois du réel, la résistance des choses, les limites qu’elles imposent, les points d’appui qu’elles nous offrent : cette activité est activité libre.
Là est le rôle du gouverneur, et le sens de sa paradoxale présence continuelle : mettre l’enfant devant le réel, faire en sorte comme dit Snyders que « la confrontation entre le monde et l’enfant ne soit pas esquivée » (p. 427), faire en sorte que l’enfant soit placé devant la conséquence de ses actes, bref, exprimer « la leçon des choses« . Cette « direction » est donc cadre pour la liberté de l’enfant.
« L’adulte n’a plus à humilier, à abaisser l’enfant, puisque ce n’est pas lui qui doit prescrire ; l’enfant est pourtant transformer et pris en main » (Snyders, Idem).
L’exemple du carreau brisé : Parce que Emile a cassé les vitres, le gouverneur le laisse au vent ; comme il récidive : « Dites lui sèchement mais sans colère : les fenêtres sont à moi ; elles ont été mises là par mes soins ; je veux les garantir. . Puis vous l’enfermer à l’obscurité, dans un lieu sans fenêtre » (Livre II).
Donc pas de discours moralisateur, seulement la leçon des choses. La soumission à l’égard des choses s’opposent à l’obéissance vis-à-vis des hommes
Le gouverneur est là pour conduire jusqu’à la loi des choses, il ne doit pas apparaître comme une autorité, une volonté. Sa rigueur, son inflexibilité prolonge la force des choses.
On réfléchira à la façon dont Rousseau pose et déplace le difficile problème de l’autorité éducative. Sa thèsene peut être confondue avec celle de la non-directivité.
3) La valeur du sensible
L’enfant doit d’abord vivre dans le monde sensible, le monde de la sensation, cultiver son acuité sensorielle, avant d’entrer dans celui des signes. L’enfant n’est pas encore mûr pour le monde des mots. Rousseau affirme même la dimension intellectuelle et morale de la sensation : elle constitue une sorte de pensée immédiate, propre à l’enfance, une « raison sensitive » ; elle est donc pleinement éducative.
- L’éducation négative est du coup le choix de ne pas introduire trop tôt l’enfant dans le monde de l’adulte, de préserver un monde de l’enfance.
« L’enfant peut et doit agir et se développer dans son monde à lui, par des mobiles qui lui sont propres et des idées adaptées à sa situation« , écrit Snyders (p. 426) ; son monde n’est pas le monde adulte en réduction. On connaît la fortune de cette découverte dans l’éducation moderne.
4) La « ruse pédagogique »
Etre éducateur, pédagogue, c’est donc du même coup entrer dans les arcanes et les paradoxes de la » ruse pédagogique « .
- L’Emile est célèbre pour toutes les ruses du gouverneur, mises en scène pédagogiques, stratagèmes didactiques par lesquels Emile est secrètement dirigé, non par l’action directe du maître, mais par les choses qu’il a ordonnées à selon ses fins. Manipulations ? Beaucoup d’artifices, assurément, au nom d’une éducation selon l’ordre naturel !
- Jean-Jacques s’assurant la complicité du jardinier Robert pour saccager le potager qu’Emile protège depuis plusieurs mois… à seule fin de lui faire découvrir seul le sentiment de propriété (Livre second, p. 119 et suivantes).
- Jean-Jacques feignant de perdre Emile en forêt de Montmorency pour une leçon » vivante d’astronomie (Livre trois, p. 233 et suivantes).
De la leçon en chambre à la leçon en plein air. Analyse du procédé. (pp.233-235). En s’inspirant de l’analyse de Michel Fabre (Penser la formation, Paris , PUF, 1994, p. 164 et suivantes), on retiendra quatre idées :
- Le sens du savoir apparaît dans l’explication par les choses mêmes. C’est la fameuse leçon de choses.
- L’étude doit se borner à l’utile, à ce qui fait sens pour l’enfant, et correspond à un vrai besoin, par opposition à une vaine curiosité.
- L’opposition se situe entre l’explication verbale et l’expérience sensible. Entre les mots et les choses.
- Dans la « situation-problème » crée par le gouverneur, l’élève se confronte à la réalité, aux choses et non au maître, à sa volonté et à son savoir. L’éducation négative appelle la pédagogie active.
La situation-problème est bien une ruse : elle est un problème réel pour l’enfant, mais un artifice pour le maître, qui garde l’œil sur le savoir !
Michel Fabre y décèle même » la duplicité constitutive de la relation formatrice » (p. 169). Ruse du maître pour éduquer l’enfant sans compromettre sa liberté fondamentale : » mettre son double « en tiers », afin de placer l’enfant » sous la seule dépendance des choses « , et donc en situation de se passer progressivement du père » (Michel Fabre, p. 170).
Ce dédoublement du pédagogue, cette mise en tiers du double (avec l’enfant, mais devant l’enfant), n’est-ce pas la solution du paradoxe de la liberté en éducation ?
- L’éducation négative n’est donc pas renoncement au savoir.
Le maître selon Rousseau n’ignore pas que la dissymétrie adulte/enfant : supériorité de force, de savoir. Mais il ne faut pas que cette supériorité soit le fondement d’un pouvoir de type politique, d’une dépendance de l’homme. Le maître est une médiation.
Si le but de l’éducation est la liberté, l’accès aux savoirs, l’enseignement, doivent en participer. Le but de l’éducation est d’apprendre à s’orienter par soi-même. C’est passer des chose muettes aux signes qui leur donnent sens . La leçon d’astronomie est de ce point de vue une métaphore de l’éducation tout entière. Eduquer, c’est aider à recourir aux signes qui permettront à chacun de s’orienter par lui-même. Pas d’éducation sans enseignement (enseigner, insignare = mettre une marque, faire signe), en ce sens là.
LA PEDAGOGIE, GESTION DES PARADOXES ?
1) Education et liberté
L’entreprise éducative butte d’emblée sur un paradoxe constitutif. C’est le paradoxe même de la liberté.
Il faut former un homme libre. Pour cela, un seul moyen : le traiter en homme libre ! Mais l’enfance, n’est-ce pas, par définition et nécessité, le temps des contraintes et de la dépendance ? Ce paradoxe est exposé dans un passage capital du livre second de l’Emile (édition GF, pp. 99/106)
- La liberté ne s’octroie pas, elle est là déjà dans l’enfance, mais il s’agit d’une liberté bornée par la faiblesse, et que menace la dépendance où met cette faiblesse :
» J’ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par l’attachement des pères et des mères : mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. Des parents qui vivent dans l’état civil y transportent leur enfant avant l’âge. En lui donnant plus de besoins qu’il n’en a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils l’augmentent. Ils l’augmentent encore en exigeant de lui ce que la nature n’exigeait pas, en soumettant à leurs volontés le peu de forces qu’il a pour servir les siennes, en changeant de part ou d’autre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et où les tient leur attachement. » (p. 99)
- Cette faiblesse engage la responsabilité de l’éducateur :
» L’homme sage sait rester à sa place; mais l’enfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait s’y maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; c’est à ceux qui le gouvernent à l’y retenir, et cette tâche n’est pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut qu’il sente sa faiblesse et non qu’il en souffre; il faut qu’il dépende et non qu’il obéisse; il faut qu’il demande et non qu’il commande. Il n’est soumis aux autres qu’à cause de ses besoins, et parce qu’ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n’a droit, pas même le père, de commander à l’enfant ce qui ne lui est bon à rien. » (p. 100)
- L’enfant ne doit pas dépendre des volontés de l’éducateur. La dépendance des choses préserve la liberté ; celle des hommes la corrompt :
» Ces considérations sont importantes, et servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes de dépendances : celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses, n’ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n’engendre point de vices ; la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement.
Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le progrès de son éducation. N’offrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes, et qu’il se rappelle dans l’occasion; sans lui défendre de mal faire, il suffit de l’en empêcher. L’expérience ou l’impuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. N’accordez rien à ses désirs parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin. Qu’il ne sache ce que c’est qu’obéissance quand il agit, ni ce que c’est qu’empire quand on agit pour lui. Qu’il sente, également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément qu’il en a besoin pour être libre et non pas impérieux; qu’en recevant vos services avec une sorte d’humiliation, il aspire au moment où il pourra s’en passer, et où il aura l’honneur de se servir lui-même. » (pp. 100/101)
On doit prendre garde au contresens le plus grave qu’on fait sur ce thème du respect des besoins naturels de l’enfant. Il ne signifie nullement satisfaction des désirs et des caprices. Tout au contraire : céder à toutes les demandes de l’enfant, c’est corrompre sa liberté, nourrir en lui un tyran qui l’asservira à ses caprices et à ses passions ; c’est le faire esclave, car » l’impulsion du seul appétit est esclavage «
» Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? c’est de l’accoutumer à tout obtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l’impuissance vous forcera malgré vous d’en venir au refus; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce qu’il désire. D’abord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra l’oiseau qui vole; il voudra l’étoile qu’il voit briller; il voudra tout ce qu’il verra : à moins d’être Dieu, comment le contenterez-vous ? » (p. 103)
Il faut donc toujours en revenir au paradoxe central de l’éducation : la liberté est le principe, le but, le seul moyen de l’éducation. On ne peut former un être libre qu’en le traitant en être libre, en respectant la liberté de l’enfant, en l’enfant. Comment faire ? Quoi faire ? La notion d’éducation négative est la réponse paradoxale à ce défi paradoxal ; la réponse théorique et pratique à cette question en forme de défi. » Qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente « .
L’éducation négative signifie notamment :
- Qu’il faut que l’apprentissage vienne de l’expérience des choses.
- Qu’il faut substituer au monde des mots un monde purement physique.
- Que l’éducateur doit être comme un rempart, protégeant l’élève de la société corruptrice, des préjugés, de la culture faussée.
- Qu’il convient de permettre à l’enfance d’être pleinement enfance.
2) La liberté, fondement, but et moyen de l’éducation
Toute la philosophie de l’éducation et la doctrine éducative de Rousseau, y compris dans ses aspects les plus concrets, procèdent d’un principe unique : le but ultime de l’éducation est de formé un homme libre.
Dès lors se formule le paradoxe qui exprime l’une des problématiques essentielles de l’éducation, si on en comprend bien les enjeux :
L’homme ne peut devenir libre qu’à la condition d’être traité comme un être libre. Sinon, l’éducation sera apprentissage de l’esclavage et des inégalités ! Ce risque est là dès que l’enfant doit apprendre et la société transmettre. Pour Rousseau, la liberté ne s’apprend pas « de l’extérieur », elle est inscrite dans l’humanité de l’homme, elle doit s’éprouver et se déployer.Le paradoxe pose dès lors une question de fond : Comment concilier le but et le contenu de l’éducation – la liberté – et les dépendances et contraintes où jettent nécessairement l’enfance ? La question vaut bien sûr pour l’éducation morale,mais se trouve pleinement posée dans l’éducation intellectuelle.
Emile est-il bien au bout du compte un traité de pédagogie ? Pas un traité dogmatique, assurément. Un livre » exemplaire « , selon Rousseau. Fait pour donner à penser. Il ne pose qu’un but : » former un homme libre « , et un moyen : » suivre la marche de la nature « .
Rousseau le tout premier le sait bien : des principes de l’éducation aux éducations effectives, de ce qui est à ce qui doit être, une foule de facteurs et de circonstances interviennent, » l’exécution dépend de mille circonstances « . Il faut se garder du dogmatisme et du sectarisme en pédagogie.
Toute doctrine éducative 1) pose une idée de l’homme accompli ; 2) recherche les moyens de parvenir à cette fin. Faire de cette fin et de ses moyens indissolublement un absolu appartiendrait à une entreprise totalitariste.
La dimension utopique en éducation est nécessaire : l’utopie, comme le dit Paul Ricoeur, » mesure l’écart entre l’espérance et la tradition « .
Laissons le dernier mot au préfacier de l’Emile dans l’édition GF : » Rien n’est plus ridicule et plus sinistre que le caprice de la reine de Suède qui, du vivant de Rousseau, importa à la Cour de Stockholm un petit nègre pour le faire élever selon les principes de Rousseau : le malheureux devint un jouet des intrigues des courtisans, corrompu parmi les corrompus » (p. 19).
* * *Bibliographie complémentaire
CHATEAU J. JJ Rousseau ou la pédagogie de la vocation, dans Les grands pédagogues, PUF, 1954.
FABRE M., Penser la formation, Paris , PUF, 1994.
KAHN P., Emile et les Lumières, dans L’éducation, approches philosophiques, PUF, 1990.
PHILONENKO A., JJ Rousseau et la pensée du malheur, t. 1 : Traité du mal, t. 3 : L’apothéose du désespoir, Vrin, 1984.
Georges SNYDERS, La pédagogie en France aux XVIIè et XVIIIè siècles, Paris, PUF, 1965.
SOETARD M., J.J. Rousseau, dans Houssaye J., Quinze pédagogues, A . Colin , 1994 .
SOETARD M., Qu’est-ce que la pédagogie ? La pédagogie au risque de la philosophie, Paris, ESF, 2001.
STAROBINSKY J., JJ Rousseau, la transparence et l’obstacle, Gallimard, » Tel » , 1971.
EN RÉSUMÉCOMMENT GOUVERNER EMILE SANS COMPROMETTRE SA LIBERTÉ FONDAMENTALE ?
Toute la philosophie de l’éducation et la doctrine éducative de ROUSSEAU, y compris dans leurs dimensions les plus concrètes, dans la pratique même, découlent d’un même principe : le but ultime de l’éducation est de former un homme libre, capable de s’élever contre toutes les entraves, et d’obéir à la loi qu’il s’est prescrite.
Et aussitôt il faut énoncer le paradoxe qui ouvre l’une des problématiques essentielles de l’éducation, dont il faut bien comprendre les enjeux : L’homme ne peut devenir libre qu’à la condition d’être traité en être libre. Sinon, l’éducation court le risque de dégénérer en apprentissage de l’esclavage et des inégalités ! Pour ROUSSEAU, à proprement parler, la liberté ne » s’apprend pas « , il faut qu’elle soit toujours déjà là, inscrite dans l’humanité de l’homme : elle doit s’éprouver et se déployer. Le premier danger que court la liberté est d’être corrompue, étouffée.
Nul éducateur ne peut dès lors éviter la question :
COMMENT CONCILIER LE BUT ET LE CONTENU DE L’ÉDUCATION – LA LIBERTÉ – ET LES DÉPENDANCES ET CONTRAINTES OÙ MET NÉCESSAIREMENT L’ÉTAT D’ENFANCE ?
On ne le perdra pas de vue : l’éducation est une affaire politique. » Emile « est le pendant du » Contrat social « , l’éducation doit inscrire dans le cœur de chaque citoyen une liberté que l’institution ne peut seule préserver. L’éducation est « affaire de responsabilité humaine au regard de la liberté « , écrit Michel Soetard (J.J. Rousseau, in Jean Houssaye, Quinze pédagogues, A . COLIN, 1994, p.29) .
L’ÉDUCATION NÉGATIVE tente de répondre.
Pour ne pas compromettre l’accès de l’enfant à l’autonomie, l’apprentissage doit venir de l’expérience des choses et non des injonctions d’un maître. Il faut substituer au monde des mots, des leçons, des préceptes, un monde purement physique. La dépendance des choses ne nuit pas à la liberté, au contraire de celle des hommes : » c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement » (Emile, Livre second, p. 101, éd. Garnier Flammarion).
L’éducateur selon ROUSSEAU doit d’abord protéger l’enfant d’une société corruptrice, où règnent l’inégalité et les préjugés, pour préserver les chances de la liberté. « Oserais-je ici exposer la plus utile des règles de l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre… La première éducation doit être purement négative. Elle consiste non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur » (Emile, Livre second, p.112-113). L’éducation négative, l’éducation » selon la nature » en ce sens est tout le contraire du laisser faire. Laisser faire, c’est abandonner l’enfant à toutes les corruptions, aux préjugés, aux inégalités, aux lois d’une » jungle » sociale : l’enfant » y serait comme un arbrisseau que le hasard fait naître au milieu d’un chemin, et que les passants font bientôt périr, en le heurtant de toutes parts et le pliant dans tous les sens » (Idem, Livre premier, p.35).
Source Université Lumière Lyon 2
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