Rousseau : la distinction entre amour de soi et amour-propre

Expliquer le texte suivant :« L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l’opinion. Sur ce principe, il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons : cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations, et c’est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent les soins plus indispensables pour prévenir dans le coeur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins. »

Jean-Jacques Rousseau


La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

1. Détermination du problème

1.1. Détermination du thème

D’où provient le mal ? Pour répondre à cette question, Rousseau propose une double distinction conceptuelle, entre amour de soi et amour-propre d’une part, et entre « vrais besoins » et « nouveaux besoins » d’autre part.

1.2. Définitions

Il n’est pas facile, au premier abord, de saisir ce que Rousseau entend au juste par « amour propre » et « amour de soi ». En revanche, l’opposition entre « vrais » et « nouveaux » besoins paraîtra peut-être plus immédiatement compréhensible, soit par expérience personnelle, soit par les connaissances tirées du cours.

Par opposition aux « nouveaux » besoins, les « vrais » besoins sont anciens – au sens où, même bébé, même dans la plus haute antiquité, les humains les ressentaient déjà. Ces « vrais besoins » semblent correspondre aux « désirs naturels et nécessaires » d’Epicure (boire, manger, dormir). A l’inverse, les « nouveaux besoins » ne sont pas des vrais besoins : ils peuvent se faire sentir de manière impérieuse mais nous n’en mourrons pas. La privation de leur objet peut certes nous faire souffrir, mais pas nous faire mourir, au sens où, privés d’eau ou de nourriture, nous dépérissons rapidement : ils correspondent aux « désirs vains » d’Epicure. Si vous avez déjà souffert de la faim (je ne vous le souhaite pas !), vous savez que le manque de nourriture se fait sentir avec une acuité bien supérieure au manque de téléphone portable (même si vous explosez votre forfait tous les mois).

Ceci posé, on peut assimiler, grâce à la première phrase de l’extrait, l’amour de soi à une sorte d’instinct de survie puisqu’il « est content quand nos vrais besoins sont satisfaits », tandis que l’amour-propre se présente comme un égoïsme capricieux (il « exige que les autres nous préfèrent à eux »).

On notera aussi que Rousseau emploie le mot « passion » dans un sens large, celui de « forte tendance de l’âme », par opposition au sens étymologique de « obsession émotionnelle douloureuse » puisque Rousseau mentionne les « passions douces et affectueuses ».

1.3. Détermination de la thèse

Pour Rousseau, le mal provient de l’amour-propre parce que celui-ci « se compare ». Aussi, pour prévenir la dépravation dans le coeur des individus, il prône l’exaltation de l’amour de soi, source des passions douces, et la répression de l’amour-propre, source des passions funestes – dont on comprend qu’il s’agit de l’envie, de la jalousie, de la rancune.

1.4. Détermination du problème

Un premier problème semble évident : le caractère égocentrique (à distinguer soigneusement de l’égoïsme et du narcissisme) de l’amour de soi paraît indubitable. Dans ce cas, le bien moral pourrait provenir de l’égocentrisme.

Un second problème survient avec les dernières lignes de l’extrait : si l’on veut des individus plutôt bons que mauvais, c’est pour les « diriger », c’est-à-dire pour les gouverner ; mais nous présupposons alors que ces individus vivent en compagnie les uns des autres, d’où le risque qu’ils se comparent déjà les uns aux autres. Peut-on vraiment remplir le programme que préconise Rousseau dans une société déjà formée ?

La diversité des niveaux de réflexion rendent l’extrait particulièrement dense et son étude soigneuse des plus délicates.

1.5. Plan du texte

D’abord, Rousseau distingue amour de soi et amour-propre (jusqu’à « ce qui est impossible. »).

Ensuite, il montre comment nos actions, bonnes ou mauvaises, découlent tantôt de l’amour de soi, tantôt de l’amour-propre (jusqu’à « des enfants et des hommes. »).

Enfin, il exprime la difficulté de promouvoir l’amour de soi contre l’amour-propre.

2. Explication

2.1. Première partie

Le début du texte exprime une thèse classique à l’époque de Rousseau : l’opposition entre des vrais besoins « physiologiques » (manger, dormir etc.) et de faux « besoins », c’est-à-dire des envies pressantes ressenties comme des besoins mais qui relèvent, en fait, d’un effet de mode, d’une comparaison de soi avec autrui dont le statut ou le patrimoine sont perçus comme enviables. Si vouloir satisfaire ses besoins naturels pour rester en vie apparaît pleinement légitime, au contraire une compétition entre individus reçoit condamnation.

Il convient de clarifier ce que Rousseau entend par « [l’amour-propre] exige que les autres nous préfèrent à eux » : si en effet l’amour-propre devait être comblé, il faudrait que nous obtenions ce qui nous fait envie chez les autres – donc qu’autrui nous en fasse cadeau, et ainsi nous donne la préférence : qu’il se sacrifie pour nous, en somme, « ce qui est impossible » affirme Rousseau – sauf peut-être, serions-nous tentés de nuancer, dans des cas très particuliers (des parents envers leurs enfants, par exemple).

Il convient également d’indiquer les conséquences que Rousseau suggère quant à la recherche du bonheur par l’adjectif « content » : puisqu’il est impossible que les « faux besoins » de l’amour-propre soient satisfaits, il suit que nous ne pourrons jamais les contenter, donc qu’ils nous rendront toujours malheureux.

2.2. Deuxième partie

A l’exception du sens précis du mot « passion » sous la plume de Rousseau, cette deuxième partie ne pose guère de difficulté majeure : il suffisait d’expliquer, par des exemples choisis, l’enchaînement causal entre amour de soi et passions douces, et entre amour-propre et passions irascibles. Nombre de romans s’articulent autour de la tension entre un héros simple, spontané et heureux aux prises avec un protagoniste vaniteux, calculateur et aigri – ainsi chez Pagnol les figures opposées de Manon des sources (ci-contre, interprétée par Emmanuelle Béart dans le film de Claude Berri) et du Papet.

Il fallait quand même indiquer la dimension exacte du problème, exprimée à la fin de cette partie, puisque le réel souci rousseauiste se pose dans une perspective pédagogique et politique.

2.3. Troisième partie

Sous couvert d’une première analyse peu étonnante pour son époque, Rousseau en propose une seconde, bien plus novatrice. D’une part, puisque l’amour-propre se compare, alors le risque existe dès lors que l’individu cesse de vivre seul et qu’il s’intègre à une société – et Rousseau rappelle très clairement, conformément aux analyses classiques (notamment aristotélicienne), que les humains ne peuvent vivre toujours seuls. Aussi le mal semble-t-il inévitable, sauf à parvenir, par une éducation méticuleuse, à intégrer un « humain naturel » dans une société, projet au coeur même de ce livre littéralement génial qu’est l’Emile ou de l’Education (1762), d’où l’extrait à expliquer est tiré.

D’autre part, au terme de l’analyse, c’est la société en tant que telle que Rousseau accuse. Contrairement aux Grecs et aux chrétiens, qui voient dans la Cité ou dans la communauté des fidèles le seul moyen d’améliorer les individus et de les rendre vertueux, Rousseau affirme que, du fait même qu’ils vivent ensemble, les humains commencent à s’imaginer qu’autrui jouit d’une meilleure part qu’eux. Ce jugement faussé paraît inévitable : aussitôt les humains en ressentent de l’envie. La société, loin d’améliorer les individus, provoque elle-même la corruption qui la ronge : idée fondamentale chez Rousseau, qu’il exprime de la manière la plus intense dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « L’homme est naturellement bon, et c’est la société qui le déprave. » Aussi Emile sera-t-il éduqué dans un isolement presque complet et ne fera son entrée dans la société qu’à la fin de son adolescence.

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