Rousseau et la Géographie de la civilisation

Par Abdourahmane Idrissa

Dakar, 1998

Sommaire.

Introduction
Une philosophie de la géographie.

Chapitre I: les rigueurs d’une pensée géographique. a. villes et campagnes: histoire de la cruauté civile. b. une providence marâtre: ambiguïté des causalités géomorphologiques.

Chapitre II: l’investissement imaginaire de la spatialité. a. le paradigme de l’état fermé.
b. le paradigme de la nature ouverte.
Conclusion.

Théorie critique.
Chapitre I: la fondation de la société.

a. la violence cadastrale.
b. la dissociation du temps et de l’espace. Chapitre II: l’espace de la civilisation.
a. le désordre impérial.
b. la géographie de la décadence. Conclusion.

Théorie positive.
Chapitre I: la fondation de la cité.

a. l’occupation légale.
b. l’espace de la durée. Chapitre II: traité du monde. a. la nature fermée.
b. l’état ouvert.

Conclusion. Conclusion générale.

Bibliographie.

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INTRODUCTION

La civilisation du XVIII°siècle européen semble avoir porté au plus haut point la curiosité géographique. C’est un siècle de voyageurs, de “ dromomanie ”, et le voyage ne restera pas longtemps innocent. Il servira à aiguiser l’arsenal doxographique des Lumières, nourrira la littérature, et aboutira finalement à la science: la géographie et l’anthropologie. Le “ monde ” entre dans la culture européenne, jusqu’alors enveloppée dans la maya diaprée de l’héritage classique, et le bouleversement est fondamental, à en croire Paul Hazard: “ Il est parfaitement exact d’affirmer que toutes les idées vitales, celle de propriété, celle de liberté, celle de justice, ont été remises en discussion par l’exemple du lointain. ”1 Les Européens n’étaient plus limités par des pénibles recherches “ dans les réserves de l’Antiquité ”, puisque les leçons d’un espace désormais ouvert et appelé à s’ouvrir davantage offre de solides perspectives dans le renouvellement des concepts et l’embellie de la philosophie. S’ils utilisent l’abondante littérature de voyage mise à la disposition du public, les intellectuels n’hésitent pas, même s’ils ne vont guère loin, à exposer leur propre expérience du cosmopolitisme. Montesquieu tient scrupuleusement le journal de ses voyages en Hollande et en Angleterre; Voltaire revient de cette dernière contrée avec un compte-rendu faussement naïf de ses us et coutumes, qui prend à revers celles des Welches (les Français). Un autre genre de récit de voyage, plusimpressionniste, sera mis en place par l’Anglais Laurence Sterne, avec son Sentimental Journey Through France and Italy.

Mais qu’il s’agisse de raison ou de sentiment, le voyage est devenu une expérience unique et exemplaire, qui établit moins la relativité des valeurs que la diversité des usages. Ce que révèle en effet le voyage, c’est paradoxalement l’unité du genre humain. Aux époques sédentaires, chacun, régi par la seule vision du monde (imago mundi ou Weltanschauung) tissée par la civilisation à laquelle il appartient, voyait les autres hommes comme des “hommes estranges ”, des monstres incompréhensibles, vis-à-vis desquels ne peuvent être nourris quedes sentiments d’hostilité, de répulsion ou, au mieux, d’indifférence. Cette attitude, liée au sentiment d’appartenance, n’a pas disparu au XVIII°siècle (ni même aujourd’hui, d’ailleurs). Les voyages, cependant, parviennent à briser le cristal déformant des préjugés, et renvoient chaque homme à l’étrangeté de sa propre culture et à l’identité de la nature humaine.

Rousseau, comme Montesquieu, comme Voltaire, a beaucoup voyagé, quelques fois à son corps défendant, et d’autres fois par plaisir pur. S’il prisait le repos sédentaire, il n’en avait pas moins une sorte de passion pour le départ et la découverte qui explique mieux que tout pourquoi, parti pour Confignon, aux environs de Genève, il finit par tracer dans l’Europe

1 Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935, p. 13. 3

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occidentale la géographie sans doute la plus erratique et la moins convenue, des intellectuels du temps; d’ailleurs voyage et repos, c’est parfois tout un: “ J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ”, dit-il, dans les Confessions2, et il nous confiera plus loin le projet longtemps caressé d’un authentique voyage “ philosophique ”: “ J’ai cherché longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. ”3 S’il n’a pas réalisé ce rêve, Rousseau a néanmoins beaucoup voyagé, et il est, finalement, le seul grand écrivain du temps a avoir tiré de cette expérience non pas des comptes-rendus, des feuilles de route, mais une analyse objective du voyage lui-même, de ses conditions, de ses effets, et des rapports entre voyage et culture – ceci, principalement dans le Livre V de L’Emile .

Le voyage rousseauiste, à mi-chemin entre le rapport objectif et les impressions subjectives (entre Voltaire et Sterne), réalise une sorte d’idéal de cette forme propre qu’est le récit de voyage, idéal d’ailleurs concentré nulle part, seulement disséminé dans plusieurs textes, et qui lui permet de parler en même temps des sociétés examinées, et des impressions de l’individu qui examine. Il y a ainsi deux géographies de Rousseau: une géographie individualiste, qui est ambulatoire et rêveuse: c’est celle de la marche à pied, de la paix hyperesthétique du lac de Bienne, des promenades dans les champs, en forêt, ou dans les faubourgs de Paris; cette géographie est consignée essentiellement dans les écrits autobiographiques. Il y a d’autre part une géographie de la civilisation, qui est celle que je me propose d’explorer en compagnie du lecteur. On pourrait la définir comme l’étude de l’espace en tant qu’il sert de contexte à l’histoire naturelle et civile de l’homme – tandis que la géographie individualiste doit être rapportée bien entendu à la vie de Jean-Jacques. On notera pourtant qu’il existe une articulation entre ces deux géographies: dans la Nouvelle Héloïse, Saint-Preux “ fait ” de la géographie de la civilisation (à Paris ou dans le Valais) et de la géographie individualiste (à Clarens), et on retrouve cette ambivalence jusque dans les Rêveries du promeneur solitaire, ouvrage si délibérément individualiste par ailleurs.

Il semble cependant que si Rousseau a conduit jusqu’à sa conclusion extrême sa géographie individualiste, il n’en a pas été de même en ce qui concerne sa géographie de la civilisation. C’est ce que nous saurons à la fin de ce travail.

Voici comment j’ai organisé ma démarche. Il m’a d’abord paru nécessaire d’établir pourquoi j’estime qu’il y a effectivement une “ géographie de la civilisation ” de Rousseau qui vaut la peine qu’on en parle. A cette justification, j’ai consacré toute la première partie de cet écrit, essayant d’y montrer d’une part quel contexte géographique précis constituait l’expérience globale de Rousseau, ou en d’autre termes dans quel monde il vivait; et d’autre part quels principes doctrinaux il a mis en place pour pouvoir penser, et révolutionner cette expérience.Par conséquent, cette partie traite de ce que j’appelle ici “ Une philosophie de la géographie ”, car

2 Les Confessions, Paris, Garnier, 1980, p. 48. 3 Ibidem, p. 63.

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selon moi, c’est bien d’un investissement intellectuel et imaginaire du monde et de la spatialité que part Rousseau, suivant d’ailleurs les normes de son temps. Après quoi, j’ai mis en place un diptyque théorique, pour examiner la critique et le dépassement (révolutionnaire) de cette expérience.

Chaque partie commence par une introduction de longueur variable, qui pose la problématique générale dont elle doit traiter, et annonce les thèmes des deux chapitres qui la composent. Chaque chapitre est à son tour divisé en deux sous-chapitres, et commence par un préambule dans lequel je rappelle la place que tiennent, dans la logique doctrinale de Rousseau, les questions que nous devons traiter. C’est dans les sous-chapitres que je discute, en règle générale, de la géographie proprement dite. A la fin des deux premières parties, les conclusions serviront surtout à établir une liaison avec la partie suivante. La conclusion de la dernière partie donnera alors “ les résultats de l’enquête ”. Une conclusion générale montrera l’aboutissement global du travail par rapport aux questions, hypothèses et présupposés de départ.

Tel quel, de toute façon, il apparaîtra plutôt comme un exposé que comme une discussion. La raison en réside partiellement dans une certaine indigence de la bibliographie consacrée au sujet qui m’intéresse. J’ai eu entre les mains un nombre considérable d’ouvrages et d’articles traitant de la politique, de la morale, de la religion, même de l’horticulture et de la chimie de Rousseau. Mais non s’agissant de la géographie spécifiquement. Les allusions les moins approximatives et les plus convaincantes que j’aie pu rencontrer dans mes recherches se trouvent dans les notes, il est vrai substantielles, établies par Catherine Kintzler pour son édition de l’Essai sur l’origine des langues (GF-Flammarion, 1993). Les analyses de Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle m’ont également été d’un grand secours, ainsi que d’autres travaux que je cite moins fréquemment, mais dont on retrouvera sans peine la trace dans mon argumentaire: mais ils m’ont servi surtout à affiner ma perception générale de la pensée de Rousseau. D’une manière générale, j’ai fait ou refait une lecture en règle des principaux ouvrages de Rousseau, en soumettant chaque texte aux implications de ce que j’ai appelé sa pensée géographique. Par ailleurs, j’ai utilisé quelques lectures historiques et littéraires, qui n’apparaîtront dans l’index bibliographique que dans la mesure où j’estimerais que leur consultation éclairera vraiment toute personne intéressée par la doctrine de Rousseau et par l’aspect de cette doctrine étudié ici même.
NB. Certaines citations de Rousseau suivent l’orthographe originale. Il s’agit de celles qui sont extraites du Contrat social, des deux Discours, des Considérations sur le gouvernement de Pologne, de la Lettre à d’Alembert, et de l’article Economie politique.

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UNE PHILOSOPHIE DE LA GEOGRAPHIE

Dans la longue et riche rêverie intellectuelle que nous appelons la philosophie de Rousseau, la présence du monde, de ses rumeurs, de ses paysages, est remarquable. Même dans le préjugé commun la figure de Rousseau est associée à des images de la nature et des champs; et celui qui, dépassant ce préjugé, lirait les textes du Genevois, pourrait ajouter: des villes également. Une connexion aussi forte entre la pensée et l’effort descriptif peut être comprise comme constituant tout un aspect de la philosophie de Rousseau.

Philosophie de la géographie. Il est possible de justifier historiquement cet oxymore. On remarque sans peine que, de manière générale, le monde dans lequel vivent les philosophes ne se manifeste guère dans leurs écrits autrement que sous forme d’évocations incidentes à caractère illustratif ou parfois autobiographique, cas que l’on trouve, par exemple, pour le premier dans Le Prince de Machiavel, et pour le second dans la Lettre VII de Platon. Bien que,comme le note Paul Clavier “ nos représentations de l’univers restent tributaires de notre expérience du monde ”4, la raison philosophique a surtout pensé l’univers, le cosmos, la structure globale qui contient le monde. Dans le texte que je viens de mentionner, Clavier montre bien quelle fut l’articulation générale de cette pensée: des présupposés métaphysiques, une exploration cosmologique, une finalité théologique largo sensu.

Aussi de toutes les sciences de la nature la géographie fut-elle probablement la plus étrangère aux philosophes. Comment s’en étonner? Elle a longtemps été la science des voyageurs et des compilateurs, c’est-à-dire de ceux qui peuvent mentir parce qu’ils reviennent de loin et de ceux qui ne s’embarrassent pas d’esprit critique. La pensée étant tributaire des connaissances actuelles du temps où elle se déploie, la longue ignorance de la configuration et des habitats des continents ainsi que de la plupart des phénomènes étudiés de nos jours par les différentes sections de la géologie explique en partie cet éloignement des philosophes pour la géographie.

C’est au moins ce qu’on peut induire des exceptions significatives: en Islam, au cours de la première époque de la civilisation arabo-musulmane, la science géographique a été brillamment cultivée, sans doute en liaison avec l’expansion de la Oumma, et nous voyons un Ibn Khaldoun manier avec aisance des schèmes géographiques (Ville, Désert, climats froids, tempérés, chauds, etc.) et développer corrélativement une pensée anthropologique. En Grèce, après que les conquêtes d’Alexandre aient démesurément élargi l’espace hellénique, nous voyons une pensée cosmopolitique supplanter la traditionnelle philosophie politique5: le fameux Livre V du De la nature de Lucrèce, qui rappelle de façon si frappante le second Discours de Rousseau ne s’explique que par un tel contexte. Enfin, en Occident, l’élargissement de la

4 Paul CLAVIER, “ L’idée d’univers ” in : Notions de philosophie, t. I, Paris, Gallimard, 1995, p. 32.
5 Au sens étymologique, bien entendu. Sur ce sujet, l’étude du cosmopolitisme stoïcien dans l’article “ Le genre humain ” de Max MARCUZZI in Notions de philosophie, op. cit. , p. 313-318.

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conscience géographique européenne à l’époque de Christophe Colomb et des autres grands navigateurs peut être relié à l’humanisme de Montaigne6 ou aux théories climatiques de Bodin, qui aimait d’ailleurs à se faire appeler “ géographistorien ”.

Une étude de la question montrerait sans doute l’évolution profonde qui, en déplaçant l’intérêt de la philosophie du cosmos vers le monde, le déplace en même temps de Dieu vers l’homme. En d’autres termes, il semble bien qu’à une articulation cosmologie- théologie (avec comme science philosophique dominante la métaphysique), se substitue lentement, à cette époque, une articulation géographie-anthropologie (avec comme science philosophique importante la philosophie morale et politique). Sur le plan astronomique, on passe d’un univers clos à un univers infini; d’où l’effondrement d’une théologie consubstantielle à la représentation aristotélicienne du cosmos. Sur le plan géographique, en revanche, on passe d’un monde infini, parce qu’inexploré, à un monde clos, réceptacle d’une vie humaine et animale de mieux en mieux répertoriée: “ L’île du genre humain, c’est la terre ”7, écrit Rousseau.

Certes, bien que le cosmos newtonien puisse en définitive, comme cela est apparu dans les ultimes formalisations de Laplace, se passer de “ l’hypothèse divine ”, la plupart des intellectuels du XVIII°siècle s’accordèrent sur l’idée d’un mécanisme mis en place par Dieu. Mais c’était pour mieux évacuer la question cosmologique et discuter de la place de l’homme dans son monde terrestre. Ce schéma est applicable au Rousseau de la Profession de foi du vicaire savoyard8: si son intérêt pour l’astronomie à la mode y aboutit a une abdication devant les secrets de l’intelligence divine, la persévérance avec laquelle il analyse les rapports de l’homme avec le monde montre quel était, pour lui, le cadre concret d’une connaissance de l’homme: c’est le monde et non l’univers, la géographie plus que la cosmologie.

Cette matière géographique, vaste et commentée de manière diffuse, requiert manifestement des recherches d’une amplitude supérieure à celles que mises en œuvre en ce court essai. Aussi bien, ce qu’il s’agit d’exposer dans cette partie est moins la “ philosophie de la géographie ” que l’on pressent chez Rousseau que les aspects de cette philosophie qui paraissent expliquer sa conception de la civilisation. Cet exposé est divisé en deux axes: un axe phénoménologique, qui devrait permettre de déterminer le fonctionnement des deux types de schèmes géographiques que sont les paysages et les constructions humaines (le nivellement et la planimétrie, diraient les géographes), dans la réflexion de Rousseau, relativement à cette question, et un axe théorique de délimitation de cette pensée géographique au sein des deux grands paradigmes de la doctrine que sont la Nature et l’Etat.

6 Le célèbre chapitre sur les cannibales (Essais, I, XXXI) commence par des considérations à caractère géographique et géologique. Même remarque peut être faite à propos du chapitre introductif de l’Essai sur les moeurs, de Voltaire, qui s’intitule “ changements dans le globe ”. Tous ces textes postcolombiens, si l’on peut dire, sont à visée anthropologique. 7 Emile ou de l’éducation, Paris, Garnier, 1957, p. 185.

8 “ Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe à savoir. Mais ce monde est-il éternel ou créé? (…) Je n’en sais rien, et que m’importe. ” Emile, IV, p. 334- 335. Aussi les nombreuses allusions à l’impuissance de l’homme à comprendre la nature de l’intelligence divine: dans ses “ oeuvres ”, Dieu ne saurait être que “ contemplé ”, ibidem, p. 346.

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CHAPITRE I: LES RIGUEURS D’ UNE PENSEE GEOGRAPHIQUE.

Le texte de La Nouvelle Héloïse est sans doute le plus révélateur des tropismes géographiques de Rousseau, et l’on peut aisément deviner pourquoi. C’est ici, en effet, qu’il installe, grâce aux privilèges du poète, son monde intérieur au coeur de son monde réel, à l’intersection de cette Suisse et de cette France entre lesquelles il n’a cessé d’aller et venir. Histoire d’amour et de vertu, La Nouvelle Héloïse est aussi et surtout l’histoire d’un monde qui invente une parcelle de bonheur à l’intérieur et en dépit du malheur ambiant. Cette invention, du reste, tient beaucoup à l’imagination: “ Clarens n’a pas rétabli le règne de l’innocence et n’a pas restauré celui de l’égalité. Seuls, au jour de la fête, l’image de l’innocence et le sentiment de l’égalité viennent enchanter les âmes sensibles ”9, écrit Starobinski, qui utilise significativement les termes d’ “ asile ” et de “ refuge ” pour qualifier le domaine de Wolmar et de Julie, de la Raison et du Sentiment.

C’est que Clarens reste pris dans une topographie réelle, quoique “ grossièrement altérée ”, et cela n’est pas indifférent. En se refusant à transporter, comme le firent More et ses épigones, sa société idéale dans un espace lointain, séparé du monde corrompu dont elle aurait pu être alors le miroir inversé, Rousseau plie la raison et le sentiment aux dangereuses nécessités de la dystopie. Clarens ne constitue pas une réalité intrinsèquement différente de la réalité habituelle (ce détail accrut son charme aux yeux des contemporains): “ moyen terme entre un ailleurs de pure fantaisie et un ici décevant ”10, le domaine permet à Rousseau de satisfaire les exigences d’une pensée du monde, en évitant également l’excentricité onirique des utopies et le conformisme satirique des dystopies. Le rêve et la satire, ou, si l’on veut, l’idéal et le critiquable, se superposent et s’imbriquent pour ainsi dire l’un dans l’autre. Passant du Valais à Paris, Saint- Preux semble tomber d’un songe délicieux à un cauchemar éveillé; chaque lettre marque d’ailleurs l’ambiance propre de son lieu d ’émission. Celles du Valais sont calmes, précises et même un peu ennuyeuses, si l’on n’y prend garde. En revanche, celles de Paris paraissent fiévreuses, courant d’un objet à l’autre, quelques fois outrées; telles sont les lettres de l’impressionnable Saint-Preux. En contraste, l’unité de ton caractérise la correspondance à peu près sédentaire de Julie et de Claire.

Evidemment, même si Rousseau n’avait pas insisté sur ces déterminismes géographiques de la moralité, il aurait été visible que le passage d’un type de “ local ”11 à l’autre

9 Jean STAROBINSKI, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 126.
10 Ibidem, p. 407.
11 Ce mot est utilisé par Rousseau pour dire “ situation géographique ”, et également “ conditions naturelles induites par cette situation ”. Ainsi, décrivant le territoire et la géopolitique corse, il conclut: “ Voici les premières réflexions que m’a suggérées l’examen rapide du local de l’île. ” (Projet de constitution pour la Corse, in Ecrits politiques, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 394), et dans l’Essai sur l’origine des langues, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 55, nous lisons: “ …mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays et non pas d’un autre? Il faut bien remonter, pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, et qui soit antérieure aux moeurs mêmes… ”

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est en fait passage d’un univers moral à l’autre12, l’un plus facile parce que transparent (même littéralement) et pour ainsi dire fondu dans la nature, l’autre plus difficile en raison de son opacité et de la coupure qu’il instaure dans la nature. A ces deux types de “ local ”, la Ville et lePays, s’ajoutent l’Asile et le Désert13 pour compléter la thématique géographique de Rousseau. L’Asile et le Désert sont ici compris dans le domaine de Clarens, qui se révèle être un système d’organisation ou d’aménagement du territoire destiné à concilier les deux intentionscontradictoires de Rousseau, la naturalité et la civilité.

Le domaine se présente en effet comme un petit Etat strictement hiérarchisé, sur le modèle rêvé des villae romaines de la période républicaine qui étaient l’Etat romain in nucleo: le patron Wolmar, la matrone Julie, leurs enfants et les domestiques esclaves vivent dans une symbiose éminemment politique, calculée et validée par une éthique quasi infaillible. L’équilibre des pouvoirs, délicat et efficace, maintenu par le couple, la garantit. Mais au coeur de cet asile de la “ bonne politie ” se déploie une précieuse imitation de la nature vierge, un désert qui rappelle celui dans lequel vivent, libres et naturels, les Sauvages de l’Afrique et du Nouveau Monde. Ce lieu est sacré parce qu’il rappelle la liberté et la bonté naturelles de l’homme: on y entre comme dans un temple.

La thématique géographique de Rousseau, telle que la présente le texte de La Nouvelle Héloïse, paraît donc obéir à un certain mouvement, un déplacement ou un voyage, qui nous permet de mettre en exergue un discours dont le caractère implicite laisse parfois dans l’embarras: sur le plan de la perfection morale on va de la Ville au Pays, du Pays à la Cité, de la Cité à la Nature, ou autrement dit: du bourgeois au paysan, du paysan au citoyen, du citoyen au sauvage – mais le sauvage cultivé, dont le modèle est Emile, ou, si l’on veut rester dans le cadre de La Nouvelle Héloïse, les deux enfants Wolmar, lorsque leur éducation sera achevée.

La Nouvelle Héloïse, rédigé entre 1756 et 1758, c’est-à-dire après le second Discours et pendant la genèse de l’ Emile et du Contrat social, est manifestement une oeuvre charnière14. Tout en annonçant la réflexion sur le Citoyen et sur le Sauvage cultivé, elle est encore le résultat stylisé de la production antérieure et de l’expérience de Rousseau. Dès le premier Discours la critique de la civilité est mise en place; le développement subséquent de ce thème ne sera que variations sur une gamme entièrement réalisée. Le second Discours décrit la raison et le processus de l’apparition d’un état des choses qui a rendu nécessaire l’établissement de cette civilité. Enfin, l’article sur l’économie politique constitue une première clôture de la doctrine, puisque les trois maximes (volonté générale, vertu politique, administration publique) sur

12 Saint-Preux craint qu’à force de demeurer à Paris, son âme d’homme libre et ses moeurs de citoyen ne cèdent la place à celles d’un bourgeois. (Julie ou la Nouvelle Héloïse, Paris, GF-Flammarion, 1967 p.172.)
13 Le mot “ désert ” n’a plus le sens qu’il avait alors de paysage sauvage, inculte et inhabité (le saltus des Latins, dit parfois agri deserti). Le mot anglais wilderness conserve encore ce sens (wild: sauvage), bien qu’il tende aussi de plus en plus à signifier “ désert ” au sens d’espace aride et sans vie.

14 Cf. la remarque de Jean GUEHENNO: “ Tout s’était passé comme si le roman n’avait servi à Jean-Jacques qu’à s’emparer des âmes. Quand il les eut ainsi séduites, il leur donna de plus graves leçons, celles de l’Emile et du Contrat social. ” Jean-Jacques, histoire d’une conscience, t. II, Paris, Gallimard, 1962, p. 64-65.

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lesquelles disserte le Genevois sont aussi les thèmes principaux de sa pensée politique. De façon caractéristique, si le sauvage ignorant est présent dans cette production des années 1750- 1755, le sauvage cultivé y est à peine pressenti, sous les traits du “ génie ”15. C’est semble-t-il la féconde pause romanesque qui, en replongeant Rousseau dans les problèmes moraux concrets de la société cultivée du XVIII°siècle, a fait apparaître la nécessité d’une réflexion sur cette figure.

Suivons à présent la pensée de Rousseau dans la géographie sociale – la ville et les champs -, et dans la géographie naturelle – les pressions du monde physique -, pour essayer de déterminer sa position sur la question de la civilisation, en gardant en mémoire les éléments mis en évidence par ce préambule.

Ville et campagne: histoire de la cruauté civile.

Que les contemporains de Rousseau ne pensaient pas très différemment de lui sur la question des relations et des rapports entre la vie citadine et la vie champêtre, c’est ce que permet de vérifier ce propos de Voltaire: “ …il faut observer que le commerce n’ayant pas toujours apporté au genre humain les productions et les maladies des autres climats, et les hommes ayant été plus robustes et plus laborieux dans la simplicité d’un état champêtre, pour lequel ils sont nés, ils ont dû jouir d’une santé plus égale, et d’une vie plus longue que dans la mollesse, ou dans les travaux malsains des grandes villes. ”16 Ailleurs, c’est Montesquieu qui explique notre “ désir ” de la vie champêtre par son caractère originaire, ajoutant qu’au surplus “ si les premiers hommes avoient vécu comme nous dans les villes, les poètes n’auroient pu décrire que ce que nous voyons tous les jours avec inquiétude ou que nous sentons avec dégoût; tout respireroit l’avarice, l’ambition, et les passions qui tourmentent.

”Les poètes qui nous décrivent la vie champêtre nous parlent de l’âge d’or qu’ils regrettent, c’est-à-dire nous parlent d’un temps encore plus heureux et plus tranquille. ”17 La différence, c’est que de cette opinion commune, Rousseau devait tirer des conclusions beaucoup plus singulières sur la nature de la civilisation.

Le mot “ civilisation ” apparaît justement au XVIII°siècle, en 1734 selon Roland Breton18, qui le fait dériver directement de l’adjectif “ civilisé ” (connu de Rousseau) et plus lointainement, de l’adjectif “ civil ”; l’étymologie ultime étant le latin civitas, “ cité ”. Mais si “ civil ” et “ civilisé ” désignèrent longtemps, et sous la plume de Rousseau le plus fréquemment, l’état social en tant qu’opposé à l’état de nature, le verbe “ civiliser ”, qui découle,

15 Verulam, Descartes, Newton, sont des “ précepteurs du genre humain ” parce qu’ils allient le savoir et l’autonomie morale (Cf. Discours sur les sciences et les arts, in Du Contrat social et autres oeuvres politiques, Paris, Garnier, 1978, p. 22-23.)Or la “ sauvagerie ” consiste à ne pas être asservi à l’opinion. Cf. Emile, p. 604: “ Pour moi toutes les chaînes de l’opinion sont brisées; je ne connais que la nécessité. ”

16 VOLTAIRE, Essai sur les moeurs et l’esprit des nations, Paris, Garnier, 1967, t. I, p. 8. Cf. Emile, p. 37: “ Les hommes ne sont point faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. ”
17 MONTESQUIEU, Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l’art, OEuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. de La Pléiade, I951, p. 1253-1254.

18 R. BRETON, La Géographie des civilisations, Paris, P.U.F., coll. “ Que sais-je? ”, 1987, p. 5. 10

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lui, de “ civilisation ” (Breton) correspondait au verbe “ policer ” tel que Rousseau l’emploie dans ce passage du Projet de constitution pour la Corse: “ Dans quelque vue que la nation corse veuille se policer la première chose qu’elle doit faire est de se donner par elle-même toute la consistance qu’elle peut avoir. ”19 Se policer, c’est se polir, sortir d’un état plus grossier, sauvage, pour pratiquer des moeurs plus raffinées et une éducation plus savante. Or la politesse, ou civilité, et le savoir, ou culture, sont les caractéristiques mêmes de la civilisation, telle qu’elle était entendue alors. Si au niveau de l’individu on doit parler d’éducation, c’est-à-dire, étymologiquement, de sortie hors de l’état de nature qu’était supposée être l’enfance (ex(natura)ducatio ), au niveau d’un peuple, on parle de civilisation comme d’une sortie hors de l’état de sauvagerie ( ex(salvatica)ducatio ). La civilisation apparaît ainsi comme le parachèvement de l’état civil; elle est l’horizon indépassable du progrès humain qui va de la sauvagerie à la barbarie et de la barbarie à la civilisation20.

La position de Rousseau sur cette question peut paraître ambiguë. Il adhère certainement à ce schéma, comme le montre le progrès de la socialité dans le second Discours. Mais il en tire en même temps une conclusion très négative: progrès et perfectionnement riment avec décadence et décrépitude, et l’état auquel arrive indéfiniment la société civile ne correspond nullement à l’idéal d’une vie de qualité qui est contenu dans la notion de civilisation: “ Mécontent de ton état présent, dit-il à l’homme, par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentements encore, peut-être voudrois-tu pouvoir rétrograder; et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes contemporains, et l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi. ”21 Néanmoins, Rousseau ne conçoit pas que l’homme doive vivre à l’état de sauvagerie, dès lors qu’il n’a pu y rester. La civilisation est réellement ce à quoi il doit tendre, mais d’une manière bien précise, qui a été explicitée par Kant. Rousseau, selon Kant, s’est efforcé de penser les conditions d’un progrès de la culture qui “ permît à l’humanité de développer ses dispositions en tant qu’espèce morale sans désobéir à sa détermination, de façon à surmonter le conflit qui l’oppose à elle- même en tant qu’espèce naturelle. ”22 Le développement de la moralité, en interaction avec les nécessités du monde physique, semble en effet constituer le problème fondamental de la civilisation, aux yeux de Rousseau. Si nous lui appliquons une lecture géographique, nous en obtiendrons une épreuve assez nette.

Rousseau n’aimait pas les villes; il y a assez fréquemment vécu entre 1712 et 1756, soit en province, soit dans les capitales. Mais le jour où il cessa d’y demeurer de façon durable lui parut assez important pour être commémorativement mentionné dans les Confessions: “ Ce fut le 9 avril 1756 que je quittai la ville pour n’y plus habiter; car je ne compte pas pour habitation

19 Op. cit., p. 383.
20 Ce schéma élaboré par les penseurs du XVIII°siècle, y compris Rousseau, sera élevé au rang de paradigme au siècle

suivant, par Lewis MORGAN, dans un ouvrage au titre parlant: Ancient Society or Researches in the Line of the Man Progress from Savagery through Barbarism to Civilization (1877).
21 Discours sur l’origine de l’inégalité, in Du Contrat social et autres oeuvres politiques, op. cit., p. 41.
22 KANT, Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, 1786, cité par STAROBINSKI, op. cit., p. 47.

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les quelques courts séjours que j’ai faits depuis, tant à Paris qu’à Londres et dans d’autres villes, mais toujours de passage, ou toujours malgré moi. ”23 En 1737, il envoie à Charbonnel cette image de Montpellier: “ Ces rues sont bordées alternativement de superbes hôtels et de misérables chaumières pleines de boue et de fumier. Les habitants y sont moitié très riches et l’autre moitié misérables à l’excès; mais ils sont tous également gueux par leur manière de vivre la plus vile et la plus crasseuse qu’on puisse imaginer. ”24 Cette déplorable carte postale est au fond une allégorie du malheur social. Starobinski note qu’en “ dénonçant cette égale gueuserie, Rousseau semble illustrer d’avance la conclusion du second Discours: quand l’inégalité devient extrême, les hommes se trouvent tous confondus, privilégiés et opprimés pêle-mêle, dans l’égalité du malheur et de la violence. ”25 Et de fait, la ville est le paroxysme de l’état civil: dans son périmètre, la société se substitue au maximum à la nature, parce que les hommes s’y sont astreints à vivre les uns sur les autres, ne dépendant, pour leurs besoins comme pour leur moralité, que les uns des autres. C’est une erreur fatale, car “ l’homme est de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en troupeaux (…). Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. ”26

Il y a en effet un progrès géographique de la dénaturation sociale: puisque les hommes sont faits pour être “ épars sur la terre qu’ils doivent cultiver ”27, plus ils s’urbanisent, plus ils “ dégénèrent ”. De ce point de vue les capitales sont évidemment le point noir de la géographie civile: “ Or si les villes sont nuisibles, les capitales le sont encore plus. Une capitale est un gouffre où la nation presque entière va perdre ses moeurs, ses lois, son courage et saliberté (…). Les environs de la capitale ont un air de vie, mais plus on s’éloigne plus tout est désert. De la capitale s’exhale une peste continuelle qui mine et détruit enfin la nation. ”28 Il se produit une nette amélioration dans la transition entre la capitale et la ville de province: “ Dans une petite ville on trouve, proportion gardée, moins d’activité, sans doute, que dans une capitale; parce que les passions sont moins vives, et les besoins moins pressants; mais plus d’esprits originaux, plus d’industrie inventive, plus de choses vraiment neuves, parce qu’on y est moins imitateur, qu’ayant peu de modèles, chacun tire plus de lui-même, et met plus du sien dans tout ce qu’il fait… ”29. La transition vers le monde rustique offre une notion encore plus forte du bonheur humain, bonheur essentiellement moral, auquel l’homme n’accède que parce qu’il échappe au joug de l’homme, en vivant dans un univers régi d’abord par la nature.

23 Les Confessions, Paris, Garnier, 1980, p. 478. Rousseau revint habiter à Paris en 1770.
24 Correspondance générale, DP, I, 70; L, I, 1, cité par STAROBINSKI, Introduction au Discours sur l’origine de l’inégalité, OEuvres complètes de ROUSSEAU, t. III, Paris, Gallimard, coll. de La Pléiade, 1964, p. XLV-XLVI
25 STAROBINSKI, loc. cit.
26 Emile, p. 37.
27 Ibid.
28 PCC, p. 392-393.
29 Lettre à d’Alembert, in Du Contrat social et autres oeuvres politiques, op. cit., p. 170.

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Le monde, en effet, apparaît d’autant plus humain qu’il est moins possédé par l’homme. Toutes peuplées qu’elles soient, les villes paraissent dépeuplées: “ J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde, écrit Rousseau-Saint-Preux arrivant à Paris. Ce chaos ne m’offre qu’une solitude affreuse où règne un morne silence. Mon âme à la presse cherche à s’y répandre, et se trouve partout resserrée. “ Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul ”, disait un ancien: moi, je ne suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à toi, ni aux autres. ”30 S’ensuit une description de la société urbaine qui récapitule les grands thèmes de la critique de l’état policé tels qu’ils ont été mis en place dans le premier Discours. La société urbaine est ainsi caractérisée par l’artifice moral – non pas le vice, mais le fait que la vertu est vidée de sa substance par les opinions changeantes et innombrables des individus, si bien qu’à l’image de Crispus, personne ne consent à vitam impendere vero, “ soumettre sa vie à la vérité ” – et la réduction de l’individu à une machine réglée par ses liaisons d’intérêts avec d’autres individus.

La cruauté de la ville réside dans cette dévaluation de la vie; on ne peut guère accorder une importance vitale – au point d’ouvrir et de laisser s’épandre son âme – à une morale artificielle et à des individus qui ne sont que des machines calculantes. Le paysage urbain, dès lors, ne saurait être qu’un “ vaste désert ” qu’on aborde avec une “ secrète horreur ”. Rousseau y détecte le mépris moderne de la vie, celui qui se déclare avec Sade, qu’il semble pressentir dans cette exclamation de Julie: “ Quelle est cette volupté barbare qui se plaît à jouir du tourment d’autrui? ”31 La pathologie morale qui fait de la ville le vrai espace de la barbarie32, peut en effet enfanter les conduites les plus monstrueuses, parce que l’économie désaxée (antinaturelle) qui y règne met une catégorie d’êtres humains à la merci d’une autre catégorie: monde des nécessités artificielles, les hommes y ont poussé le vice jusqu’à “ s’être soumis à une dépendance universelle ” et à “ s’obliger à tout recevoir de ceux qui ne s’obligent à leur rien donner. ”33

En somme, le désordre est au principe même de la société urbaine. Elle n’est pas réformable: on ne peut instituer l’ordre civique dans une société qui porte les stigmates de l’urbanité. Pour mieux le faire sentir, Rousseau nous amène en voyage dans un pays rustique, le Valais. Ce pays se présente comme une osmose entre le travail humain et le monde naturel. Dans ses hauteurs sylvestres, l’homme n’est ni absent, ni omniprésent. Son existence se décèle, ni plus ni moins, comme celle d’autres animaux: “ Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais pénétré: à côté d’une caverne on trouvait des maisons; on voyait des pampres secs où

30 NH, p. 163. 31 NH, p. 91.

32 George KEITH (Milord Maréchal) qui partage certaines idées de ROUSSEAU, parle de “ barbares policés ” (cité par J. GUEHENNO, op. cit., t. II, p. 104.)
33 DOI, p. 57. On en arrive ainsi à abandonner ses enfants. BRAUDEL signale qu’il se faisait à Paris, du temps de ROUSSEAU 7000 à 8000 abandons d’enfants par an (Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, Armand Colin, 1967, p. 376).

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l’on n’eût cherché que des ronces (…), et des champs dans des précipices. ”34 Toute la description qui suit, avec les correspondances établies entre la santé de l’âme (paix intérieure… calme… sérénité dans l’esprit… volupté tranquille opposés aux passions, à la sensualité âcre, etc.) et le paysage varié, baigné par un air pur, trace les linéaments d’un espace différent de celui de l’urbanité, et qui en est l’ailleurs: “ On y est grave sans mélancolie, paisible sans indolence, content d’être et de penser: tous les désirs trop vifs s’émoussent, ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux; ils ne laissent au fond du coeur qu’une émotion légère et douce; et c’est ainsi qu’un heureux climat fait servir à la félicité de l’homme les passions qui font ailleurs son tourment. ”35(C’est moi qui souligne). Ce qui opère ici, c’est bien sûr l’ascendant de la nature.

Les villes sont des fractures dans le continuum naturel: elles dérobent, dans un espace hiérarchisé, mesuré, artificiellement compartimenté, l’homme à l’ascendant purificateur et salvateur de la nature pour le soumettre à la domination morale (opinion) et physique (oppression) de l’homme. A l’inverse, le pays valaisan est une fusion de l’humain et de la nature. Son agreste peuplement n’est pas une violence faite à la nature, mais une adaptation à la nature où l’homme se laisse imprégner par une certaine philosophie, supérieure à la philosophie intellectuelle de la ville, et qui se dégage insensiblement de la grandeur et de la pureté du paysage: “ …je méprisais la philosophie de ne pouvoir pas même autant sur l’âme qu’une suite d’objets inanimés ” (c’est-à-dire les montagnes et les vallées)36.

La conséquence morale, économique et politique de cette situation est déduite par Saint-Preux, qui parle, à propos des Valaisans, “ de leur simplicité, de leur égalité d’âme, et de cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l’exemption des peines plutôt que par le goût des plaisirs. ”37 Grâce à leur géographie, à la philosophie qui se dégage de leur géographie, ils atteignent sans effort à l’état dont le savant Sénèque rêvait dans les fastes de la cour de Néron. Leur économie est laborieuse et fermée: la preuve en est que l’argent, symbole et tare des économies ouvertes et superfétatoires, y est “ fort rare ”, et qu’on y est capable de prendre une loi interdisant l’exploitation de mines d’or, ce qui est un signe effectif d’indépendance vis-à-vis de l’économie globale: “… les denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur montagnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux. Si jamais ils ont plus d’argent, ils seront infailliblement plus pauvres. ”38 La pauvreté, ou plutôt la misère, est un effet de l’inégalité, dans l’opinion (fondement du luxe, du paraître) et dans la dépendance; l’argent n’est que l’excipient de l’une et

34NH,p.44.Onytrouveaussidesmanufactures(cf. LesRêveriesdupromeneursolitaire,Paris,Garnier,196O,p. 101).
35 Ibidem, p. 45.
36 NH, p. 45.

37 Ibidem, p. 46. Ce bonheur négatif les rapproche singulièrement des sauvages; cf. DOI, p. 56.
38 Ibid. Tout ce passage est emblématique de la description de pays rustiques. Une dialectique identique et des termes identiques ou analogues décrivent ainsi, de façon plus ample, le pays genevois dans la Lettre à d’Alembert.

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l’autre forme d’inégalité, et un peuple adonné au luxe et au trafic39 ne peut éviter les inégalités de condition.

La citoyenneté, ou du moins ce qui la préconstitue, c’est-à-dire la liberté et l’égalité, est aux yeux de Rousseau une conséquence directe de l’heureuse articulation entre économie et nature à laquelle sont parvenus les Valaisans. L’uniformité des ressources, plutôt que leur communauté, y établit sans difficulté cette égalité et cette liberté: “ Les enfants en âge de raison sont les égaux de leurs pères; les domestiques s’asseyent à table avec leurs maîtres; la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est l’image de l’Etat. ”40

Si donc la ville est l’incarnation monstrueuse de la barbarie civile, il peut paraître étrange que la civilisation soit si intimement liée à la ville, non seulement dans le discours commun (la doxa), mais aussi chez Rousseau. Le Genevois souscrirait sans peine à ce constat d’Oscar Wilde: “ N’importe qui peut se montrer bon à la campagne. Il n’y là-bas aucune tentation. La civilisation n’est pas vraiment chose facile à atteindre. L’homme n’a que deux façons d’y parvenir. La première en étant cultivé, la seconde en étant corrompu. Les gens de la campagne n’ayant aucune occasion d’être l’un ou l’autre, stagnent. ”41 Bien entendu, le ton “ décadent ” sur lequel est délivré cet aphorisme n’eût pas convenu à Rousseau, mais nous avons là un bon résumé thématique de son analyse des rapports ville-campagne.

Wilde nous dit en effet qu’il existe un lien entre la “ bonté ” et l’ “ inculture ”, et entre la “ culture ” et la “ corruption ”. On remarque dans ce dernier couple une certaine ambiguïté; la culture et la corruption ne sont pas directement liées l’une à l’autre, elles se côtoient dans un même milieu qui fait prospérer l’une tout autant que l’autre: la civilisation. Selon Rousseau, la civilisation elle-même se développe grâce à la culture, et c’est ainsi que la culture se trouve être à l’origine de la corruption: “…ce ne sont ni les savants, ni les poètes qui ont produit les malheurs de Rome et les crimes des Romains: mais sans le poison lent et secret qui corrompait peu à peu le plus vigoureux gouvernement dont l’histoire ait fait mention, Cicéron, Lucrèce, ni Salluste n’eussent point existé ou n’eussent point écrit (…). Le goût des lettres et des arts naît chez un peuple d’un vice intérieur, qu’il augmente. ”42 Or la pensée antinomique du Genevois opposera à ce milieu propre, dont l’espace est l’urbanité, et que nous pouvons caractériser ainsi: civilisation = culture + corruption, un autre milieu propre, l’univers rustique, dont l’espace est la ruralité, et qui allie l’inculture et la bonté.

La civilisation apparaît donc dans un premier temps comme un triomphe problématique de l’espace urbain sur les terroirs; elle produit des effets de violence propres à

39 L’opinion de ROUSSEAU sur le commerce n’est pas tranchée. Si l’idéal est bien l’économie fermée, où la part du commerce est réduite jusqu’à l’insignifiance (ainsi à Clarens, où même les vins, sous des appellations exotiques, ne sont pas produits ailleurs que dans la petite colonie champêtre), son expérience genevoise lui fait penser qu’il est du moins, dans un contexte corrompu, la meilleure garantie de la liberté publique: “ Le commerce, étant de tous les moyens de s’enrichir le plus compatible avec la liberté, est aussi celui que les Genevois préfèrent. ”(NH, p. 504).

40 NH, p. 46. Voir ce que je disais supra sur la famille romaine en tant qu’Etat romain in nucleo.
41 O. WILDE, Aphorismes, Paris, Mille et une nuits, 1995, p. 50.
42 Réponse à Voltaire, 10 Septembre 1755, in Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Fernand Nathan, 1981, p. 142.

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l’urbanité, mais exerce également une violence sur l’humanité non urbanisée: “ La ville, écrit Braudel, n’existe en tant que telle que face à une vie inférieure à la sienne (…). Il faut, pour être, qu’elle domine un empire, fût-il minuscule. ”43 La civilisation permet à la ville de justifier cette domination. C’est au nom d’une vie supérieure qu’elle assujettit à ses besoins un territoire qui est plus vaste à mesure qu’elle est plus étendue, et qu’elle dresse ses populations à ses raisons, détruisant l’autonomie politique, économique et culturelle des pays. Dans un passage célèbre de l’Emile, Rousseau compare le paysan et le sauvage. Le premier est tout ce qu’il y a de plus grossier, et le second, tout ce qu’il y a de plus fin: cette différence, chez des hommes de condition analogue44, vient de ce que le paysan est asservi: “ L’habitude et l’obéissance lui tiennent lieu de raison ”45, tandis que le sauvage est généralement autonome. Il remarque, en outre, que le progrès des lumières dans le monde urbain correspond à une régression de l’expressivité et de l’intelligence populaires: “ Plus une nation lit et s’instruit, plus ses dialectess’effacent, et enfin ils ne restent plus qu’en forme de jargon chez le peuple, qui lit peu et n’écrit point. ”46

C’est par cet abrutissement des pays grâce à quoi elle maintient son être même, que la ville excipe de la supériorité de ses modes d’existence. L’idée de civilisation, de sortie progressive hors de l’état de sauvagerie, repose ainsi sur une cruauté qui lui ôte légitimité et justesse. Le citadin ne se compare en effet qu’à celui-là même qu’il empêche, par sa seule existence, de réaliser son humanité autrement que lui-même.

Du temps de Rousseau, cette situation avait une apparence matérielle. Furetière définissait, en 1690, la ville: “ Une habitation d’un peuple assez nombreux qui est ordinairement fermée d’une muraille. ”47 Cette muraille instaure une protection et une ligne de démarcation qui font de la ville un territoire administratif, “ commune ” ou “ république ”, jalousement refermé sur ses privilèges et ses pouvoirs, et concédant ses “ droits de bourgeoisie ” avec la plusinquiète parcimonie. Elle capture les pays, tout en se garantissant, par la force et par le droit, de la “ citadinisation ” (pour ne pas dire “ naturalisation ”) des paysans.48

Rousseau perçoit et exagère cet état de chose; pour lui, les villes sont d’énormes parasites qui épuisent les pays: “ On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France; moi je crois qu’elle lui en coûte plusieurs; que c’est à plus d’un égard que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais

43 F. BRAUDEL, op. cit., p. 370.
44 “ Il y a deux sortes d’hommes dont les corps sont dans un exercice continuel, et qui sûrement songent aussi peu les uns que les autres à cultiver leur âme, savoir les paysans et les sauvages .” Emile, p. 118.
45 Ibid. On trouve une comparaison similaire dans l’Essai sur les moeurs, t. I, chap. VII, p. 23-28, avec une conclusion que n’eût pas désavouée ROUSSEAU: “ Ces Canadiens étaient des Spartiates, en comparaison des rustres qui végètent dans nos villages, et des sybarites qui s’énervent dans nos villes. ”P. 23.
46 EOL, p. 75.
47 J. FURETIERE, Dictionnaire universel, Paris, Le Robert, 1978, article “ Ville ” (Cet ouvrage n’est pas paginé). Genève avait des murailles, ce qui, on le sait, fit basculer la vie de ROUSSEAU.
48 Cf. BRAUDEL, op. cit., p. 397-398. Il cite notamment le cas de paysans de Terra Ferma (le plat pays vénitien) venus trop nombreux à Venise chercher une occupation ou un morceau de pain, et chassés par la plèbe des citadini aux cris de Poltroni, ande arar! Poltrons, allez vous-en labourer!

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retourner au peuple ni au roi. Il est inconcevable que, dans ce siècle de calculateurs, il n’y en ait pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti. ”49 Si cette remarque est économiquement absurde, comme le dit Braudel (qui cite ce passage), c’est qu’aux yeux de Rousseau la question économique ne se résume pas à la production de richesses: l’économie est forcement politique.

C’est à ce niveau que nous pouvons voir ce que, dans un second temps, la civilisation signifie pour Rousseau. Rousseau envisage en effet, non pas la “ prospérité des nations ”, mais, comme l’indique la citation de Kant faite au début de cet exposé, ni plus ni moins que le salut de l’espèce humaine. Philippe Raynaud critique les termes de cette ambition en opposant justement Kant à Rousseau: “ Le rationalisme de Kant n’implique (…) pas seulement une critique moralisante du point de vue étroitement civique et patriotique de Rousseau; il suppose également (…) la réhabilitation du monde “ bourgeois ” (de ce qu’on va bientôt appeler la société civile), même s’il va au-delà de l’anthropologie utilitariste. ”50 Ce dernier membre de phrase est intéressant pour mon propos, puisque c’est justement en allant “ au-delà de l’anthropologie utilitariste ” que Rousseau s’est attiré cette semonce. Chez lui, en effet, ce “ radicalisme ” (Raynaud) se traduit par une critique de la civilisation en tant qu’idéologie de la ville, c’est-à-dire de la bourgeoisie: “ Le sot orgueil des bourgeois ne fait qu’avilir et décourager le laboureur. Livrés à la mollesse, aux passions qu’elle excite, ils se plongent dans la débauche et se vendent pour y satisfaire; l’intérêt les rend serviles et la fainéantise les rend inquiet, ils sont esclaves ou mutins, jamais libres… ”51. Avilissement descampagnes et caractère foncièrement incivique des villes nourrissent un “ sot orgueil ” des citadins, qui est, en termes moins contumélieux, l’idéologie de la ville.

Il faut noter que, peu ou prou, les intellectuels bourgeois (citadins) contemporains théorisaient les résultats de la lutte victorieuse commencée par les “ états ” bourgeois, au moyen âge. “ L’air de la ville rend libre ”, disait-on alors, pour signifier que l’urbanité offrait au paysan immigré des privilèges qui le relevaient de ses servitudes. L’air de la ville rendait également industrieux et lettré. La règle de la pensée bourgeoise, au XVIII°siècle, fut d’élever des caractéristiques liées à la sociologie urbaine de l’Europe médiévale, les libertés, l’industrie, le commerce, la culture, l’individualisme moral, au rang d’aspirations universelles d’un point de vue anthropologique sous le nom de “ progrès ”. Et bien que, par certains côtés, Rousseau participât de cette pensée, il oppose un mépris significatif à toute l’histoire moderne de l’Europe, celle qui va de la formation des communes et des villes franches à l’embourgeoisement des institutions macropolitiques52. La civilisation bourgeoise ne lui paraît

49 Emile, p. 599.
50 Ph. RAYNAUD, “ Le droit et la civilité ” in Magazine littéraire n° 293, p. 34. 51 PCC, p. 392.
52 Cf. NH, p. 31.

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pas valoir mieux que la féodalité: “ …les villes et leurs habitants non plus que les fiefs et leurs possesseurs ne doivent garder aucun privilège exclusif ”53, dit-il aux Corses.

C’est que Rousseau ne semble concevoir la puissance politique réelle, qu’il appelle “ consistance ”, que dans les gouvernements populaires, les cités. Les sociétés civilisées, en dépit de prétentions qui l’irritent54, ne sont pas des sociétés civiques. La principale raison en est, à ses yeux, qu’elles sont régies par ces villes, qui étaient alors des espaces bourgeois, puisqu’y prévalait l’éthique malsaine du travail et du commerce, en contraste complet avec les activités reconnues du citoyen antique, l’agriculture et l’otium (ou skholè, le loisir de l’homme libre), activités génératrices d’une histoire véritablement politique.

Rousseau déplore en conséquence que, dans les nations civilisées d’Europe, les pays soient capturés ou domestiqués55 par les villes, sur le mode subjectif – “ …j’estime, moi, les paysans de Montmorency des membres plus utiles de la société que tous ces tas de désoeuvrés payés de la graisse du peuple pour aller six fois la semaine bavarder dans une académie (…) et que, pour le bien public ainsi que pour le leur, on devrait tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. ”56 – ou sur celui, plus objectif, de la rhétorique – “ Il semble, aux précautionsqu’on prend, qu’on ait trop de laboureurs et qu’on craigne de manquer de philosophes. ”57 Cette colère de Rousseau provient du fait que, pour lui, la civilité (les moeurs et la culture urbaines) dissout le lien social: la société urbanisée, qui n’est autre que ce que Raynaud appelle de façon plus abstraite la “ société civile ”, est un simulacre de société, une fausse association qui repose sur l’inversion effective des valeurs qui sont censées la constituer en tant que société: “ Qu’il seroit doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure étoit toujours l’image des dispositions du coeur, si la décence étoit la vertu, si nos maximes nous servoient de règle, si la véritable philosophie étoit inséparable du titre de philosophe. ”58

La civilité est donc une falsification éthique et politique, qui fait de l’homme civilisé ou civil (le vocabulaire de Rousseau est là-dessus significativement flottant) un être “ corrompu ”, parce qu’elle fait violence à la nature de l’homme – c’est-à-dire proprement, aux exigences spontanées de sa condition primitive telle qu’elle nous est décrite dans le second Discours – en la soumettant aux conditions de vie qui sont celles de la ville: “ On sait quellesmoeurs l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt qu’on me parle d’une ville composée de deux-cent mille âmes, je sais d’avance comment on y vit. ”59

53 PCC, p. 392. Les villes ne sont “ utiles dans un pays ” qu’ “ à proportion de ce qu’on y cultive le commerce et les arts ” (ibid.)
54 Cf. Du Contrat social, op. cit., p. 244, note 1.
55 BRAUDEL: “ Très tôt, (l’Europe) a domestiqué ses montagnards, ne les traitant pas en parias ”, op. cit., p. 47.

56 Lettres à Malesherbes, IV, in Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Gallimard, 1972, p. 210. Voici le contrepoint du “ Allez vous-en labourer ” des citadini vénitiens.
57 DSA, p. 21.
58 Ibidem, p. 4.

59 Emile, p. 598.

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Dans la généalogie du mot telle que l’étudie Roland Breton, “ civilisation ” découle de “ civil ” et de “ civilité ”. La notion de “ société civile ” dans son acception actuelle la plus courante, avec son histoire théorique liée au développement des villes et de la société bourgeoise, peut apparaître comme un équivalent conceptuel, sur le plan de la philosophie politique, de “ civilisation ”. En remontant plus haut, à civitas, et donc à la société civique, Rousseau met en question une telle équivalence. En insistant sur les déficiences cruelles des sociétés urbaines, il détruit le lien nécessaire entre civilité et civilisation. Sa position à propos de la relation ville-campagne distingue soigneusement une société civile, administrée60 et urbaine, et une société civique, politisée et rustique, et montre que, dans le cadre des nations civilisées, la vie humaine de qualité n’est pas réalisée dans les villes et ne peut plus l’être dans les campagnes61. Le premier, et avant la lettre, il diagnostique ainsi une crise de la civilisation, et leproblème qu’il pose en l’occurrence peut être formulé ainsi: “ Si la civilisation en tant qu’idéologie de la ville est fausse et mensongère, quelles peuvent être les conditions concrètes de la civilisation véritable? ”

Une providence marâtre: ambiguïté des causalités géomorphologiques.

Comme nous le montre mainte pieuse estampe, Rousseau herborisait. Il aimait aussi marcher sur de verts chemins, avec une allégresse qui dilatait son esprit; marcher dans les bois l’a véritablement rendu philosophe: ambulo (in sylva) ergo cogito. Il ne peut confiner Dieu dans uns chambre, et la pensée non plus. Cela est devenu une méthode, l’inverse de celle de Descartes, qui méditait dans une chambre, ou dans les rues animées d’une ville. Pour réfléchir à son grand livre sur la nature et sur l’homme, Rousseau fait donc spécialement retraite à Saint-Germain où, “ enfoncé dans la forêt ”62, il recompose une histoire naturelle de l’homme.

Il s’agit d’abord de nous présenter l’image de l’homme sous le règne de la nature, c’est-à-dire ce qu’il est convenu d’appeler l’état de nature. Cet état de nature, décrit par les devanciers de Rousseau sous ses aspects les plus formels, est ici lié à un espace naturel qui est loin d’être un simple décor, et dont le “ luxe immanent ”63 domine psychologiquement et physiquement la première humanité. Nous devinons que c’est un espace vert, un éden, un verger quasi illimité. “ L’homme de la nature ” étant probablement frugivore devait vivre dans un milieu qui lui fournissait en abondance de la nourriture végétale. Sans doute était-ce déjà un bipède. Rousseau insiste longuement sur ce détail; l’homme n’a pas été “ formé ” comme les autres animaux: le fait qu’il ne soit pas “ à quatre pattes ” lui donne une relation spéciale à son environnement: “ …je le supposerai conformé de tout temps comme je le vois aujourd’hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses

60 Ces peuples civilisés ont “ des gouvernements sans caractère auxquels il ne faut point d’historiens. ” NH, p. 31.
61 Eric WEIL remarque à ce propos qu’ “ il n’y a pas de révolution souhaitable; la populace ne peut être éduquée depuis que le peuple est devenu populace des villes. ” (Rousseau et sa politique, in Pensée de Rousseau, ouvrage collectif, Paris, Seuil, 1984, p.27.) Le mal est profond.
62 Confessions, p. 459-460.
63 Emprunté à Michel DELON, “ De Rousseau à Senancour: le souci de soi ”, Magazine littéraire, n°290, p. 35.

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regards sur toute la nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel. ”64 Cependant, à le considérer dans l’ordre auquel il appartient – l’animalité – il se suffisait dans un environnement qui régissait son existence, comme il régissait l’existence des autres animaux, puisque “ ses désirs ne passent pas ses besoins physiques. ”65

Dans toute la première partie du second Discours, nous sommes ainsi amenés à constater un écart tel entre l’état de nature et l’état social, que le passage de l’un à l’autre paraît inexplicable. Bien que différent des autres animaux par la station débout et un instinct plus développé de la pitié, l’homme de la nature vit dans des conditions (isolement, indolence, autonomie) qui répugnent à tout ce qui est nécessaire à l’état social (regroupement, travail,dépendance). La nature semble avoir pris ses mesures, sur le plan psychologique comme sur le plan physique, pour le maintenir dans cet état: “ C’est par une providence très sage que les facultés qu’il avait en puissance ne devaient se développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives et inutiles au besoin ”66 et “ la terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des retraites aux animaux de toute espèce. Les hommes, dispersés parmi eux, observent, imitent leur industrie, et s’élèvent ainsi jusqu’à l’instinct des bêtes; avec cet avantage que chaque espèce n’a que le sien propre, et que l’homme, n’en ayant peut-être aucun qui lui appartienne, se les approprie tous, se nourrit également de la plupart des aliments divers que les autres animaux se partagent, et trouve par conséquent sa subsistance plus aisément que ne peut faire aucun d’eux. ”67 En somme, “ bienfaisante ”, la nature fait de la singularité même de l’homme un privilège supplémentaire, et une raison de plus de rester sous son magistère.

Cependant en est-il réellement ainsi? Est-on forcé “ de convenir que cette faculté distinctive et presque illimitée ”68 qu’est la “ perfectibilité ” de l’homme est, en fin de compte, la source de ses malheurs, et que la nature y est absolument étrangère? Le second Discours est certes un essai de physiodicée69, mais purement hypothétique. La nature n’a pu être juste avec l’homme parce qu’elle n’est pas ce qu’elle aurait dû être: “ Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers. A ce léger mouvement, je voischanger la face de la terre et décider la vocation du genre humain… ”70. Seulement, l’axe du globe a toujours été incliné sur l’axe de l’univers; autrement dit, il y a toujours eu des saisons et des zones climatiques – sans parler des grandes variations climatiques que sont les glaciations, qu’on soupçonnait seulement à l’époque de Rousseau, et qui scandent l’histoire de

64 DOI, p. 41.
65 Ibidem, p. 49.
66 DOI, p. 56.
67 Ibidem, p. 42.
68 Ibidem, p. 48.
69 L’homme ne souffre guère que de maux dont il est lui-même responsable, et si on compare “ l’homme naturel ” ou semi-naturel (le sauvage) à “ l’homme civil ”, “ la nature eût été justifiée ”, DOI, note i, p. 100.
70 EOL, p. 90.

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l’hominisation. La nature se manifeste aussi par une histoire très vivante, que Rousseau apprend dans Buffon, et que la langue scientifique actuelle appelle “ géomorphologie ”, à savoir l’ “ étude de la forme et de l’évolution du relief terrestre. ”71 Tout se passe ici comme si Rousseau passait d’un niveau de fabulation de ce concept-limite, comme dit Hountondji72, qu’est l’état de nature, à un autre. A l’état de nature idéal, providentiel, se substitue un état de nature que nous dirions plus réaliste, et en tout cas moins optimiste, celui des causalités naturelles.

Rousseau en discerne bien la complexité. D’une part nous avons des lois naturelles qui opèrent sur les êtres vivants avec une régularité et une nécessité implacables ou plutôt “ majestueuses ”: “ La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens; elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués, et fait périr tous les autres… ”73, les survivants, naturellement vigoureux, se développant alors selon “ des principes certains et invariables ” et “ une céleste et majestueuse simplicité ”.74 Mais d’autre part, ce règne de la nature n’est pas figé et immobile, il est simplement monotone; les catastrophes n’y sont telles, comme le veut la loi de Gauss, que parce qu’elles sont rares. Cependant, elles ne laissent pas de survenir. De plus, il est traversé d’évolutions imperceptibles qui induisent de subtiles modifications: il ne faut pas ignorer, nous dit Rousseau “ les puissantseffets de la diversité des climats, de l’air, des aliments, de la manière de vivre, des habitudes en général, et surtout la force étonnante des mêmes causes, quand elles agissent continuellement sur de longues suites de générations. ”75

Sélection naturelle et effets de la durée donnent ainsi au règne de la nature une histoire qui finit par agir brutalement (catastrophes) ou insensiblement (durée) sur la perfectibilité humaine, qui d’ailleurs ne s’active qu’ “ à force de temps ”76. L’homme répond en effet à ces deux types de causalité: c’est sa pitié naturelle qui réagit contre la sélection naturelle, et c’est sa perfectibilité qui réagit aux difficultés de l’histoire naturelle. S’il est donc si difficile de “ démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme ”77, c’est peut-être parce qu’il est aussi difficile d’assigner une cause non naturelle à la formation de l’état civil. Les facultés virtuelles de l’homme sont bien naturelles, mais surtout, c’est l’action de la nature qui explique leur actualisation. La nature, sous son aspect moral, a “ peu préparé (la) sociabilité ” des hommes et “ a peu mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait pour en établir les liens ”78, rendant presque insurmontables les difficultés du langage parlé; mais sous son aspect physique, elle a offert le modèle et créé la nécessité de la société.

71 Le Grand Robert de la langue française, t. 4, Paris, Le Robert, 1989, p. 894.
72 P. HOUNTONDJI, Combats pour le sens, Cotonou, Editions du Flamboyant, 1997, p. 31. 73 DOI, p. 42.
74 Ibidem, p. 34.
75 Ibidem, note j, p. 106.
76 Ibidem, p. 48.
77 DOI, p. 35.
78 Ibidem, p. 56.

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C’est en effet dans le cadre d’une nature fermée que Rousseau suppose l’invention des langues et de la société: “ De grandes inondations ou des tremblements de terre environnèrent d’eaux ou de précipices des cantons habités; des portions du globe détachèrent et coupèrent en îles des portions du continent. On conçoit qu’entre les hommes ainsi rapprochés, il dut se former un idiome commun, plutôt qu’entre ceux qui erroient librement dans les forêts de la terre ferme. ”79 L’homme, animal naturel, était ainsi amené à devenir animal social par des raisons qui tenaient au “ local ” et qui étaient “ antérieure(s) aux moeurs mêmes. ”80 Ce qui nous paraissait inexplicable nous paraît à présent nécessaire, et la socialité se présente comme un ensemble contraignant de contingences81; on comprend alors que Rousseau puisse affirmer que l’homme est sociable par sa nature, c’est-à-dire fait pour le devenir.82

Ayant fait l’homme pour vivre sous le règne de la nature, la providence naturelle, “ Cérès, inventrice des saintes lois ”83, le contraignit à se sauver dans l’état civil. Cette contradiction est en fait le signe d’une ambiguïté de la pensée même de Rousseau, forcé de justifier la nature et l’homme84, puisqu’il conçoit la civilisation véritable comme un accord et même, sur le plan individuel, une unité concrète de l’homme et de la nature; “ car s’il est vrai,résume Claude Levi-Strauss, que la nature a expulsé l’homme et que la société persiste à l’opprimer, l’homme peut au moins inverser à son avantage les pôles du dilemme, et rechercher la société de la nature pour y méditer sur la nature de la société. ”85

CHAPITRE II: L’INVESTISSEMENT IMAGINAIRE DE LA SPATIALITE.

Nous venons de voir que la signification réelle de la civilisation, pour Rousseau, réside dans une union heureuse du “ monde humain ” et du “ paysage terrestre ”86. Ces deux catégories, qui nous sont apparues complexes (de l’urbanité à la rusticité) et ambigus (de l’ordre aux accidents qui installent le désordre) ont pris, au niveau doctrinal, cette fois, des formes intentionnelles, dans le sens où l’explique Starobinski: “ De tant de desseins dissemblables, qu’il est si difficile d’accorder de façon entièrement satisfaisante, il faut retenir cette chose qu’ils ont

79 DOI, p. 70; cf. aussi EOL, chap. IX, p. 91: “ Les associations d’homme sont en grande partie l’ouvrage des accidents de la nature ”, etc.
80 EOL, p. 55.
81 Cf. Michèle ANSART-DOURLEN, Dénaturation et violence dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Klincksieck, 1975, p. 31: “ Que les hommes se soient détournés de leurs guides naturels – sentiments de pitié, sens inné de la liberté, passion de l’indolence – , qu’ils aient dépassé les limites de ces communautés unies par des moeurs et des coutumes, autant de phénomènes qui restent en partie inexpliqués, sinon inexplicables. Une des significations de cette contingence peut être décelée à travers l’ambivalence du rapport à autrui, apparaissant dès l’existence des premiers lienssociaux. La différence du terrain, des climats et des saisons contraignit à adopter des modes de vie différenciés. ”

82 Cf. Emile, p. 354. 83 Ibidem, p. 170.

84 Ainsi Rousseau justifie-t-il sans ambages la “ royauté ” de l’homme sur la terre et sa supériorité sur les animaux (Emile, Profession de foi…, p. 354.) Cf. aussi Contrat social, I, VIII.
85 Cl. LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1964, p. 52.
86 STAROBINSKI, op. cit., p. 23.

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en commun: leur unité d’intention, qui vise à la sauvegarde ou à la restitution de la transparence compromise .”87 Elles deviennent alors des paradigmes, que nous appellerons simplement l’Etat et la Nature. En tant que tels, ces deux paradigmes représentent en même temps l’idéalité vers laquelle tendraient toute vie politique et toute vie morale – et l’impasse où se perdent les questions non résolues par la doctrine. S’ils ne sont pas strictement conceptualisés – il faut laisser de la carrière à Kant – , il est tout de même possible de récapituler et d’ordonnancer les éléments qui les constituent. Pour ma part, j’ai bien sûr choisi de m’intéresser à ceux de ces éléments qui sont d’ordre géographique.

Entités paradigmatiques, l’Etat et la Nature se situent dans le plan de l’imaginaire. Ils ne sont pas immédiatement transposables dans la réalité, et leur mode de relation avec elle est forcément, et toujours, décalé, soit en tant que projets, soit en tant que nostalgie. La géographie, qui est une science, et est donc déterminée par une catégorie de la réalité, nourrit abondamment la présentation de ces projets et de cette nostalgie: cités défuntes, îles, lacs, forêts, points cardinaux, illustrent l’épidictique du penseur et participent ainsi de la , de la “ représentation acceptable ”, comme diraient les stoïciens, de sa théorie de la vie politique et de la vie morale.

Le paradigme de l’Etat fermé.

La vie politique apparaît à Rousseau comme une relation fondatrice et fondamentale; elle fonde l’Etat, et reste au principe de sa continuité. C’est ce qu’il dit, en substance, au colonel Pictet, dans son oraison funèbre de la république genevoise: “ Ce ne sont ni les murs ni les hommes qui font la patrie: ce sont les loix, les moeurs, les coutumes, le Gouvernement, la constitution, la manière d’être qui résulte de tout cela. La patrie est dans lesrelations de l’Etat à ses membres; quand ces relations changent ou s’anéantissent, la patrie s’évanouit; ainsi, Monsieur, pleurons la nôtre; elle a péri, et son simulacre qui reste encore ne sert plus qu’à la déshonorer. ”88 La patrie, incarnation de la vie politique, n’est donc pas un territoire (les murs), ni même une population (les hommes); elle n’est pas géographique89. Elle gît tout entière dans les rapports infiniment subtils qui existent entre des lois et des moeurs.

Ce sont les lois qui font vivre l’Etat, et les moeurs doivent être telles que les lois puissent être respectables par elles-mêmes. Le respect des lois ne peut être que le fruit d’une application morale, et rien moins ne peut les protéger des profanations secrètes ou déguisées que la pure contrainte physique. Tout est corrompu dès que les lois ne sont obéies que par crainte ou par cupidité, car elles seront désobéies pour les mêmes motifs. Il faut que les lois soient obéies pour elles-mêmes, en tant que parties actives de la constitution de l’Etat. Or quel

87 Ibidem, p. 25.
88 Correspondance générale, t. X, p. 337-338, cité par Robert DERATHE, Economie politique, OEuvres Complètes de ROUSSEAU, op. cit., note 1, p. 1397.
89 L’une des trois patries que ROUSSEAU présente en modèle, la patrie juive (les deux autres étant Rome et Sparte), était d’ailleurs dispersée et sans territoire reconnu.

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peut être le fondement d’une telle obéissance? Rousseau parle d’abord de “ loi du devoir ” et des “ moeurs ”, mais plus clairement, il s’agit d’une passion: le patriotisme: “ Ce n’est pas assez de dire aux citoyens, soyez bons; il faut leur apprendre à l’être; et l’exemple même, qui est à cet égard la première leçon, n’est pas le seul moyen qu’il faille employer: l’amour de la patrie est le plus efficace; car comme je l’ai dit, tout homme est vertueux quand sa volonté particulière est conforme en tout à la volonté générale, et nous voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons. ”90

Cela explique la fascination qu’exerçait sur Rousseau l’alacrité libérale et la pugnacité politique des républiques, en dépit de la violence que ces deux qualités impliquent91. Elles marquent une plus grande “consistance”92 du peuple et un plus grand souci de la responsabilité individuelle. La cohésion et l’unité de la volonté directrice importent peu, puisque les individus ne sont pas des membres réels de l’Etat et ne lui sont pas asservis: “ dansl’agrégation du corps politique, la force publique est inférieure à la somme des forces particulières. ”93 La force de l’Etat se trouve au contraire dans la vivacité de la passion politique des citoyens, dans leur conscience des valeurs publiques et du droit de chacun. La loi étant de l’ordre du droit, et les moeurs de l’ordre des faits, nous pouvons conclure avec Pierre Manent que “ l’existence politique ” est “ le point de rencontre entre le fait et le droit: le citoyen ne rencontre pas le droit comme fait, hors de lui, dans la cité, il est lui-même cette rencontre du droit et du fait. ”94

La géographie est ce qui est “ hors de ”, elle est le grand dehors, le local extérieur. Comment aide-t-elle cependant Rousseau à penser l’Etat? Nous avons plusieurs indices, et d’abord cette référence historique constante à l’histoire ancienne. Sparte bien sûr, bien que Rousseau ait conscience qu’elle n’était que ce que les historiens anglo-saxons appellent une “ stratocratie ”, un Etat-caserne. Sparte signifiait pour Rousseau que les cités n’ont pas degéographie: elles ne conquièrent pas, mais résistent, solidement refermées sur elles-mêmes comme des huîtres, et cultivant une inexpugnable clôture. Elle fonctionne ainsi comme un modèle primitif d’autarcie et de vie hors du monde.

L’exemple romain est cependant plus intéressant, d’abord parce que Rome apparaît comme une entité politique plus raffinée: si “ l’objet principal ” de Sparte est “ la guerre ”, celui de Rome est en effet “ la vertu ”95. Sparte est une simple cité, mais Rome est la cité qui a

90 Economie politique, in OEuvres complètes, t. III, op. cit., p. 254.
91 “ Le repos et la liberté sont incompatibles; il faut opter. ” Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Du Contrat social et autres oeuvres politiques, op. cit., p. 342.
92 Cette notion renvoie aux conditions dans lesquelles un peuple reste un peuple et peut être gouverné en tant que tel. Le problème de la consistance est dûment traité par Rousseau dans ses écrits consultatifs, le Projet de constitution pour la Corse, et les Considérations sur le gouvernement de Pologne; aux Polonais il dit, par exemple: “ Quelle entreprise, messieurs, vous occupe en ce moment? Celle de réformer le gouvernement de Pologne, c’est-à-dire de donner à la constitution d’un grand royaume la consistance et la vigueur d ’une petite république. ” CGP, p. 355.
93 Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre, in Ecrits politiques, op. cit. p. 202. C’est pour la même raison que ROUSSEAU juge impossible une véritable démocratie; cf. Contrat social, III, IV et Victor GOLDSCHMIDT, Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 739-740.
94 P. MANENT, Naissances de la politique moderne: Machiavel, Hobbes, Rousseau, Paris, Payot, 1988, p. 189.
95 CS, p. 270.

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conduit à leur plus grande perfection les virtualités de la société civique: “ Les Romains sont ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois; et ils sont les seuls qui en aient eu d’aussi belles. ”96 Les moeurs et les lois s’y accordaient donc autant que le permettaient les choses humaines: ces belles lois ont été peu transgressé.

Il en était du moins ainsi tant que Rome, close sur elle-même, ignorait le monde; mais lorsqu’elle s’avisa de le conquérir, elle brisa la plus forte conscience publique dont l’histoire ait fait mention. L’Empire inaugura en effet la séparation entre res publica et res privata, c’est-à-dire entre l’Etat et la société: ce corps politique où la loi était l’expression de la citoyenneté, le sens collectif de la responsabilité individuelle, n’exista plus. Les Romains semuèrent en une populace administrée par des bureaux et des édits. Le coupable pour Rousseau est sans aucun doute la tentation de la grandeur géographique, du gigantisme, l’appel du dehors, le “ goût funeste des conquêtes ”. En l’occurrence, en effet, ce qui est significatif, c’est le degré d’ouverture de l’Etat aux influences matérielles et morales de l’extérieur. Si Rousseau prône le recours, pour l’Etat, au domaine public (c’est-à-dire l’aerarium républicain plutôt que le fiscus impérial) et pour les citoyens à une vie paysanne, rythmée par les cycles naturels, c’est qu’il estime que de telles situations retranchent une collectivité du commerce général. Les membres de la collectivité doivent dépendre étroitement les uns des autres, afin qu’ils soient plus indépendants vis-à-vis des étrangers; cette dépendance mutuelle, exaltée notamment par les fêtes, les cérémonies, les monuments publics – comme à Rome – sera la base matérielle de la volonté générale, c’est-à-dire de la conscience de l’intérêt général. Ce que nous appelons ici “ Etat ” n’est alors que l’appareil de la dépendance mutuelle. Il se dissout ou change de nature dès qu’à cette dépendance mutuelle se substitue une dépendance externe.

La politique n’a de sens que dans un cadre où le concitoyen ou le compatriote est aussi le prochain, celui avec qui existent des liens immédiats de reconnaissance; Rome ne fut Rome que grâce à des “ institutions douces ” qui “ attachoient (les citoyens) les uns aux autres ” et les rendaient farouches aux étrangers. Une dilatation du territoire de l’Etat crée, donc, en fait, son implosion, selon le modèle fourni par la “ révolution ” que fut, à Rome, le passage du régime SPQR (sénat + peuple) au principat: “ Presque tous les petits Etats, républiques et monarchies indifféremment, prospèrent par cela seul qu’ils sont petits, que tous les citoyens s’y connoissent et s’entre-gardent, que les chefs peuvent voir par eux-mêmes le mal qui se fait, le bien qu’ils ont à faire, et que leurs ordres s’exécutent sous leurs yeux. Tous les grands peuples, écrasés par leur propre masse, gémissent, ou comme vous dans l’anarchie, ou sous les oppresseurs subalternes qu’une gradation nécessaire force les rois de leur donner. ”97 (C’est moi qui souligne.) Ainsi, voilà que la variable géographique se trouve être ici plus importante que celle même du régime politique; c’est que le régime politique, que Rousseau appelle “forme de gouvernement ” est prédéterminé par des variables géographiques, étendue et démographie:

96 Ibidem, p. 241. 97 CGP, p. 356.

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“ …il y a un point où chaque forme de gouvernement se confond avec la suivante, et l’on voit que sous trois seules dénominations, le gouvernement est réellement susceptible d’autant de formes diverses que l’Etat a de citoyens.”98 (C’est moi qui souligne.)Cela veut dire qu’en réalité, un petit Etat, bien que qualifié de monarchie, se rapprocherait singulièrement d’une aristocratie, et une petite aristocratie serait bien près d’être, en fait, une démocratie. Des divisions fédérales peuvent produire des effets plus complexes: “ Il y a plus: ce même gouvernement pouvant, àcertains égards, se subdiviser en d’autres parties, l’une administrée d’une manière et l’autre d’une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes les formes simples. ”99 Il n’en reste pas moins que “ plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est foible ”100; or les magistrats sont nombreux à proportion de ce que l’Etat est étendu. Pour réduire ce désavantage, un “ grand Etat ” devrait recourir au fédéralisme, c’est à dire à une subdivision de son territoire en petits Etats qui concilient leurs intérêts à un niveau général.

Clôture et limitation sont donc caractéristiques d’un Etat bien formé; à côté du modèle de la cité, nous en avons un modèle moins visible mais plus originaire, celui de l’île.

Nous avons vu, au chapitre précédent, que l’origine de l’état civil était pour Rousseau très vraisemblablement insulaire. La confrontation avec d’autres hommes, dans un cadre naturel borné, a rendu la coopération plus inévitable que sur les vastes étendues de la terre ferme; cette confrontation s’est résolue en relation et en reconnaissance, termes que l’Etat est en fait chargé simplement d’organiser. A contrario, nous voyons que l’ouverture du territoire naturel leur est préjudiciable, exactement comme celle du territoire politique.

On peut donc penser que l’Etat est une île, qu’elle soit effectivement circonscrite par la mer, comme la Corse, ou par des montagnes, comme la Suisse. Dans le cas où son territoire est ouvert de tous les côtés, l’Etat doit être une île morale, baignée par l’alacrité patriotique et la transparence; faites en sorte, dit Rousseau aux Polonais “ que tous les citoyens se sentent incessamment sous les yeux du public (…). De l’effervescence excitée par cette commune émulation naîtra cette ivresse patriotique qui seule sait élever les hommes au-dessus d’eux- mêmes, et sans laquelle la liberté n’est qu’un vain nom et la législation qu’une chimère. ”101

La géographie participe donc à la constitution du paradigme de l’Etat; c’est en usant d’elle que Rousseau montre que l’Etat doit être fermé, c’est-à-dire irréductible à d’autres Etats, et transparent à lui-même. Tel il apparaît: sous la forme embryonnaire et enchantée qu’est Clarens, et sous la forme complexe et concrète du problème polonais.

Mais, comme je l’avais annoncé au début de cet exposé, la géographie est au fond, insignifiante, par rapport à l’essentiel, à la vie politique, à la patrie. On appartient toujours à un cadre géographique donné, une nation (mot dont l’étymologie même signifie “ lieu de

98 CS, p. 279.
99 CS, p. 279.
100 Ibidem, p. 277. 101 CGP, p. 398.

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naissance ”), mais une patrie ne coïncide pas systématiquement avec une nation: les deux notions sont très différentes, et c’est ce qui fait voir la différence entre le nationalisme, exaltation d’un lieu simplement parce qu’on y est né, et le patriotisme, qui ne tient pas au lieu et à ses habitants, mais à l’état moral qui s’y est développé de façon légitime: “ …qui n’a pas une patrie a du moins un pays. Il y a toujours des simulacres de lois sous lesquelles il a vécu tranquille ”102, mais l’idéal est qu’on ait une patrie et des lois véritables: un Etat.

Le paradigme de la Nature ouverte.

Rousseau, qui s’est plaint de tout le monde, a fini même par se plaindre de la providence: “ Ah! Moultou! la providence s’est trompée; pourquoi m’a-t-elle fait naître parmi les hommes, en me faisant d’une autre espèce qu’eux? ”103 Ce qu’il déplore dans ce cri – qui n’est pas sans rappeler le “ ô mon père, pourquoi m’as-tu abandonné? ” du Christ expirant – c’est l’absence d’une vie morale telle qu’il la rêve, et telle qu’elle a été présentée aux hommes dans la Nouvelle Héloïse.

Nous pouvons dire sans doute encore plus simplement: l’absence du bonheur; car depuis qu’il s’est soustrait au règne de la nature, sous lequel il vivait non pas tant heureux que quiet, ses désirs étant en parfaite adéquation avec ses facultés, l’homme ne peut être heureux qu’en menant une existence morale104. Rousseau lui-même, ayant en vain cherché ce bonheur de la vie morale au milieu de ses amis ou dans la chimère qu’il se faisait de la cité genevoise, finit par cultiver le goût d’une quiétude bercée par les éléments: l’eau surtout, mais aussi l’air et la végétation. La “ morale sensitive ” qu’il essayait d’élaborer sous le nom de “ matérialisme du sage ” était ainsi une morale individualiste destinée à le faire accéder à un bonheur qui ne dépendrait plus des hommes; pour “ forcer l’économie animale à favoriser l’ordre moral qu’elle trouble si souvent ”, il fallait faire agir “ sur notre machine, et sur notre âme ” “ les climats, les saisons, les sons, les couleurs, l’obscurité, la lumière, les éléments, les aliments, le bruit, le silence, le mouvement, le repos… ”105, bref, se laisser immerger dans la nature, s’ouvrir à une nature ouverte.

L’homme entrant sous le joug de l’homme crée la communauté, création qui se fait sous le signe de la fermeture: fermeture à la nature, fermeture à autrui, car à l’isolement amoral de l’état de nature succède la solitude morale de l’état civil. La moralité accompagne en effet la constitution des communautés, qui est elle-même la rupture d’un équilibre idéal. Or il est intéressant ici d’observer l’usage que fait Rousseau d’un paramètre géographique, les bandes climatiques, qui deviennent des bandes de moralité.

L’expression linguistique, nous dit-il, est un médium de la moralité; c’est pour exprimer leurs passions naissantes que les hommes apprirent à parler. Ces passions, dans les

102 Emile, p. 605.
103 Lettre à Moultou, citée par J. GUEHENNO, op. cit., t. II, p. 96.
104 J’ai pu rapprocher (supra note 2, page 22) le bonheur des Valaisans de la quiétude de l’homme naturel. 105 Confessions, p. 485.

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climats doux et chauds du midi106, étaient naturellement conciliantes et érotiques. Elles se développèrent dans le murmure paisible et délicat d’une fontaine et “ il fallut toutes la vivacité de (ces) passions agréables pour commencer à faire parler les habitants ”107, ou plutôt à les faire chanter. Dans ces heureux climats, la sociabilité est nécessairement moins malheureuse; les nécessités “ économiques ” (l’économie est la réponse de l’homme à la rareté et aux difficultés naturelles: elle est “ la sueur de son front ”) sont moins nombreuses, moins contraignantes, et l’inégalité, qui est le résultat des différenciations professionnelles introduites par ces nécessités, est donc plus lente et moins implacable.

Par contraste, les passions des septentrionaux, nourries par un climat rude et une terre ingrate, exprimèrent le besoin et l’inquiétude: “ …le premier mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, mais aidez-moi. ”108 Le foyer qui réchauffe, et autour duquel chacun tient à sa place, se substitue à la fontaine libérale comme centre de la communauté. Ici, la fermeture est au principe de la vie morale, car ces fils du nord ont été rendus irascibles par l’horreur de leur géographie: “ les approcher c’est attenter à leur vie.”109

Nous voyons donc que plus la zone climatique reproduit les conditions de l’état de nature providentiel, où la terre était fertile et appartenait à tous, plus ses habitants devaient être ouverts et affables; et au contraire, la dureté de l’homme devait augmenter avec la dureté de la nature. Mais cette conséquence n’est pas immédiate. L’instance de la déréliction morale, chez Rousseau, est l’artifice; or la dureté de la nature incite l’homme, par l’inquiétude qu’elle lui inspire sans trêve, à multiplier les artifices pour lui échapper. Les villes industrieuses et fermées qui sont les résultats de cette fuite éperdue peuvent ainsi être comparée à des foyers, d’immenses foyers cadastraux, images des feux allumés contre l’hiver par les premiers fils du nord110.

L’économie contraint donc l’homme à faire de sa raison un usage contre-nature, au sens physique comme au sens moral; au physique, c’est la destruction et l’accaparement des ressources de la nature: la terre, qui était ouverte et disponible, est désormais soumise aux divisions des hommes. Chaque communauté ou peuple matérialise son irréductibilité dans la possession et la fermeture d’un territoire. C’est, analyse Catherine Kintzler, à partir d’ “ une géologie et une géographie philosophiques ” que Rousseau donne sens au concept de population, puis à celui de peuple, “ qui est plus qu’un simple rassemblement hasardeux ”. La “ géographie de l’inégalité des climats ”111 nuance ainsi l’histoire de la moralité (des passions) dont le point d’origine est un vide qui coïncide avec l’ouverture plénière de la nature et la liberté

106 Il est inutile de nommer des lieux précis. Le Midi est un lieu philosophique, concentrant certaines caractéristiques que l’on peut recenser plus ou moins au complet ici ou là; mais il s’agit surtout de placer le récit de la genèse des langues dans “ les lieux d’une hyper-géographie plus significative que le géographie réelle et actuelle. ”(Catherine KINTZLER, EOL, note 26, p. 225.)

107 EOL, p. 97.
108 EOL, p.99.
109 Ibid.
110 Voir à ce sujet le Contrat social, III, VIII. 111 C. KINTZLER, EOL, note 45, p. 234.

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totale de l’espèce. Ce vide est le repos, la quiétude amorale de l’homme de la nature. Lui succède immédiatement, dans un contexte “ méridional ”, un âge d’or de l’humanité, où la communauté précivique se forme sous l’impulsion des passions aimantes: cette communauté est heureuse, parce que morale. Elle ne souffre pas de la nature, et parvient à rester en même temps unie et ouverte. L’antique loi de l’hospitalité, qui est chantée dans les récits homériques, est là pour en témoigner. A la pitié, seule impulsion altruiste que l’homme naturel pouvaitressentir, succède la “ fraternité ”, qui est un sentiment moral, le sentiment de ce que l’on doit à l’homme en tant qu’homme. Mais lorsqu’il est amené à subordonner cette raison morale (pratique, dira Kant) à son ingéniosité rationnelle (à ce que les théoriciens de l’Ecole de Francfort appelleront la raison instrumentale), l’homme prend un chemin plus sombre, et s’oblige à oublier ce qu’il doit à sa nature, et à la nature. Il s’enferme dans l’économie.

Le paradigme de la Nature s’efforce donc de penser l’ouverture, c’est-à-dire la saisie des hommes en tant que formant une espèce naturelle dont l’habitat est l’espace naturel en son entier, et une espèce morale qui permet à chaque homme d’être reconnu par la conscience, la raison intime de chaque autre, comme étant son alter ego (l’ouverture est appelée, dans ce sens, “ expansion ”112). Il est contradictoire avec le paradigme de l’Etat; l’homme de l’Etat, l’homme civique, n’est pas cosmopolite et ne saurait l’être, et l’homme de la Nature, l’homme “ émilien ”113 ne saurait ne pas l’être, et ne saisit sa nature véritable que par l’ouverture, matérialisée, dans le cadre de l’Emile, par les voyages. Les voyages qui sont prescrits à Emile sont en effet des voyages philosophiques, dont le but est la connaissance: ils sont “ une partie de l’éducation ”, qui permettent d’expérimenter et de confronter les diverses solutions que les hommes ont découvertes aux problèmes essentiels de la vie civile et de la vie morale, afin de choisir le lieu où l’on peut être heureux, c’est-à-dire le lieu où le bien se pratique le plus naturellement.

La fermeture était positive dans le paradigme de l’Etat parce que l’intérêt de la vie politique est de créer ou du moins d’approcher d’une moralité légale; les lois définissent le but moral, mais les moeurs produisent les lois. La vie politique décrit ainsi un cercle dont la parfaite clôture équivaudrait à un maximum d’efficacité. Dans la réalité ce cercle est imparfait, et sa circonférence est brisée, mais le paradigme est du domaine de l’imaginaire.

Du point de vue de la vie morale, c’est l’ouverture qui est positive. Cette divergence apparaît comme une tentative impossible de concilier le positivisme juridique et le jusnaturalisme. Rousseau n’essaie pourtant pas de les concilier; il montre simplement que le positivisme a un domaine où il est légitime et même obligatoire, l’Etat, mais qu’il existe une loi naturelle, supérieure par cela même à la loi positive; la preuve en étant que cette loi positive

112 “ J’entre avec une secrète horreur dans ce vaste désert du monde. (…)Mon âme à la presse cherche à s’y répandre, et se trouve partout resserrée. ” NH, p. 163, et “ Confus, humilié, consterné, de sentir dégrader en moi la nature de l’homme, et de me voir ravalé si bas de cette grandeur intérieure où nos coeurs enflammés s’élevaient réciproquement… ”Ibidem, p. 182 (C’est nous qui soulignons).

113 Ce néologisme se justifie par le but assigné par ROUSSEAU à l’Emile, un but prométhéen, puisqu’il s’agit de la fabrique d’un homme nouveau, un homme éduqué par la nature même, et que j’ai appelé ailleurs le “ sauvage cultivé ”

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même ne vise qu’à recréer, à une dimension réduite et restreinte, la loi naturelle: “ Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affoiblisse en s’étendant sur toute la terre (…) Il faut en quelque maniere borner et comprimer l’intérêt de la commisération pour lui donner plus d’activité. ”114 . En effet, pour ce qui regarde le bien absolu, et non le bien particulier d’une communauté, on ne peut que se fonder sur cette loi naturelle, qui fait de chaque être humain l’alter ego de chaque autre être humain, et qui implique que, pour reprendre la formule deRobert Antelme “ reconnaître autrui est le souverain bien ”. La détermination communautaire était politique, mais la détermination spécifique est naturelle. Si aucun artifice politique ne retranche l’individu de l’égalité spécifique, il ne doit se conduire fondamentalement que selon la loi naturelle, la morale. Il n’y a pas d’étranger, et partant, pas de politique115. L’altérité morale est incarnée par le prochain, et non pas l’étranger.

Il est curieux, cependant, de constater que la conséquence logique de cette opposition est la solitude. Il n’existe effectivement que des communautés qui, loin d’avoir réalisé le cercle parfait de l’Etat, ne sont qu’une confusion – et non une consécution – inextricable de politique et de morale, d’Etat et de Nature116. Quant à l’état de nature, ilappartient à un passé hypothétique ou à un futur invisible. Or l’unité de l’homme, qui fait son bonheur, consiste à vivre sous un paradigme: “ Celui qui, dans l’ordre civil, veut conserver la primauté des sentiments de la nature ne sait ce qu’il veut. Toujours en contradiction avec lui- même, toujours flottant entre ses penchants et ses devoirs, il ne sera ni homme ni citoyen; il ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. Ce sera un de ces hommes de nos jours, un Français, un Anglais, un bourgeois; ce ne sera rien. ”117 Pour l’individu qui veut être quelque chose, un “ homme ” ou un “ citoyen ”, et qui ne peut pas l’être, la seule issue est la solitude.

Une solitude que Rousseau traduit sur le plan géographique par la figure de l’île, qui surgit derechef. L’île est un fragment circonscrit de la nature physique, ce qui, lorsqu’elle est petite, la prédétermine à être un désert, hors non du monde, mais de l’économie. L’ermite peut s’y retrancher du chaos instauré par les multiples égarements de l’espèce, et y jouir, dans le silence des passions, de sa seule conscience de la beauté de la nature, et de la bonté de sa nature. Ici, les limites de la doctrine sont atteintes. La philosophie “ congédiée ”118 se transforme en une pure géographie, la promenade méditative.

114 EP, p. 254.
115 “ Tout patriote est dur aux étrangers: ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. ” Emile, p. 9.
116 A ce propos, Pierre MANENT remarque que ce que font les Etats modernes revient à “ mêler état de nature et société, non fonder une société conforme au droit naturel. ” (op. cit., p. 169.)
117 Emile, p. 10.
118 Le terme est de STAROBINSKI (Jean-Jacques Rousseau, in Histoire de la philosophie, t. II, Paris, Gallimard, coll. de La Pléiade, 1973, p. 697), qui écrit encore: “ Les Rêveries définissent un état méta-philosophique où Jean-Jacques devient, pour ainsi dire, le rentier de son “ système ”. ”(Ibidem, p. 712).

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Géographie civile et géographie naturelle, espace fermé et espace ouvert, voilà les thèmes principaux de la “ philosophie de la géographie ” de Rousseau. Ils offrent un modèle à la fois cohérent et contradictoire, qui va permettre à Rousseau de penser la civilisation dans toute sa singularité de phénomène essentiellement humain.

La géographie se présente, dans ce contexte, non comme une catégorie nécessaire de la pensée, mais comme un matériau, comme la page blanche où se trace le récit haletant produit par cette pensée. L’essentiel est ailleurs, comme nous l’avons vu en étudiant les paradigmes; l’essentiel est dans l’homme lui-même. Mais, en modifiant quelque peu le sens que Hannah Arendt donnait à ces mots, nous savons que la “ vie ” (politique ou morale) est inséparable du “ monde ” (humain et naturel). Aussi modeste soit-il, le statut de la géographie n’en est donc pas moins décisif. Elle fait partie de ces données intellectuelles qu’on ne prend pas la peine d’analyser, parce qu’on peut croire qu’elles sont évidentes par elles-mêmes. Pourtant, elles peuvent induire, si nous les examinons, des perspectives ou des configurations relativement surprenantes. On en serait convaincu si l’on confrontait la géographie de Rousseau avec celle de Voltaire ou de Hegel. Par exemple, il est capital que, pour Rousseau, l’opposition cardinale soit entre le Nord et le Sud119, tandis que pour Hegel, elle sera plutôt entre l’Est et l’Ouest.

Mais nous ne faisons que commencer notre voyage à travers le récit géographique que nous propose Rousseau. Nous allons à présent explorer sa doctrine, que j’ai divisé pour plus de commodité, mais aussi pour des raisons inhérentes à sa mise en place, en deux continents, la théorie critique et la théorie positive. Ce qui me préoccupe n’est cependant point tant ces continents que la question de la civilisation, telle qu’elle est posée dans chacun desdeux, et la manière dont elle est interprétée par les thèmes de la philosophie de la géographie.

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119 Ce modèle rousseauiste est celui qui fonctionne par exemple dans l’oeuvre de Cheikh Anta DIOP, qui divise la civilisation en “ berceau méridional ” et en “ berceau nordique ”; la particularité étant qu’ici le Sud est complètement identifié au continent africain au sud du Sahara. Bonté, optimisme, quiétude, etc., sont significativement corrélés à ce berceau, et l’inversion du tableau suffit à caractériser le “ berceau nordique ” (l’Europe ou les Indo-européens).

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THEORIE CRITIQUE

“ L’animal raisonnable est le seul animal é- garé, le seul qui, au lieu de persister dans sa condition première, s’employa à s’en forger une autre, au mépris de ses intérêts et com- me par impiété à l’égard de sa propre image.

E. M. CIORAN, La Chute dans le temps.

L’opinion la plus répandue au sujet de la pensée de Rousseau est qu’elle est justement une “ pensée ”; c’est-à-dire qu’elle n’est pas une philosophie, une théorie explicative cohérente et fondée essentiellement sur une argumentation logique. Kant serait celui qui aurait donné une forme philosophique à ce qui serait alors une sorte de “ Ur-philosophie ”, une philosophie infra-conceptuelle (encore un oxymore). Je ne discuterai pas cette opinion, bien qu’il me soit apparu que l’influence exercée de nos jours par Kant se fait dans une autre direction que celle exercée par Rousseau, si bien qu’il serait imprudent de laisser l’un éclipser l’autre, pour quelque raison que ce soit. Peut-être d’ailleurs sommes-nous pris au piège d’une définition possible de la philosophie; car c’est apparemment à cause de son ton passionné et ferme que Rousseau paraît subjectif et sentimental, alors que son propos est en réalité très nuancé. Partant du préjugé donné par ce que d’aucuns appellent son “ ton romain ” et tombant sur ces mille nuances d’un penseur attentif à l’extrême au concret (d’où la possibilité d’étudier sa géographie), on peut dénoncer des contradictions. Mais, à mon avis, la pensée de Rousseau est plutôt contrastée, comme le réel en somme. Il est vrai que son camp est choisi: il se veut du côté de la pauvreté, des valeurs, de l’indépendance – mais les anathèmes qu’il jette sur l’opulence, l’immoralité ou la dépendance ne sont pas absolus, et diffèrent en ceci de ceux de Savonarole ou de tout autre homme de religion. On ne conceptualise peut-être que dans la mesure où on justifie, et où on propose120; mais ce qui scandalise, chez Rousseau, c’est qu’il refuse de justifier la “ civilisation ” et le “ progrès ”. Il pose la question: “ est-ce nécessaire ?”, et Kant, ainsi que Hegel et Marx, essaieront de répondre à cette interrogation angoissante.

Il reste qu’il est difficile d’affirmer que Rousseau a élaboré une théorie au sens défini plus haut121. L’usage que je fais de ce mot renvoie donc à un ensemble de thèmes parfaitement discernables, plutôt qu’à une théorie spécifique. Il y a ainsi, me semble-t-il, un certain nombre de thèmes critiques correspondant aux différents niveaux auxquels la pensée de Rousseau s’est

120 C’est ce que montre, dans l’oeuvre de ROUSSEAU, le Contrat social et d’une manière générale la “ théorie positive ”.
121 Peut-être faut-il songer que ROUSSEAU appartient à une lignée de philosophes qui, par leur exigence de la vérité, de l’être-vrai, méprisent la Sophia elle-même, la sagesse cognitive, la sapience. Aléthéia, plutôt que Sophia: comme PASCAL ou NIETZSCHE, ROUSSEAU est plus philalèthe que philosophe.

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ajustée: la dénaturation au niveau anthropologique, l’inconscience au niveau moral, le désordre au niveau politique, les deux derniers étant les corollaires du premier. Je parle de thèmes parce que ces différents concepts ne sont pas réellement conceptualisés; ils ne s’articulent pas dans un propos qui se veut intellectuellement cohérent, mais recouvrent des discours de type différent: effectivement théoriques comme dans le Contrat social ou dans le second Discours, littéraires comme dans la Nouvelle Héloïse et dans l’œuvre autobiographique, oratoire comme dans le premier Discours, etc.; ne parlons même pas du fait qu’en dépit de la rigueur terminologique dont fait souvent preuve notre auteur, il y ait une telle équivocité de certains mots clefs dont la signification, ou plutôt la valeur, change au gré de l’éloquence de l’écrivain: ainsi cœur et raison, qui signifient tour à tour passion physique et conscience, morale supérieure et froid calcul.

Les thèmes critiques servent à Rousseau à faire une sorte d’état des lieux, qui est proprement la théorie critique. En effet, il fait le départ entre les sociétés en usant de ces thèmes comme d’un critérium de la nature humaine dans sa vérité ou dans sa fausseté: moins une société est dénaturée, avec des individus inconscients et une politique désordonnée, plus elle est humaine (Rousseau dira qu’elle est “ vertueuse ”, le mot “ humain ” ayant fréquemmentun autre sens dont il désapprouve la connotation de relativisme moral). Que nous dit ce discours critique, à propos de la civilisation?

L’histoire de la civilisation est une histoire mauvaise, et sa déficience s’origine dans ses principes mêmes, au sens français d’axes fondamentaux comme au sens latin de commencements. Quels sont d’ailleurs ces commencements, ces principia de la civilisation? On est tenté, à lire Rousseau, de les réduire à la propriété, et plus précisément à la propriété cadastrale: “ Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. ”122 Cependant, cette appropriation fait partie d’un ensemble de faits qui obéissent à une logique de la contrainte123. Les commencements de la civilisation sont autant constitués par la saisie de l’espace que par l’invention des premières techniques qui permettent de maîtriser cet espace, l’agriculture et la métallurgie. Plutôt que l’état de nature, qui n’est que la description de notre animalitéfondamentale, ce sont ces commencements qu’il faut qualifier de préhistoire: nous pouvons remarquer, avec Lévi-Strauss, que “ nous dépendons encore des immenses découvertes qui ont marqué ce qu’on appelle, sans exagération aucune, la révolution néolithique: l’agriculture, l’élevage, la poterie, le tissage… A tous ces “ arts de la civilisation ”, nous n’avons, depuis huit ou dix mille ans, apporté que des perfectionnements. ”124

122 DOI, p. 66.
123 “ Mais il y a grande apparence qu’alors les choses en étoient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étoient: car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain: il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’en arriver à ce dernier terme de l’état de nature. ”Ibid.
124 Cl. LEVI-STRAUSS, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, p. 56.

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Or le principe de cette révolution (le mot est aussi dans Rousseau) est la contrainte, la violence de la nature ou son avarice; le point de départ de l’évolution est le besoin, “ cette espèce d’accident cosmique ”125 qui oblige l’homme à se doter de moyens pour arracher sa subsistance à la nature.

La saisie de l’espace peut alors être interprétée comme la rencontre de la rationalité et de l’expérience. Une telle rencontre était impossible tant que l’expérience humaine se limitait à la quiétude de l’abondance; mais lorsque la douleur et la peine devinrent prédominantes dans cette expérience, l’homme dut en même temps calculer et éprouver, éveiller sa raison pour maîtriser l’espace naturel et vivre dans l’espace humain. L’espace de la civilisation se caractérise en effet par cette duplicité: il est arraché à la nature pour que des hommes puissent y vivre ensemble, en y recréant une abondance artificielle qu’il s’agira ensuite de repartir entre les individus. Ainsi, sur le plan physique comme sur le plan humain, la raison est mise à contribution.

Je me propose, ici, d’étudier ces problèmes de l’espace et de la civilisation d’un double point de vue: 1°) du point de vue des principes: comment les sociétés commencent, et selon quel axe fondamental; 2°) du point de vue des faits, c’est-à-dire de la civilisation telle qu’on peut l’observer126: qu’est-ce qu’est effectivement la géographie de la civilisation?

CHAPITRE I: LA FONDATION DE LA SOCIETE.

“ L’état de nature, écrit Gérard Mairet, est une étendue, un espace, il n’est pas un temps. Il est repos. L’histoire, elle, sera durée, c’est-à-dire inquiétude, travail. ”127 Au commencement donc était l’espace. C’est un commencement mythique, irrécupérable, puisqu’il n’a jamais existé. Alors le temps et l’espace coïncident dans un éternel hic et nunc. L’homme est tout où il se trouve, tout à ce qu’il fait. Le passé ne subsiste que dans un nombre borné d’apprentissages utiles, et l’avenir n’existe point. L’homme est à peine l’homme; il est le substrat de l’anthropologie, mais d’une anthropologie sans géographie, puisque l’espace pur, l’étendue simple, n’en est pas une. C’est, en substance, ce que dit Lucien Febvre lorsqu’il affirme que “ “l’Homme”, l’homme abstrait, l’homo geographicus qui doit et peut indifféremment manger de tout, tirer parti de tout, cet homme n’existe pas. ”128La géographie, dans l’acception que lui donne ici l’éminent historien, est effectivement de l’étendue pure, un Désert illimité.

125 Gérard MAIRET, commentaire du Discours sur l’origine de l’inégalité, in Ecrits politiques, op. cit., p. 475.
126 Ceci renvoie au chapitre I de la première partie, et précisément au point concernant “ la cruauté civile. ”
127 MAIRET, loc. cit., p. 474.
128 Cité par R. BRETON, op. cit., p. 116. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est parce que l’homme est d’une certaine façon homo geographicus, en tant que seul animal à pouvoir vivre sous tous les climats, qu’il y a des différences entre les sociétés: “ La différence des terrains, des climats, des saisons put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre ”, remarque ROUSSEAU(DOI, p. 67). Cf. aussi KANT, Projet de paix perpétuelle, Paris, Hatier, 1994, p. 46-49

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La géographie réelle, impure, est un objet à deux dimensions, l’espace et le temps: nous avons vu qu’elle surgit dans le destin de l’espèce avec les effets géomorphologiques de la durée (les îles détachées par des révolutions du globe) ou les saisons (effet de l’inclinaison de l’axe de la Terre sur le plan de l’écliptique). Que le temps s’insinue dans l’espace, avec ses cycles, ses pourrissements, ses révolutions, et l’environnement physique devient pour l’homme un ensemble de problèmes à résoudre. C’est le temps qui dépose sur la statue de Glaucus tant d’impuretés.

“ Le pas capital a été franchi lorsque l’homme a découvert ce grand principe: l’union fait la force ”129, écrit André Corvisier: c’est le temps de “ l’association libre qui n’obligeoit personne, et qui ne duroit qu’autant que le besoin passager qui l’avoit formée. ”130 Mais nous avons là les éléments de la société: association, liberté et besoin. La société ne sera que l’effort de concilier durablement ces éléments. Et si l’homme primitif “ a compris la vertu de l’union par son intelligence dans sa lutte contre les forces naturelles ”, constate Corvisier, il a aussi découvert les vertus de l’égoïsme: “ Lorsque le nombre des bénéficiaires de l’union dépasse les possibilités des subsistances qu’offre à celle-ci le cadre géographique du rassemblement, on assiste au rejet des nouveaux venus dont la présence compromettrait la survie. ”131 Seulement, ce mécanisme automatique dans les sociétés animales, est compliqué chez l’homme par une plus grande capacité de sympathie. C’est ce qui explique la nécessité d’une réflexion sur la violence cadastrale comme fondement des sociétés humaines. D’autre part, tant que la secondedimension de la géographie, le temps, n’aura pas été soumise à son tour à la violence médiatrice, la société fondée restera encore proche de la nature. C’est une dissociation violente du temps et de l’espace, inverse de leur coïncidence naturelle, qui explique le développement de la civilisation. Dans ce chapitre, il s’agira d’étudier ces deux violences fondatrices.

La violence cadastrale.

Guillaume de Normandie s’étant fait roi à Londres après avoir défait le dernier prince saxon d’Angleterre, envoya aussitôt, par tout le pays fraîchement conquis, des scribes pour faire le compte du territoire et de ses ressources. Relevé soigneux, détaillé, diligenté avec un tel esprit de parcimonie que les clercs anglo-saxons du temps s’indignèrent de ce “méprisable cadastre”. Mais le Domesday Book, on en convient aujourd’hui, a fondé l’Angleterre. D’une île ouverte à tous les vents, et conquise à tous les coups, il a fait, grâce à des renseignements topographiques, une forteresse inabordable, un territoire inexpugnable. Grâce au Domesday Book, pratiquement, la conquête de Guillaume, en 1066, a été la dernière soufferte par l’Angleterre, ce qui a stabilisé son évolution politique.

129 A. CORVISIER, La Guerre. Essais historiques, Paris, P.U.F., 1995, p. 24.
130 DOI, p. 68.
131 A. CORVISIER, op.cit., p. 25. Toute cette partie est consacrée à la manière dont ROUSSEAU examine l’origine de la bellicité.

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Cadastrer, c’est posséder, c’est isoler un espace sur lequel s’établissent des droits hiérarchiques. Il n’est pas indifférent que la propriété foncière soit le dernier terme de l’état de nature; elle est ainsi le premier terme de l’état civilisé. La société suppose en effet un espace, mais pas forcément un territoire. Une forme d’adaptation à l’espace qui n’inclue pas la possession d’un territoire est possible. C’est le cas des sociétés pastorales et nomades, toutcomme, aux yeux de Rousseau, des sociétés sauvages. Ces sociétés, quoique étant déjà dans l’état civil, par définition, restent néanmoins mieux associées à la nature, parce qu’il leur faut, dans une large mesure, s’adapter aux cycles naturels et aux transformations de l’espace dont elles dépendent. Elles sont plus passives vis-à-vis de la nature. C’est ce qui ressort de la gradation établie par Rousseau entre les sociétés cynégétiques (sauvages), les sociétés pastorales (barbares) et les sociétés agricoles (civilisées): “ Le sauvage est chasseur, le barbare est berger,l’homme civil est laboureur. ”132

De toutes ces économies, l’économie agricole est en effet la plus complexe et celle qui nécessite le plus de médiation: “ A l’égard de l’agriculture, plus lente à naître, elle tient à tous les arts; elle amène la propriété, le gouvernement, les lois, et par degrés la misère et les crimes, inséparables pour notre espèce de la science du bien et du mal. ”133 L’économie agricole suppose une société établie sur une portion de l’espace naturel qu’elle transforme et divise selon ses besoins, un cadastre; en même temps, ce cadastre fige la société dans sa possession. Cetterelation dialectique entre l’homme et sa subsistance existe évidemment dans les autres types d’économie; mais la violence dont elle est la manifestation n’atteint la “ vitesse de libération ”134 que dans le cas de l’économie agricole.

Contrairement à Locke, note Pierre Manent, Rousseau ne donne pas à la propriété un fondement moral ou social; le fondement de la propriété, chez Rousseau est “ proprement politique. ”135 Dans le second Discours, Rousseau donne une définition plutôt lockéenne de la propriété, qui participe, comme la vie et la liberté, de l’être même des individus. Mais ils relèvent tous du “ droit politique ”, et l’élément le plus important n’est pas la propriété ni mêmela vie, mais la liberté.

Pour tirer la conclusion nécessaire de cette conception, ouvrons le texte de l’Economie politique. Rousseau établit dans ce texte que le gouvernement légitime, qui ne vise qu’au bien commun, doit suivre trois maximes fondamentales: 1° Se conformer à la volonté générale; 2° faire régner la vertu; 3° assurer la subsistance du peuple. Cette hiérarchie est-elle innocente? Car qu’est-ce à dire en clair? La première maxime tranche la question de lasouveraineté: le gouvernement existe pour exécuter les décisions du peuple. C’est là une maxime qui se rapporte au droit constitutionnel, et qui montre que la société politique est avant

132 EOL, p. 89. Cf., l’ouvrage de L. MORGAN cité supra (page 17).
133 Ibid.
134 Cette expression astrophysicienne désigne la vitesse à partir de laquelle un astre gravitant autour d’un autre astre plus important, échappe à son emprise et s’éloigne selon un circuit qui lui est propre. L’astre attractif est dans ce cas la nature, et le satellite, l’homme.
135 MANENT, op. cit., p. 173.

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tout un être juridique, un être qui existe par convention assermentée. Elle existe par un fait de volonté, et cette volonté doit être première dans les rapports de pouvoir qu’elle établit; or le principe de la volonté est la liberté. C’est la liberté qui, idéalement, fonde la société politique. La seconde maxime pose le problème de la morale, parce qu’aux yeux de Rousseau, un corps politique ne peut perdurer sans une forte conscience morale: si la liberté détermine l’acte par lequel un peuple est un peuple, la vertu détermine les actes par lesquels un peuple reste un peuple. La troisième maxime seulement est, à proprement parler, économique. Ce texte nous permet de voir que pour Rousseau, la politique est un univers à trois dimensions: le droit, la morale, l’économie. On ne saurait séparer l’une des autres. Cette tripartition gouvernera toutes ses conceptions politiques, et on discerne même trois autorités, bien différentes des traditionnelles autorités montesquiviennes, car si le souverain et le gouvernement rappellent l’autorité législative et l’autorité exécutive, l’autorité morale, dont l’objet n’est pas la jurisprudence mais la religion civile, est, elle, liée à la théorie de Rousseau, comme le montreront ses “ principes du droit politique ”(le Contrat social).

Nous voyons donc que la société devrait être fondée par la volonté libre; au lieu de quoi, elle l’est par les nécessités de la subsistance. L’ordre est inversé, l’économie prend le pas sur la politique, la propriété sur la liberté. C’est ce désordre que signe la violence cadastrale. Mais qu’est-ce que le cadastre? Signalons d’abord que Rousseau n’utilise pas ce mot, et qu’il ne nous sert que comme le résumé explicite d’un propos moins lapidaire. Le cadastre est la géographie artificielle plaquée par la civilisation sur la géographie naturelle. Il ne s’agit pas de ce que nous avons précédemment appelé la “ géographie civile ”, mais plutôt d’une matérialisation ergonomique de cette géographie civile. En d’autres termes, le cadastre est le travail de l’homme civil sur le monde physique, c’est la modalité pratique de l’appropriation de la nature. Victor Goldschmidt précise en ce sens que l’objet du travail “ n’est pas tant la prise de possession que l’appropriation, non pas l’exclusion des tiers, mais la justification du lien entre l’homme et la chose. ”136 Et cette “ justification ” crée le droit de l’homme sur la chose, ce qui amène effectivement Rousseau à affirmer que “ travailler est un devoir indispensable à l’homme social .”137 En l’occurrence ce qui vaut pour l’individu vaut pour la société, mais à un niveau supérieur. La société ne se fonde pas sur une terre, mais sur un territoire. Le cadastre est donc avant tout un phénomène politique. En quadrillant le territoire, en dévouant138 ses portions aux membres de la société pour qu’ils le travaillent, le cadastre fonde un droit interne et externe: interne parce qu’il légitime le fait opaque par l’acte intelligible139; externe parce qu’il impose, vis- à-vis des étrangers, un fait massif qu’ils respectent en tant que tel. Ce second droit repose

136 V. GOLDSCHMIDT, op. cit., p. 527.
137 Emile,p.226.
138 J’use de ce verbe dans son sens juridique de dévolution d’un droit ou d’une jouissance.
139 Je me réfère ici à l’analyse de la propriété chez ROUSSEAU exécutée par GOLDSCHMIDT en ces termes: “ Il y a dans la propriété, du droit et du fait; il y a un élément transparent et entièrement intelligible: le travail, et il y a un élément opaque, de facticité pure et que, seul, le contrat social parviendra, dans une certaine mesure (c’est-à-dire à l’égard des citoyens), à rendre rationnel. ”Op. cit., p. 529.

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d’ailleurs sur la force que représente le cadastre, comme nous l’avons vu avec l’exemple historique de Guillaume le Conquérant, qu’on pourrait aussi bien appeler Guillaume le Cadastreur. Or, de toutes les façons envisagées, le droit, pour Rousseau, ne saurait reposer sur la force. Si la force cadastrale maintient un état de paix artificiel, les différentes sociétés vivent entre elles dans un état de nature au sein duquel la géopolitique n’est que la mesure despossibilités d’envahissement et d’asservissement du voisin.

Cet enracinement cadastral de la société a une origine viciée: la propriété foncière. Une histoire cadastrale de l’humanité montre en effet combien l’inégalité a été produite par la hiérarchisation des terres, qu’il s’agisse de la hiérarchie simple de la féodalité (la pyramide foncière) ou de la hiérarchie plus complexe de la civilité (l’asservissement des campagnes par les villes). Le cadastre n’est pas homogène, il obéit aux divisions sociales et se plie à la dynamique de la civilisation, qu’il a contribué à rendre possible. Tant qu’il n’y a pas de cadastre, en effet, les virtualités nocives de la propriété foncière restent cachées. Cependant, l’un est le développement obligé de l’autre. Les premières communautés préciviques, dont les sauvages offrent une version actuelle, ne connaissaient pas cette forme de propriété, et vivaient d’une nature fertile et giboyeuse. Mais dès qu’il s’est agi de cultiver la terre pour subsister, il a fallu déterminer à qui reviendrait le plus grand bénéfice de cette activité. L’agriculture, en effet, s’accompagne nécessairement de la métallurgie, et d’autres travaux, et instaurait donc une économie d’échange. L’agriculteur devait, pour s’occuper de la terre, abandonner à d’autres le soin de lui procurer ses outils et sa vêture, et ces autres, il fallait les payer de leur peine. La division sociale se présente ainsi comme une chaîne d’échanges dont le point de départ est le travail agraire. Comme les physiocrates, Rousseau était persuadé que le fondement de l’économie civile était le travail de la terre. Le pouvoir le plus irrésistible ne pouvait donc provenir de tâches subordonnées; il fallait qu’il s’appuie sur la terre elle-même.

Cette analyse est aisément illustrée par le système féodal, mais Rousseau réfléchira à partir de la situation qu’il avait sous les yeux. Ce qui fait en effet sa modernité, c’est qu’il ne s’en prend pas aux privilèges féodaux: il est entendu qu’ils s’agit là d’une “ mauvaise politie ”, mais ils sont philosophiquement morts, et dans la nuit du 4 Août (1789) personne ne songera à prendre leur défense. C’est, comme nous l’avons vu dans la première partie, la géographie civile qui intéresse Rousseau, la manière dont les citadins se sont appropriés non seulement deschamps, mais du travail du “ laboureur ”. Les citadins ont réussi à créer une économie civile, totalement détachée des types d’économie naturelle (chasse, pêche, élevage, agriculture), qui ne sont pour elle que des fournisseurs, et cela, en partant de l’agriculture, et en développant les virtualités de la propriété foncière grâce au cadastre.

Cette économie civile représente en quelque sorte le circuit propre pris par le genre humain lorsqu’il a atteint la “ vitesse de libération ”, réussissant ainsi à échapper à l’emprise de la nature. Le moteur qui a induit cette vitesse serait alors le cadastre. L’intérêt du cadastre est

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ainsi, par le système hiérarchique qu’il implique, de dissocier le droit du profit140, c’est-à-dire les espérances légitimes tirées du travail et la jouissance réelle de ses fruits. Cette dissociation permet au “ riche ” d’accumuler les sources de profit (les terres) en se fondant non sur le droit rationnel (le travail), mais sur le droit institué par la société que Rousseau définit: “ Lorsque les anciens, dit Grotius, ont donné à Cérès l’épithète de législatrice, et à une fête célébrée en son honneur le nom de Thesmophorie, ils ont fait entendre par là que le partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit, c’est-à-dire le droit de propriété, différent de celui qui résulte de la loi naturelle. ”141 (C’est moi qui souligne.) Ce droit qui échappe à la nature, et qui repose explicitement sur le cadastre, ne saurait rester équilibré bien longtemps: “ …la proportion que rien ne maintenoit fut bientôt rompue ”142, car l’artifice n’est rien. Ce qui survient ensuite ne peut être qu’une violence déguisée.

Le “ riche ” ne peut imposer la dissociation fallacieuse qui fonde sa condition que par un faux contrat dont les termes “ lui fussent aussi favorables que le droit naturel lui étoit contraire. ”143 Le droit de propriété (foncière), même rationnel, est en déphasage avec la loi naturelle, puisqu’à celui qui travaille la terre pour s’enrichir, on peut faire l’objection de l’usurpation: “ Ceux-mêmes que la seule industrie avoit enrichis ne pouvoient guère fonder leur propriété sur de meilleurs titres. Ils avoient beau dire: “ C’est moi qui ai bâti ce mur; j’ai gagné ce terrain par mon travail. – Qui vous a donné les alignements, leur pouvoit-on répondre, et en vertu de quoi prétendez-vous être payés à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé? Ignorez-vous qu’une multitude de vos frères périt ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il falloit un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune ce qui alloit au delà de la vôtre? ” ”144 C’est que la nature, nous l’avons vu, est ouverte. Pour la fermer, la violence est nécessaire, et le cadastre, qui prend les dispositions garantissant la propriété foncière, est l’expression de cette violence. En légalisant l’usurpation fondamentale, celle de la nature, il ouvre la porte aux “ plus énormes abus ”.

La société civilisée est donc le développement de la société commencée, de même que les “ arts de la civilisation ” sont le perfectionnement des arts préhistoriques. Elle est un phénomène ambigu qui est né dans la nature, mais qui lui échappe de plus en plus. La violence cadastrale fondatrice n’est qu’une répétition générale d’un jeu beaucoup plus cruel, qui est celui de la civilisation. La géographie civile a raffiné l’artifice, puisqu’elle duplique le cadastrage sans répit, soumettant la terre entière aux mesures et aux titres de propriété. Le cadastre a tué la nature ouverte, et la terre est conquise par les “riches ”145.

140 Ce qui est une définition possible du privilège. 141 DOI, p. 75.
142 Ibid.
143 DOI, p. 78.

144 Ibidem, p. 77-78.
145 Le mot “ riche ” renvoie certes à la condition sociale des opulents, mais aussi au désir d’enrichissement, c’est-à-dire à la prééminence de ce que HEGEL appellera le “ système des besoins ”, et que, s’agissant de ROUSSEAU,

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La dissociation du temps et de l’espace.

Si le milieu propre des choses physiques est l’espace, celui des personnes morales est le temps. Les personnes morales n’existent que dans la durée. C’est ce que montre l’oraison funèbre de la République de Genève adressée au colonel Pictet: la Genève physique existe toujours (comme d’ailleurs la Rome physique), mais le temps de la Genève morale est révolu. La révolution est la forme politique de la dissociation du temps et de l’espace: changement de temps, mais non d’espace, entrée dans une nouvelle époque, différente, et en général, dégradée. Le mot est utilisé par Rousseau pour caractériser le passage de la République romaine à l’Empire. Il exprime donc une faille dans le temps, qui génère une nostalgie, le cri de Sidoine Apollinaire dans sa prosopopée de Rome: “ Redde mea principia! ”, “ O Jupiter, rends-moi mes commencements. ” Le lacédémonisme de Rousseau, en outre, s’explique essentiellement par sa fascination pour la durée quasi anhistorique de Sparte, dont les lois immuables sont comparées à celles du monde naturel; ou plutôt, ce sont les lois de la nature mêmes qui sont rapportées àcelles de Sparte, tant la dénaturation s’est, ici, parfaitement substituée aux fonctions de la nature: “ La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens… ”146 Et nous reconnaissons, sous le masque de Lycurgue, la tentation utopienne dont Rousseau, sans lui donner une réalisation doctrinale, ne se départira jamais: se libérer du temps.147

La question du temps est un des pièges de la doctrine de Rousseau, non pas vraiment à cause de son ambivalence (perfectionnement et décrépitude, progrès et décadence), l’ambivalence étant un topos de cette doctrine, mais plutôt à cause de tout ce qu’elle produit comme sens. C’est le temps qui oppose la facticité humaine à la nature: l’histoire – contre l’état de nature – l’art – contre la nature physique – , l’esprit – contre le corps – , se déploient dans le temps. C’est la conscience du temps, du passé par les connaissances d’ordre historique, et du futur par la prévision, qui caractérise le progrès. Sans le temps (c’est-à-dire la conscience du temps, l’inquiétude), point de science: “ Les secrets de la nature sont cachés, nous dit Pascal; quoiqu’elle agisse toujours, on ne découvre pas toujours ses effets: le temps les révèle d’âge en âge, et quoique toujours égale en elle-même, elle n’est pas toujours également connue. ”148 Aussi, argumente-t-il, ne peut-on mettre sérieusement en parallèle l’instinct animal, figé dans un

STAROBINSKI appelle “ le monde des moyens ”. L’évolution générale est résumée par Allan BLOOM en ces termes: “ La route qui part de l’état de nature a été fort longue et nous sommes maintenant très loin de la nature. Un être autarcique et solitaire doit avoir subi maints changements pour devenir un être social et actif. En cours de route, le but a changé: ce n’est plus le bonheur qu’on recherche, mais la sécurité et le confort, c’est-à-dire les moyens du bonheur. ”(C’est moi qui souligne.) L’âme désarmée, Paris, Julliard, 1987, p. 191.

146 DOI, p. 42.
147 E. M. CIORAN qui, par bien de côtés, est une sorte d’avatar décadent de ROUSSEAU, écrit justement: “ Nous avons beau soumettre l’univers et nous l’approprier, tant que nous n’aurons pas triomphé du temps, nous resterons des ilotes. ” La chute dans le temps, in OEuvres, Paris, Gallimard, coll. “ Quarto ”, 1995, p. 1092. Or les ilotes sont les peuples asservis par Sparte, dont le travail lui permet d’ignorer les tribulations de l’histoire.
148 Blaise PASCAL, Préface sur le traité du vide, OEuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1966, p. 231.

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éternel présent, et la raison humaine, qui n’est pas maintenue “ dans un ordre de perfection bornée ”: “ …les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal. ”149 “ L’expérience des siècles ” constitue le genre humain en un seul individu connaissant, dont l’enfance est l’Antiquité et la vieillesse les temps modernes150. Mais s’il y a une expérience des siècles, c’est parce que les hommes en ont besoin face à la nature. Rousseau ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de la perfectibilité humaine, et il ne peut songer à nier le temps. L’utopisme restera toujours chez lui à l’état de tentation.

Néanmoins le temps, pour Rousseau, n’est pas substantiellement homogène. Le mot “ temps ” recouvre plusieurs états temporels différents. Le temps de la quiétude, c’est le présent, et ce temps ne saurait être qu’un simple idéal de sagesse. Mais il existe une temporalité morale, lente, scandée, dont le dessein est la maturation des tendances naturelles de l’homme, sans brisure et sans hâte, la durée. Et il existe une autre temporalité, nourrie par l’inquiétude, fébrile et brisée, fondée sur la vitesse, et que nous pourrions appeler cinétisme. Ses deux temporalités sont le mieux opposées dans l’Emile : les principes de l’éducation proposés par Rousseau consistent à bien développer les virtualités de chaque âge, depuis la petite enfance jusqu’à la prime jeunesse, sans essayer d’obtenir d’un âge les affections et les désirs d’un autre âge. L’homme ainsi formé sera pleinement homme parce qu’il a pleinement vécu chaque étape de sa croissance. Il a réellement mûri.

Rien ne nous montre mieux cet objectif de Rousseau qu’une “ mémorable erreur ” de l’abbé Galiani. L’abbé Galiani a vu dans l’Emile une simple “ méthode agréable d’apprendre les sciences aux enfants ”; et sa critique consiste logiquement à juger qu’ “ il n’est pas question d’apprendre la géographie, ni la géométrie, il est question de s’accoutumer au travail, c’est-à-dire à l’ennui, de fixer ses idées sur un objet, etc. Un enfant qui saura toutes les capitales de l’univers , n’aura pas l’habitude de se fixer sur un bilan de son revenu et de sa dépense, et M. legéographe sera volé sur la terre par son maître d’hôtel, et fera banqueroute au beau milieu de ses capitales. Partez de ces théories, développez, vous aurez un livre tout contraire à celui d’Emile et qui n’en vaudra que mieux. ”151 Nous savons bien que Rousseau ne voyait dans l’agrément qu’un moyen, et que ce qu’il visait, c’était, par une expérience continue, à mesurer son élève au monde152. Mais la critique de Galiani est révélatrice du fait que ce qu’on pouvait effectivement opposer à l’homme émilien, aux facultés soigneusement développées par le temps naturel, c’était un homme inquiet, forcé dès son enfance à s’appliquer à ce qui le dépasse, à accélérer, en quelque sorte le processus de maturation, afin de ne pas être “ volé sur la terre par son maître d’hôtel ”.

149 Ibid.
150 Cf. ibidem, p. 232.

151 Lettre à Mme d’Epinay du 4 août 1770, citée par Philippe VAN TIEGHEM in L’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 1943, p. 86.
152 “ Celui-là seul apprendra à connaître le monde physique qui, de bonne heure, aura appris à se mesurer à lui ”, souligne Ernst CASSIRER (L’unité chez Rousseau, in Pensée de Rousseau, op. cit., p. 57.)

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On pourrait approuver Galiani de réfuter une fantaisie par le “ principe de réalité ”153, si l’éducation émilienne avait été une fantaisie. Mais on ne peut oublier que ce que Rousseau oppose à la réalité de la société, régie par la vitesse et l’inquiétude, c’est une autre réalité, à ses yeux plus fondamentale, celle de la nature, gouvernée par la durée et la sérénité.

Au niveau collectif, cette opposition entre la durée et le cinétisme prend un sens précis, à propos duquel le mot “ conservatisme ” vient immédiatement à l’esprit: “ Certains aspects, à première vue surprenants du conservatisme politique de Rousseau s’expliquent par le fait que le changement, dans la structure d’un Etat, équivaut presque immanquablement à une déchéance ”, note Starobinski, et il cite ce passage du Jugement sur la Polysynodie: “ Qu’on juge du danger d’émouvoir une fois les masses énormes qui composent la monarchie française! Qui pourra retenir l’ébranlement donné, ou prévoir tous les effets qu’il peut produire?…Que le gouvernement actuel soit encore celui d’autrefois, ou que durant tant de siècles il ait changé insensiblement, il est également imprudent d’y toucher. Si c’est le même, il le faut respecter; s’il a dégénéré, c’est par la force du temps et des choses et la sagesse humaine n’y peut plus rien. ”154

C’est que, curieusement, par rapport aux corps politiques, l’histoire apparaît comme une figure de la nature. A ce niveau, les hommes ne peuvent rien, leurs actes sont déterminés par des lois qu’ils n’édictent pas, et qui conduisent leurs propres créations jusqu’au terme inéluctable. Cette rationalité propre au temps réduit l’importance de la facticité: l’histoire, dit Rousseau, ce sont “ les faits! les faits! ”, mais c’est pour ajouter qu’ “ on trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d’une révolution qui, même avant cette bataille, était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir. ”155 Or la loi de la durée n’est pas la loi de l’éternité, ce qui mûrit, vieillit et se corrompt156. La différence entre la durée et le cinétisme est donc, ici encore, celle du travail de la nature et de l’intervention humaine, l’une visant à modeler l’autre selon les hâtes de l’homme. Le cinétisme tend à introduire des ruptures violentes au nom d’une utopie, à accomplir des révolutions, dans le sens où nous prenons ce mot depuis 1688 au moins157. La temporalité cinétique aspire à l’établissement d’un monde ultérieur, d’un bien ultérieur et ultime. La temporalité de la durée, en revanche, cherche à préserver le plus longtemps possible un bien antérieur ou originaire, à conserver pieusement ses

153 BLOOM explique ainsi pourquoi la théorie freudienne serait impensable sans l’oeuvre de ROUSSEAU: “ La distinction entre nature et société nous est plus que familière; c’est Freud qui nous l’a fait mieux connaître. Dans l’inconscient de Freud, on retrouve la nature perdue, ainsi que la rude histoire qui nous en a arrachés; dans ses “ névroses ” on voit les effets des exigences de la civilisation sur nous; dans son “ principe de réalité ”, on reconnaît la sinistre adaptation à la société bourgeoise. ”Op. cit., p. 193.

154 STAROBINSKI, op. cit., p. 28, note 3; la citation est extraite des OEuvres complètes, t. III, op.cit., p. 638. 155 Emile, p. 284 et 285.

156 Le terme qui rendrait le mieux cette idée est anglais: decay, qui veut dire en même temps déclin (d’un Etat) et pourriture, décomposition (d’un fruit ou de tout autre objet naturel).
157 Je fais allusion à la Glorious Revolution anglaise; mais il faut peut-être remonter à 1649, et chercher si le mot avait cours alors dans ce sens. Cette première période était en tout cas riche en utopistes (les Niveleurs).

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vestiges quand il n’est plus: “ S’il est vrai que la pensée de Rousseau est révolutionnaire, il faut aussitôt ajouter qu’elle l’est au nom d’une nature humaine éternelle, et non pas au nom d’un progrès historique ”158, écrit Starobinski.

L’effet fondamental, cependant, du cinétisme sur les sociétés, c’est la dissociation entre le temps et l’espace. La vitesse, en effet, est une catégorie de l’espace-temps. Nous l’exprimons aujourd’hui en “ kilomètres par heure ”. La vitesse tend à agir sur le temps en agissant sur l’espace. En d’autres termes: c’est en annulant l’espace que nous gagnons du temps. Or annuler l’espace, c’est annuler la géographie, et tout ce qui en fait la substance. La vitesse est le mode d’être du mauvais cosmpolotisme, celui de Voltaire dont le carrosse vole de ville en ville, dans une ouverture artificielle du monde. Le cosmpolotisme philosophique réside au contraire dans la lenteur, le voyage à pied: “ Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore”159 parce que la lenteur, qui permet d’observer, d’étudier, “ en prenant son temps ”, est ce qui convient lorsqu’il s’agit de connaître les peuples dans leur caractère propre.

Le caractère des peuples est le fruit d’une profonde connexion entre l’espace et le temps: un peuple est ce qu’il est en raison de la durée de son rapport avec un espace précis, et c’est pourquoi, dans les nations civilisées d’Europe, on ne peut connaître la nature d’un peuple que dans les provinces. Dans l’espace provincial, tout est rythmé par le temps propre au “ local ”, et l’adaptation des hommes se révèle par une existence morale propre aux lentesmaturations de la durée, et grâce à laquelle le conflit avec la nature, inhérent à la socialité, est amoindri. Par contraste, les villes désaxent et désarticulent le temps, non pas cependant de façon irrationnelle, mais pour le plier aux nécessités de la raison civile, c’est-à-dire de l’économie urbaine et de la conduite policée. La ville produit un temps urbain, qui ne tient pas compte du temps naturel, et qui est dissocié de l’espace. Le temps urbain est abstrait et tend à ne se résumer qu’à lui-même: la négation de la nature s’exprime ici par la négation de la géographie et des saisons. L’homme de la civilisation, vivant essentiellement dans cette dimension morale, n’est jamais où il se trouve: il se projette toujours dans le futur ou dans le passé, entre inquiétude et nostalgie, angoisse et regret: si Rousseau rêve, sur les bords du lac de Bienne, à l’abolition du temps dans un espace dérobé à la civilisation, c’est parce qu’il est lui- même un homme de la civilisation qui souffre de ce qu’à l’espace pur de l’état de nature providentiel, la raison civile veuille opposer un temps pur.160

Nous soulignions (supra, p, 58) que le temps est le milieu propre des personnes morales. Le domaine de la morale est aussi celui du calcul moral, de la création morale, c’est-à- dire de la science et des arts, bref, de l’esprit. La relation qui perpétue la civilisation est ainsi une relation morale, dans ce sens précis, c’est-à-dire une relation chronique, plutôt que spatiale. En

158 STAROBINSKI, op. cit., p. 35. Il est curieux de noter que la restauration de cette “ nature humaine éternelle ” est devenue le signe d’un “ progrès historique ”. Le conservatisme de ROUSSEAU était révolutionnaire, et a été, en tant que tel, paradoxalement requis par le cinétisme.
159 Emile, p. 523.

160 Cf. Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier, 1960, p. 70-72 et Les Confessions, p. 430: “ … je vendis ma montre, en me disant avec une joie incroyable: Grâce au Ciel, je n’aurai plus besoin de savoir l’heure qu’il est. ”

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maîtrisant le temps, l’homme de la civilisation échappe à la géographie. Soumettant les provinces et les campagnes au rythme du temps urbain, il finit par ériger la civilisation en une puissance égale, pour le moins, à la nature.

La lecture de Rousseau nous propose donc le schéma suivant: Etat de nature providentiel = espace pur.
Société commencée = espace-temps (durée). Civilisation = tendance au temps pur (cinétisme).

La dualité de l’homme, posée depuis Platon jusqu’à Pascal comme étant celle du corps et de l’âme, est due, pour Rousseau, comme l’explique Allan Bloom à “ l’opposition entre la nature et la société. ” “ La nature de l’homme a été mutilée, ajoute-t-il, par une longue histoire; et il lui faut maintenant vivre en société, ce pour quoi il n’est pas fait et qui lui impose des exigences impossibles. On assiste donc soit à une acceptation malaisée du présent, soit àune tentative de revenir d’une manière ou d’une autre au passé, soit encore à la recherche d’une synthèse créatrice des deux contraires, nature et société ”. Mais nous retrouvons la dualité traditionnelle si nous repensons au fait que le temps est le milieu propre de la société, qui est, elle-même, une création de l’esprit, tandis que l’espace est le milieu propre du corps, dans l’état de nature; si bien que la recherche d’une synthèse entre la nature et la société implique aussi une synthèse entre le corps et l’esprit et entre l’espace et le temps161. Dans la Lettre à d’Alembert,discutant de l’abolition des duels, Rousseau observe que la force n’a aucun pouvoir sur les esprits162: une telle réforme ne peut se faire par des “moyens coactifs”, c’est-à-dire l’intervention du pouvoir de contrainte physique dans le domaine moral; il faut plutôt faire agir le temps, en instituant un corps modérateur163 qui transformera insensiblement les principes de l’honneur en “ ceux de la raison et de la justice. ”164

Dans cette même lettre, le temps lent des montagnes suisses contraste avec la vitesse de l’espace de la civilisation auquel convient l’émotion à heure fixe du théâtre. Le temps pur est le règne de la facticité la plus irrationnelle. Rousseau, “ pénétré d’une secrète tristesse ”165, constate ses ravages dans la régularité de la pantomime urbaine: “ … On sait à point nommé quand il faut envoyer savoir des nouvelles; quand il faut se faire écrire (…); quand il est permis d’être chez soi; quand on doit n’y être pas (…); quel degré de tristesse on doit prendre à telle ou telle mort; combien de temps on doit pleurer à la campagne; le jour où l’on peut revenir se consoler à la ville; l’heure et la minute où l’affliction permet de donner le bal ou d’aller au spectacle. (…); tout va par temps comme les évolutions d’un régiment en bataille: vous diriez

161 C’est l’un des principes de la pédagogie de ROUSSEAU: Emile, le “ sauvage cultivé ”, est un sportif doté de l’essentiel du savoir de son temps, et sa relation à l’espace est insérée dans une temporalité de la maturation des choses et des sentiments.
162 Lettre à d’Alembert, p. 176.

163 Il ne me paraît pas impertinent de comparer cette “ cour d’honneur ”, dans son utilité, au précepteur d’Emile; ici comme là-bas il s’agit d’arriver à un résultat en mesurant l’action du temps.
164 Lettre à d’Alembert, p. 180.
165 NH, p. 182.

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que ce sont autant de marionnette clouées sur la même planche ou tirées par le même fil… ”166 Cette pantomime n’a pas de sens moral (“ …il n’est pas possible que tous ces gens qui font exactement la même chose soient exactement affectés de même… ”167), mais elle signifie la rupture d’avec l’affectivité naturelle, synchrone avec les événements qui la touchent, comme en donnent abondamment la preuve les lettres passionnées de Julie et de Saint-Preux. Cetterégularité civilisée des actes sociaux est la manifestation de l’abstraction du temps, c’est-à-dire de son extériorité. Le temps de la civilisation est linéaire et sans aspérité, et impose à tous les besoins généraux de la civilisation que l’on exprime par le mot “ progrès ”. C’est pourquoi il ne s’attache pas à un espace précis: c’est le temps de la chronique et de la prospective, et non de l’histoire et de la piété168.

Le projet de Rousseau n’est donc pas le projet spécifiquement utopien de la suppression du temps (par la maîtrise totale de l’espace, on l’aura remarqué)169, il revient plutôt à penser un temps associé à l’espace, et qui produira de l’histoire et non du progrès. Si en effet Rousseau insiste sur le fait que l’histoire est essentiellement d’un intérêt moral, c’est parce qu’elle est histoire d’un lieu et de ses habitants, et non chronique de guerres et de révolutions: “ Un des grands vices de l’histoire est qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons; comme elle n’est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu’un peuple croît et prospère dans un paisible gouvernement, elle n’en dit rien ” et “ l’histoire en général est défectueuse, en ce qu’elle ne tient registre que de faits sensibles et marqués (…); mais les causes lentes et progressives de ces faits(…) restent toujours inconnues. ”170 Très significativement, Rousseau estime que le temps de l’histoire est la durée.

La durée implique en effet un espace précis, donc circonscrit, à l’intérieur duquel elle déploie ses effets (l’histoire), tandis que le cinétisme exige un espace toujours plus ouvert, et compense la violence imposée ainsi aux hommes par la suppression de l’histoire, l’érosion des passions qui font l’histoire, et leur remplacement par les intérêts qui font le progrès: “ Il y a des pays dont l’histoire ne peut pas même être lue, à moins qu’on ne soit imbécile ou négociateur

166 NH, p. 178.
167 Ibid.
168 “ La piété ”: je pense ici à l’une des vertus traditionnelles des Romains, la pietas, qui serait mieux traduite en français par “ ferveur ” et qui est la marque de la fidélité des Romains aux principes fondateurs de leur république (ce qu’ils appelaient mos maiorum). Il s’agit donc d’une vertu conservatrice. Là-dessus, la conviction de ROUSSEAU est que “ si le gouvernement peut beaucoup sur les moeurs, c’est seulement par son institution primitive: quand une fois il les a déterminées, non seulement il n’a plus le pouvoir de les changer, à moins qu’il ne change, il a même bien de la peine à les maintenir contre les accidents inévitables qui les attaquent, et contre la pente naturelle qui les altère. ” Lettre à d’Alembert, p. 182.
169 Sur cette question, voir Raymond TROUSSON, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1979, et notamment cette remarque: “ L’utopiste (…) redoute un développement “ naturel ”, donc tributaire des inventions perturbantes de l’histoire et des événements. (…) Edifiée au nom du progrès absolu, l’utopie réalisée renie toute possibilité de progrès ultérieur: elle est résolument fixiste, définitive, à l’abri du temps ”, p. 21. La cité de Rousseau, elle, est à l’image d’un absolu antérieur, qui lui confère une fausse parenté avec la cité utopique. Cet absolu, en effet, n’est pas “ hors du temps ”; il est originel mais n’a jamais été actuel.
170 Emile, p. 282 et 285. Le “ temps long ” est, aujourd’hui, une catégorie des études historiques. Il n’en était pas ainsi au XVIII° siècle.

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(…) Il y a des peuples sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres; il y a des gouvernements sans caractère auxquels il ne faut point d’historiens, et où, sitôt qu’on sait quelle place un homme occupe, on sait d’avance tout ce qu’il y fera. ”171 Il en est ainsi parce que “ dans la société moderne, nous dit Pierre Manent, les hommes ne se veulent réunis que par le besoin qu’ils appellent l’intérêt ”172, et non par les passions politiques qui créent la vertu. Ainsi, conclut Manent, “ le paysage héroïque est dévasté. ”173 Par la vitesse.

CHAPITRE II: L’ESPACE DE LA CIVILISATION.

La contradiction corruptrice de la civilisation est, si je résume mon propos, constituée de plusieurs dissociations: entre nature et société, entre corps et esprit, entre temps et espace. Ces dissociations installent un désordre auquel l’homme remédie par l’artifice: Etat, culture, histoire. Sorti de l’état de nature, il ne peut être heureux qu’en vivant dans un monde moral, en transcendant ses désirs par sa volonté et en s’accoutumant “ à désirer une chose et à en vouloir une autre ”174, le désir ressortissant des besoins naturels de l’homme, et la volonté, de la maîtrise morale de ces besoins. Mais avant d’en arriver à ce but, l’homme a été submergé par le “ monde des moyens ”175: l’économie, la science et la vitesse.

L’espace de la civilisation est donc l’espace qui est produit par ces trois violences dissociatrices. Comme nous le verrons dans la troisième partie, Rousseau décrit minutieusement les conditions d’un espace de la cité (c’est-à-dire de la civilisation dans le sens positif176): on peut donc examiner négativement sa conception de l’espace de la civilisation à partir de cette description. De plus, à ce niveau, les symptômes géographiques du désordre et de la décadence caractéristiques de la civilisation sont très précis et entrent même dans l’argumentaire de Rousseau. L’Etat de la civilisation est impérial, ce qui est l’aboutissement politique extrême de la violence cadastrale, et la géographie de ces Etats tend à être une caricature de la Nature ouverte.

Le désordre impérial.

Le mot “ empire ” possède un sens précis dans langue juridique du XVIII°siècle. C’est un synonyme de “ puissance publique, (…), autorité souveraine, souveraineté… ”177, nous dit Robert Dérathé. Mais, ajoute-t-il, Rousseau s’en tient, quant à lui, à “ souveraineté ” et à

171 NH, p. 31.
172 MANENT, op. cit., p. 147-148.
173 Ibidem, p. 135.
174 Emile, p. 572.
175 “ C’est (…) dans l’affrontement avec l’obstacle que l’homme de la nature passait de la vie immédiate à l’univers des moyens. ” STAROBINSKI, op. cit., p. 260
176 Cf., Première partie, chapitre I, a, in fine.
177 R. DERATHE, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1988, p. 383.

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“ autorité souveraine ”. Pour ma part, j’utilise ici ce mot dans un sens différent quoique dérivé, et m’en vais commenter cet usage, dont la justesse apparaîtra, je l’espère, dans la suite de mon propos.

On sait que le mot “ empire ” vient du latin imperium, qui avait à l’origine le sens de commandement suprême des armées au sein de la république romaine. L’imperator était le général en chef. Imperium a par la suite désigné simplement le pouvoir suprême, sans doute parce que la mise en place du principat avait concentré entre les mains du césar romain la puissance civile et la puissance militaire178. Toute cette évolution est résumée par Pufendorflorsqu’il parle de summum imperium civile179, ce qui veut dire très exactement: commandement suprême de la société – donc “ souveraineté ”.

La souveraineté impériale désigne, pour des raisons historiques, le pouvoir temporel ultime. Nous avons d’une part le souvenir tenace de l’empire romain, qui avait des effets concrets dans les traditions juridiques des pays européens; et d’autre part nous avons le conflit entre les monarques et l’aristocratie féodale sur la question de ce fameux pouvoir ultime. Lorsque Philippe le Bel (regnabat 1285 – 1314) affirma que “ le roi de France est empereur en son royaume ”, il s’agissait pour lui et pour ses légistes bourgeois d’établir l’idée d’un pouvoir qui transcendait les relations féodales, dans lesquelles le roi n’était qu’un primus inter pares. Un exemple encore plus évident nous est fourni par la monarchie anglaise: après la Guerre des deux roses qui a décimé la turbulente aristocratie anglo-normande et conféré ainsi le pouvoir absolu à la maison de Tudor, Henry VIII (regnabat 1509-1547) avait toute latitude d’affirmer que “ This realme of England is an empire ” – “ Ce royaume d’Angleterre est un empire. ” Pouvoir ultime, l’empire est donc indépendant de tout autre pouvoir, et ne peut en aucun cas apparaître comme subordonné. L’affirmation de Philippe le Bel était aussi dirigée contre les prétentions de l’empereur germanique180 à assumer la direction temporelle de la Chrétienté, et celle de Henry VIII, fondateur de l’anglicanisme, exprime une autonomie encore plus complète, puisqu’elle englobait en même temps que l’autorité temporelle, l’indépendance au spirituel. Ainsi, l’empire est un Etat libre qui regroupe les provinces d’un pays sous un seul pouvoir souverain. Il vise à une forme d’unité dont la direction est assumée par une seule institution qui, à l’époque de Rousseau, était la monarchie. C’est pourquoi, sous la plume de Rousseau, l’expression “les monarchies européennes ” équivaut à “les Etats européens ”.

L’empire, dans le sens auquel ces souverains employaient le mot, correspond en effet à ce que nous appelons aujourd’hui l’Etat-nation: un ensemble de provinces différentes

178 Imperator (empereur) n’était qu’une dignité; le titre officiel des empereurs romains était à l’origine princeps (prince, i. e. “ le premier ”), et par la suite caesar augustus, désignations qui ont eu une belle carrière dans les titulatures des monarchies européennes.
179 DERATHE, op.cit., p. 383. Un historien, Robert FOSSIER, décrit ainsi la constitution du pouvoir impérial: “ … la force matérielle (potestas), la supériorité morale (auctoritas), le commandement militaire suprême (imperium). ” Le Moyen âge, l’éveil de l’Europe, 950-1250, Paris, Armand Colin, 1982, p. 135.

180 Le Saint Empire Romain de Nation Germanique était une construction politique censée prendre le relais de l’Empire romain d’Occident et de l’Empire carolingien, avec pour vocation de régir, en dernier ressort, toute l’Europe catholique. Fondé au X°siècle, il a été aboli par un décret de Napoléon en 1806.

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sous maints aspects, unies par le sentiment d’appartenir, du moins chez leurs élites, à une même communauté, et organisées par une politique centralisée dans une capitale; la base de cette souveraineté impériale étant le cadastre, la propriété foncière, plutôt que la communauté en tant que telle. Telle était la situation que Rousseau décrit dans ses grandes lignes dans ce passage du Contrat social: “ On conçoit comment les terres des particuliers réunies et contiguës deviennent le territoire public, et comment le droit de souveraineté s’étendant des sujets au terrain qu’ilsoccupent devient à la fois réel et personnel; ce qui met les possesseurs dans une plus grande dépendance, et fait de leur force même les garants de leur fidélité. Avantage qui ne paraît pas avoir été bien senti des anciens monarques, qui, ne s’appelant que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens, semblaient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme les maîtres du pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habituellement rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, etc. En tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûr d’en tenir les habitants. ”181 La souveraineté impériale tient la nation par le terrain.

L’empire, malgré cela, apparaît à Rousseau comme une construction singulièrement inconsistante. Son vice rédhibitoire est sa taille, sa grandeur géographique. La critique de l’étendue géographique commence d’ailleurs tôt, avec la rhétorique plutôt convenue concernant la décomposition des empires historiques, dans le premier Discours. Rousseau y oppose commodément une géographie impériale dilatée et une géographie républicaine contractée.L’empire commence par le “ goût funeste des conquêtes ”, se continue par le despotisme, et se soutient par les sciences et les arts. Ces artifices se substituent à la vertu et à la piété, qui sont naturellement plus fortes, comme cela se constate lorsqu’une petite communauté belliqueuse s’en prend à un “ vaste empire ”: “ … si les lumières des ministres, ni la multitude des habitants de ce vaste empire, n’ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant et grossier; de quoi lui ont servi tous ses savants? (…)

” Opposons à ces tableaux celui des moeurs du petit nombre de peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances, ont, par leurs vertus, fait leur propre bonheur et l’exemple des autres nations. ”182 Cette décadence des empires est exprimée ainsi dans une formule saisissante, à propos des Romains: “ Jusqu’alors les Romains s’étoient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier. ”183

L’origine de l’empire est la guerre, comme l’explique Bergson dans un texte qu’on ne peut s’empêcher de penser d’inspiration rousseauiste: “ Même si la guerre ne visait pas la conquête d’abord, c’est à une conquête qu’elle aboutit, tant le vainqueur juge commode de s’approprier les terres du vaincu, et même les populations, pour tirer profit de leur travail. Ainsi se formèrent jadis les grands empires asiatiques. Tous tombèrent en décomposition, sous des

181 CS, p. 248-249. Cette remarque a d’ailleurs une pertinence historique: lorsque Philippe Auguste (regnabat 1180- 1223) se fit appeler Rex Franciae (roi de France) au lieu de prendre le titre jusque là admis de Rex Francorum (roi des Francs), il entendait passer d’une royauté communautaire à une royauté impériale. Souvenons-nous aussi que la Révolution força Louis XVI à prendre le titre de Roi des Français.

182 DSA, p. 8-9. Le “ vaste empire ” dont il est question est la Chine. 183 Ibidem, p. 10.

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influences diverses, en réalité parce qu’ils étaient trop grands pour vivre. ”184 Nous retrouvons ici les éléments de la violence cadastrale: l’appropriation des terres et le contrôle du travail, qui n’est plus source de droit, mais simple monnaie d’échange, tout autant que le gigantisme qui soumet les forces morales de l’Etat à une tension intolérable. C’est ainsi que le lien moral qui conserve les républiques se brise; forme politique ultime de la perversion civile, l’empire n’exerce sur ses sujets qu’un pouvoir fondé sur l’intérêt et sur la force: “ Les sociétés ont pris leur dernière forme; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme on n’a plus rien à dire au peuple sinon “ donnez de l’argent ”, on le dit avec des placards au coin des rues ou des soldats dans les maisons. ”185

En effet, en s’agrandissant, les empires créent trois types de désordre: sur le plan politique proprement dit l’artifice bureaucratique et militaire se substitue au droit; sur le plan moral, la science et les arts se substituent à la vertu; sur le plan économique enfin la finance et le fisc se substituent à l’administration publique. La dilatation géographique rompt l’équilibre qui garantit les principes politiques de toute société186: “ Comme la nature a donné des termes à la stature d’un homme bien conformé, passé lesquels elle ne fait plus que des géants ou des nains, il y a de même, eu égard à la meilleure constitution d’un Etat, des bornes à l’étendue qu’il peut avoir, afin qu’il ne soit ni trop grand pour pouvoir être bien gouverné, ni trop petit pour pouvoir se maintenir. Il y a, dans tout corps politique, un maximum de force qu’il ne sauroit passer, et duquel souvent il s’éloigne à force de s’agrandir ”187, écrit Rousseau, et ce qui est important ici – et qui est souligné par lui – , c’est cette notion de maximum. Un Etat trop petit n’a pas d’existence réelle, mais un Etat trop grand est une monstruosité civile: “ Les mêmes lois ne peuvent convenir à tant de provinces diverses qui ont des moeurs différentes, qui vivent sous des climats opposés, et qui ne peuvent souffrir la même forme de gouvernement. ”188 Nous avons vu dans les pages précédentes combien les lois doivent être accordées aux moeurs, et combien les “ impressions durables ” du climat façonnent les moeurs. Un pays est un espace géographique différent, par le climat, le relief et les ressources naturelles, de tout autre, et quelle que soit sa taille, il doit être circonscrit. C’est cette circonscription que l’empire fait éclater de façon artificielle, en liant plusieurs pays entre eux, dans une union basée sur la guerre de conquête et sur l’économie d’enrichissement.

L’instrument géographique de cet éclatement, c’est la capitale, c’est-à-dire un centre extérieur dont la fonction principale est d’homogénéiser les sujets de l’empire afin d’affermir leur servitude: “ …vous diriez que ce sont autant de marionnettes clouées sur la même planche,

184 Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, in OEuvres, Paris, P.U.F., 1959, p. 1210.
185 EOL, p. 125.
186 Nous avons déjà remarqué que pour ROUSSEAU toute société est bien constituée à ses commencements, c’est-à- dire à l’époque où s’établissent ses principes. Le Contrat social est sous-intitulé “ Principes du droit politique ” justement parce que ROUSSEAU cherche à y dégager rationnellement les conditions de cette bonne constitution originelle, si mal connues qu’elles sont vite oubliées dès que la société acquiert assez de stabilité pour se développer.
187 CS, p. 265. ROUSSEAU soutiendra exactement l’inverse de cette affirmation dans un passage des Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre sur lequel je reviendrais dans le second point de ce chapitre.
188 CS, p. 266.

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ou tirées par le même fil ”189, écrit Saint-Preux à propos des Parisiens, qui ne sont autre chose que “ les habitants d’une grande ville. ”190 C’est que la capitale n’assemble pas des compatriotes véritables, mais des étrangers: “ …le peuple a moins d’affection pour ses chefs, qu’il ne voit jamais, pour la patrie, qui est à ses yeux comme le monde, et pour ses concitoyens, dont la plupart lui sont étrangers. ”191 La communication qu’elle établit entre les individus est par conséquence un simple flux d’informations et de préjugés d’où naît non pas la volonté générale, mais l’opinion générale. La transparence est obscurcie par la facticité, et l’unité de la volonté individuelle rendue inopérante par l’ignorance des intérêts réels de la société. L’empire n’a, en fait, pas de peuple. Lorsque Rousseau écrit à propos des Chinois, dans le premier Discours: “ …la multitude des habitants de ce vaste empire… ”, le mot que je souligne contient en puissance cet apophtegme du Contrat social: “ Il y aura toujours une grande différence entre soumettre une multitude et régir une société. ”192 L’importance de cette remarque s’éclaire encore mieux à lalecture de ce passage du Manuscrit de Genève: “ Un peuple est un peuple indépendamment de son chef, et si le prince vient à périr il existe encore des liens qui les maintiennent en corps de nation. Vous ne trouverez rien de pareil dans les principes de la tyrannie. Sitôt que le tyran cesse d’exister tout se sépare et tombe en poussière, comme un chêne en un tas de cendres quand le feu s’éteint après l’avoir dévoré. ”193 En d’autres termes, la société politique ne se limite pas à son gouvernement: elle est la nation elle-même, et sa raison d’être est dans l’adhésion consciente de chacun de ses membres; dans le cadre de l’empire, une telle adhésion consciente est rendue impossible par les dimensions géographiques de l’Etat: tout est donc concentré dans la capitale, qui est le siège du “ prince ”, et si, au cours d’une guerre, la capitale est prise, l’empire “ tombe en poussière ”. Le lien moral qui unit les sujets de l’empire a été distendu par la dilatation du territoire de l’Etat et par la multiplication des intérêts qui en résulte. Il est si tenu qu’on peut à peine parler de “ peuple ”. Si tout se concentre à la capitale, c’est parce que les intérêts peuvent s’y exprimer auprès du prince, et nullement parce que les citoyens peuvent y juger sainement de leur valeur.

C’est ainsi que Rousseau ramène tous ces vices qui minent les nations civilisées: la finance, la bureaucratie, la corruption morale et la réduction de la politique à la négociation et à l’imposition, à un “ vice radical ”: l’étendue géographique. “ Grandeur des nations, étendue des Etats: première et principale source des malheurs du genre humain et, surtout, des calamités qui minent et détruisent les peuples policés ”194, dit-il aux Polonais. A l’origine, il y avait le cadastre, c’est-à-dire les travaux de l’homme pour assurer de mieux en mieux son emprise sur l’espacenaturel; ces travaux se sont perfectionnés, et ont abouti aux sciences et aux arts, qui donnèrent

189 NH, p. 178.
190 Ibidem, p. 172: “ Ce ne sont point les Parisiens que j’étudie, mais les habitants d’une grande ville… ”
191 CS, p. 266.
192 Ibidem, p. 242.
193 Cité par Bruno BERNARDI in “ J.-J. Rousseau: une chimie du politique? (Pour une relecture de Contrat social I, 5) ”, revue Philosophie, n°56, décembre 1997, Editions de Minuit, p. 53.
194 CGP, p. 355-356.

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aux hommes les moyens d’occuper et de domestiquer des portions de plus en plus étendues de l’espace naturel. L’empire est l’expression politique de cette évolution, et il développe dans le domaine politique la violence que le cadastre exerce sur l’espace naturel et sur le droit naturel. Mais l’empire est un Etat mal organisé, décadent en son principe même, parce qu’il appartient à une véritable géographie de la décadence.

La géographie de la décadence.

J’ai utilisé une métaphore astrophysicienne pour introduire une explication des effets de la violence cadastrale; sacrifions de nouveau à ce péché en évoquant les destins contrastés des deux types d’étoile qui, selon les astrophysiciens, brillent dans l’univers: à savoir les étoiles naines, de taille réduite comme leur nom l’indique, et qui brillent longtemps, parce qu’elles brûlent leur énergie à vitesse lente et qu’elles traversent cette période de stabilité énergétique dénommée “ la séquence principale ” sur une durée de plusieurs milliards d’années; et les étoiles géantes, qui dépensent follement leur énergie, traversant rapidement la séquence principale et explosant au bout de quelques millions d’années seulement.

En comparant les républiques aux étoiles naines et les empires aux étoiles géantes, on peut d’ailleurs produire une justification scientifique et invoquer les principes généraux de l’homéostasie, si tant est qu’on puisse assimiler des étoiles à des organismes vivants. Roland Breton, qui use d’une métaphore semblable, invoque cette même caution de façon sans doute plus légitime: “ Ces deux tendances (au morcellement et à l’unité) permettent d’expliquer lagenèse des civilisations comme leur durée, leur déclin et leur dissolution. Phénomènes qui ne sont pas sans analogie avec les mécanismes biologiques animant les êtres vivants et qui se rattachent aux mécanismes d’homéostasie régissant tout système fondé sur des éléments de différents ordres… ”195. Or les étoiles sont effectivement fondées sur des “ éléments de différents ordres ”, la tendance à l’effondrement et la tendance à l’éclatement: ce sont des explosions contrôlées; et on peut en dire autant des Etats, dont la tension principale réside dans la contradiction entre l’espace et le temps, c’est à dire entre les moyens de subsistance et la volonté morale. En pratiquant une économie de la durée, les républiques restent plus longtemps dans la “ séquence principale ”, la stabilité de l’Etat. En revanche, les empires connaissent le destin des étoiles géantes: se dilatant dans l’espace et accélérant le temps, ils entrent rapidement dans les “ séquences finales ”, la décadence, et courent à leur perte. Nous pouvons alors parachever l’analogie en rapportant ces séquences finales du diagramme de Hertzsprung-Russell196 à une “ géographie de la décadence ”, dont les conditions sont étudiées par Rousseau.

195 R. BRETON, op. cit., p. 47.
196 Diagramme spectroscopique qui classe les étoiles, grâce à leur luminosité, par rapport à la “ séquence principale ”, qui se trouve être celle du soleil. Or, quelque chose de curieusement analogue a été établi, à propos des civilisations, par Arnold TOYNBEE dans A Study on History, la “ séquence principale ” étant ici, mutatis mutandis, celle de l’Empire romain.

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Dans le Contrat social, Rousseau établit une règle du “ maximum ” d’extension géographique qu’un Etat ne doit pas outrepasser. C’est là une règle principielle, qui ne joue guère dans la réalité géopolitique. Au contraire, le seul maximum auxquels les Etats tendent est celui de l’extension géographique. L’extension géographique devient un absolu. C’est que l’Etat n’est pas isolé: il est au milieu d’autres Etats, et il ne s’étend pas parce qu’il doit naturellement s’étendre, mais parce que sa survie dépend de ses capacités d’extension. L’Etat paradigmatique du Contrat social (et de l’article sur l’économie politique) devait prendre un modèle naturel: l’homme, ou pour mieux dire, l’organisme vivant. L’Etat impérial, qui est soumis à la tension géopolitique, doit au contraire se détacher le plus possible de ce modèle; tel est le sens de cette démonstration des Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre: “ … l’homme a un terme de force et de grandeur fixé par la nature, et qu’il ne saurait passer. De quelque sens qu’il envisage, il trouve toutes ses facultés limitées. Sa vie est courte, ses ans sont comptés. Son estomac ne s’agranditpas avec ses richesses; ses passions ont beau s’accroître, ses plaisirs ont leur mesure; son coeur est borné comme tout le reste: sa capacité de jouir est toujours la même. Il a beau s’élever en idée, il demeure toujours petit.

” L’Etat, au contraire, étant un corps artificiel, n’a nulle mesure déterminée; la grandeur qui lui est propre est indéfinie; il peut toujours l’augmenter; il se sent faible tant qu’il en est de plus forts que lui. Sa sûreté, sa conservation, demandent qu’il se rende plus puissant que tous ses voisins. Il ne peut augmenter, nourrir, exercer ses forces qu’à leurs dépens; et s’il n’a pas besoin de chercher sa subsistance hors de lui-même, il y cherche sans cesse de nouveaux membres qui lui donnent une consistance plus inébranlable. Car l’inégalité des hommes a des bornes posées par les mains de la nature; mais celle des sociétés peut croître incessamment, jusqu’à ce qu’uneseule absorbe toutes les autres. ”197 De plus les besoins stratégiques et économiques de l’Etat impérial initient d’autres besoin du même type, quasi indéfiniment, et un mécanisme implacable fait croître le “ despotisme ” (c’est-à-dire la primauté de la force198) en rompant l’équilibre économique du territoire: “ Ce qu’il y a du moins de très-certain, c’est que rien n’est si foulé ni si misérable que les peuples conquérans, et que leurs succès même ne font qu’augmenter leurs miseres: quand l’histoire ne nous l’apprendroit pas, la raison suffiroit pour nous démontrer que plus un état est grand, et plus les dépenses y deviennent proportionnellement fortes et onéreuses; car il faut que toutes les provinces fournissent leur contingent, aux frais de l’administration générale, et que chacune outre cela fasse pour la sienne particulière la même dépense que si elle étoit indépendante. Ajoûtez que toutes les fortunes se font dans un lieu et se

197 Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre, in Ecrits politiques, op. cit., p. 201.
198 Voici comment ROUSSEAU explicite cette assomption du despotisme: “ La perfection de l’ordre social consiste (…) dans le concours de la force et de la Loi. Mais il faut pour cela que la Loi dirige la force; au lieu que, dans les idées de l’indépendance absolue des princes, la seule force parlant aux citoyens sous le nom de Loi et aux étrangers sous le nom de raison d’Etat, ôte à ceux-ci le pouvoir, et aux autres la volonté, de résister; en sorte que le vain nom de justice ne sert partout que de sauvegarde à la violence. ” Ibidem, p. 206.

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consomment dans un autre; ce qui rompt bientôt l’équilibre du produit et de la consommation, et appauvrit beaucoup de pays pour enrichir une seule ville. ”199 Le désordre est à son comble.

Tout Etat est un désordre contrôlé: il n’obéit en effet à aucun impératif naturel, et le seul ordre qui vaille est l’ordre naturel. Les relations de dépendance qu’il instaure sont forcément des relations artificielles, puisqu’il y a un artifice même dans la dépendance familiale. En essayant de suppléer à la nature, l’homme a eu recours à un remède radical: l’inversion de l’ordre naturel qui reposait sur l’abondance de la subsistance et l’insignifiance de la moralité. Si l’Etat avait été effectivement isolé, il aurait pu contrôler le désordre de façon efficace, en administrant la subsistance et en éduquant les citoyens – qui, en réalité, s’auto-éduqueraient200. Mais dès lors qu’il fait partie d’une géographie cosmopolite, ce contrôle salutaire lui échappe: il doit s’accroître ou disparaître par une nécessité extérieure, qui lui impose des lois ressemblant étrangement aux lois de la nature, et qui sont les lois de la guerre. La nature, envahie par l’artifice impérial, semble revenir par la bande: “ Ainsi toute la face de la terre est changée; partout la nature a disparu; partout l’art humain a pris sa place, l’indépendance et la liberté naturelle ont fait place aux lois et à l’esclavage (…). Mais c’est en vain qu’on pense anéantir la nature; elle renaît et se montre où l’on l’attendait le moins. L’indépendance qu’on ôte aux hommes, se réfugie dans les sociétés; et ces grands corps, livrés à leurs propres impulsions, produisent des chocs plus terribles à proportion que leurs masses l’emportent sur celles des individus. ”201

La géographie de la décadence apparaît ainsi comme une géographie ouverte: mais c’est l’ouverture de l’état de guerre. En effet, ce n’est nullement le droit qui la régule, mais la force comme nous l’avons vu lorsque nous expliquions le caractère de la violence cadastrale. Géographie fragile, donc, fluctuante et tendue. Toute possession peut être remise en cause, selon l’état des forces en présence, parce qu’elle n’est pas considérée comme une propriété garantie par des titres juridiques, mais comme une usurpation. Dans l’exposition de la question du “ domaine réel ”202, Rousseau ne donne pas de solution à ce problème: l’Etat est maître du territoire en vertu du “ droit du premier occupant ”. Ce droit lui vient des “ particuliers ” qui l’ont créé justement pour qu’il le garantisse à l’intérieur comme à l’extérieur. Mais si la garantie interne repose, théoriquement, sur deux éléments “ intelligibles ” (Goldschmidt), la suffisance et le travail203, elle ne repose en réalité, vis-à-vis des étrangers que sur la force: “ Alors, les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public, leurs droits étant respectés de

199 EP, p. 268.
200 “ Quand le monde s’est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées, (l’éducation publique) n’a plus été praticable. ”EP, p. 261.
201 Ibidem, p. 200.
202 Contrat social, I, IX.
203 “ En général, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes: premièrement, que ce terrain ne soit encore habité par personne; secondement, qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister; en troisième lieu, qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques, doive être respecté d’autrui. ” CS, p. 248.

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tous les membres de l’Etat et maintenus de toutes ses forces contre l’étranger… ”204; elle ne repose sur rien. Rien d’extérieur à l’Etat n’appose des garanties juridiques dans ses relations avec un autre Etat, et nous avons vu qu’il entrait dans la définition même de l’empire d’être indépendant et hors de toute subordination. Le “ droit des gens ” qui n’est autre, selon Dérathé, que le droit international public – c’est-à-dire un droit positif – n’est pas administré par une puissance collective, puisque, comme l’explique Pufendorf, l’Etat, résultat d’une “ union de volontés et de forces ” est “ la plus puissante de toutes les Sociétés et de toute les Personnes Morales. ”205 Le Contrat social, il est vrai, ne prétend examiner que le “ droit politique ”, et à la fin du traité, Rousseau évoque le “ droit des gens ” et le “ droit public ” comme formant un objet “ trop vaste pour (sa) courte vue. ”206 Je reviendrais sur cette question dans le second chapitre de la troisième partie de cet écrit.

Ce problème découle, en première instance, de ce que nous habitons un monde vaste mais non illimité, et géographiquement hétérogène. L’immensité et l’hétérogénéité géoclimatique de la Terre impliquent la diversité de son peuplement, tandis que le fait qu’elle soit un espace fini implique des relations conflictuelles entre ses habitants humains. Ces habitants, en se réunissant en petites communautés distinctes, n’ont apporté qu’une solution très partielle au problème du conflit, et nous avons vu qu’en réalité, ils n’ont fait que déplacer ce problème du niveau inter-individuel à un niveau inter-communautaire. L’effet pervers de cette fausse solution s’accentue lorsque nous considérons la complexité des facteurs qui président à ces réunions: le climat, la propriété foncière, qui dégénère rapidement en violence cadastrale que le droit positif s’efforce de contrôler; le droit positif qui demande à être garanti par un pouvoir politique, et ce pouvoir politique qui s’érige en pouvoir souverain. La grandeur et la puissance résident dès lors dans l’accroissement des richesses que seul peut favoriser la conquête de nouvelles provinces, c’est à dire dans la multiplication de conflits dans lesquels la force prime nécessairement le droit. Les empires ne font que des guerres d’usurpation, et les républiques mêmes, quand elles s’aventurent dans les conquêtes, finissent par tomber dans le piège impérial.

La puissance des républiques doit être, en effet, purement défensive: le fondement de la république étant la liberté, et non la propriété, les citoyens doivent non pas accroître leurs biens, mais conserver leur indépendance. Résistance, endurance, sont leurs talents militaires, car leur salut serait de demeurer en paix, sans contact profond avec l’étranger. Quand des républiques agressent un empire, elles peuvent, grâce à leurs qualités physiques et morales, le vaincre: mais il s’agira de victoires fatales, qui les feront entrer irrésistiblement dans la géographie de la décadence: “ C’est ainsi que l’Etat s’enrichissant d’un côté, s’affoiblit et se dépeuple de l’autre, et que les plus puissantes monarchies, après bien des travaux pour se rendre opulentes et désertes, finissent par devenir la proie des nations pauvres qui succombent à la

204 Ibidem, p. 249.
205 Cité par DERATHE, op. cit., p. 381. 206 CS, p. 336.

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funeste tentation de les envahir, et qui s’enrichissent et s’affoiblissent à leur tour, jusqu’à ce qu’elles soient elles-mêmes envahies et détruites par d’autres. ”207 (C’est moi qui souligne.)

Nous avons là le véritable cycle de la géographie de la décadence. Dans la citation extraite des Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre, il s’agissait d’en montrer la logique: le but ultime de chaque empire est d’englober le monde entier, tel un formidable Léviathan. Mais aucun n’acquiert justement assez de consistance pour y parvenir, car la consistance n’est pas donnée par la grandeur géographique: elle est, au contraire, détruite par elle. L’Etat qui engloberait le monde entier devrait pouvoir se dilater tout en conservant ses vertus républicaines, et Rousseau le croyait impossible. Loin de présumer une quelconque expansion impériale des nations européennes, il prédisait au contraire leur destruction: “ Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer: toutes ont brillé, et tout état qui brille est sur son déclin. ”208 L’avenir de l’Europe est sombre: “ Les sciences, les arts, la philosophie et les moeurs qu’elle engendre ne tarderont pas d’en faire un désert ”209, ce qui est le dernier terme de la décadence. L’Etat disparaît alors, et la nature reprend littéralement ses droits.

Evoquons, pour conclure, le destin de l’étoile géante après son explosion: il n’en reste plus qu’un noyau froid et sans lumière, tandis que son enveloppe de gaz a été rendue au cosmos – pour fabriquer d’autres étoiles. Voilà, symboliquement, ce qui est arrivé à l’Empire romain, “ l’Empire qui jadis fut celui du monde entier ”, comme l’écrivait Raoul Glaber en ses Histoires210, vers l’an 1048.

Nous avons vu que la société, bien que construction artificielle, est née d’un fait naturel: le besoin. Ce fait a son origine dans une géographie difficile, et il a produit une géographie difficile. La première est celle d’une nature avare, accidentée et instable; la seconde est celle de la civilisation, désordonnée, cruelle et tout aussi instable. L’homme tombe ainsi de Charybde à Scylla. Ce qu’il construit pour échapper à la misère de la nature tourne de toute façon à son malheur.

C’est que, nous dira en substance Rousseau, il s’y prend mal, et il s’y prend mal parce qu’il ignore son histoire, et oublie ce qu’il est. Quand Rousseau lui apprend son histoire, il met, en tête de ce monument intellectuel (je parle du Discours sur l’origine de l’inégalité), une dédicace anormalement longue; et en fait, cette dédicace décrit à l’homme la situation idéale

207 DOI, note i, p. 105.
208 Emile, p. 224, note. Cette impression de ROUSSEAU s’explique en partie par le curieux mépris qu’il avait pour la

science et même pour la technique. Le “ perfectionnement ” (ce que d’autres appellent le “ progrès ”) était à ses yeux un signe de décadence, et un accroissement artificiel et provisoire de la force.
209 Emile, p. 16.
210 Cité par Georges DUBY, L’An Mil in Féodalité, Paris, Gallimard, coll. “ Quarto ”, 1996, p. 283. Il est intéressant de rapporter, à ce propos, cet aphorisme de CIORAN: “ …une révolution, quelle qu’elle soit, ne l’emporte que si elle se trouve aux prises avec un ordre irréel. Il en va de même de tout avènement, de tout grand tournant historique. Les Goths ne conquirent pas Rome mais un cadavre. ” Ecartèlement, in OEuvres, op. cit., p. 1420.

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dans laquelle il serait, s’il avait su s’y prendre. A travers les Genevois, c’est au genre humain qu’il s’adresse: “ Puisse durer toujours, pour le bonheur de ses citoyens et l’exemple des peuples, une république si sagement et si heureusement constituée! ”211 Sagesse et bonheur exemplaires, telle est l’image que Rousseau voudrait que la république de Genève offre. Mais ce qui est important ici, ce n’est pas Genève, ville que son illustre citoyen finira par répudier; c’est la république. Dans cette partie, et plus particulièrement dans le second chapitre, j’ai souvent opposé la république à l’empire, et si je crois avoir explicité ce que j’entends par “ empire ”, à travers les écrits et la culture de Rousseau, je ne me suis pas justifié de l’usage précis que je faisais là du mot “ république ”. C’est, en partie, le sujet de la troisième partie, qui discutera de la civilisation non plus comme d’un problème, mais comme d’un projet et d’une restauration. Il existe une autre géographie de la civilisation: ou du moins, il devrait en exister une autre. En la décrivant, Rousseau la voit, dans une réalité intérieure, personnelle, qui, depuis, a conquis lemonde. C’est elle que je propose que nous explorions à présent.

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211 DOI, p. 30.

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THEORIE POSITIVE.

“ En allant de la solidarité sociale à

la fraternité humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. ”

BERGSON, L’obligation morale.

La civilisation est un problème. L’impiété fondamentale de l’homme, dont parlait Cioran, tourne ici à l’hérésie et à la déréliction. Mais la solution que Rousseau apporte à ce problème ne consiste pas en sa suppression, comme Voltaire lui en prête facétieusement l’idée. Elle consiste d’abord à le bien poser; et ensuite à se demander quelle intention profonde animait l’homme, lorsqu’il s’est éloigné de la nature. S’agissait-il seulement d’échapper auxtourments de la faim, du froid et de la peur? Telle était, en somme, la réponse de Hobbes et de Locke; Rousseau ne la conteste pas entièrement. Mais pour échapper au milieu naturel, l’homme n’a pas usé uniquement de son ingéniosité pratique, il a dû faire également appel à sa moralité. Le simple besoin physique n’explique nullement l’invention de la société, et Rousseau pense même qu’il comporte une forte dose d’insociabilité, dans la mesure où il n’est pas satisfait par les hommes, mais par les choses; et du reste lorsque nous ne faisons appel aux hommesqu’en fonction de nos besoins physiques, nous les traitons comme des choses: la sociabilité est donc absente en l’occurrence.

Si donc l’association des hommes naît effectivement de la nécessité de l’entraide face à la difficulté et à l’hostilité du monde physique, la sociabilité, elle, n’est pas, en réalité, une réaction logique et pour ainsi dire naturelle, comme celle des animaux sociaux; aux yeux de Rousseau, elle est avant tout un sentiment moral: “ Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or c’est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît l’impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce n’est pas l’aimer: l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer: c’est ce sentiment qui est inné .”212

Cette “ raison ” qui fait connaître le bien, cette raison sociale, telle est la découverte capitale de la doctrine de Rousseau, et on ne peut, en la matière, que souscrire à l’analyse de Weil (et de Dérathé): “ … Rousseau découvre le concept moderne de la raison, d’une raison qui, unité de théorie et d’action, de pensée et de morale, de conscience individuelle et de loi universelle, s’oppose à l’entendement formel, à la “raison” des raisonneurs et des

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212 Emile, p. 354.

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“ philosophes ” exécrés par Rousseau. ”213 Il est un passage des Confessions dans lequel Rousseau s’essaie à expliquer l’origine de cette “ découverte ”: après avoir décrit ses abondantes lectures en compagnie de son père, alors qu’il n’était qu’un enfant, il conclut: “ Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Ces émotions confuses que j’éprouvais coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir. ”214 (C’est moi qui souligne.) Or ces lectures étaient non seulement des romans, d’où Rousseau a pu tirer le sens des analyses morales, qu’il a si magistralement mis en oeuvre dans la Nouvelle Héloïse,215 mais aussi Plutarque, et d’autres ouvrages historiques sur l’Antiquité, qui lui ont donné le sens d’une vie politique différente de celle qu’il allait découvrir dans la réalité, à Genève, et plus encore, dans les “ grandes monarchies ”. Il sera par conséquent déchiré entre les notions si bien ancrées en lui par la genèse même de sa vie morale, et celles que “ l’expérience et la réflexion ” de l’homme fait lui donneront. Nous voyons qu’il n’hésite pas à donner le nom de “ raison ” (même si elle est “ d’une autre trempe ”) à son premier état moral, et ces deux raisons qui l’habitent sont à l’origine de la dualité (apparemment contradictoire) de sa doctrine.

La leçon tirée de cette fructueuse contradiction est ainsi résumée par Pierre Manent: “ Comme philosophe, Rousseau ne veut que comprendre; comme réformateur, comme celui qui veut “changer les objets de l’estime de l’homme”, il a un projet – un projet philanthropique.(…) Par nature, l’homme n’aime que soi, et ne peut aimer que soi: telle est pour Rousseau la vérité d’où il faut partir et à laquelle il faut toujours revenir. En même temps, il ne peut mener une vie vraiment humaine que s’il aime d’autres hommes comme lui-même, que s’il aime comme lui-même quelque chose de plus grand que lui. Il doit donc se construire une seconde nature où, paradoxalement mais véridiquement, il n’aimera que soi en aimant un autre que soi. Cette seconde nature peut être la cité dont le Contrat social donne le plan. ”216 Le philosophe plein de réflexion et d’expérience a formulé la théorie critique; le philanthrope aux idées bizarres et romanesques est à l’oeuvre dans la théorie positive.

Le fondement de cette raison nouvelle que Rousseau oppose à ses devanciers est la liberté. La raison calculatrice de Hobbes est un mécanisme de réaction conséquente devant un problème. Plus précisément, c’est une consécution de solutions qui s’écoulent comme l’eau sur une pente plus ou moins accidentée: la liberté consiste à disposer du pouvoir de lever les obstacles, et la raison doit conférer ce pouvoir. A quoi Rousseau a répondu dans le second

213 Eric WEIL, Rousseau et sa politique, in Pensée de Rousseau, op. cit., p. 10. Découverte sur le plan philosophique, mais accompagnée par toute une littérature à laquelle on peut donner le titre général du roman de Jane AUSTEN, Sense and Sensibility ( Raison et sentiment).
214 Confessions, p. 8.

215 Mme du DEFFAND, conseillant à VOLTAIRE de lire des romans anglais, lui disait: “ … je trouve que ce sont des traités de morale en action qui sont très intéressants, et peut-être fort utiles. ” Lettres choisies de VOLTAIRE, Paris, Hatier, 1965, p. 57.
216 P. MANENT, “ L’homme lié et délié ”, in Commentaire n° 76, Hiver 1996-1997, Paris, Plon, p. 808.

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Discours: “ La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnoît libre d’acquiescer ou de résister; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme; car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées, mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance, on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique. ”217

Pour Rousseau, la liberté elle-même est le problème. En échappant au règne de la nature, l’homme se trouve dans l’obligation de domestiquer l’espace naturel; mais surtout il doit devenir humain. La liberté de l’homme résulte du fait qu’il dispose d’une certaine autonomie vis-à-vis des nécessités et des fins de la nature, autonomie qui provient en même temps du perfectionnement de sa “ raison ” (intelligence) et de ses “ passions ” (moralité). L’homme peutuser de cette liberté à essayer de reproduire de la façon la plus exacte qui soit compatible avec son autonomie, ces nécessités et ces fins de la nature. Il peut, au contraire, mettre indéfiniment à l’épreuve son autonomie et dépasser ainsi, de la façon la plus artificielle qui soit compatible avec son appartenance au monde naturel, ces mêmes nécessités et ces mêmes fins. La première solution est celle pratiquée par les “ sauvages ”, et la seconde est celle empruntée par les “ civilisations ”. L’une met plutôt à l’oeuvre la moralité, et l’autre, l’intelligence, selon un schéma fourni par la célèbre tirade de Montaigne, opposant la vanité des “ sciences et des arts ” à l’humanité d’une société qui appelle le vers de Virgile: “ Hos natura modos primum dedit ”, “ Voilà les premières règles que la Nature donna .”218La Nature, en effet, n’a pas abandonné l’homme: sa dénaturation, aussi poussée soit- elle, ne saurait être radicale, et, en réalité, elle doit culminer dans une rénaturation consciente. Plus son intelligence entraîne l’homme dans l’artifice, plus ses passions le font souffrir. Rousseau le philanthrope s’émeut donc de ce que son intelligence rende l’homme si malheureux, et il peut avoir cette parole hardie: “ Si (la nature) nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. ”219

Rousseau sait ce dont l’intelligence est capable: la géographie de la civilisation est son oeuvre. Le cadastre, les industries qui en exploitent les ressources, les villes et l’organisation des grands ensembles territoriaux que j’ai appelé “empires” sont des productions de l’intelligence, ou plutôt de la victoire de l’intelligence – et donc de la dépravation – sur la moralité – et la santé. Cette victoire a été assurée par le fait que la société est née d’une

217 DOI, p. 47.
218 “ C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic; nulle connaissance de lettres; nulle science de nombres; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique; nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté; nuls contrats; nulles successions; nuls partages; nulles occupations qu’oisives; nul respect de parenté que commun; nuls vêtements; nulle agriculture; nul métal; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée éloignée de cette perfection: “ viri a diis recentes ”.

” Hos natura modos primum dedit.” MONTAIGNE, Essais I, Paris, Gallimard, 1994, p. 301. 219 DOI, p. 45.

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dissociation cruelle, la séparation de l’homme et de la nature; cette dissociation primitive a engendré d’autres violences dissociatrices: celle du cadastre, qui dissocie le droit et la subsistance (et se trouve ainsi être à l’origine de l’inégalité), et celle du temps et de l’espace, qui développe les artifices dans le sens du “ progrès ”. A cette humanité mal partie, Rousseau propose de prendre un nouveau départ, en fondant la cité.

Sur le plan géographique, cette fondation de la cité annule les effets négatifs de la fondation de la société. A la violence cadastrale, Rousseau opposera ainsi une occupation légitime et légale du territoire; à l’économie de la vitesse, il opposera un espace de la durée. La géographie civique ainsi conçue a des conséquences géopolitiques et cosmopolitiques qui affleurent légèrement dans le discours rousseauiste. Bien qu’il ait indiqué, à la fin du Contrat social, qu’il n’entendait pas disserter sur le “ droit des gens ”, Rousseau n’est en effet pas demeuré complètement muet sur la question. Au vu des résultats de mes recherches je suis tenté de dire le contraire. Cependant, j’aurais recours, sur cette question précise, et dans une mesure assez importante, à Kant et à son Projet de paix perpétuelle qui, à bien des égards, me semble avoir prolongé la réflexion interrompue de Rousseau, en partant de prémisses similaires.

CHAPITRE I: LA FONDATION DE LA CITE.

L’homme est-il naturellement sociable? L’expérience de la société, particulièrement dans sa forme la plus civilisée, jette un doute cruel sur cette proposition, nous dit en substance Rousseau. En essayant de prouver que la société civilisée est ce qui vaut le mieux pour les hommes, les théoriciens modernes, y compris ceux qui insistent sur le caractère artificiel de l’état civil, ne font en réalité que corroborer la vieille affirmation d’Aristote sur l’homme “ animal social ”. C’est Pufendorf qui est le plus clair à ce propos, lorsqu’il décrit l’état de nature comme une “ triste condition ” et l’oppose à “ une vie civilisée et rendue commode par l’industrie et le loisir des hommes ”, ce qui lui permet de tirer la conclusion selon laquelle “ la Nature ” nous ordonne d’être sociables220. Rousseau, en revanche formule des objections fondamentales et concrètes: si l’état de nature est effectivement devenu intolérable, que dire d’un état dans lequel l’homme ne peut plus jouir du seul bien qui rende la vie digne d’être vécue, la liberté, et qui au surplus, par les mécanismes sévères de l’inégalité, le prive de sa subsistance même, et la lui rend plus onéreuse que s’il avait été dans l’état de nature? Qu’est-ce que l’homme gagne au change?

Cela étant, l’homme est fait pour devenir sociable. La sociabilité est inscrite dans son histoire, et virtuellement, dans son être. Le problème se trouve ailleurs: le fait social n’est pas simple. Il est gouverné par deux paradigmes contradictoires, et j’ai exprimé cette contradiction par les mots “ fermeture ” et “ ouverture ”. Il existe une socialité restreinte, qui doit être

220 PUFENDORF cité par DERATHE, op. cit., p. 125 et p. 143. 60

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gouvernée par le paradigme de l’Etat fermé, et une socialité générale dont le principe est celui de la Nature ouverte221. Les hommes ont toujours eu le pressentiment de ces réalités fondamentales, mais entre les Spartiates qui ont pratiqué la clôture la plus hermétique et les Romains qui ont prétendu à l’ouverture la plus large, ils n’ont cessé de confondre les principes et les effets des deux paradigmes. C’est ce que montre la deuxième partie de ce travail. En méditant sur les principes de la république, et en proposant dans ses écrits consultatifs des applications concrètes de ces principes, Rousseau rappelle aux hommes ce qui est, à ses yeux, la signification réelle de leur sociabilité. Elle doit assurer, par le droit, la subsistance, la liberté de la conscience et la vie morale.

Dans la fondation de la société, le besoin a été primordial et les hommes ont été guidés, en termes platoniciens, par leurs “ appétits ”; dans la fondation de la cité, au contraire, la liberté de la conscience de chaque individu est la source de la convention fondatrice. La société civile est parasitée par des causalités indifférentes à la genèse de la politique, et qui n’auraient dû apparaître qu’après l’institution du corps politique: “ Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, écrit Rousseau, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants: “ Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons chaque membre comme partie indivisible du tout. ”222 Un tel pacte crée une entité morale, et non une entité économique. Rousseau pense en effet que les Etats basés sur la violence cadastrale, l’accumulation des richesses, les finances et le grand commerce ne sont en réalité que des corporations d’intérêts (nous dirions aujourd’hui des entreprises), qui empêchent toute expression de la volonté générale. La corruption sociale se manifeste par une absence de la politique. Le champ qui devait être investi par la conscience politique, c’est-à-dire le salut moral de la collectivité, est entièrement parasité par “ le monde des moyens ”, c’est-à-dire la dépendance économique. La violence des ruptures ainsi entraînées par la multiplicité des intérêts, et leur action sur la moralité des individus, peut s’expliciter plus brièvement: c’est le triomphe de l’extériorité sur l’intériorité, de la nécessité artificielle sur la volonté rationnelle, de l’économie sur la politique. Or l’instrument de ce triomphe a été la propriété. Les sujets de l’empire, nous l’avons vu, sacrifient leur liberté à leurs biens.

Pour autant, Rousseau ne conclut pas que la propriété, et plus particulièrement la propriété foncière, doive être abolie. Une société réellement civile, ayant échappé autant qu’il est nécessaire à l’emprise de la nature physique, ne peut lier son sort à l’économie animale, la chasse, la pêche ou l’élevage: il faut qu’elle crée un monde proprement humain, et d’ailleurs,

221 Cette dernière socialité soulève évidemment de graves problèmes dans la doctrine de ROUSSEAU, qui réfute explicitement l’existence d’une “ société naturelle et générale entre les hommes ”. J’y reviendrais dans le second chapitre.
222 CS, p. 244. Voici, par contraste, le pacte fondateur de la société civile, qui est un pacte à une voix: “ Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre; faisons donc un accord entre nous: je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander. ” EP, p. 274. Il est intéressant de constater que cette proposition du pauvre qui a besoin du riche est reprise expressément par KANT pour fonder la société civile; elle ne paraît pas avoir un sens négatif aux yeux du philosophe de Koenigsberg.

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Rousseau a une certaine répugnance pour l’idée d’une humanité carnivore223. Cependant, pour que cette même nature puisse agir de façon bénéfique sur la société, qu’elle la forme et lui donne un caractère, il faut que la société en question soit durablement fixée sur une terre. La fusion harmonieuse entre nature et humanité nécessite donc un territoire, qui sera en même temps un paysage et une ressource; en d’autres termes, il s’agit d’imbriquer les impressions morales et les effets économiques du territoire, pour créer un pays, ou pour mieux dire, une oikos.

La propriété foncière sera donc, ici encore, le fondement matériel de la convention sociale. La réflexion de Rousseau consistera à montrer comment légitimer l’usurpation qu’elle constitue nécessairement, et quels paradoxes – le paradoxe s’opposant à la violence – fondent l’espace de la durée, c’est-à-dire de la civilisation véritable.

L’occupation légale.

La société civile naît avec la saisie du territoire, qui est lui-même l’ensemble du terrain occupé par les fondateurs de la société. Cette occupation exclue de fait le reste du genre humain, et si Rousseau insiste sur l’irréductibilité de la légalité sociale à une légalité naturelle spécifique ou à une légalité cosmopolitique, c’est bien parce que la “ société particulière ”, pour reprendre sa terminologie, s’institue contre la “ société générale ”. Vis-à-vis du paradigme de la Nature ouverte, qui est à l’oeuvre dans le droit de nature, le territoire politique a donc tous les caractères d’une usurpation. Mais vis-à-vis de ses membres, il doit être une garantie et une protection effectives. Au centre de la vie civique, se trouve le droit de l’individu, qui est droit à la vie et à la dignité: “ La sûreté particuliere est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l’on doit à la foiblesse humaine, cette convention seroit dissoute par le droit, s’il périssoit dans l’état un seul citoyen qu’on eût pu secourir; si l’on en retenoit un seul en prison, et s’il se perdoit un seul procès avec une injustice évidente: car les conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourroit maintenir le peuple dans l’union sociale, à moins qu’il n’y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de l’état civil. ”224

La société civique se fonde donc en raison du citoyen, et non de la propriété foncière. La convention du riche et du pauvre qui fonde la société civile ne tendait qu’à garantir et pérenniser les usurpations du premier et le dénuement du second. Ici au contraire, il s’agit de se mettre du strict point de vue de la raison individuelle, solitaire, et dirais-je même, orpheline, et de lui faire énoncer une règle de conduite générale tenant compte en même temps desbesoins propres de l’individu et de son devoir vis-à-vis d’autrui; en d’autres termes, il s’agira

223 Voir le second Discours. CORVISIER note que “ pour J.-J. Rousseau l’agressivité pouvait venir de l’alimentation, les sociétés carnivores étant plus belliqueuses que les sociétés frugivores ou lactivores, les pasteurs nomades que les agriculteurs sédentaires. ” Op. cit., p. 24. ROUSSEAU fait souvent allusion à la cruauté des mangeurs de viande.(Cf. Emile, p. 168-171.) D’autre part, en dépit de son admiration pour les Sauvages, c’est la société civile (foncière et agricole) qui fait l’objet de la réflexion de ROUSSEAU.

224 EP, p. 256.

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pour la conscience individuelle de penser, en essayant de les concilier, les deux passions fondamentales de l’être humain, l’amour de soi et la pitié225. C’est cette articulation du besoin personnel et du besoin d’autrui qui crée le droit, en transfigurant le naturel par l’artifice rationnel, ou, pour reprendre les mots du Contrat social, l’intérêt par le droit. Dès lors, la loi apparaît comme le produit non d’une dépendance univoque, mais d’une dépendance réciproque. Certes, la dépendance inégalitaire est aussi réciproque, même si c’est d’une manière viciée: il n’y aurait pas de riches s’il n’y avait des pauvres, comme l’écrit Rousseau à Mme de Francueil226; mais c’est une dépendance qui porte en elle une “ contradiction mortelle ”, puisqu’elle n’est pas fondée sur le droit des individus. Dans le cadre de la dépendance égalitaire, la recherche de l’objectivité dans l’équivalence entre les besoins individuels physiques et moraux, et le droit élaboré en commun, apparaît comme l’unique moyen de préserver la liberté de chacun et la vie sociale, ce qui, ne l’oublions pas, est le but de toute la doctrine politique de Rousseau: “ Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. ”227 Dans le préambule du Livre I du Contrat social, il pose ainsi, dans un rapport conséquent, le “ droit ” et l’ “ intérêt ”, la “ justice ” et l’ “ utilité ”. Le problème de la loi est en effet de concilier ces termes qui, dans les sociétés civiles demeurent séparés, les seconds se parant de la substance morale des premiers pour mieux se donner carrière.

Sous-jacente à la doctrine politique, nous aurons alors une doctrine économique, puisqu’il faut tenir compte de l’intérêt et de l’utilité. Rousseau insiste sur le fait qu’il n’y aurait pas de société si les hommes n’y avaient pas intérêt. Mais l’intérêt ne peut être le principe de la société, bien qu’il en soit le fondement. Si l’intérêt est conçu comme le principe véritable de la société, il n’y aurait que des liens économiques entre les hommes. Le drame de la société civile est de n’avoir pas pu maîtriser la vigueur et la prolifération de ces liens économiques. L’analyse de cette situation (“ la violence cadastrale ”) amènera alors Rousseau à proposer une économie régie par l’Etat et décidée par la volonté générale: une économie légaliste228, que nous nommons ainsi parce que la loi y contrôle l’intérêt; nous allons voir comment.

Le territoire de la république se crée sur un paradoxe: sa possession par les citoyens, et sa possession par l’Etat. En d’autres termes le citoyen ne possède un terrain que parce que l’Etat le possède, et en même temps, l’Etat ne possède ce terrain que parce que le citoyen le

225 La pitié: en l’occurrence, l’amitié, puisque le sentiment moral qui unit les concitoyens est, traditionnellement, l’amitié civique. Or nous savons que pour ROUSSEAU “ la bienveillance et l’amitié (…)sont, à le bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier. ” DOI, p. 59.
226 “ … c’est l’état des riches, c’est votre état, qui vole au mien le pain de mes enfants. ” Lettre du 20 avril 1751 à Mme de FRANCUEIL, citée par J. GUEHENNO, op. cit., t. 1, p. 249.

227 CS, p. 243.
228 Nous remarquerons une fois pour toute qu’il ne s’agira pas de communisme, ni même, à proprement parler de socialisme: l’Etat n’assurera nullement la survie sociale des plus démunis, mais il doit leur permettre de se rendre utiles. Légaliste: les gouvernants doivent en effet avoir la vertu des Gracques, savoir mettre en oeuvre des lois qui permettent à chacun de jouir du fruit de ses efforts.

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possédait. Le citoyen crée la légitimité, et l’Etat la légalité. Quelle est la logique de ce paradoxe? Nous avons vu que la société civile naît de la prise de possession d’un espace, qui doit être soumis à la transformation laborieuse en vue de satisfaire les besoins alimentaires et hospitalières de l’homme. Cette transformation laborieuse donne un certain droit à celui qui en est l’auteur. Si le terrain, de par le droit de nature, ne lui appartient pas, du moins le fruit de son travail lui revient pleinement. Ce droit demeure néanmoins fragile, car, comme le dit Rousseau, on peut toujours objecter aux sujets bénéficiaires l’usurpation fondamentale dont il se sont rendus coupables: “ Qui vous a donné les alignements (…), et en vertu de quoi prétendez-vous être payés à nos dépens d’un travail que nous ne vous avons point imposé? Ignorez-vous qu’une multitude de vos frères périt ou souffre du besoin de ce que vous avez de trop, et qu’il vous falloit un consentement exprès et unanime du genre humain pour vous approprier sur la subsistance commune tout ce qui alloit au delà de la vôtre? ”229 Ce consentement unanime du genre humain étant évidemment impossible, Rousseau confère à l’usurpation elle-même le caractère d’un droit, “ le droit du premier occupant ”. Ce droit ne manque pas d’un certain fondement moral: il est plus “ réel ” que le “ droit du plus fort ”230, et c’est pourquoi il donne une certaine légitimité à l’Etat, légitimité vis-à-vis d’autres Etats, bien entendu; en retour, l’Etat donne à cette prime occupation un caractère légal, à l’intérieur de ses frontières. Le double droit de la prime occupation et du labeur, qui, sur le plan du droit de nature, avait une “ réalité ” intelligible mais insuffisante devient ainsi un droit solide grâce à la convention qui fonde l’Etat: “ Chaque membre de la communauté se donne à elle au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie ”, écrit Rousseau, en ajoutant que “ l’Etat, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui, dans l’état, sert de base à tous les droits, mais il ne l’est, à l’égard des autres puissances, que par le droit de premier occupant, qu’il tient des particuliers. ”231 Le contrat social crée en effet “ le droit politique ”, qui est, chez Rousseau, comme l’indique Pierre Manent, le fondement de la propriété232.

Une fois ce paradoxe fondateur explicité233, il se pose un problème directement lié à la forme de l’Etat: celui de l’égalité. Dans le Contrat social, Rousseau donne une solution de principe à ce problème, en indiquant que ce “ qui doit servir de base à tout système social ”, c’est “ qu’au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une

229 DOI, p. 77-78.
230 CS, p. 247. ROUSSEAU oppose les deux “ droits ” en évoquant l’expansion des Européens au Nouveau Monde: “ Quand Nunez Balbao prenoit, sur le rivage, possession de la mer du Sud et de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, étoit-ce assez pour en déposséder tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? Sur ce pied-là, ces cérémonies se multiplioient assez vainement; et le roi catholique n’avoit tout d’un coup qu’à prendre possession de tout l’univers, sauf à retrancher ensuite de son empire ce qui étoit auparavant possédé par les autres princes. ” (Ibidem, p. 248.) Le droit du plus fort – qui est, on le voit, le droit impérial – n’a aucune réalité.
231 CS, p. 247.
232 MANENT, op. cit., p. 173.
233 “ Alors, les possesseurs étant considérés comme dépositaires du bien public (…), ils ont, pour ainsi dire, acquis tout ce qu’ils ont donné: paradoxe qui s’explique aisément par la distinction des droits que le souverain et le propriétaire ont sur le même fonds… ” CS, p. 249.

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égalité morale et légitime à ce que la nature avoit pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. ”234 Seulement, cette indication est elle même la source de nouvelles difficultés. La propriété est en effet un intérêt individuel, et l’individu ne se caractérise pas seulement par cette raison sociale qu’il est appelé à mettre en pratique dans l’élaboration des lois; il possède également des talents propres qu’il ne peut manquer de mettre en oeuvre dans lagestion de son intérêt individuel. Rousseau y fait allusion dans le second Discours, en évoquant la force, l’adresse, l’ingéniosité de quelques uns, qu’il faut, naturellement, opposer à la faiblesse, à la maladresse et à la stupidité de quelques autres, dans la genèse de la société. Sans doute, il ne s’agit pas ici de méditer sur les déséquilibres liés à cette genèse, puisqu’il est justement question d’en éradiquer les effets.

La réponse de Rousseau était prête dès avant la rédaction du Contrat social, puisque nous la trouvons dans les pages de l’article Economie politique; elle donnera par la suite lieu à des applications concrètes dans les écrits consultatifs. Si Rousseau ne discute pas de l’économie dans le Contrat social, c’est qu’elle ne fait pas partie, à ses yeux, des principes du droit politique. Ainsi que le note Barbara de Negroni, “ les questions économiques relèvent du pouvoir exécutif et non du pouvoir législatif, se posent au niveau d’une philosophie politique appliquée, et non au niveau des principes du droit politique. ”235 En d’autres termes, l’économie n’est qu’une application d’un principe politique. Le droit politique des Etats impériaux, érigeant l’intérêt et l’utilité en principes dominants, exige de l’économie qu’elle soit une science de l’accumulation inégalitaire, impliquant l’enrichissement des plus habiles ou des plus favorisés (“ les fripons ”, comme les désigne Rousseau, au siècle de Turcaret) au niveau individuel, et les finances publiques (impôt et bureaucratie, nous dirions technocratie aujourd’hui236) au niveau collectif. Celui d’un Etat républicain devrait être aux antipodes. L’économie impériale réduit le fondement de l’Etat – le territoire – à un cadastre. Le territoire devient ainsi un simple objet de transaction, c’est-à-dire un bien commercial. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que les sujets de l’empire aillent en ville pour rechercher la richesse et la considération, et ne voient plus l’Etat comme un patrimoine commun, mais plutôt comme un fond à fructifier et à augmenter. La conséquence extrême a été prévue par Rousseau: le “ système de finance ” rend l’Etat “ plus lourd que fort ”, c’est-à-dire malhabile et impotent. L’Etat est débordé de toutes parts par l’alacrité financière plus agile des particuliers, qui n’ont à se soucier que de leurs intérêts, tandis qu’il est, lui, chargé de veiller au bien public. La lutte est inégale, et s’il n’est pas question de supprimer la “ propriété particulière ”, il faudra au moins lui imposer “ une règle, un frein qui la contienne, qui la dirige, qui la subjugue et la tienne toujours subordonnée au bien public. ”237

234 Ibid.
235 Barbara de NEGRONI, “ De l’économie politique ”, in Magazine littéraire, n° 357, Septembre 1997. 236 “ Ce qui rend plus pernicieux un système de finance est l’emploi de financier.” PCC, p. 417.
237 PCC, p. 414.

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L’importance d’une telle mesure est marquée par l’insistance avec laquelle Rousseau accumule, dans cette phrase, les termes “ dirigistes ”.

La base du système de finance n’est pas la terre, réduite au statut d’objet et de produit par le système cadastral, mais la monnaie. Cet instrument qui échappe au temps, à l’espace, bref, à la nature, et qui est le comble de l’artifice, ne peut être réellement contrôlé par un être moral tel que l’Etat. Les liens politiques exigent en effet une économie réelle, qui permette de constater les droits et les devoirs de chacun. La monnaie, au contraire, permet de transférer, de dissimuler ou de transmuter les richesses sans égards à quelque exigence politique que ce soit. La monnaie est l’expression la plus adéquate des intérêts et des passions privés, et l’Etat ne peut en faire qu’une manipulation grossière et peu utile au bien public; aussi, en ce qui concerne la “ propriété de l’Etat ”, nous dit Rousseau, “ j’évite de la mettre en choses dont le possesseur particulier est trop le maître telles que la monnaie et l’argent que l’on cache aisément à l’inspection publique. ”238La propriété de l’Etat consistera donc précisément à posséder des terres et à disposer du travail des citoyens239, c’est-à-dire, en somme, que le domaine public doit être constitué des intérêts fondateurs de la cité.

Rousseau part d’une maxime simple: “ Il faut que tout le monde vive et que personne ne s’enrichisse. C’est là le principe fondamental de la prospérité de la nation… ”240C’est dans ce but que la cité a été fondée, et l’économie politique se doit d’être une mise en oeuvre de ce but principiel. Dans l’article écrit à ce sujet pour l’Encyclopédie, le corps politique est comparé à un organisme mécanique “ qu’on ne sauroit blesser en aucune partie, qu’aussi-tôt l’impression douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’animal est en état de santé. ”241 La métaphore, aux dires du Genevois, est “ commune et peu exacte à bien des égards. ” Cependant, comme nous avons pu le remarquer déjà, la comparaison de l’Etat à un corps organisé n’est pas qu’un simple effet de style; elle est, au contraire, appelée par tout un aspect de la doctrine de Rousseau, et connaît une traduction immédiate dans la matière géographique de cette doctrine. Le corps de l’Etat, c’est, au fait, son territoire. L’Etat est “ en santé” exactement comme les animaux, lorsque son corps répond aux critères d’un fonctionnement naturel. Chez l’animal, le sang doit circuler aisément dans toute les parties de l’organisme, et le corps doit conserver un poids et une stature moyens, dans l’espèce. De façon analogue, le territoire de l’Etat doit être “ moyen ”, et son peuplement, parfaitement homogène.Le territoire doit être occupé et travaillé d’un bout à l’autre, au lieu de présenter les déséquilibres que créent les villes et les provinces commerçantes. Les fondateurs de la cité ou de la république préféreront donc une “ constitution rustique ” à une “ constitution urbaine ”,

238 Ibid.
239 “ Dans tous les gouvernements du monde, la personne publique consomme et ne produit rien. D’où lui vient donc la substance consommée? Du travail de ses membres. ” CS, p. 289.
240 PCC, p. 406. Tous les théoriciens de la science économique naissante soutenaient le contraire de cette maxime. Mais ROUSSEAU ne croyait pas que l’économie ait un fonctionnement naturel, et qu’on puisse par conséquent en faire une science exacte. Elle aussi tenait “ radicalement à la politique ”.
241 EP, p. 244.

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car seule la première “ porte un peuple à s’étendre sur toute la surface de son territoire, à s’y fixer, à le cultiver dans tous ses points, à aimer la vie champêtre, les travaux qui s’y rapportent, à y trouver si bien le nécessaire et les agréments de la vie qu’il ne désire point d’en sortir. ”242

Nous voyons souvent de l’archaïsme dans ces conceptions de Rousseau à propos de l’économie rurale. Mais en réalité, la civilisation européenne de son temps était encore fondamentalement rurale, et le Genevois se contentait d’user, pour sa doctrine, d’une facette de son époque que même les écrivains “ progressistes ” admettaient comme allant de soi – surtout en France où les physiocrates étaient à la pointe de la genèse de la pensée économique moderne et ne pouvaient guère être soupçonnés d’archaïsme. Ce qui importe, d’ailleurs, ce n’est pas lapaysannerie, mais le rôle dont elle pourrait être investie243. Rousseau, décrivant la situation des Corses sous la domination génoise, explique que toute la politique de cette métropole tendait à faire des Corses “ un tas de vils paysans vivant dans la plus déplorable misère. ”244 L’état de paysan n’est pas bon en soi; il est même pire que l’état urbain lorsqu’il est asservi: “ Il faut établir pour maxime certaine que partout où l’argent est de première nécessité la nation se détache de l’agriculture pour se jeter dans les professions plus lucratives; l’état de laboureur est alors ou un objet de commerce et une espèce de manufacture pour les grands fermiers, ou le pis-aller de la misère pour la foule des paysans. ”245

En fait, la sensibilité du Genevois à la poésie de la rusticité est manifestement le reflet de la conviction selon laquelle seule la rusticité peut servir de substance morale à une existence civique. La constitution rustique ignore naturellement l’inégalité. Les rangs ou classes que Rousseau établit entre les membres de l’Etat, à l’intention des Corses, ne sont pas des véritables classes. Ce doivent être des rangs, caractérisés par le mouvement, l’inégalité n’étant pas entre les positions sociales, mais entre les personnes. L’inégalité est le résultat – civique – de la force du lien économique qui existe entre l’individu et l’Etat – car si l’Etat se substitue à l’ordre naturel, la seule dépendance significative doit être vis-à-vis de lui. L’aspirant à la citoyenneté est marié, et possède un bien propre? Il devient “ patriote ”; et ce patriote devient citoyen quand il est propriétaire foncier autosuffisant. Ces conditions sont garanties par le serment fondateur de la société, qui ne saurait être remis en cause sans entraîner ipso facto ladissolution de la société. L’inégalité est logiquement transitoire, puisque la seule dépendance réelle est vis-à-vis de l’Etat, dont la raison d’être est justement de l’éliminer, en se fondant avant tout sur la terre et sur le travail. Si Rousseau se méfie de “ l’argent ”, c’est pour prémunir la société d’une autonomie de l’économique. Par “ argent ” il entendait moins la monnaie que la

242 PCC, p. 385. La constitution, dans le sens que ROUSSEAU donne ici à ce mot, est la formation morale d’un peuple, son “ caractère ” rapporté au mode de gouvernement dont il jouit. C’est donc non pas une constitution politique (régime), mais une constitution sociale (économie et moeurs).
243 MARX attribuera en quelque sorte le même rôle au prolétariat industriel, ce qui commence à paraître légèrement “ archaïque ”. Pour la question du stade matériel de la civilisation du XVIII° siècle, voir F. BRAUDEL, op. cit., p. 15 et sq.

244 PCC, p. 400.
245 Ibidem, p. 401-402.

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rationalité financière et la logique propre à la multiplication de la richesse. En effet si le lien économique est essentiel dans la fondation du corps politique, il constitue aussi le lieu du péril pour la conscience politique. C’est que la société étant née de la contrainte économique (la rareté a contraint les hommes à s’entraider), le rôle de la raison sociale est de corriger l’enchaînement corrupteur des contraintes – que la science économique cherche au contraire à ériger en dogmes salvateurs -, en réinscrivant l’économie dans les cycles de la nature grâce aux rythmes de l’agriculture. Il s’agit donc de compenser la violence faite par la nature à l’homme (rareté), et celle faite par l’homme à la nature (économie), réconcilier la nature et l’économie, bref, penser une “ économie naturelle ”246, seul fondement valable d’un Etat qui prétend se substituer à la nature. Tel est le sens de la préférence de Rousseau pour une constitution rustique. Son homogénéité morale suffirait d’ailleurs à étouffer les passions de l’inégalité, qui dérivent en général de l’orgueil et de l’égoïsme – les deux passions qui caractérisent précisément l’aristocratie héréditaire et la bourgeoisie commerçante247.

Pour Rousseau, la fin naturelle d’une société humaine n’est pas de produire de la richesse, mais des hommes; l’économie consiste donc à faire en sorte que le territoire contrôlé par l’Etat puisse nourrir tous ses habitants, exactement comme la nature, potentiellement, nourrirait le genre humain248, si elle n’avait été tournée à l’avantage d’une minorité. Aussi, le signe véritable de la consistance d’un Etat concerne non pas l’économie d’enrichissement, mais la géographie humaine: c’est la démographie. “ La puissance qui vient de la population est plus réelle que celle qui vient des finances et produit plus sûrement son effet ”249, écrit-il. Or, comme dans le cas de l’occupation du territoire, à laquelle elle est au reste liée, la croissance démographique est favorisée par la constitution rustique: parce que l’existence rustique est “ saine ”, qu’elle produit directement la subsistance de l’homme, qu’elle nécessite du travail, et donc des hommes. Tout le système tel qu’il se présente ne peut, selon Rousseau, être administré que par la démocratie, régime simple et individualiste: “ L’administration la plus favorable à l’agriculture est celle dont la force n’étant point réunie en quelque point n’emporte pas l’inégaledistribution du peuple mais le laisse également dispersé sur le territoire, telle est la démocratie. ”250 La capitale est en effet le signe patent du despotisme, et il conseillera aux Corses de se choisir un “ chef-lieu ” (un forum), au centre de l’île, et donc écarté des influences étrangères, non pas pour y établir une institution centralisatrice – comme la monarchie de l’Etat impérial – mais pour y conférer, et mettre en place un gouvernement. Le chef-lieu ne sera pas

246 Je place des guillemets parce que, du point de vue de la doctrine de ROUSSEAU, ceci peut paraître contradictoire. 247 On sait le rôle de l’égoïsme dans l’étude que fait Adam SMITH des ressorts de l’économie d’enrichissement. ROUSSEAU pouvait se référer à HOBBES pour l’égoïsme comme pour l’orgueil.
248 On trouve cet argument dans une lettre de ROUSSEAU à Mme de FRANCUEIL: “ “ Il ne faut pas faire des enfants quand on ne peut pas les nourrir. ” Pardonnez-moi, madame; la nature veut qu’on en fasse, puisque la terre produit de quoi nourrir tout le monde: mais c’est l’état des riches, c’est votre état, qui vole au mien le pain de mes enfants. ” loc. cit.
249 PCC, p. 385.
250 PCC, p. 387.

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la ville capitale du territoire, puisque le territoire, tout entier investi par la socialité, sera lui- même capital. Bref, la démocratie est le régime qui convient à une géographie homogène.

On peut donc, grâce à cette constitution, matérialiser dans l’espace l’unité du corps politique tout autant que l’économie de la société. Le discours que tient ainsi le Genevois sur la nature, les champs, le contrôle public de l’espace et la socialisation du territoire (ce que j’ai nommé, dans le préambule de ce chapitre, du terme grec oikos, “ maison ”), nous projette manifestement non pas tant dans un passé de toge et de chlamyde, que dans un futur plus civilisé et une réalité encore virtuelle qui substituerait à l’économie une “ éco-politique ”.

L’espace de la durée.

La république, avec sa constitution (sociale) rustique et son régime démocratique, est le corps politique qui parvient le mieux à concilier le droit et l’utilité. Elle ne peut être améliorée, elle doit simplement être conservée, une fois qu’elle a été fondée. Rousseau reconnaît que cette conservation ne peut être éternelle. La civilisation républicaine dégénère du fait de sa prospérité même, c’est-à-dire du fait de sa vigueur démographique, qui finit parentraîner une transformation de la constitution sociale. Le cadre économique d’une démographie saturée est nécessairement plus complexe que celui d’une démographie croissante: “ Quand le pays est saturé d’habitants on n’en peut plus employer l’excédent à la culture, il faut occuper cet excédent à l’industrie, au commerce, aux Arts, et ce nouveau système demande une autre administration. ”251 La démographie d’un pays implique une certaine constitution sociale – rustique ou urbanisée – qui génère d’elle-même sa constitution politique; mais cette évolutiondémographique doit être naturelle: “ Il y a dans tous les Etats (peuples) un progrès, un développement naturel et nécessaire depuis leur naissance jusqu’à leur destruction. Pour rendre leur durée aussi longue et aussi belle qu’il est possible, il faut mieux en marquer (reculer) le premier terme avant qu’après ce point de vigueur (et de force). (Il vaut mieux que l’Etat ait encore à croître en force depuis le moment de l’institution que de n’avoir plus qu’à décliner.) Il ne faut pas vouloir que la Corse soit tout d’un coup ce qu’elle peut être (car elle ne se maintiendrait point dans un état)… ”252(Souligné par moi.) La conservation semper eadem (toujours pareil) est doncinconcevable, parce que les Etats n’échappent pas au temps. Mais ils peuvent prendre des mesures pour le contrôler, afin de rendre leur durée plus “ longue ” et plus “ belle ”. Ce contrôle du temps, qui est prolongation de la vie morale et recul du terme fatal, passe par l’ordre territorial, c’est-à-dire par le refus de la grandeur géographique.

Il y a deux types de désordres géographiques ou territoriaux: celui qui est lié à l’intérêt économique (subsistance) et celui qui est lié à l’intérêt politique: “ L’Etat (…) n’a nulle mesure déterminée; la grandeur qui lui est propre est indéfinie (…). Sa sûreté, sa conservation, demandent qu’il se rende plus puissant que tous ses voisins. Il ne peut augmenter, nourrir,

251 PCC, p. 388. Il ne peut s’agir que de l’administration impériale. La république quitte, pour ainsi dire, la “ séquence principale ”
252 Ibidem, p. 398, note.

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exercer ses forces qu’à leurs dépens; et, s’il n’a pas besoin de chercher sa subsistance hors de lui-même, il y cherche sans cesse de nouveaux membres qui lui donnent une consistance plus inébranlable. ”253(souligné par moi.) Le commerce et la guerre254 impliquent tous deux une ouverture de l’Etat, par les liaisons d’intérêt ou par la violence, sans compter les cas multiples où l’un se combine à l’autre, où l’intérêt économique est la cause directe de l’épreuve de force. Or, il est difficile pour un Etat d’échapper à l’un ou à l’autre. Une république, qui tend à réaliser l’idéal de l’Etat fermé, doit, concrètement, réussir à créer une économie aussi fermée qu’il est possible.

Les conditions géographiques occupent à ce niveau une place considérable, à tel point que l’on peut dire que Rousseau n’a pas seulement reçu les leçons de Montesquieu, mais qu’il les a développées. Un chapitre du Contrat social, qui est intitulé “ Que toute forme de gouvernement n’est pas propre à tout pays ” commence ainsi par cette affirmation renforcée: “ La liberté, n’étant pas un fruit de tous les climats, n’est pas à la portée de tous les peuples. Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité; plus on le conteste, plus on donne l’occasion de l’établir par de nouvelles preuves. ”255 Le progrès de la liberté se trouve donc être un progrès géographique. Certains climats rapprochent les hommes de la liberté, d’autres les en éloignent; ce qui veut dire qu’il est des climats qui la conservent plus longtemps que d’autres. Comment Rousseau en est-il arrivé à une telle conséquence?

Par “ climat ”, Rousseau entend, en réalité, toutes les conditions géographiques qui constituent un “ local ”. Si le climat, froid ou chaud, est important, c’est dans la mesure où il constitue sans doute la condition la plus déterminante, celle qui agit sur toutes les autres. Cependant, chaque pays a ses spécificités, et Rousseau veut prendre en compte cette diversité, qui peut comprendre un petit nombre d’exceptions dans les tendances générales. La géographie comporte aussi la nature des sols, donc le travail qu’elle exige et les productions qu’elle rend, ainsi que les rapports entre cette nature des sols et les besoins et moyens de la population. Or l’état civil ne peut se développer qu’à partir du moment où le travail de la terre produit un excédent, pour la raison que: “ dans tous les gouvernements du monde, la personne publique consomme et ne produit rien. D’où lui vient donc la substance consommée? Du travail de ses membres. C’est le superflu des particuliers qui produit le nécessaire du public. D’où il suit que l’Etat civil ne peut subsister qu’autant que le travail des hommes rend au delà de leurs besoins. ”256 La même gradation qui sépare l’état civil de l’état sauvage est alors précisée, selon cette exigence du superflu: les sauvages habiteraient les “ lieux ingrats et stériles, où le produit ne vaut pas le travail ”, les barbares les “ lieux où le travail des hommes ne rend exactement que le nécessaire ”, et où “ toute politie seroit impossible ”, la liberté de l’état civil idéal, étant attachée aux “ lieux où l’excès du produit sur le travail est médiocre ”257. Les développements

253 ESP, p. 201.
254 C’est-à-dire, d’une certaine façon, la bourgeoisie et l’aristocratie. 255 CS, p. 289. Il s’agit du chapitre VIII du Livre III.
256 Ibid.
257 CS, p. 290.

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suivants sont aussi néfastes que les précédents, car si le gouvernement consomme le superflu des sujets, plus ce superflu est abondant, plus le gouvernement est riche, et donc despotique.

Nous avons vu quelle était la place, dans le temps, de l’état de liberté. Il caractérise l’époque du commencement de l’état civil. Selon Rousseau, ce commencement dégénère insensiblement, jusqu’à ce que le peuple (ou son législateur) ait assez de conscience pour le sauvegarder par des institutions républicaines – c’est-à-dire par ce que nous appelons ici “ la fondation de la cité ”, car la république est aussi un être artificiel. Or le progrès de cettedégénérescence est lié au “ local ”.

Nous constatons toute la conséquence de la doctrine de Rousseau, lorsqu’à partir de ces prémisses, nous le voyons tirer la raison selon laquelle les peuples méridionaux sont plus soumis au despotisme que les peuples nordiques258: en effet, comme nous avons pu le noter (infra, chapitre II, première partie) la zone climatique méridionale est plus facile à vivre, elle produit beaucoup, et, selon Rousseau, sans requérir beaucoup de travail – donc sans nécessitéd’un grand nombre d’hommes. Il s’ensuit de là que si la socialité, l’apparition de l’état civil, y est plus facile, sa dégénérescence y est aussi plus rapide. Pour une raison inverse, la zone climatique du grand nord rend l’apparition de la socialité si difficile que l’état civil ne peut s’y développer réellement. C’est la zone mitoyenne (tempérée) qui est le plus favorable à la liberté et à la civilité259. Le besoin y est à la mesure justement requise pour rendre l’association de tous à tous nécessaire, c’est-à-dire pour donner un prix à l’apport de chaque membre de la société. Il est donc plus facile de créer et de conserver une république dans cette zone que dans les autres, réserve faite des autres variables qui peuvent produire des exceptions. Mais les effets conjoints de l’espace et du temps doivent être observés avant la fondation de la cité. Il s’agit, naturellement, des effets sur les hommes, sur la population du “ local ”. Rousseau soutient non seulement que le régime de la liberté ne convient pas à tous les pays, mais aussi qu’il ne convient pas à toutes les époques d’un pays. Le peuple est une entité individuelle, qui naît, mûrit et vieillit. L’institution de la république doit se faire à l’époque de la maturité d’un peuple, car c’est à cette époque que ses facultés sont le mieux adaptées aux leçons de la politique260: “ La jeunesse n’est pas l’enfance. Il est pour les nations comme pour les hommes un temps de jeunesse ou, si l’on veut, de maturité, qu’il faut attendre avant de les soumettre à la loi… ”261

258 Par “ méridionaux ”, ROUSSEAU, bien compris de ses contemporains, entendait les méditerranéens et les Orientaux. L’opinion qu’il fonde ainsi en raison était répandue chez les Européens depuis au moins le XVI°siècle: BODIN affirmait que la monarchie française n’était pas “ turque ”(despotique), LA BOETIE, dans son pamphlet contre la servitude volontaire prit ses exemples de despotisme chez les Orientaux. Cette opinion était d’ailleurs ambivalente, puisque les intellectuels progressistes (les encyclopédistes, VOLTAIRE), admirateurs du “ despotisme éclairé ”, jugeaient favorablement la “ politie ” chinoise.

259 Il est intéressant de remarquer que cette analyse concorde exactement avec celle de BODIN dans les Six livres de la République.
260 C’est à l’entrée de l’âge adulte aussi qu’Emile est amené à faire les voyages qui lui serviront de cours de philosophie politique et morale. ROUSSEAU substitue au précepteur, le législateur, en ce qui concerne le peuple.

261 CS, p. 264.

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Cette évolution, plus ou moins rapide, du peuple, dépend en grande partie du terrain et des diverses conditions de vie qu’il implique. L’exemple russe (Contrat social, II, VIII, in fine) est une application de l’analyse: Pierre le Grand “ a vu que son peuple étoit barbare ”, – parce que, dans le grand nord, la socialité est difficile – “ il n’a point vu qu’il n’étoit pas mûr pour la police ”, et il a voulu, sans passer par l’étape républicaine, pour laquelle il fallait d’abord “ l’aguerrir ”, le civiliser, “ faire des Allemands, des Anglois ”262. En somme, il lui a imposé la vitesse, appliquant, au niveau collectif, la sagesse de Galiani. Le résultat est désastreux: “ Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu’ils l’ont été trop tôt. ”263

Précisons, à propos de cet adjectif “ policé ”, qu’il signifie ce qu’on entend généralement, aujourd’hui, par “ civilisé ”, c’est-à-dire “ cultivé et bien élevé ”. Nous avons déjà vu que la critique de la civilisation, par Rousseau, était critique de la “ science ” (culture) et de la politesse, qui n’est qu’apparence et imitation vide de la vertu sociale. Il ne leur oppose pas cependant l’ignorance et la rudesse, comme on pourrait se hâter de conclure. En effet, si les besoins du corps, utiles et nécessaires, se suffisent du simple rapport de l’intelligence aux choses environnantes (situation du sauvage), ceux de l’esprit sont liés à la culture, et, comme nous l’avons vu, au progrès d’une connaissance cultivée et abstraite. Dans sa critique de la science et du progrès, Rousseau réprouve cette prédominance de la connaissance cultivée sur les instincts du corps (“ les entrailles ”). L’idéal, à ses yeux, est une sorte de connaissance ruminée, forgée dans la durée, dans le contact habituel avec la chose sue, c’est-à-dire dansl’expérience264. Ainsi, il préfère l’expérience pratique des paysans à la science des agronomes: “ Je n’entends pas par ce mot (agriculture) l’art de raffiner sur l’agriculture, d’établir des académies qui en parlent, de faire des livres qui en traitent. ” L’agriculture consisterait plutôt “ à aimer la vie champêtre, les travaux qui s’y rapportent, à y trouver si bien le nécessaire et les agréments de la vie que (le paysan) ne désire point d’en sortir. ”265La connaissance doit être créatrice de durée morale, puisqu’elle s’établit sur le métier longuement médité; elle apparaît ainsi non pas comme une expérience intellectuelle, mais comme une expérience morale: le travail, rapport de l’homme aux choses, par lequel il se les approprie. De même, la politesse est inférieure à la bienveillance266 parce qu’elle est purement extérieure et n’établit pas de véritable rapport entre les hommes. La société civilisée reposerait donc non sur la science et la politesse, mais sur la connaissance et la reconnaissance (connaissance des choses, reconnaissance d’autrui).

Toutes les conditions étant réunies, et la république étant instituée, il faut la conserver. J’indiquais, dans le préambule de ce sous-chapitre, qu’une telle conservation (la

262 Ibidem, p. 265.
263 Ibidem, p. 264.
264 La sociologie anglophone oppose le knowledge by reflection et le knowledge by acquaintance. Ce que défend ROUSSEAU, c’est ce knowledge by acquaintance, “ connaissance pratique ” (voir sa fascination pour Robinson Crusoe).
265 PCC, p. 385.
266 “ La véritable politesse consiste à marquer de la bienveillance aux hommes… ” Emile, p. 422.

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durée) passe par le refus de la grandeur géographique, c’est-à-dire par l’application de la règle du maximum. Cette règle dérive des rapports entre le territoire et la démographie: “ On peut mesurer un corps politique de deux manières, savoir: par l’étendue du territoire, et par le nombre du peuple; et il y a entre l’une et l’autre de ces mesures un rapport convenable pour donner à l’Etat sa véritable grandeur. Ce sont les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrain qui nourrit les hommes: ce rapport est donc que la terre suffise à l’entretien de ses habitants, et qu’il y ait autant d’habitants que la terre en peut nourrir. C’est dans cette proportion que se trouve le maximum de force d’un nombre donné de peuple… ”267 Une telle règle multiplie jusqu’à l’improbable les conditions géographiques idéales (Contrat social, II, X), car elles doivent tendre à retrancher la république des accidents du commerce et de la guerre. La république doit être un havre dans lequel les citoyens créent, contre la difficulté de la nature et les concurrences de la géographie de la civilisation, un bonheur durable; c’est l’avis que donne Rousseau sur les Corses: “ Voici donc les principes qui selon moi doivent servir de base à leur législation: tirer parti de leur peuple et de leur pays toujours autant qu’il sera possible; cultiver et rassembler leurs propres forces, ne s’appuyer que sur elles, et ne songer pas plus aux puissances étrangères que s’il n’en existait aucune. ”268 Mais, à moins d’être une île perdue aux antipodes, la république ne peut échapper bien longtemps aux tourbillons du monde: la Corse, victime de l’économie impériale, a été purement et simplement achetée par la France (1768). Dès lors, il faudrait penser une autre géographie de la civilisation. Le temps et les tensions d’une vie tumultueuse empêchèrent Rousseau de le faire de manière ordonnée, bien plus, me semble-t-il, que la “ paresse ” et l’impuissance alléguées par lui. Nous avons cependant quelques fragments de cette pensée du monde, qui nous permet d’en deviner les contours.

CHAPITRE II: LE TRAITE DU MONDE.

C’est une métaphore inspirée du Traité du monde de Descartes qui nous en apprend le plus sur ce que Rousseau pensait devoir être la véritable géographie de la civilisation. Ayant posé les principes d’équilibre qui régissent la règle du maximum propre au territoire de la république, Rousseau ajoute que la garantie de cet équilibre ne peut se trouver que dans un équilibre général: “ … tous les peuples ont une espèce de force centrifuge, par laquelle ils agissent continuellement les uns contre les autres, et tendent à s’agrandir aux dépens de leurs voisins, comme les tourbillons de Descartes. Ainsi les foibles risquent d’être bientôt engloutis; et nul ne peut guère se conserver qu’en se mettent avec tous dans une espèce d’équilibre qui rende la compression partout à peu près égale. ”269 Ce principe de physique politique, pourtant,

267 CS, p. 267. Ce genre de quantification est assez fréquent chez ROUSSEAU pour mériter une étude approfondie: on pourrait parler de “ sociométrie ”.
268 PCC, p. 384.
269 CS, p. 266.

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n’est qu’une évocation d’une raison absente, à laquelle Rousseau renonce à donner corps, à la fin du Contrat social: “ Après avoir posé les vrais principes du droit politique et tâché de fonder l’Etat sur sa base, il resteroit à l’appuyer par ses relations externes; ce qui comprendroit le droit des gens, le commerce, le droit de la guerre et les conquêtes, le droit public, les ligues, les négociations, les traités, etc. Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste pour ma courte vue: j’aurois dû la fixer toujours plus près de moi. ”270 J’aurais donc dû logiquement suspendre ce travail à la fin du chapitre précédent, car je me trouvais là aux confins de la doctrine, dans notre exploration géographique. D’ailleurs la plupart des commentateurs font état du peu de considération de Rousseau pour la “ société générale ”, le “ droit des gens ”, sans même parler d’un éventuel “ droit cosmopolitique ” qui viendrait dépasser le “ droit politique ”.

Le cosmopolitisme n’est pas à ses yeux une réalité concrète, mais une attitude intellectuelle, celle des “ génies ”, précepteurs du genre humain, ou des “ grandes âmes cosmopolites ” qui connaissent sérieusement le monde – et tel était le destin d’Emile, par exemple. Hors de ces cas, il s’agit au mieux d’une vaine abstraction, au pis du cosmopolitisme des vandales, si brillamment dénoncé dans les notes du second Discours. Les points de réflexion évoqués par Rousseau dans la conclusion du Contrat social ne se rapportent pas à un droit cosmopolitique, mais plutôt au “ droit des gens ”, c’est-à-dire au droit international, “ gens ” étant un latinisme dérivé de “ gentes ”, nations ou tribus; on parlait en effet, dans la lingua franca des savants et des juristes, du jus gentium. Or Rousseau avait déjà conclu que les seules lois qui s’appliquent réellement aux relations internationales étaient les lois de la guerre, qu’il s’agisse, pour reprendre la terminologie de Richelieu, de “ guerre ouverte ” ou de “ guerre couverte ”: “ J’appelle(…) guerre de Puissance à Puissance l’effet d’une disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l’Etat ennemi ou de l’affaiblir au moins par tous les moyens qu’on le peut. Cette disposition réduite en acte est la guerre proprement dite; tant qu’elle reste sans effet, elle n’est que l’état de guerre.

”(…)selon moi l’état de guerre est naturel entre les Puissances… ”271Aussi, parle-t-il du “ droit de la guerre ”, car l’état de guerre n’est pas un état de nature, comme on pourrait le penser. La guerre n’existe pas dans l’état de nature; c’est une relation violente entres personnes morales, et les personnes morales n’existent pas à l’état de nature. Or les relations entre personnes morales obéissent toujours à des règles conventionnelles, qui forment proprement le “ droit de la guerre ”. Le droit des gens n’est que l’application du même type de règles au temps de la paix, ou plutôt de la trêve. Si ces deux droits sont “ chimériques ”, c’est parce qu’ils servent les “ intérêts apparents ” des nations, en négligeant leurs “ intérêts réels ”. La guerre et la diplomatie sont en effet les instruments des princes pour asservir les peuples, et forment ce que nous pourrions appeler ici le droit impérial, c’est-à-dire le droit des princes d’étendre aussi loin qu’ils le peuvent leur empire: “ Toute l’occupation des rois (…) se rapporte à deux seuls objets:

270 Ibidem, Conclusion, p. 336.
271 ESP, L’état de guerre, p. 203-204

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étendre leur domination au-dehors, et la rendre plus absolue au-dedans ”272 L’intérêt des princes n’est nullement l’expression de l’intérêt des peuples. Celui-ci réside en effet non pas dans l’état de guerre, mais dans l’état de paix, et, c’est justement en poursuivant cet objectif que les hommes ont découvert la guerre: “ …la guerre est née de la paix, ou du moins des précautions que les hommes ont prises pour s’assurer une paix durable. ”273

Ainsi, Rousseau pose explicitement, dans ce raisonnement, que l’intention primitive des hommes est la paix. En effet, la loi naturelle, qui les gouverne fondamentalement, les éloigne de la violence gratuite. Dans l’état de nature, la violence est occasionnelle et pas obligatoirement meurtrière. Si les hommes ont créé des sociétés civiles, et se sont mis à les perfectionner, c’est dans le but de limiter les occasions et les conséquences de la violence, ensubstituant un droit contraignant et intelligible à l’indépendance du choix, qui peut porter l’individu vers le bien, mais aussi vers le mal. Or, en créant ces sociétés civiles particulières, ils ne parviennent à ce but que dans un cadre borné, et l’état de guerre qui s’instaure entre elles a quelque chose de pire que l’état de nature: quand l’intérêt public ne la commande pas, la violence de la guerre apparaît en effet comme une violence gratuite, qui pervertit l’homme en contrevenant directement au commandement de la nature. Telle est la situation dans les grandesmonarchies. Les princes sont incapables de pratiquer et de défendre l’intérêt réel de leur peuple, ils ne font que lui rendre un hommage intéressé (pour eux-mêmes) dont nul n’est dupe: “ … bien public… bonheur des sujets… gloire de la nation: mots à jamais proscrits du cabinet, et si lourdement employés dans les édits publics, qu’ils n’annoncent jamais que des ordres funestes, et que le peuple gémit d’avance quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels. ”274

Dès lors, on peut comprendre le sens des éloges de Rousseau, et de ses réserves à l’égard du projet de paix perpétuelle imaginé par l’abbé de Saint-Pierre. La paix perpétuelle est bien l’intention profonde des hommes, guidés par la loi naturelle, et le progrès vers lequel ils tendent est l’établissement d’un droit de la paix; mais dans le contexte de la géopolitique impériale, ce droit ne peut même pas avoir un début de réalisation. Seuls peuvent promouvoir le droit dans leurs relations mutuelles des Etats constitués en droit, et qui ne cherchent pas uneexpansion continue de leur territoire, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, des républiques.

Le Jugement sur la paix perpétuelle, est un texte bref écrit par Rousseau alors qu’il résumait, à l’intention de son amie Mme Dupin, les trois volumes du Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, au cours des années 1756-1759, années qui sont celles-là mêmes de la genèse du Contrat social. On y trouve des thèmes et même des figures de style ou des métaphores qui seront utilisés dans cet ouvrage. Il s’agit donc, d’une certaine façon, d’uneébauche du Contrat social. Mais c’est également l’ébauche d’un second traité qui ne sera pas écrit par Rousseau, bien qu’il puisse paraître la suite logique du Contrat social. Il sera donné par Kant,

272 ESP, p. 188.
273 Ibidem, p. 207; ailleurs encore: “ Nous allons voir les hommes, unis par une concorde artificielle, se rassembler pour s’entr’égorger, et toutes les horreurs de la guerre naître des soins qu’on avait pris pour la prévenir ”, p. 199.
274 ESP, p. 189.

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au déclin du siècle (1795-1796), sous le titre Zum ewigen Frieden, Vers la paix perpétuelle275, référence et hommage autant à Saint-Pierre qu’à Rousseau.

Il existe quelques différences mineures entre le texte de Kant et la pensée générale de Rousseau. La plus remarquable concerne le sens donné par Kant à “ république ”, et à vrai dire, il s’agit d’une différence qui n’influe nullement sur le sens de la réflexion sur la paix perpétuelle, identique chez les deux auteurs. La république est, pour Kant, l’Etat légitime (gouverné par les lois), et l’Etat originaire, l’Etat fondé sur les vrais principes de la politique: “ …la constitution républicaine (…) dérive de la source pure de l’idée du droit… ”276, dit-il. Il est clair que la doctrine de Rousseau n’énonce pas autre chose. Rousseau et Kant divergent seulement sur le point du régime qui convient le mieux à la république – et par conséquent sur les règles de fonctionnement interne de la république. Autrement dit, leur litige concernerait la constitution politique, mais non l’institution politique. Il s’agit de savoir quel régime préserve le mieux cette institution, et avec elle, le droit. Pour Kant, il ne fait aucun doute que c’est lamonarchie: la démocratie ne peut absolument pas être une république, car le gouvernement du peuple, sans système représentatif, est un despotisme dans son principe même277, tandis que l’aristocratie n’est qu’une approximation de la monarchie. Pour Rousseau, tout au contraire, le régime idéal est la démocratie, seul reflet exact des rapports entre les parties constitutives de l’Etat; les nuances apportées ne le sont que par rapport à l’étendue des Etats, qui impose des régimes adaptés à leur grandeur. Mais pour sauver du moins l’esprit de la constitution démocratique, il conseillera d’adopter, dans le cas de territoires trop vastes, un système fédéral, réalisant l’unité du territoire par la représentation de chaque province, plutôt que par la concentration du pouvoir dans une institution, comme la monarchie, par exemple.

Ce n’est cependant pas ici le lieu de discuter des raisons et des conséquences de cette divergence, et je ne prendrai en compte, dans la définition kantienne de la république, que son point d’accord avec Rousseau, qui est du reste fondamental.

Je précise que les intitulés des deux sous-chapitres, en réfutant les paradigmes de la doctrine de Rousseau, s’inscrivent ainsi dans la logique de dépassement de cette doctrine par elle-même; si l’aboutissement de la fondation de la cité est une géographie de la civilisation véritable, impliquant la pacification des relations entre les hommes d’une part, et d’autre part

275 L’édition utilisée par moi reprend le titre de l’abbé de SAINT-PIERRE, Projet de paix perpétuelle, que j’abrège en PPP (Paris, Hatier, 1994).
276 KANT, PPP, p. 33.
277 Cf. PPP, p. 34. On pourrait penser que KANT parle dans l’abstrait, comme ROUSSEAU lui-même, lorsqu’il explique, dans le Contrat social, III, IV, l’impossibilité de la démocratie, disant qu’ “ il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. ” Mais on sait que ROUSSEAU pensait tout de même à des modèles concrets de démocratie, au sens de gouvernement populaire: la république romaine surtout. Or KANT critique les “ anciennes soi-disant républiques ” au motif qu’elles n’auraient jamais connu le système représentatif. Cette affirmation m’a déconcerté, dans la mesure où nous savons bien que la république romaine, particulièrement, vivait au rythme de multiples élections, et que tous les rangs de magistrat devaient gagner les suffrages du peuple. Or pourquoi des élections, si ce n’est pas pour être représenté? ROUSSEAU, d’ailleurs, n’était pas de cet avis. On peut s’interroger sur les motivations profondes du rejet, par KANT, de la démocratie. Peut-être pressentait-il dans le “ despotisme du peuple ” le phénomène totalitaire.

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entre les hommes et la nature, il est évident que la nature doit être fermée, et l’Etat, ouvert. Ainsi, la doctrine est close. C’est du moins ce que je vais tâcher de montrer.

La Nature fermée.

La géographie de la civilisation, telle que Rousseau la critique, est une négation du paradigme de la nature ouverte par la violence. Elle instaure une dépendance sans pacte entre les entités qui la composent, car les traités, les négociations et les armistices qui tissent des relations entre elles ne sont que l’expression des rapports de force, et n’ont de juridique que la forme. Au droit de nature succède le droit de guerre, qui sanctionne les usurpations. Le premier reposait sur l’ouverture infinie de la nature pensée non comme une réalité, mais comme un principe régulateur: la nature doit nourrir tous les hommes, et appartient au genre humain, et non à quelques uns. Le second, au contraire, découle de la fermeture de la nature, car l’espace terrestre est réellement fini. La genèse des peuples est donc, en accord avec cette réalité de la nature fermée, une genèse belliqueuse: les hommes se sont battus, mutuellement envahis, exclus et pourchassés pour bénéficier des meilleurs “ locaux ”. En effet, si l’ouverture de la nature se manifeste par le fait que “ les hommes sont en état de vivre dans toutes les contrées de la terre ”, ils n’ont été amenés à vivre dans les régions “ les plus inhospitalières ” que par le “ moyen de la guerre ”278.

Cependant, l’occupation d’un territoire quelconque entraîne l’exploitation des ressources qu’il offre. Il se forme ainsi des économies spécialisées, d’après les climats et les sols, qui dépendent d’autres économies pour certains de leurs besoins, tout en fournissant à ces mêmes économies leurs propres productions. Pour maintenir les termes de la dépendance profitables, les hommes finissent par contracter “ des relations plus ou moins légales ”279. Ainsis’érige, à côté du droit de la guerre, un droit du commerce, plus pacifique, mais qui ne l’est pas dans son essence.

La nature est donc nécessairement fermée, mais elle est téléologiquement ouverte, et le progrès qu’elle impose à l’homme, instruit par le mal autant que par le bien dont il est capable, de par sa liberté fondamentale, est de parvenir à créer cette ouverture.

Ce progrès est difficile: le peuple, une fois constitué, ne reconnaît que le droit qui l’a constitué. Les lois naturelles ont encore un écho dans la moralité individuelle, mais le droit de nature s’amenuise, et devient même nul, s’agissant du territoire. Si les peuples et leurs Etats sont des membres individuels de “ la grande ville du monde (…) dont la loi de nature est toûjours la volonté générale ”280, on ne peut manquer de noter que l’autonomie des sociétés particulières est meurtrière pour la société générale parce que “ l’intérêt personnel se trouve toûjours enraison inverse du devoir, et augmente à mesure que l’association devient plus étroite et

278 PPP, p. 46. 279 Ibid.
280 EP, p. 245.

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l’engagement moins sacré. ”281 Or l’engagement cosmopolite envers le genre humain est d’autant moins sacré qu’il n’existe aucune instance arbitrale susceptible d’en faire respecter les lois. Il n’existe pas de gouvernement cosmopolitique, et il n’est même pas rationnel de vouloir qu’il y en eût un: “ Il y aurait en effet contradiction dans cette idée; car, comme chaque Etat suppose le rapport d’un supérieur ( le législateur) à un inférieur (celui qui obéit, c’est-à-dire le peuple), plusieurs peuples réunis en un Etat ne formeraient plus qu’un peuple, ce qui est contraire à la supposition (puisque nous avons à considérer ici le droit des peuples entre eux, en tant qu’ils constituent autant d’Etat différents et ne devant pas se confondre en un seul et même Etat). ”282

La guerre ne peut servir durablement de régulateur à la cohabitation obligée des hommes sur un espace limité. Kant reprendra à ce sujet un argument de Rousseau sur l’absurdité de l’état de guerre. Il s’agit d’une objection de bon sens à la théorie hobbesienne de l’état de nature, établissant l’incompatibilité du “ désir effréné de s’approprier de toutes choses ” et “ celui de détruire tous ses semblables ”283, puisque la richesse n’est rien sans les hommes. L’homme appartient certes au monde naturel, et en tant que tel, peut agir selon un mécanisme instinctuel; mais il appartient également au monde humain, qui lui impose l’usage de la raison, du “ bon sens ”. Or ce monde humain est décrit de la sorte par Kant: “ (La nature) emploie deux (moyens) pour empêcher les peuples de se confondre et pour les tenir séparés, la diversité des langues et celle des religions. Cette diversité est, il est vrai, le germe de haines réciproques et fournit un prétexte à la guerre… ”284. Il faut donc tenir compte d’une difficulté propre au monde humain, que la guerre (l’usage raisonné de la violence) prétend résoudre, comme la technologie (l’usage raisonné de la force mécanique) prétend résoudre les difficultés du monde naturel. Mais elle n’y parvient pas, justement parce que la diversité du monde humain est une nécessité irréductible, voulue par la nature même. Ainsi, aucune puissance, aussi forte soit-elle, ne peut unir despotiquement et dans un bref laps de temps tous les peuples de la terre. Elle doit tenir compte, par la force des choses – c’est-à-dire par leur nature – du droit de nature fermée.

Nous avons vu que le droit de nature est le droit de tous les hommes sur toutes les ressources naturelles. Ce droit était un droit paradigmatique, et était lié à l’idée d’une nature ouverte, providentiellement illimitée, dans laquelle les hommes pouvaient vivre dans une indépendance sans heurts et une indifférence mutuelle. Dans le Projet de paix perpétuelle, Kant établit un droit lié à la fermeture de la nature, qui prend donc en compte la dépendance des hommes tout autant que leur droit commun sur les ressources de la nature. Il appelle ce droit “ hospitalité ” ou “ droit de visite ”, et le définit: “ le droit qu’a tout étranger de ne pas être

281 Ibidem, p. 246. 282 PPP, p. 36.
283 ESP, p. 197. 284 PPP, p. 51-52

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traité en ennemi dans le pays où il arrive. ”285 Ce droit ne découle pas du droit civil, fondateur de la société du pays, mais bien d’un droit de nature, puisqu’il “ appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la possession commune de la surface de la terre. ”286 Cependant, il n’entraîne pas la contrainte, pour la société, d’admettre l’étranger “ au foyer domestique ”, c’est-à- dire de lui reconnaître tous les droits et avantages des citoyens mêmes, sauf conventions particulières. En effet, si “ originairement personne n’a plus de droit qu’un autre à un bien de laterre ”, l’occupation d’un territoire par une société implique que cette société y a ajouté quelque chose qui lui est propre, qui ne vient pas uniquement de la nature, et sur quoi, par conséquent, il n’existe pas un droit indifférencié, comme il en existe un sur la surface même de la terre. C’est ce que précise Jacques Derrida, dans un texte bref et lumineux sur l’état du cosmopolitisme à la fin du XX° siècle: “ Personne ne peut (…) en principe s’approprier légitimement ladite surface (en tant que telle, en tant que superficie) pour en interdire l’accès à un autre homme. Si Kant prend bien soin de préciser que ce bien ou ce lieu commun s’étend à “ la surface de la terre ”, c’est sans doute pour n’y soustraire aucun point du monde ou d’un globe sphérique et fini (mondialisation et globalisation), là où une dispersion infinie reste impossible; mais c’est surtout pour en exclure ce qui s’élève, s’édifie ou s’érige au-dessus du sol: habitat, culture, institution, Etat, etc. Tout ce qui, à même le sol, n’est plus le sol, et même si cela se fonde sur la terre, ne doit pas être inconditionnellement accessible à tout arrivant. ”287 Le droit de nature est donc limité et transformé par le droit qui découle de ce que nous avons appelé “ l’occupation légale ” et que Kant appelle ici “ le droit des peuples entre eux ”.

Ce qui montre bien que cette réflexion menée par Kant existe aussi, de façon latente, chez Rousseau, c’est cette conclusion incidente du Contrat social sur l’illégitimité de l’expansion impériale des Espagnols en Amérique: “ Quand Nuñez Balbao prenoit, sur le rivage, possession de la mer du Sud et de toute l’Amérique méridionale au nom de la couronne de Castille, étoit-ce assez pour en déposséder tous les habitants et en exclure tous les princes du monde? ”288Ce passage reçoit toute sa lumière dans l’examen par Kant du droit de conquête, qui n’est qu’une inversion “ épouvantable ” du droit de visite. Or nous avons vu avec Rousseau que ce droit de conquête était inhérent à la politique impériale, la tendance géographique des empires étant dynamique et holiste. Et nous avons vu, avec Kant, que cette tendance se concluait inévitablement par un échec. L’occupation illégitime, qui est confiscation des droits de l’occupation légale tout autant qu’usurpation du droit de nature, est une telle violence contre la nature (physique et morale) qu’elle ne peut subsister longtemps par elle-même. La civilisation véritable se trouve donc dans un progrès de la nature, plutôt que dans la vitesse du despotisme: “ …par suite des progrès de la civilisation et à mesure que les hommes se rapprochent davantage dans leurs principes, (la nature) conduit à s’entendre au sein d’une paix,

285 PPP, p. 40.
286 Ibid.
287 Jacques DERRIDA, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort, Paris, Galilée, 1997, p. 52-53 288 CS, p. 248.

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qui n’est pas produite et garantie, comme celle du despotisme (…), par l’affaiblissement de toutes les forces, mais au contraire par leur équilibre au milieu de la plus vive opposition. ”289

Il existe donc un droit de nature fermée. Kant, pas plus que Rousseau, ne pense que l’on puisse rien fonder sur autre chose que sur le droit. Aussi, la reconnaissance de ce droit précis, qui permet de penser la cohabitation dans une géographie limitée mais humanisée, ouvre-t-elle la perspective à un véritable droit cosmopolitique.

L’Etat ouvert.

“ L’île du genre humain, c’est la terre ”290, écrivait Rousseau, dans l’Emile. Dès lors, si le “ genre humain ” n’existe pas, si, en lieu et place il n’y a que l’ “ espèce humaine ” divisée en groupes moralement différents, il ne peut y avoir d’ “ île du genre humain ”, car l’insularité implique une dépendance mutuelle, qui se résout dans une dépendance générale vis-à-vis de l’espace clos de l’île. Or cette double dépendance, qui fonde l’unité d’un groupe, n’existe pas au niveau du “ genre humain ”. L’insularité demeure donc fragmentaire, et requiert, pour êtremaintenue, des vertus “ inhumaines ”291. Une insularité totale – celle de la réalité de la nature fermée que constitue notre planète – paradoxalement niée par des insularités ou des insularismes artificiels, tel est le scandale de la géographie politique. L’Etat fermé est en fait une imitation de la nature (insulaire) qui reflète un état moral du “ genre humain ”, la dispersion, ou plutôt la division292. Or la liberté des Etats, tout comme celle des individus, exige une unité juridique. L’Etat fermé, qui crée la relativité et l’hostilité juridiques, ne peut donc coïnciderraisonnablement avec la Nature fermée, et seule une sorte de barbarie retient les hommes dans cette situation néfaste dont la qualification la plus exacte est, pour Rousseau: “ état de guerre ”. Ce problème, latent dans la doctrine de Rousseau, ne sera nettement abordé que par Kant.

La liberté implique le conflit. Elle n’est pas chose facile, parce qu’elle laisse le choix aux individus de suivre les instincts de l’égoïsme (amour-propre, vanité, intérêt particulier) ou le sentiment moral (le devoir et la bienveillance). Au niveau politique, la volonté générale ne se décide pas par unanimisme: elle est le résultat de délibérations conflictuelles, dans le fil desquelles chacun doit n’écouter que soi, en essayant d’atteindre, en soi-même, la conscience la plus claire du bien public: “ Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avoient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulteroit toujours la volonté générale, et la délibération seroit toujours bonne ”293, écrit Rousseau. Elle se fonde donc sur la réflexion personnelle (la liberté), plutôt que sur l’opinion collective. Seul, en

289 PPP, p. 52. Selon HEGEL, les philosophes naissent à la fin des temps, pour dire tout ce que furent ces temps, et viennent donc, en quelque sorte, toujours trop tard. On peut aussi penser qu’ils viennent parfois trop tôt, car cette réflexion menée et reprise par deux grands penseurs aurait dû conjurer l’impérialisme colonial.
290 Emile, p. 185.

291 L’exemple spartiate. De là aussi vient notre gêne à la lecture de certains passages de ROUSSEAU, particulièrement du second Discours qui apparaît souvent comme un éloge soutenu du militarisme ou au moins des vertus martiales.
292 La “ dispersion ” convient en effet seulement à une nature ouverte, comme celle de l’état de nature.
293 CS, p. 252.

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réalité, le respect ou la tendance au respect de cette exigence maintient la société civique. Elle n’est pas pacifiée par l’administration et les moeurs conformistes et hypocrites, comme la société civile294, mais elle vit en état de crise permanente, crise qui ne devrait pourtant pas, si les institutions fonctionnent régulièrement, aboutir à la guerre civile: “ Le repos et la liberté sont incompatibles, dit-il aux Polonais: il faut opter ”295.

Le sens de la préférence de Kant pour un régime monarchique se trouve peut-être dans le fait que son objectif, sur ce point très différent de celui de Rousseau, était d’arriver à “ allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. ”296 Il ne pensait pas que l’enchantement des institutions, formant des “habitudes chéries et des attachements invincibles ” suffirait à garantir l’Etat du danger d’anarchie que fait toujours peser sur lui la liberté individuelle. En ce qui concerne la nature de cette liberté, Kant était fondamentalement proche de Rousseau, mais non sans une nuance de pessimisme qui donne à certains de ses développements un accent hobbesien297. Aussi, si le droit de chaque individu, dans l’Etat, repose sur sa liberté, Kant récusera-t-il, au niveau civil, la conflictualité voulue par Rousseau. Mais il la transpose au niveau international, où doit prévaloir, entre les entités politiques, larecherche de l’ “ équilibre au milieu de la plus vive opposition. ” Il s’agit de ce principe d’équilibre général évoqué par Rousseau, que je citais dans le préambule de ce chapitre.

Dès le départ, Kant pose qu’un tel équilibre ne peut s’instaurer qu’entre des Etats fondés sur le droit, c’est-à-dire des républiques. Le “ premier article définitif d’un traité de paix perpétuelle ” tel qu’il est conçu par Kant énonce en effet que “ la constitution civile de chaque Etat doit être républicaine ”298. Mais la clause qui contredit réellement l’ordre (ou le désordre) géographique impérial est contenue dans les articles préliminaires du contrat de paix: il s’agit de l’article II, qui dispose qu’ “ aucun Etat indépendant (petit ou grand, cela ne fait rien ici) ne peut être acquis par un autre, par voie d’héritage, d’échange, d’achat ou de donation. ”299 Cet article vise des pratiques courantes du système dynastique européen – on se souvient du mot d’esprit “ La Maison de Habsbourg ne fait pas la guerre, elle se marie ” – mais ce qui est important à mes yeux, c’est la raison pour laquelle Kant les rejette. Il s’agit de la nature même de l’Etat: un Etat n’est pas constitué par son territoire (par le sol), il n’est pas un bien foncier, mais une association morale, fondée en droit sur le libre arbitre des membres, et qui est seule habilitée à disposer d’elle-même. En faisant comme s’il n’était qu’un patrimoine foncier, susceptible de conventions individuelles, les princes nient le droit d’occupation, qui est un droit semi-naturel, et violent le principe même de la société politique. Or, à l’inverse, le respect

294 “ Les lois, toujours si occupées des biens et si peu des personnes, parce qu’elles ont pour objet la paix et non la vertu… ”, écrit ROUSSEAU dans Emile, p. 6 (note). Il s’agit évidemment de la loi dans ce que j’appelle ici la “ société civile ”.
295 CGP, p. 342.

296 Ibid.
297 Cf. sur la guerre, PPP, p. 48: “ Mais la guerre elle-même n’a besoin d’aucun motif particulier; elle semble avoir sa racine dans la nature humaine… ”, etc.
298 PPP, p. 31.
299 PPP, p. 25.

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exigible de ces deux notions stabilise la géographie. Chaque Etat se développe naturellement sur son territoire, dès qu’il ne peut plus être arraché à “ ses propres racines ” pour être incorporé “ comme une greffe, à un autre Etat ”300.

L’Etat, d’autre part, est fermé dans sa constitution, qui correspond à la conscience de l’individu: en tant que telle, elle doit être sacrée, et l’un des articles préliminaires édicte qu’ “ aucun Etat ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat ”301. Cette règle garantit l’indépendance des Etats, indépendance nécessaire pour permettre l’établissement de relations juridiques entre les Etats. De même que, dans la société du contrat c’est la solitude des contractants qui crée le droit social, c’est l’indépendance des sociétés qui fonde, au niveau international, un droit véritablement cosmopolitique.

Ce droit, nous avons vu pourquoi, n’institue pas un Etat à proprement parler. Néanmoins, Kant parle d’un “ Etat des nations (civitas gentium), qui croîtrait toujours et embrasserait à la fin tous les peuples de la terre. ”302 Qu’est-ce à dire? Que le droit est un meilleur fédérateur que le despotisme (la guerre). Cet “ Etat des nations ” est en effet la fédération de tous les corps politiques, au moyen de relations régulées par des “ lois publiques ”303, et s’il doit englober toute la terre, c’est pour remédier aux effets pervers de la fermeture de la nature. Si la nature, qui devrait être ouverte, afin de permettre aux hommes de jouir de leur bien principal, la liberté, ne l’est pas, les hommes doivent créer, artificiellement, un monde ouvert; et ce monde ne peut être réellement ouvert qu’à condition de reposer sur une association juridique des hommes, c’est-à-dire sur l’association des droits mutuels et communs des hommes, et ce, d’abord à travers des Etats qui soient réellement des personnes juridiques. Une telle association, dès lors, ne peut être qualifiée, elle-même, autrement que par le mot “Etat ”: Kant parlera d’une “ république universelle ” (Rousseau parlait déjà, ou seulement, d’une république européenne, dans le Jugement sur la paix perpétuelle), dont l’idée non encore réalisable peut être suppléée par une alliance de paix – une sorte de proto-contrat social, qui tient compte de la diversité des civilisations, encore éloignées dans leurs principes. Il s’agira alors d’un Etat ouvert304, puisque la finitude de la nature est rendue infinie par l’hospitalité universelle du genre humain. La géographie est annulée; entièrement investie par la civilisation, elle devient la civilisation même. Telle est, décryptée par Rousseau et par Kant, la volonté générale du genre humain.

300 Ibidem, p. 26.
301 Ibidem, p. 28.
302 Ibidem, p. 39.
303 Dans l’appendice de son projet philosophique, KANT insistera sur la publicité des lois fédératrices comme révélateur relativement fiable de leur moralité.

304 Ce paradoxe de l’Etat ouvert apparaît bien dans le texte de KANT, mais le philosophe de Koenigsberg semble vouloir réduire ce paradoxe, grâce à une limitation du “ droit cosmopolitique ” par les “ conditions d’une hospitalité universelle ” (PPP, p. 40) qui réaffirment le caractère fermé des Etats. DERRIDA a bien perçu ce malaise, lorsqu’il écrit: “ Il assigne à (l’hospitalité universelle) deux limites qui situent sans doute pour nous un lieu de réflexion et peut- être de transformation et de progrès ”, op. cit., p. 51.

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La géographie de la civilisation me paraît donc, dans sa réalité rêvée, devoir être exprimée par l’inversion de ces termes. Il faut en effet plutôt parler d’une civilisation de la géographie, c’est-à-dire d’une occupation lente mais inéluctable de tout l’espace terrestre, du territoire planétaire, par le droit et par la raison. Cette oeuvre est dynamique: la civilisation n’est pas un état, mais un effort. Elle n’est pas détenue par une nation, mais existe en germe dans les principes de toutes les nations, et seuls les Etats libres et légitimes peuvent s’en faire les messagers. Elle croît dans la paix, mais une paix qui serait due plutôt à l’équilibre mutuel qu’à la contrainte d’une force prépondérante. Elle n’est pas le bonheur, contrairement à l’idée épicurienne que l’on se fait habituellement de la civilisation, mais offre plutôt la possibilité du bonheur.

L’intérêt de ce travail est de faire ressortir le caractère extrêmement tangible de cette promesse de bonheur que constitue la civilisation: en ouvrant le monde par le droit, elle rend l’homme maître et possesseur de la nature beaucoup plus complètement que ne l’entendait Descartes. Car cette nature inclue non seulement le monde physique, mais également le monde humain. Si l’homme est virtuellement le “ roi de la création ”, le destin que lui réserve la civilisation de la géographie est bien d’actualiser cette royauté, qui sera, naturellement, dépourvue de tout caractère despotique.

Ainsi s’achève notre parcours géographique. Il a été moins complet qu’il eût pu l’être, puisqu’il ne s’agissait pas pour moi d’étudier la géographie de Rousseau, mais seulement une partie substantielle de cette géographie. Et il s’est moins agi d’en établir le fonctionnement, que les contours. Sur cette question, donc, il reste beaucoup à dire.

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CONCLUSION

C’est peut-être le lieu, ici, de revenir avant toutes choses, sur un point de ma réflexion qui m’a paru singulièrement inconfortable, et que je n’ai pas pourtant jugé nécessaire de discuter sur le moment: la notion de nature. J’ai usé de ce terme dans plusieurs configurations différentes, sans faire parfois des distinctions qui auraient rapidement parufastidieuses. Dans un certain contexte, en effet, “ la nature ” appelle son complément: “ physique ”, puisqu’il est évidemment question de l’espace et de la géographie physique. C’est l’utilisation de “ nature ”, dans le sens où ce mot a un rapport avec la moralité ou la divinité qui m’a posé le plus de problème. Cela est dû probablement à notre situation historique par rapport au temps de Rousseau et de Kant. En effet, Rousseau, et même Kant, semblent réunir dans “ nature ” des notions qui, pour nous, appartiennent à des domaines du savoir, ou de la croyance, parfois très différents les uns des autres: l’instinct animal, le sentiment moral, l’équilibre écologique, les lois physiques, l’instinct humain, et Dieu.

C’est que toute la substance de la métaphysique, évacuée mais non supprimée, s’est concentrée dans cette notion, avant qu’elle n’éclate sous la pression du discours scientifique. La nature, dans le discours philosophique du XVIII°siècle, synthétise la métaphysique passée et prédit la métaphysique future, la science. Sartre observe à ce sujet que “ l’idée de Nature, pour un philosophe du XVIII°siècle est d’abord l’idée d’une unité totalisante et syncrétique de tout ce qui existe – ce qui nous renvoie à une Raison divine; mais aussi l’idée que tout est soumis àdes lois et que le monde est constitué par des séries causales en nombre infini et que chaque objet de connaissance est l’effet fortuit de la rencontre de plusieurs de ces séries, ce qui aboutit nécessairement à supprimer le Démiurge. ”305 Voir Laplace.

C’est donc une notion fondamentalement polémique, puisqu’elle coalise des logiques différentes, et cela a été particulièrement perceptible dans mon traitement du jusnaturalisme de Rousseau. Parler d’ailleurs du jusnaturalisme de Rousseau peut passer pour une hérésie, puisqu’on sait que le Livre I du Contrat social tend à détruire toutes les légitimations traditionnelles per natura de l’association politique, surtout celles inspirées par Aristote. Pour Aristote la cité est un produit de la nature qui repose sur la reproduction sexuée, donc sur labiologie. Que l’homme soit par nature un animal politique signifie, pour lui, que l’homme sans cité est hors de la nature: c’est un monstre. “ Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. ”306 Au contraire, pour Rousseau, l’homme hors de la cité est dans la nature. Le droit, qui n’existe que par la cité, n’est donc pas naturel. Pourtant, c’est en usant de facultés naturelles de l’homme (pitié, liberté) que la cité élabore rationnellement le droit. Le droit n’est pas naturel, mais il a des racines

305 Jean-Paul SARTRE, Plaidoyer pour les intellectuels, cité par Bernard VALETTE, “ L’idée de nature ”, in Analyses et réflexions sur Montesquieu, De l’esprit des lois, la nature et la loi, Paris, Ellipses, 1987.
306 Aristote, Politique, I, 2, cité par Jean-Paul FENAUX, “ Anthologie du droit naturel ”, in Analyses et réflexions sur Montesquieu, De l’esprit des lois, la nature et la loi, op. cit., p. 52.

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naturelles, et en fin de compte s’il n’est pas décidé par la force, c’est parce qu’il repose sur la nature: dans mon examen “ géographique ” de la doctrine de Rousseau, j’ai pu constater que le problème du droit devenait insoluble chaque fois qu’il était impossible de le fonder entièrement sur la donnée naturelle. Les Etats ont des relations violentes uniquement parce que leur droit est artificiel, et donc non reconnaissable immédiatement par un autre Etat, mais en même temps, un Etat ne peut reconnaître un droit naturel. Le droit de nature, selon Rousseau, ne vaut pas pour ces entités: il est une sorte de sentiment général reconnaissable par ce que Kant appellera la raison pratique, mais non par la raison civile. Pourtant, c’est lui qui est recherché par la raison.

La raison législatrice établit le droit prioritairement selon les besoins de la communauté qu’elle régit, mais son but ultime est de retrouver la nature. Elle part dans la direction opposée à sa destination finale. Cette tension est le signe que la nature est, pour Rousseau, un lieu de crise qui incite l’homme à chercher un sens à ce qu’il fait et à ce à quoi il aspire. On ne peut, en somme, parler du positivisme juridique de Rousseau que par une sorte de pétition de principe, puisqu’au fond, il n’y a pas de raison qui tienne, hors de la nature. C’est là un exemple remarquable des problèmes définis par cette notion de nature dans l’étude des philosophies des Lumières.

En l’occurrence, la “ civilisation ” n’est autre chose, aux yeux de Rousseau comme de Kant, que l’investissement de la nature par l’autre paradigme de la pensée des Lumières, la raison. La nature est première: on doit partir de ses attributs, l’espace, l’instinct, le corps, qui seront alors transformés par les productions de la raison, le travail, la liberté et le savoir. Le processus de transformation, tendant vers une coïncidence parfaite de la nature et de la raison (et c’est cela qui est essentiel aux yeux de Rousseau), est difficile, accidenté et obscur: c’est l’histoire. J’ai voulu mettre en exergue le fait que ce progrès conjoint de la nature et de la raison n’est pas à l’oeuvre uniquement dans le temps, mais aussi dans l’espace. Voilà l’éclaircissement indispensable que je pensais devoir donner sur mon traitement de la notion de nature.

D’une façon générale, le sujet que j’ai choisi d’étudier ici m’a amené à considérer l’aventure philosophique du citoyen de Genève sous un angle qui suscite en vérité des interrogations de différents ordres. Ce travail n’est satisfaisant que d’une manière très limitée. J’ai bien l’impression d’avoir défini la géographie de la civilisation selon Rousseau: mais je ne suis pas parvenu à la décrire et à la confronter sérieusement aux problèmes qu’elle suscite. Pour ce faire, j’aurais dû définir la théorie économique de Rousseau, sa sociologie, sa vision de l’histoire, ce qu’il pensait de la science307, etc. Robert Dérathé a amplement démontré que l’originalité de Rousseau ne se trouvait pas dans ses idées; et pourtant, nous savons qu’il y a une originalité foncière de Rousseau, qui le distingue du mouvement des Lumières non comme quelqu’un qui va à contre-courant (il y en eut beaucoup de ce genre), mais comme un point fixe au milieu des grandes manoeuvres intellectuelles du siècle.

307 De fait, j’ai avons évoqué tous ces thèmes, mais sans entrer dans leurs détails. 85

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C’est que, sur toutes ces questions que j’ai évoqué, Rousseau différait singulièrement de son siècle: les économistes écossais, les physiocrates, l’histoire voltairienne, les théories criminalistes de Beccaria, et toute les “ sciences ” psychologiques qui se développaient dans les nombreux cénacles, académies, clubs et autres cafés d’Europe occidentale, ne l’impressionnaient guère. Il rend hommage à quelques “ beaux génies ”, à sa manièredramatique, comme ce jour où il baisa le seuil du cabinet de Buffon à Montbard; mais il répugne très vite aux compagnies savantes, ce qui revient à dire qu’il s’écarte du mouvement général. Là gît le noeud de problèmes que constitue son oeuvre.

Ce qui triomphe, depuis le siècle des Lumières, c’est la conception de la civilisation défendue par les Lumières (les “ philosophes ”) et attaquée par Rousseau: l’Etat impérial, gouverné par une institution de plus en plus administratrice, régi par la science économique, et ayant poussé, dans notre siècle, l’usage de la force et de la violence jusqu’à l’absurde. Mais il semble curieusement avoir pris, dans la pensée et l’influence de Rousseau, certains éléments qui, loin de l’empoisonner, devaient le ragaillardir. Ainsi, le patriotisme qui, pour Rousseau, étaitavant tout un attachement aux vertus civiles, à la raison et à la liberté, devint, sous le nom de “ nationalisme ”, une idéologie populaire planifiée par l’Etat pour ressusciter ce que Bergson appelle “ l’égoïsme de la tribu ”; la piété vis-à-vis des principes de la république créa les fameux “ mythes fondateurs ”, aux antipodes de ce que l’esprit critique des Lumières308 prônait; les droits politiques fondés sur un intérêt économique devinrent purement et simplement des droits économiques fondés sur un intérêt politique; enfin la houleuse volonté générale rêvée par le Genevois se mua en dictature de la majorité, quand elle ne subit pas, sous le nom de “ totalitarisme ”, une corruption encore plus monstrueuse. Le résultat fut que, sortie de deux siècles de guerres attisées par le fanatisme religieux, l’Europe fut replongée dans deux autres siècles de guerres, provoquées, cette fois, par le fanatisme politique. Rousseau avait bien prévu la dégénérescence des Etats, mais il ne prenait pas garde à celle des idées.

N’oublions pas cependant l’insistance avec laquelle Rousseau prétendait penser pour les petits Etats. Bien entendu, si nous le prenons au mot, il devient, à l’image de Descartes selon Pascal, “inutile et incertain”. Toujours est-il que, reprises par les grands Etats déjà “ corrompus ” à ses yeux, ses idées politiques ont été utilisées aux fins inverses de celles qu’elles visaient309. Elles n’auront pas été appliquées avec les aménagements conseillés à la Pologne, qui était, à ses yeux, un grand Etat (et qui l’était certainement, si l’on s’en rapporte aux moyens de communication et de transport de l’époque.)

En fait, dans cette optique, nous devons admettre quelque chose que Rousseau avait, pour sa part, déjà pris en compte: c’est que si la géographie de la civilisation, ou plutôt la

308 Il suffit de comparer la philosophie sous-jacente à l’Essai sur les moeurs de VOLTAIRE et celle des “ histoires nationales ” écrites par les scrupuleux historiens du XIX°siècle, MACAULAY, TREITSCHKE, LAVISSE. Il y a bien des mythes, chez VOLTAIRE; mais ils évoquent plus la nef des fous que d’augustes fondations. Il est intéressant de noter aussi la référence constante aux “ Founders ” dans la vie publique américaine.

309 Car, à y bien penser, l’histoire d’EICHMANN disciple de KANT n’a rien d’exceptionnel. 86

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civilisation de la géographie est l’intention profonde du genre humain en tant qu’ “ espèce morale ”, la réalité d’une géographie de la barbarie ne fait pas de doute. Dans les “ grands Etats ”, c’est elle qu’il voit, et elle fait également des progrès. Kant les décrit avec effarement dans le “ Troisième article d’un traité de paix perpétuelle ”310. Aussi, la solution logique est-elle la stabilisation de la géographie politique (solution préconisée par Kant), et peut-être sa suppression finale.

Mais du reste l’avenir des exigences de Rousseau ne fut pas uniformément tragique. La “ nature ” est, de nos jours, considérée comme un élément central de la civilisation, et non comme une simple matière périphérique. Et si l’éducation de la raison est moins artificielle qu’au temps de Galiani, c’est pour une bonne part au précepteur d’Emile que nous le devons. Rousseau a éloquemment construit l’image d’une civilisation sans doute à jamais absente, qui nous sert aujourd’hui, parfois sans que nous nous en doutions, à mesurer la distance qui nous sépare du bonheur.

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310 Cf.,PPP,p.41-43

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