Education

Rousseau est le premier auteur moderne à avoir dégagé l’idée d’une spécificité de l’enfance, pensée auparavant comme essentiellement inachevée, voire misérable et seulement susceptible de compassion. Cela le conduit à penser l’enfance dans son présent, puisque chaque âge a son caractère propre, qu’il faut respecter, sous peine de compromettre définitivement l’éducation. Cela s’appelle respecter l’enfance dans les enfants.
Il y a donc une subordination nécessaire de l’éducation aux âges de l’enfance, à la « marche de la nature ». Le présent vécu par l’enfant et respecté comme tel par l’adulte, est le seul moyen de réussir une éducation. Rousseau a une très nette conscience, en matière éducative, de la difficile et cependant nécessaire articulation du présent et du futur.
L’essentiel à nos yeux est de savoir comment nous pouvons nous-mêmes penser cette relation difficile, à une époque où de plus en plus les enfants paraissent soumis à une course incessante contre le temps, à une concurrence non avouée, dans l’esprit de nombreux parents et malheureusement aussi d’enseignants. Les enfants ne gagnent rien à ce jeu, sinon à être pour les uns désignés comme de futures élites, mais à quel prix, et pour beaucoup d’autres à être définitivement exclus de toute formation digne de ce nom.
Il est certes facile de rétorquer qu’Emile est élevé seul, et que la conception des âges enfantins tels que Rousseau les pense, prise dans la culture de son siècle, ne nous est d’aucune utilité. Cela demande réflexion. Faut-il rappeler au pédagogue d’aujourd’hui que Rousseau ne se trompe pas en disant que l’on ne connait pas l’enfance. Ce n’est certes plus tout à fait exact aujourd’hui, mais force est de constater que paradoxalement on fait comme si cette connaissance n’existait pas ou n’avait aucun intérêt pour l’éducateur. Cet homme, pourrait- on dire , regarde au loin sans porter sa vue sur ce qui est proche. Malheureusement ce n’est pas lui qui trébuche…

Que nous dit-Rousseau? Tout d’abord que la pire des choses en matière d’éducation est l’anticipation, la hâte fébrile qui détruit tout progrès en matière de conduite et brouille les savoirs naissants que l’enfant cherche à construire ; ensuite que le développement n’est pas seulement le fait de l’évolution du corps, mais aussi celui des capacités cognitives, en bref que la raison n’est pas innée et simplement apte à s’exercer, mais qu’elle se construit progressivement ; enfin, et surtout, que chacun sait seulement ce qu’il a compris et non appris; c’est l’intelligence qui opère non la mémoire; cela vaccine, soit dit en passant, contre la croyance aveugle, et permet de ne se fier qu’à son propre jugement…. Et puis, outre tout cela, posons le problème le plus difficile : à quoi bon vouloir enseigner si l’enfant ne fait aucun lien entre la matière enseignée et ses propres intérêts? Et comment transformer progressivement ceux-ci ? Tout ceci est dans l’Emile:
« Qu’il n’apprenne pas la science, qu’il l’invente », écrit Rousseau. Il n’y a pas, si l’on continue dans ce sens, de rapport direct entre l’enseignement et l’apprentissage, ce rapport est toujours indirect : chacun apprend à l’occasion d’une information simplement potentielle sur laquelle il fait agir son intelligence . Apprendre c’est recréer. Cela ne signifie pas que l’enseignant est désormais inutile, mais que son rôle doit changer. «… Songez bien , dit Rousseau, que c’est rarement à vous de lui proposer ce qu’il doit apprendre; c’est à luide le désirer, de le chercher, de le trouver, à vous de le mettre à sa portée »….
A une époque, la nôtre, où il est tant question de l’échec scolaire, le mérite de Rousseau est peut-être de nous aider à nous réveiller de notre sommeil dogmatique à propos de l’éducation et de l’enfant: que doit-il apprendre, de quelle manière, et quel homme doit-il devenir? C’est là une question de fond. Qui peut prétendre que Rousseau est ici, soit un penseur obsolète, soit un pur visionnaire perdu dans ses rêveries ? Il semble, à chercher l’esprit et non la lettre, que nous sommes au contraire en pleine modernité.

 

Ces considérations rapides sont-elles mêmes soumises au libre examen. clarens se veut sans dogmatisme et privilégie le dialogue. En matière d’éducation celui-ci est toujours vif. On sait combien il l’a été à la parution de l’Emile à tel point que l’on a préféré l’étouffer… En matière de réflexion politique et sur le problème religieux, il va sans dire que les opinions divergent, et c’est tant mieux. Serait dramatique une vision unidimensionnelle de problèmes qui touchent à la fois à notre vie privée et à notre vie publique.

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