1 La Nouvelle Héloïse se présente sous un double aspect, à la fois roman d’amour épistolaire, élaboré tout d’abord à partir de rêveries personnelles de Rousseau [1][1]Sur la genèse de La Nouvelle Héloïse et la place de cet ouvrage…, et roman-somme qui présente une synthèse de tous les aspects de sa pensée développée dans ses deux ouvrages théoriques majeurs qu’il rédige au cours de la même période [2][2]La rédaction du roman s’étend de 1756 à 1758 ; il est publié en… : Émile ou de l’éducation, projet de formation de l’individu, et le Contrat social, analyse du lien politique. C’est surtout dans la deuxième partie du roman, à partir de la quatrième partie, que ces considérations théoriques prennent place, à l’occasion de l’évocation de la société parfaite – ou du moins présentée comme telle – que Julie et son époux M. de Wolmar ont établi dans leur domaine de Clarens. Cette description s’effectue à travers les yeux de Saint-Preux, ancien précepteur et amant de Julie, principalement à travers quatre lettres : IV, 10 [3][3]Les chiffres romains indiquent la partie du roman, les chiffres… et V, 2 qui décrivent « la sage économie de la maison de Wolmar », et essentiellement les rapports entre maîtres et domestiques ; V, 3, portant sur l’éducation des enfants ; V, 7, décrivant la fête des vendanges à Clarens, et donnant à voir une des manifestations par lesquelles les maîtres parviennent à maintenir la cohésion de la société qu’ils ont construite.
2 Or, la cohérence entre cette société donnée comme idéale et les principes développés dans les autres ouvrages théoriques de Rousseau est loin d’être évidente, essentiellement en ce qui concerne l’aspect politique. Si la lettre V, 3 reprend en effet pour l’essentiel les principes d’éducation exposés dans l’Émile, on peut être surpris par l’écart à première vue irréductible entre la société démocratique décrite dans Le Contrat social et la société fortement hiérarchisée, encore féodale par de nombreux aspects, que dirigent les époux Wolmar à Clarens. Plusieurs interprétations ont été proposées pour expliquer cette différence : ainsi, dans le même ouvrage, pour Theodore E. Braun [4][4]Dans Lectures de La Nouvelle Héloise, Ourida Mostefai (dir.),…, Rousseau reste en réalité fondamentalement conservateur, reproduisant dans la fiction de Clarens les différents statuts prévus dans la constitution de Genève, sa ville natale idéalisée ; tandis que Maria José Villaverde [5][5]« L’égalité dans La Nouvelle Héloise », ibid., p. 84. défend l’hypothèse d’une cohérence profonde entre le Contrat social et le roman : la société de Clarens a bien été imaginée par un partisan de la démocratie, mais, alors que le roman se situe du côté de la société telle qu’elle est, avec ses clivages existants, l’ouvrage théorique illustre une société ex nihilo, telle qu’elle devrait être.
3 Dans le cadre de l’examen de la cohérence des deux œuvres, l’étude des relations de pouvoir au sein du microcosme élaboré à Clarens se révèle particulièrement enrichissante car, embrassant les différents aspects du problème, elle permet d’éviter les jugements trop partiels. Il est nécessaire de prendre en compte les enjeux particuliers du genre romanesque : dans La Nouvelle Héloïse, la société présentée comme « idéale » est décrite à travers les yeux d’un des principaux personnages du roman, et sa vue partiale peut être infléchie par l’examen du déroulement de l’intrigue amoureuse. Le pouvoir se joue ici sur plusieurs relations : entre maîtres et domestiques, parents et enfants, et également au sein de la relation qui s’instaure entre l’époux et père, l’épouse en apparence parfaitement repentie et l’ancien amant en voie de guérison morale. Si Wolmar, en tant que chef de famille et maître du domaine, semble concentrer à la fois l’autorité morale et le pouvoir effectif, sa réussite, sociale et personnelle, semble curieusement assombrie par la fin du roman, qu’il faut donc également prendre en compte. Qui détient véritablement le pouvoir à Clarens ? De quel pouvoir s’agit-il, dans ce microcosme où toutes les relations hiérarchiques se trouvent volontairement dissimulées ? Il faut également interroger toutes les dimensions de ce pouvoir composite : dans quelle mesure et pourquoi la société de Clarens constitue-t-elle une communauté politique ? Un début de réponse peut se trouver dans la confrontation du texte de Rousseau avec celui des philosophes antiques (Platon, Aristote, les stoïciens et notamment Sénèque) qui ont examiné la relation entre pouvoir domestique et pouvoir politique.
4 Clarens se présente en effet avant tout comme un microcosme, une société géographiquement isolée et construite autour d’une hiérarchie sociale figée bien qu’adroitement dissimulée. Les maîtres sont ici les deux époux Wolmar ; bien que Julie s’efface constamment derrière son mari, chacun exerce un type de pouvoir distinct, Wolmar représentant la raison organisatrice et Julie la sensibilité agissante. Aussi, les enjeux de pouvoir au sein de la fiction romanesque se révèlent également signifiants sur un plan symbolique et théorique ; le microcosme de Clarens représente peut-être tout l’opposé de la réussite d’une vertu organisatrice.
5 Dès le début de la première lettre décrivant l’économie de Clarens, le domaine est présenté avec ses caractéristiques essentielles : « une maison simple et bien réglée où règnent l’ordre, la paix, l’innocence ». Autrement dit, il s’agit d’un petit domaine, puisqu’il est désigné par le terme de « maison », reprenant ici la signification du substantif latin domus qui renvoie à la fois à la demeure matérielle et à la maisonnée, aux personnes qui l’habitent, y compris les serviteurs. Clarens est donc désigné comme un domaine patriarcal, régi par des relations de proximité entre maître et subordonnés ainsi que par un ordonnancement strict de la vie privée.
6 Dans le microcosme de Clarens, la vie s’organise autour de la séparation radicale de deux groupes : les maîtres et les serviteurs. En cela, Clarens, comme le souligne Norbert Sclippa [6][6]« L’idéal politique et l’idée de Nation dans La nouvelle…, symbolise sur le plan géographique le moyen terme entre la démocratie représentée par le Haut-Valais [7][7]Voir lettre I, 23., caractérisée par son uniformité, et la monarchie, illustrée par la décadence parisienne [8][8]II, 17.. Ainsi, le terme le plus fréquemment employé pour désigner le pouvoir est « l’autorité », qui désigne un pouvoir où, comme dans une démocratie, le prestige moral joue un plus grand poids que les moyens de pression financiers ou la force pure. Le seul terme véritablement dépréciatif est celui de « tyrannie », employé cependant essentiellement au figuré, et notamment pour dénoncer la contrainte des sociétés aux mœurs trop strictes [9][9]IV, 10, p. 342 dans l’édition de Michel Launay,…. Pour penser le pouvoir, Rousseau s’appuie donc sur des concepts antiques : l’auctoritas romaine ou le régime de la tyrannie [10][10]Défini notamment par Aristote dans La Politique, V, 10 sqq, et….
7 Il s’agit donc encore d’une société hiérarchisée, mais peu complexe. La distinction est rendue particulièrement nette notamment par le fait que, parmi les domestiques, aucun n’est nommé, à l’exception de Babi et de Fanchon Regard, qui ont joué un rôle secondaire mais essentiel dans l’intrigue romanesque au cours de la première partie du roman. Les autres font simplement partie d’un groupe anonyme qui peut être désigné par plusieurs termes : « domestiques », « serviteurs », « villageois » ou « subordonnés ». Ainsi, dans la lettre V, 2, lorsque Saint-Preux donne, par une hypotypose, un exemple pratique de la bonté de Julie [11][11]Pour une étude de cette lettre, voir Yves Citton, « Rousseau et…, il est à noter qu’il ne décrit pas une scène particulière, mais use de modalisateurs qui généralisent la scène : « Souventdans ses tournées M. de Wolmar rencontre quelque bon vieillard dont le sens et la raison le frappent, il l’amène à sa femme [12][12]Éd. de Michel Launay, op. cit., p. 419.. » Le personnage devient le représentant, le symbole d’une classe, sans personnalité propre. Dans la présentation qu’en fait Saint-Preux, les différents statuts des domestiques (par exemple entre ouvriers journaliers et serviteurs attachés au service personnel des Wolmar) sont bien mentionnés, mais gommés par la caractérisation de la seule différenciation véritablement essentielle, celle entre les maîtres et les serviteurs [13][13]Sur l’image des domestiques chez Rousseau, voir notamment….
8 Le pouvoir des premiers sur les seconds se fonde donc avant tout sur une supériorité morale : « Dans la république on retient les citoyens par des mœurs, des principes, de la vertu ; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne [14][14]P. 339 ; O. C., II, p. 453. ? » Ici c’est le modèle militaire qui est convoqué pour définir la véritable différence entre les deux classes : le domestique, qui s’emploie au service d’autrui, par conséquent déraciné et effectuant de surcroît un acte contraire à la nature, est nécessairement dépourvu de toute moralité et de toute réflexion [15][15]Sur le rôle essentiel chez Rousseau de la morale dans…. En revanche, Julie et M. de Wolmar disposent de la capacité réflexive à formuler une morale et à définir des règles de vertu, ce qui leur confère le pouvoir de guider ceux qui en sont dépourvus : ainsi, « il n’y a qu’un homme de bien qui sache l’art d’en former d’autres [16][16]IV, 10 ; p. 350. », ce qui lui permet de faire de son domestique « son bien, son enfant, de se l’approprie[r] ».
9 Il s’agit donc bien, du domestique au maître, d’un rapport de dépendance absolue, comme le souligne le terme même fréquemment employé pour désigner le service des domestiques, « servitude ». Jouant sur le radical sémantique [17][17]Ainsi dans la phrase « Enfin je n’ai jamais vu de maison où…, le texte retrouve le sens du terme latin servus (esclave). On note alors une oscillation, certes sous-jacente, mais constante, dans l’évocation des domestiques de Clarens, entre la peinture de leur dévouement sans bornes pour leurs maîtres et la nostalgie confuse de l’indépendance, car, comme le souligne Saint-Preux lui-même, « la servitude est si peu naturelle à l’homme, qu’elle ne saurait exister sans quelque mécontentement [18][18]IV, 10, p. 345. Raymond Trousson, op. cit., souligne cependant… ». Les époux Wolmar se trouvent donc portés à élaborer des stratégies adaptées pour contrer ce regret de la liberté naturelle chez leurs serviteurs [19][19]Sur ce point, voir notamment l’article de Laurent Estève «….
10 Afin de s’attacher leurs domestiques, les Wolmar mettent en œuvre deux stratégies parallèles : la première est d’associer le domestique à son assujettissement ; la deuxième, de créer chez lui une affection qui le lie aux maîtres.
11 La contrainte inhérente au statut de domestique est en effet si contraire à la nature que, pour être acceptée, elle doit être déguisée : « Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire [20][20]IV, 10, p. 339.. » La stratégie des maîtres s’articule alors autour de ces deux pôles, plaisir et intérêt, qui reviennent fréquemment associés, ainsi dans la bouche de M. de Wolmar décrivant l’organisation des jeux des domestiques, imaginés et contrôlés par les maîtres : les sommes qu’ils y investissent sont plusieurs fois regagnées, car les « domestiques attachés qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs maîtres » en font d’autant mieux leur service, « par l’intérêt qu’ils prennent à celui d’une maison qu’ils regardent comme la leur » (IV, 10 [21][21]P. 340-341.). Ici, le pouvoir des maîtres est donc fondé sur un double socle : il s’agit certes d’un pouvoir à base rationnelle, qui vise à faire sentir au subordonné qu’il est de son propre intérêt que la maison pour laquelle il travaille aille bien, par exemple par le biais de l’augmentation d’un vingtième de la rémunération chaque année [22][22]P. 334.. Mais l’essentiel du travail effectué par les maîtres s’effectue sur un autre plan, le plan affectif, qui seul donne la force suffisante aux considérations d’intérêt. À elles seules, ces dernières conduiraient les domestiques à privilégier leur intérêt personnel sur celui des maîtres ; il faut alors créer un lien affectif pour associer indissolublement les deux intérêts. « La première chose qu’on leur demande est d’être honnêtes gens ; la seconde, d’aimer leur maître ; la troisième, de le servir à son gré ; mais pour peu qu’un maître soit raisonnable et un domestique intelligent, la troisième suit toujours les deux autres [23][23]P. 333.. »
12 Ce raisonnement montre qu’il existe une forme de contrat tacite, bien que la répartition des obligations soit déséquilibrée : le maître en a également une à remplir, celle d’être raisonnable, s’il veut être bien servi. Une condition essentielle est donc de susciter chez le serviteur une affection filiale envers son maître ; seule une affection de type familial permet en effet de fondre ensemble intérêt personnel et intérêt de la maisonnée [24][24]Voir Raymond Trousson, op. cit., p. 256 : « à Clarens,… : « On ne les regarde point seulement comme des mercenaires dont on n’exige qu’un service exact, mais comme des membres de la famille, dont le mauvais choix est capable de la désoler » (p. 333). Ici, également, le texte retrouve le sens du terme latin familia, qui inclut les esclaves ; certaines considérations sur l’économie de Clarens ne sont pas sans rappeler le discours que tient Sénèque sur les esclaves dans les Lettres à Lucilius : « Je suis heureux d’apprendre […] que tu vis en famille avec tes esclaves [25][25]Lettre 47, 1 : Libenter ex iis qui a te veniunt cognovi…. » Chez l’auteur stoïcien, bien traiter ses esclaves suffit pour obtenir d’eux un dévouement inconditionné, qui peut aller jusqu’au sacrifice de leur vie [26][26]Ep. 47, 4 : « Jadis ils causaient en présence du maître, et…. À Clarens, on retrouve ce même dévouement, mais infléchi dans un sens bien différent. Saint-Preux affirme en parlant des Wolmar : « Je ne connais rien de moins impérieux que leurs ordres, et rien de si promptement exécuté : ils prient, et l’on vole ; ils excusent, et l’on sent son tort. » On est ici beaucoup plus proche de la définition essentiellement fonctionnaliste de l’esclave donnée par Aristote dans La Politique [27][27]Politique, I, 4, 1253 b : « l’esclave lui-même est une sorte de…, car la famille a pour but la production dans un environnement sécurisé, et non, comme chez Sénèque, dans un contexte de persécution qui rend précieux le dévouement de ses domestiques.
13 Mais, chez Sénèque comme chez Rousseau, et à la différence d’Aristote, le pouvoir efficient du maître, ce qui fait réellement agir le serviteur, réside dans le lien personnel et affectif suscité chez ce dernier. La maîtrise des cœurs s’avère essentielle, comme l’affirme Philip Knee [28][28]« Wolmar comme médiateur politique », dans Lectures…, op. cit.,…, et constitue la clef de la réussite du système paternaliste de Clarens : la relation entre maître et serviteur est pensée sur le modèle de celle qui unit le père et l’enfant, qui comporte à la fois subordination et affection : « Ai-je tort, milord, de comparer des maîtres si chéris à des pères, et leurs domestiques à leurs enfants [29][29]IV, 10, p. 335. ? » affirme Saint-Preux en commentaire de l’épisode du vieux serviteur demandant à être maintenu dans la maisonnée de Clarens. Cette conception est ensuite généralisée dans le passage déjà cité : « un père de famille qui se plaît dans sa maison […] fait [de son domestique] son bien, son enfant, il se l’approprie [30][30]IV, 10, p. 349-350. ».
14 Cependant la réussite du système de Clarens, et ce qui le différencie des maisonnées pensées par les philosophes antiques, est que sa cohésion ne repose pas uniquement sur la relation affective entre le maître et chaque domestique. Le pouvoir des maîtres est d’autant plus affirmé qu’il dirige et coordonne un groupe unifié, où les serviteurs dépendent étroitement, non seulement des maîtres directement, mais également de l’ensemble de leurs pairs : « à la subordination des inférieurs se joint la concorde entre les égaux [31][31]P. 345. ».
15 En effet, tout accord partiel entre deux domestiques risque de tourner au préjudice de l’intérêt sacré du maître [32][32]P. 348., en formant une micro-société dont l’intérêt sera distinct de celui du domaine dans son ensemble. Il est nécessaire par conséquent de maintenir l’uniformité entre les différents serviteurs, en commençant par « le choix des sujets [33][33]P. 346. ». Ce sont surtout des enfants du pays [34][34]P. 331 et 333. aux origines paysannes de préférence. L’ancrage géographique joue un rôle essentiel : tempérant ce que le métier de domestiques contient de « mercenaire », il permet de donner une assise à la bonne conduite qui leur est imposée. L’attachement local joue ici le rôle dévolu ordinairement chez Rousseau à la patrie, comme l’explique Philip Knee [35][35]« Patriotisme, paternalisme, exemplarité », dans Jean-Jacques… : Clarens ne constitue pas une patrie (puisqu’elle ne comporte pas de citoyens à proprement parler) mais une communauté, soudée par l’autorité reconnue des époux Wolmar, car « aucune règle morale, selon Rousseau, ne peut exister là où toute autorité conventionnelle est absente ». En cela, l’économie domestique de ce domaine, qui reprend nombre de caractéristiques de la vie encore presque féodale des nobles de province contemporains, devient une économie politique : l’autorité, reconnue par tous, des époux Wolmar leur permet de formuler des directives qui ressemblent à la volonté générale, avec cette différence que les domestiques, à cause de leur âme « mercenaire », n’ont aucune proposition à y faire.
16 Aussi, Clarens se présente comme un isolat à la fois social et géographique, dont la cohésion interne dépend de son isolement par rapport au reste du monde. Comme le souligne Norbert Sclippa, il s’agit d’un « système doublement clos [36][36]op. cit., p. 107. » : fondé sur une structuration sociale rigide, il fonctionne en autarcie autant qu’il est possible. Le pouvoir des maîtres sur les domestiques repose donc sur un contrôle étroit exercé jusque sur leur vie privée, pour les préserver de tout contact avec l’extérieur : ainsi, même les loisirs et les mariages sont organisés par les maîtres, afin de préserver les domestiques du mauvais exemple venant essentiellement de l’extérieur et des villes [37][37]« L’oisiveté du dimanche, le droit qu’on ne peut guère leur…. Aussi, toute information sur le monde extérieur est soigneusement occultée : les domestiques « n’entend[ent] jamais rien ici qui leur fasse croire que les autres maîtres ne ressemblent pas aux leurs » (p. 345).
17 L’épisode des vendanges, raconté par Saint-Preux dans la lettre V, 7, illustre pleinement la structuration sociale close effective à Clarens, ainsi que le mode de production autarcique qui en est la conséquence. Il s’agit, selon les termes de Jean Starobinski, d’un « jeu symbolique [38][38]Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle,… », d’une fiction qui rétablit temporairement l’unité des origines : maîtres et serviteurs sont réunis autour de la même activité, du même repas et des mêmes divertissements. Ce qui contribue à renforcer le pouvoir des premiers sur les seconds : à la différence du « renversement » trop radical et par conséquent factice des Saturnales romaines, la « douce égalité » des vendanges à Clarens, frappant la sensibilité des domestiques, renforce le pouvoir des maîtres : les serviteurs, en effet, « voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur [39][39]V, 7, p. 460. ». Aussi, ni l’intelligence ni la sensibilité ne sont refusés aux domestiques : mais ces facultés leur permettent précisément de s’en tenir uniquement à leur condition. Comme le souligne Jean Starobinski, l’idée d’égalité reste finalement « un luxe de maître [40][40]op. cit., p. 122. » ; mais s’agit-il ici seulement d’un machiavélisme dissimulé par l’irénisme ? À Clarens, le pouvoir est d’autant plus fort et effectif qu’il se cache. Mais son efficacité dépend aussi du fait qu’il n’est pas exercé uniquement par le « père de famille » : une grande partie de la réussite [41][41]Sur cette idée de « réussite » qui irrigue la présentation de… du système élaboré par Wolmar à Clarens repose sur le rôle assigné à Julie.
18 Le pouvoir exercé à Clarens, celui des maîtres sur les domestiques, n’est en effet pas uniquement de type politique puisqu’il n’y a pas de participation commune à la prise de décision ; comme l’explique Claire Pignol, la « mutuelle interdépendance » entre tous les habitants de Clarens « s’exprime comme une dépendance personnelle [42][42]« Rousseau et l’argent : autarcie et division du travail dans… ». Aussi, il est nécessaire pour mieux en mesurer les enjeux d’examiner la relation particulière établie par la personne de chacun des deux maîtres avec l’ensemble des serviteurs. En effet, Julie et Wolmar occupent chacun une fonction propre dans l’économie du pouvoir à Clarens.
19 À première vue, seul Wolmar a la toute-puissance dans le domaine, structuré selon le modèle de la maisonnée antique où toute l’autorité est exercée par l’homme, le chef de famille (pater familias). On note ainsi la récurrence des expressions qui, désignant l’autorité dominante dans le domaine, ne font référence qu’à sa composante masculine : par exemple, au sujet des querelles et des accusations entre domestiques, elles ne sont portées à la connaissance de Monsieur et Madame que « quand il s’agit de l’intérêt sacré du maître », où le terme est mis au singulier [43][43]IV, 10, p. 348.. Cette lettre est construite selon un mouvement de généralisation qui, à partir de l’observation des particularités de l’organisation de la maison des Wolmar, définit ensuite de manière générale ce que doit être une maisonnée parfaite ; et cette généralisation est organisée autour de la peinture du « père de famille qui se plaît dans sa maison », l’« être heureux qui commande ici [44][44]IV, 10, p. 349.». Aussi, tout le pouvoir semble bien concentré entre les mains de Wolmar, selon une structure strictement patriarcale. Ce que confirment les propos de Julie elle-même : dans la lettre V, 3 au sujet de l’éducation des enfants, elle déclare « Je nourris des enfants et n’ai pas la présomption de vouloir former des hommes [45][45]Sur la place, elle aussi codifiée, réservée à la maternité dans…. […] Je ne fais même en cela que suivre de point en point le système de M. de Wolmar [46][46]P. 437. », ce qui fait écho à la lettre IV, 10 : « il n’y a qu’un homme de bien qui sache l’art d’en former d’autres [47][47]P. 350. ».
20 Ce passage nous fournit la clef de l’explication de l’autorité de Wolmar : elle réside dans la cohérence parfaite de son « système », qui intègre chaque individu et lui assigne une place précise. Julie parle ainsi dans la même lettre de la « fonction » dont elle est chargée : non pas « élever [ses] fils, mais les préparer pour être élevés » ; et à cette responsabilité concernant les enfants s’en ajoutent d’autres par rapport aux domestiques. Elle n’occupe donc pas, loin s’en faut, un poste de peu d’importance ; mais le pouvoir le plus abouti revient à Wolmar, qui distribue les postes et les fonctions dans le système qu’il a inventé. Cela est particulièrement frappant dans la répartition des prises de parole : souvent, après que Julie a décrit les mécanismes ingénieux des inventions les plus novatrices de Clarens, Wolmar intervient pour exposer à Saint-Preux les raisons profondes de cette organisation, montrant par là qu’il en est l’inventeur puisqu’il en connaît les ressorts. Ainsi, dans la lettre IV, 11, Julie fait tout d’abord admirer son Élysée, puis c’est Wolmar qui oppose le bien-fondé d’un tel jardin naturel à la sophistication stérile des jardins à la mode [48][48]IV, 11, p. 360 : « Je ne vois dans ces terrains si vastes et si…. De manière encore plus frappante, dans la lettre V, 3, après que Julie a exposé sa pratique de l’éducation des enfants, c’est Wolmar qui en explique la raison profonde en se fondant sur le principe du respect de la nature en toute chose ; curieusement, après avoir déclaré à Saint-Preux « il fallait répondre à ce que Julie vient de vous dire », c’est lui, et non son épouse, qui développe l’argumentation (« à cela il m’a répondu », p. 427).
21 Wolmar, inventeur et régisseur de l’organisation rationnelle de son domaine, apparaît donc comme un chef de famille bien différent du citoyen antique. Son autorité n’est pas donnée comme naturelle : elle paraît telle, mais est en réalité fondée sur sa capacité à créer une organisation réfléchie, qui cherche à reproduire à petite échelle la cohérence parfaite de l’univers. En cela, la réflexion de Wolmar reprend quasiment à l’identique celle du stoïcisme : « Tout concourt au bien commun dans le système universel [49][49]V, 3, p. 426.. » Wolmar apparaît comme une incarnation de la rationalité, comme « la raison vivante », ainsi que le qualifie Saint-Preux [50][50]Au début de la lettre V, 2, p. 398.. Mais, à la différence du sage stoïcien, cette identification parfaite à la rationalité ne suffit pas pour personnifier la vertu : c’est Julie qui incarne la « vertu sensible [51][51]V, 2, p. 398. ».
22 En effet, si Julie joue un rôle subalterne dans l’organisation théorique du domaine de Clarens, sur le plan effectif elle occupe une place essentielle, car c’est elle qui active et alimente constamment la dimension affective de la relation entre maîtres et domestiques, socle réel de l’autorité et ciment de la communauté à Clarens [52][52]Cette répartition reprend exactement celle qui est développée….
23 En complément de la logique inflexible de son époux, Julie incarne en effet la douceur et la bonté [53][53]Raymond Trousson a bien mis en évidence cette originalité du…, plus aptes à toucher les cœurs ; ce qui lui accorde sur les serviteurs une autorité plus efficace. Ainsi, elle a un pouvoir égal à celui de son mari pour rendre la justice [54][54]À noter que cela fait également partie des prérogatives du… au sein du domaine : « elle assigne [au coupable] une heure pour l’entendre en particulier, et c’est là qu’elle ou son mari lui parlent comme il convient [55][55]IV, 10, p. 349. ». Et dans ce cas, « le plus sévère des deux n’est pas le plus redouté, et on craint moins les graves réprimandes de M. de Wolmar que les reproches touchants de Julie ». L’adjectif employé ici est particulièrement révélateur : les paroles de Julie « touchent », émeuvent, parlent au cœur. Leur efficacité tient à deux éléments : d’une part, l’autorité de Julie ne se borne pas à conseiller son époux, ses décisions ont une valeur efficiente. Ainsi, un domestique congédié par Wolmar peut faire appel à Julie, mais un congé signifié par elle est irrévocable, afin de « tempérer à la fois l’excès de confiance qu’on pourrait prendre en la douceur de la femme, et la crainte extrême que causerait l’inflexibilité du mari [56][56]IV, 10, p. 335. ». Il y a donc une répartition exacte des rôles entre les deux époux : afin de prévenir tout excès de la part des domestiques, ils ont tous deux le même statut à leurs yeux. Cet équilibre confirme donc la structure strictement horizontale de la société de Clarens : l’accord conjoint entre les deux époux renforce le pouvoir de chacun sur la classe des serviteurs.
24 Mais Julie détient de surcroît une autorité toute particulière dans l’exemplarité de sa conduite. Saint-Preux le souligne en s’exclamant : « Ses charmes et ses discours font beaucoup ; sa douceur, ses vertus, font davantage. Ah ! milord, l’adorable et puissant empire de la beauté bienfaisante [57][57]IV, 10, p. 332. ! » L’autorité définie ici est de l’ordre du charisme personnel, qui va au-delà de l’équilibre entre douceur et sévérité intégré dans le système imaginé par Wolmar. Julie se voit chargée d’une responsabilité importante en exerçant les devoirs de la charité, comme il est expliqué à la fin de la lettre V, 2 : elle dispose d’un « discernement exquis dans la distribution de ses bienfaits » qui contribue à « rendre aux paysans leur condition douce, sans jamais leur aider à en sortir [58][58]P. 403 et 404. ». Ici, l’on retrouve la réflexion sociale de Sénèque [59][59]Voir, dans les Lettres à Lucilius, la lettre 81, ainsi que le…, qui fait du beneficium, ou service rendu, le ciment de la société : le service bien rendu, et rendu à la personne juste, suscite chez le bénéficiaire une reconnaissance qui ôte toute envie de modifier la structure sociale, en créant un lien personnel plus fort que toute hiérarchie rigide. Ne pas exhiber sa puissance et exercer avec discernement sa libéralité constitue le meilleur moyen pour renforcer son pouvoir. À Clarens, c’est à Julie que revient ce rôle, renforcé de surcroît par l’autorité que lui donnent sa beauté et sa vertu. Ainsi, selon les termes de Jean Starobinski, l’économie de Clarens s’organise de façon « maternaliste [60][60]Op. cit., p. 107. » : comme l’explique Saint-Preux, le moyen le « plus efficace » de stimuler le travail des serviteurs, « le seul auquel des vues économiques ne font point songer, et qui est plus propre à Mme de Wolmar, c’est de gagner l’affection de ces bonnes gens en leur accordant la sienne […] tous ceux qui l’ont servie, ne fût-ce que pour un seul jour, deviennent tous ses enfants [61][61]IV, 10, p. 332. ». La bonne marche du système de Clarens repose, en dernière analyse, sur le pouvoir propre de Julie [62][62]Claude Habib a mis en évidence le rôle central joué par la….
25 L’évocation de cette structuration « maternaliste » de la société va au-delà de la réflexion de Sénèque, en ce sens qu’elle fonde la cohésion sociale sur un autre type de reconnaissance : non pas seulement le sentiment de gratitude lié à un bienfait particulier, mais la reconnaissance existentielle, qui fait dépendre l’existence du regard d’autrui. Ainsi, les maîtres se rendent fréquemment dans les cérémonies publiques des paysans, qu’il s’agisse des époux Wolmar assistant aux jeux de leurs domestiques dont ils ont eux-mêmes défini les règles (IV, 10, p. 340) ou de Wolmar et du baron venant « aux exercices, aux prix, aux revues du village et des environs » (V, 2, p. 405). La présence des maîtres à ces cérémonies permet d’obtenir l’effet exactement contraire à celui qu’elles ont lorsqu’elles se déroulent uniquement entre égaux, et qui est décrit dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [63][63]P. 99-100 dans l’édition de Jean Starobinski, Gallimard, Folio…: les premiers concours, où « chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même », ont contribué à faire naître « d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie », c’est-à-dire à rompre l’unité de la communauté. Dans le second Discours, ces cérémonies, prenant place au départ uniquement entre égaux, font naître l’amour-propre à partir de l’amour de soi ; à Clarens au contraire, la présence des maîtres transforme l’amour-propre, sinon en amour, du moins en estime de soi chez les domestiques [64][64]Pierre Force, « Self-love, identification and the origin of… : « ils s’en estiment davantage [65][65]P. 340. » ; « cette jeunesse […], voyant de vieux officiers se plaire à ses assemblées, s’en estime davantage [66][66]P. 405. ». Et ce sentiment désintéressé profite à l’ensemble de la communauté : l’énumération des différents facteurs qui conduisent un homme à participer à ces compétitions se termine par « la gloire de son pays [67][67]P. 405. » en soulignant par là l’importance.
26 Ainsi, c’est paradoxalement la présence des maîtres, offrant à leurs serviteurs la reconnaissance et par là même la liberté, qui fait de ces cérémonies des facteurs puissants d’égalité entre domestiques, alors que lorsqu’elles ont lieu entre égaux comme dans le second Discours, elles produisent l’inégalité. Le pouvoir des maîtres tient donc à leur seule présence : comme le souligne Jean Starobinski, l’acte essentiel des âmes nobles est de s’exposer aux regards, de « se montrer dans leur pureté [68][68]Op. cit., p. 123. ». On retrouve ici la notion romaine d’exemplum, développée également par le stoïcien Sénèque qui lui accorde une place prépondérante dans la formation d’une conduite [69][69]Voir notamment la lettre 6, 5 : « Longue est la voie des… conforme aux préceptes de la vertu : l’exemple concret frappe davantage l’esprit et porte davantage à l’imitation, que les préceptes seuls. Il en va de même à Clarens ; cependant, un des maîtres se révèle détenir un prestige plus fort que les autres. Le résultat obtenu sur les domestiques est dû essentiellement à l’exemplarité de la conduite de Julie, à son charisme propre, si puissant qu’il se communique à tous. Ainsi, en hiver, « Mme de Wolmar ne manque jamais de se rendre [aux fêtes de ses gens], […] afin d’y maintenir par sa présence l’ordre et la modestie [70][70]IV, 10, p. 341.. » Si Julie n’assiste pas aux rassemblements d’émulation masculine, il est à noter que c’est elle qui apparaît dans le paragraphe qui suit immédiatement leur évocation : « La grande maxime de Mme de Wolmar est donc de ne point favoriser les changements de condition, mais de contribuer à rendre heureux chacun dans la sienne [71][71]V, 2, p. 405.. » La conjonction consécutive « donc » suggère que c’est elle surtout qui permet de conserver la cohésion de la communauté, en maintenant cette fixité des conditions, et ce même lorsque ce sont son mari et son père qui agissent. Dans les deux passages, elle est désignée comme épouse de Wolmar ; mais, pour expliquer la force de sa présence, Saint-Preux la désigne par son prénom : « rien de ce qui touche à Julie n’est indifférent pour la vertu. Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique [72][72]V, 2, p. 403. ».
27 L’amoureuse repentie et l’administratrice d’un domaine parfaitement organisé ne font donc réellement qu’une : son charisme à la tête de Clarens se fonde sur sa beauté et son charme personnel, et surtout sur son expérience, où le triomphe de la vertu a été d’autant plus éclatant qu’elle l’a emporté sur un amour que sa sincérité rendait légitime. Ainsi, la présence de Julie se révèle essentielle à la bonne marche du système de Clarens : selon les termes de Philip Knee, si Wolmar est le « législateur divin » et le « principe d’ordre » du domaine, son épouse en est « l’inspiratrice et le souffle de vie [73][73]Dans Lectures…, op. cit., p. 127. » sans lequel le système ne peut même pas exister [74][74]On retrouve ici une association consubstantielle chez Rousseau…. Dans les relations de pouvoir à Clarens, l’intrigue amoureuse joue donc un rôle essentiel, car c’est aussi de son expérience amoureuse que Julie tient son charisme, et c’est également sur cet amour que Wolmar cherche à agir. Or, en ce domaine, sa réussite semble beaucoup plus discutable.
28 Comme l’explique Philip Knee [75][75]Op. cit., p. 117., l’action de Wolmar comme médiateur politique est indissociable de son action comme médiateur moral. Il entreprend en effet de jouer envers Saint-Preux le rôle qu’il a joué envers Julie : celui d’un mentor guidant sur le chemin de la vertu. Cet éloignement conscient de la faute initiale est nécessaire afin que Julie soit pleinement rendue à son rôle d’âme vivante de Clarens et garantisse la bonne marche du système. Wolmar, pour y parvenir, utilise une stratégie similaire à celle qu’il emploie avec ses domestiques : « c’est la même formule pédagogique que Wolmar y met en œuvre : celle d’agir sur les cœurs », avec la différence que cette formule vise à maintenir les domestiques dans leur condition, alors que Julie et Saint-Preux ont un véritable parcours dialectique à effectuer [76][76]Ici la question du pouvoir rejoint celle du statut de l’émotion….
29 Aussi, alors qu’avec les domestiques Wolmar emploie la dissimulation complète, envers les deux anciens amants il n’emploie que la dissimulation partielle. Dans la lettre IV, 12, après les avoir menés dans le même bosquet qui a vu le commencement de leur liaison charnelle, il leur narre une forme d’autobiographie, révélant ainsi le moteur principal de son pouvoir [77][77]IV, 12, p. 368.. Wolmar s’intéresse, non à jouer son rôle dans la société, mais « seulement à voir jouer les autres ». Il représente le philosophe attaché à la seule étude des autres hommes, apparemment dépourvu de passions, c’est-à-dire de vie, comme il le précise lui-même : « Si je pouvais changer la nature de mon être et devenir un œil vivant [78][78]Cette formule a été reprise par Jean Starobinski en titre de…, je ferais volontiers cet échange. » Ainsi le pouvoir social de Wolmar est fondé sur une ambition, non politique, mais métaphysique : il découle de cette volonté qu’a l’athée de remplacer Dieu sur la terre, en se donnant la possibilité de tout voir [79][79]On retrouve une ambition semblable dans le système du «…. Tout voir signifie également tout guider : de même qu’il contrôle toute l’existence de ses domestiques, Wolmar, connaissant toute l’histoire de la liaison entre Julie et Saint-Preux par leurs lettres qu’il a en sa possession, souhaite ensuite les guider vers la vertu.
30 Ce qui suppose, comme toute relation pédagogique, d’avoir une emprise complète sur les sujets à éduquer. Ainsi, dans la lettre IV, 14, Wolmar dévoile à Claire sa stratégie envers les deux anciens amants, à qui il ne dit donc la vérité que partiellement. Il prétexte un voyage de huit jours pour les laisser seuls et constater d’eux-mêmes combien leur amour a changé. Mais cette stratégie, fondée sur le contrôle du temps [80][80]« Il l’aime dans le temps passé : voilà le vrai mot de…, est de manière assez frappante dirigée uniquement vers Saint-Preux ; car, en ce qui concerne Julie, comme Wolmar l’affirme lui-même, « un voile de sagesse et d’honnêteté fait tant de replis autour de son cœur, qu’il n’est plus possible à l’œil humain d’y pénétrer, pas même au sien propre [81][81]P. 382. ». Wolmar n’exerce donc pas le même pouvoir sur chacun des deux amants.
31 Envers Saint-Preux, Wolmar se comporte comme un véritable mentor, souhaitant le refaçonner entièrement. La lettre V, 3, qui détaille la méthode d’éducation des enfants des époux Wolmar, permet de mieux comprendre la relation qui s’instaure entre Wolmar et Saint-Preux. Julie, sous la direction de son époux, fait en sorte que ses enfants ne connaissent « rien qui sentît l’empire et l’autorité [82][82]P. 430. », non plus que « la dangereuse image du pouvoir et de la servitude [83][83]P. 431. » ; mais, s’ils n’ont ainsi aucune idée de ce qu’est un pouvoir conventionnel et arbitraire, ils éprouvent fortement le pouvoir de la nature qui les rend à leur âge dépendants de leurs parents : ainsi, le « joug de la discipline », inefficace parce qu’arbitraire, est remplacé par « un joug bien plus inflexible, celui de la nécessité [84][84]P. 429. ». C’est Wolmar qui prononce ces dernières paroles, retrouvant ainsi son rôle de théoricien : le principe de l’efficacité de toute autorité, comme le souligne Jean Terrasse dans son article, est de s’accorder avec la nature, de « ne s’identifier qu’avec la force des choses [85][85]« Jean-Jacques, Saint-Preux et Wolmar : aspects de la relation… ».
32On retrouve là aussi le principe stoïcien du secundum naturam, suivre la nature ; la nouveauté de Wolmar est qu’il l’applique, non seulement afin d’être en harmonie avec le système universel, mais également avec celui qu’il a créé lui-même. S’il s’agit de maintenir ses propres enfants dans un état proche de l’état de nature, afin de leur en faire prendre conscience et de leur donner le désir d’en sortir, envers Saint-Preux, il s’agit essentiellement de l’amener à prendre conscience de l’évolution inexorable du temps : « Je profite de cet avantage pour donner le change à son imagination. À la place de sa maîtresse, je le force de voir toujours l’épouse d’un honnête homme et la mère de mes enfants : j’efface un tableau par un autre, et couvre le passé du présent [86][86]IV, 14, p. 383.. »
33 Amener Saint-Preux à prendre conscience de la vanité de son amour, c’est le réintégrer dans l’ordre social qu’il avait d’abord récusé en manifestant sa volonté d’épouser Julie : ainsi, Wolmar se charge également de le réconcilier avec le baron d’Étange qui lui était au départ le plus hostile. Il s’agit ici de la « seconde épreuve » du parcours initiatique de Saint-Preux [87][87]P. 458. : ne plus avoir de haine pour les « préjugés » du baron. Cette réconciliation générale se manifeste lors de la fête des vendanges : Saint-Preux devient le compagnon de chasse favori de celui qui l’a tant blessé et qu’il a offensé. Ce qui révèle une attitude apparemment paradoxale du point de vue des préjugés sociaux : « Depuis qu’il est sûr que je ne saurais lui appartenir, il n’y a sorte d’honneur qu’il ne me fasse ; et pourvu que je ne sois pas son gendre, il se mettrait volontiers au-dessous de moi [88][88]V, 7, p. 458. » affirme Saint-Preux à propos du baron. Wolmar en revanche lui proposera d’intégrer le microcosme de Clarens en tant que précepteur de ses enfants, proposition pour laquelle Saint-Preux lui adressera des remerciements révélateurs : « Ô mon bienfaiteur ! ô mon père ! en me donnant à vous tout entier, je ne puis vous offrir, comme à Dieu même, que les dons que je tiens de vous [89][89]V, 8, p. 463.. » Ici se superposent trois ordres de liens de subordination, dans une énumération croissante : tout d’abord le lien d’obligation sociale ; puis le lien paternel, dont nous avons vu qu’il sert de modèle pour cimenter la communauté de Clarens ; enfin le lien le plus absolu, celui de Dieu à sa créature.
34 Selon Jean Terrasse, Saint-Preux réintègre ainsi la classe sociale de la seule manière qui lui soit permise, par la soumission filiale [90][90]op. cit., p. 139. ; cependant, cette intégration à l’ordre social existant semble être également une réconciliation avec le monde réel, en dehors de « l’imagination ». Clarens constitue en effet une communauté politique, construite par Wolmar selon un plan philosophique, mais appliqué au réel, à la société telle qu’elle est avec ses hiérarchies préexistantes. Les remerciements de Saint-Preux semblent entériner le succès de l’entreprise de Wolmar comme tentative de dépasser le réel à partir du réel lui-même : le pouvoir considérable du mari sur sa femme et du père sur ses enfants lui donne, par rapport à l’amant et précepteur, un pouvoir quasi divin. Wolmar parvient donc à un plein succès envers Saint-Preux [91][91]Sur ce point, on peut discuter l’opinion de Franck Salaün, op.… ; mais sa réussite est beaucoup plus incertaine en ce qui concerne Julie.
35 En effet, comme l’avoue Wolmar lui-même, il lui est quasiment impossible d’avoir sur Julie le pouvoir qu’il a sur Saint-Preux. Elle se soumet pourtant pleinement à son autorité de mari : la lettre IV, 4 affirme qu’elle « vient d’ouvrir son cœur à son heureux époux [92][92]P. 311. », et lors de la seconde entrevue dans le bosquet en IV, 12, c’est elle-même qui affirme que « [son] cœur [est] plus changé que jusque-là [elle] n’avait osé le croire [93][93]P. 372. ». Mais seule Julie échappe au regard de son mari [94][94]Voir le passage cité plus haut et tiré de la lettre IV, 14 : «…, et lui fait éprouver les limites de son pouvoir tant comme mari que comme créateur. Sa vertu ne doit en effet rien au système de Clarens : « si c’était une femme auprès de laquelle un mari pût se faire un mérite de sa confiance [95][95]IV, 14, p. 384. ! » ; aussi, face à elle, Wolmar ne peut plus aspirer au pouvoir dont Dieu dispose sur ses créatures, se désignant non plus comme « œil vivant » mais comme « œil humain ».
36 Julie n’est en effet pas guérie de son amour pour Saint-Preux, comme le montre la lettre VI, 12 ; contrairement à son amant, elle ne suit pas le parcours que son mari lui a tracé vers l’oubli de l’amour, car, comme l’explique Philip Knee [96][96]op. cit., p. 123., cette entreprise s’effectue selon une « méthode indirecte », fondée sur la dissimulation, dont la réussite dépend de sa collaboration avec Julie. C’est Julie qui persuade les cœurs, cible principale de la stratégie de Wolmar ; elle se révèle donc indispensable à la réussite de sa méthode, qui échoue lorsqu’il tente de la lui appliquer.
37 La fin du roman semble alors venir briser l’image de Wolmar comme maître de maison omnipotent [97][97]Raymond Trousson (op. cit., p. 258) a également bien souligné… : lors de sa dernière lettre, c’est lui qui déclare à Saint-Preux, lui demandant de revenir à Clarens, « je vous devrai peut-être plus que personne [98][98]VI, 11, p. 564. ». Ceci constitue un quasi-aveu de défaite de l’intelligence face à la force de la passion [99][99]Comme le souligne Franck Salaün, le personnage de Wolmar pose…. Wolmar est en effet peut-être sauvé en tant qu’individu [100][100]C’est du moins l’analyse de Franck Salaün, « L’être de deux… ; la dernière lettre du roman annonce chez lui des dispositions à quitter l’athéisme [101][101]Sur la confrontation de Rousseau avec ce problème, voir John…, afin de ne pas quitter sa femme défunte [102][102]VI, 13, p. 567 : « Il a beau faire, il ne peut la croire…. Or, la lettre V, 5 caractérisait la religion comme « le seul frein propre à contenir » les « tyrans » [103][103]P. 448. : cette troisième occurrence du terme, la seule désignation de pouvoir refusée par Rousseau, fait voir le risque inhérent à l’entreprise de Wolmar. Frappé dans sa seule passion et dans la seule personne qui lui permettait de mettre en œuvre son dessein créateur, il est sauvé de l’hybris qui lui faisait usurper la place de Dieu [104][104]Sur la vertu paradoxale et en dernière analyse périlleuse de… ; mais alors, la communauté politique de Clarens perd quant à elle tout, selon les termes de Philip Knee, « en même temps que son inspiratrice, son divin législateur ; à la fois son souffle de vie et son principe d’ordre [105][105]Op. cit., p. 127. ».
38 Les relations de pouvoir au sein du domaine de Clarens, qui paraissent extrêmement simples, s’avèrent, soumises à examen, d’une grande complexité. Le domaine est tout d’abord structuré selon une hiérarchie stricte, qui soumet entièrement aux maîtres les domestiques et les villageois, dont toute l’existence est encadrée par les époux Wolmar, jusqu’aux loisirs et à la vie privée, selon une logique paternaliste. Comme le souligne Jean Starobinski [106][106]Op. cit., p. 135., l’indépendance radicale du microcosme autarcique de Clarens est définie sur le modèle de l’autosuffisance du sage stoïcien. Ainsi, la fixité de la hiérarchie interne à la communauté constitue la condition première de son autonomie par rapport au monde extérieur : le modèle moral stoïcien est ici transposé sur un plan politique, car le mécanisme institué à Clarens a pour but ultime de susciter chez ses membres un sentiment d’estime de soi qui les attache davantage à leurs maîtres, à leur environnement local et favorise ainsi la cohésion de la communauté. Un tel mécanisme n’est possible que par l’exemplarité des maîtres ; sur ce point, Rousseau, reprenant un autre aspect essentiel de la doctrine stoïcienne, l’adapte cependant à la nécessité de la fiction romanesque en faisant dépendre l’autorité des maîtres à Clarens du charisme personnel de son héroïne.
39 Clarens est donc bien davantage qu’un domaine organisé selon une structure patriarcale, mais n’est pas seulement un domaine parfaitement organisé selon un dessein rationnel : il intègre également l’action sur les cœurs comme composante fondamentale du pouvoir. Or, la défaite personnelle de Wolmar à la fin du roman, face à la mort d’une Julie qui, contrairement à Saint-Preux, n’a pas renoncé à la passion, marque l’échec de son pouvoir en tant que mari et mentor, et semble compromettre son œuvre de législateur à qui il manquera désormais sa plus précieuse collaboratrice. Clarens, à la différence du Contrat social, illustre l’action politique possible à partir du monde tel qu’il est, avec les hiérarchies sociales déjà existantes. Si les développements qui la décrivent insistent sur la toute-puissance dévolue au législateur omniscient, l’issue de l’intrigue souligne le danger de son pouvoir créateur : celui d’usurper la place de Dieu ; elle nous rappelle ainsi la nécessité de limiter le pouvoir politique et terrestre par l’appel à la transcendance. L’analyse des relations de pouvoir à Clarens, dans toute leur complexité, nous amène donc à voir combien le modèle social et politique de Rousseau rejoint la philosophie stoïcienne et plus particulièrement celle de Sénèque, surtout dans l’ancrage moral qu’il donne à la sphère politique ; mais, à la différence du stoïcisme, cet ancrage moral se double d’une référence à la transcendance qui structure la condition humaine.