De la mauvaise foi de Rousseau ou le paradoxe de Rousseau

Au mois de novembre 1746, une sage-femme dépose à l’hospice des Enfants-Trouvés un nouveau-né âgé de deux jours. Il est le fils d’un certain Jean-Jacques qui s’apprête à conquérir Paris. Tandis que le père écrit le Discours sur les Sciences et les Arts, son fils est envoyé en Picardie pour passer de nourrice en nourrice… 

Bien après « Le fils de Jean-Jacques Rousseau » de Lenôtre, considération parue en 1897, l’édifiante mauvaise foi du philosophe du contrat social version totalitaire est à nouveau démontrée … « Celui qui ne peut remplir ses devoirs de père n’a point le droit de le devenir. »

Le premier des cinq enfants de Jean-Jacques Rousseau et Thérèse Levasseur, alors âgé de deux jours, est déposé à l’hospice des Enfants-Trouvés par une sage-femme. C’est le destin de ce bébé, Baptiste, qu’Isabelle Marsay imagine dans son ouvrage. Celui d’un enfant abandonné que l’on envoie dans la Picardie rurale et profonde du 18esiècle, et qui passe de nourrice en nourrice, avant de trouver une famille pour l’accueillir.

Le « paradoxe Rousseau ». Comment le philosophe des Lumières a-t-il pu convaincre sa compagne d’abandonner successivement cinq enfants entre 1746 et 1752 ? A défaut d’excuser, on peut au moins s’interroger et tenter de comprendre.

Replacer les faits dans le contexte de leur époque. Au 18e siècle, les naissances ne peuvent être planifiées et les familles ne bénéficient d’aucune aide à l’éducation de leurs enfants. L’attitude de Rousseau n’a rien d’une exception. À Paris, un tiers des nouveaux-nés sont abandonnés par leurs parents. Ils sont acheminés hors de la capitale dans des conditions effroyables, afin notamment que leurs mères n’aient pas la tentation de les retrouver. 70 % d’entre eux décèdent avant l’âge de 1 an.

Quelles raisons ont pu pousser Jean-Jacques Rousseau à agir de la sorte ? Le futur philosophe, qui a d’abord une vocation de musicien, ne roule pas sur l’or. Sa compagne, Thérèse Levasseur est une modeste lingère. Mais la famille de celle-ci aurait pu accueillir les enfants. La décision de l’écrivain semble plutôt en lien avec sa volonté persistante de rester un homme libre.

« Vous connoissez ma situation : je gagne au jour la journée mon pain avec assez de peine : comment nourrirois-je encore une famille ? Et si j’étois contraint de recourir au métier d’auteur, comment les soucis domestiques et le tracas des enfants me laisseroient-ils, dans mon grenier, la tranquillité d’esprit nécessaire pour faire un travail lucratif ? » (Correspondance).

En 1750, il écrit le Discours sur les sciences et les arts. Une famille eût peut-être entravé sa carrière et empêché une autre gestation : celle de son oeuvre de philosophe.

Les choix privés discutables de Jean-Jacques Rousseau (ses amis philosophes réprouvent les abandons de ses enfants), ne l’empêchent pas d’élaborer en 1762 Émile ou De l’éducation, un célèbre traité portant sur « l’art de former les hommes« . Lui qui n’a assumé l’éducation d’aucun de ses propres enfants, imagine sur le papier un garçon fictif,  Émile, qui lui sert de cas pratique pour l’exposé de ses théories. C’est toute la contradiction du personnage. 

Les dernières paroles de J.-J. Rousseau

En 1764, un pamphlet anonyme, Le Sentiment des Citoyens, attaque violemment Jean-Jacques Rousseau et révèle l’abandon des enfants : « c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches ; et qui déguisé en saltimbanque traîne avec lui de village en village et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital« . Voltaire en est l’auteur. Le coup est rude pour Jean-Jacques Rousseau qui va se justifier dans ses Confessions entre 1766 et 1769. Son œuvre devient alors autobiographique.

Quand on n’est plus à une contradiction près

CELUI QUI NE PEUT REMPLIR SES DEVOIRS DE PÈRE N’A POINT LE DROIT DE LE DEVENIR. IL N’Y A NI PAUVRETÉ, NI TRAVAUX, NI RESPECT HUMAIN QUI LE DISPENSENT DE NOURRIR SES ENFANTS ET DE LES ÉLEVER LUI-MÊME. (EMILE, LIVRE I)« IL NE FAUT PAS FAIRE DES ENFANTS QUAND ON NE PEUT PAS LES NOURRIR ». PARDONNEZ-MOI, MADAME, LA NATURE VEUT QU’ON EN FASSE PUISQUE LA TERRE PRODUIT DE QUOI NOURRIR TOUT LE MONDE […]. (LETTRE À MADAME DE FRANCUEIL, LE 20 AVRIL 1751)

Rousseau maniait l’art d’accommoder sa conscience à ses actes:

IL Y A DES RÈGLES ÉTABLIES, INFORMEZ-VOUS DE CE QU’ELLES SONT ET VOUS SAUREZ QUE LES ENFANTS NE SORTENT DES MAINS DE LA SAGE-FEMME QUE POUR PASSER DANS CELLES D’UNE NOURRICE. (LETTRE À SUZANNE DUPIN DE FRANCUEIL, LE 20 AVRIL 1751)DEPUIS QUE LES MÈRES, MÉPRISANT LEUR PLUS CHER DEVOIR, N’ONT PLUS VOULU NOURRIR LEURS ENFANTS, IL A FALLU LES CONFIER À DES MÈRES MERCENAIRES QUI, SE TROUVANT AINSI MÈRES D’ENFANTS ÉTRANGERS POUR QUI LA NATURE NE LEUR DISAIT RIEN, N’ONT CHERCHÉ QU’À S’ÉPARGNER DE LA PEINE. IL EÛT FALLU VEILLER SUR UN ENFANT EN LIBERTÉ: MAIS QUAND IL EST BIEN LIÉ, ON LE JETTE DANS UN COIN, SANS S’EMBARRASSER DE SES CRIS. POURVU QU’IL N’Y AIT PAS DE PREUVE DE NÉGLIGENCE DE LA NOURRICE, POURVU QUE LE NOURRISSON NE SE CASSE NI BRAS, NI JAMBE, QU’IMPORTE, AU SURPLUS, QU’IL PÉRISSE OU QU’IL DEMEURE INFIRME LE RESTE DE SES JOURS. (EMILE, LIVRE I)Les regrets de Rousseau eu égard à ce refus de paternité.

 

Ce regret est-il sincère ? Sans la dénonciation de Voltaire, l’eût-il manifesté de cette façon ? Dans les langes du premier enfant qu’il abandonne, il a glissé une carte à jouer afin de peut-être l’identifier plus tard. Lorsque ce fils a 15 ans, il fait la tentative de le retrouver. Mais il se ravise bientôt et met un terme à ses recherches.

Baptiste reste l’enfant de sa mauvaise conscience. Celui qui cristallise toutes ses contradictions. Alternant des passages de l’oeuvre de Rousseau, et le récit fictif de la vie du garçonnet en Picardie, le roman d’Isabelle Marsay brosse un tableau remarquable de la France du 18ème siècle.

La misère y fait rage, l’enfance est malmenée, les existences sont rudes, partagées entre religion et superstition. Baptiste traverse cette époque d’une tout autre façon que son père. Isabelle Marsay pourrait donner suite à son roman, et faire vivre à nouveau ce garçon que le philosophe des Lumières n’a pas voulu élever. À suivre…

« Il faut parler tant qu’on peut par les actions, et ne dire que ce qu’on ne saurait faire. »
(Émile ou De l’éducation –
Jean-Jacques Rousseau)