260 ans de Rousseau et la musique

Rousseau et la musique après 260 ans

F.B. Mâche

J’ai été invité à évoquer quelle sorte d’écho les idées de Rousseau musicien peuvent soulever encore aujourd’hui, non seulement chez les philosophes, mais aussi chez les compositeurs. La cause du Devin de village est sans doute considérée comme réglée. Son énorme succès de 1752 et des années suivantes est oublié à juste titre, et sa pauvreté musicale ne fait plus guère de doute. Est-ce pour autant une condamnation définitive ? Au XXème siècle, certains ont pourtant porté au pinacle l’arte povera de Satie ; et bien des succès populaires ont encore aujourd’hui, malgré leur indigence, des causes plus politiques que musicales. Mais je suppose qu’avec Rousseau c’est le musicologue plus que le compositeur qui mérite désormais l’attention de ceux qui composent.
La prose de Rousseau avait longtemps été une matière scolaire pour moi. MM. Lagarde et Michard avaient servi d’intermédiaires pour les cours que j’avais suivis, et ce sont eux encore que j’ai utilisés pour ceux que j’ai moi-même donnés pendant mes années de professorat à Louis-le-Grand. Ce n’est que peu à peu que je suis devenu sensible, en tant que compositeur, à certains textes dont la routine avait un peu voilé l’étrangeté, et à d’autres qui restaient peu accessibles ou méconnus.
L’essai sur l’origine des langues est de ceux-là. On sait que la société de linguistique, à partir de 1865, avait banni d’emblée toute recherche sur cette question comme insoluble et génératrice de fantasmes non-scientifiques, du genre de la langue adamique. Le développement considérable des connaissances linguistiques, paléontologiques et neuronales a depuis lors permis de reposer cette question sur de nouvelles bases, et tout récemment encore des linguistes ont publié des hypothèses sur quelques racines primitives communes à toutes les langues.
Mais ce n’est pas de cela que je suis censé vous parler, puisque d’autres, mieux autorisés que moi, en ont évoqué aujourd’hui plusieurs aspects. La force suggestive de cet essai inachevé et posthume est telle que ni les sociologues ni les musicologues ni les linguistes ne peuvent en épuiser l’exégèse. Je me contenterai de désigner quelques fulgurances et d’évoquer quels échos un musicien du XXIème siècle est tenté de leur donner.
Un premier exemple est un paradoxe aussi saisissant que ceux qui ont marqué chez Rousseau les débuts de son discours sur l’inégalité :
« On parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles : il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard : on voit même que les discours les plus éloquents sont ceux où on enchâsse le plus d’images ; et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs.
Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose ; l’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne bien une autre émotion que la présence de l’objet même, où d’un coup d’œil vous avez tout vu.
…les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, mais l’intérêt s’excite mieux par les sons. »
(Essai sur l’origine des langues, chapitre I,b)

Voilà des intuitions qui peuvent mener loin, en particulier loin des références à Horace ou au principe d’imitation, désormais trop datées. On voit d’abord un musicien qui semble rabaisser la musique. Mais aussitôt il révèle que c’est la répétition qui est à la base de la puissance expressive du discours, et a fortiori, on peut le supposer, de la musique. Autre paradoxe : l’imprécision de la musique par rapport à l’image ou à la parole ne l’empêche pas d’appartenir à la sphère éminemment humaine du langage. Alors, la musique est-elle handicapée ou renforcée en relevant elle aussi du discours ?
Rousseau la réhabilite bien évidemment, par exemple dans l’article Imitation de son dictionnaire de musique :
« La musique…peint tout, même les objets qui ne sont que visibles ; par un prestige presque inconcevable elle semble mettre l’œil dans l’oreille, et la plus grande merveille d’un art qui n’agit que par le mouvement est d’en pouvoir former jusqu’à l’image du repos : la nuit, le sommeil, la solitude et le silence entrent dans le nombre des grands tableaux de la musique. On sait que le bruit peut produire l’effet du silence, et le silence l’effet du bruit ; comme quand on s’endort à une lecture égale et monotone, et qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse. Mais la musique agit plus intimement sur nous, en excitant par un sens des affections semblables à celles qu’on peut exciter par un autre …l’art du musicien consiste à substituer à l’image insensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur. Non seulement il agitera la mer, animera la flamme d’un incendie, fera couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents ; mais il peindra l’horreur d’un désert affreux, rembrunira les murs d’une prison souterraine, calmera la tempête, rendra l’air tranquille et serein, et répandra de l’orchestre une fraîcheur nouvelle sur les bocages . Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes mouvements qu’on éprouve en les voyant. »
(Dictionnaire de musique, article Imitation, p.79-80)

Cet éloge du mouvement, du temps, opposé à l’immobilité des images et à la relative intemporalité du discours est très intéressant, car au cœur de toute musique se cache (ou se montre) un art, (ou un artifice), qui vise bien en effet à annihiler la déperdition temporelle en la transformant en une plénitude d’émotions, et qui agrandit démesurément la densité de l’instant en lui inventant un destin. Là où les arts du regard semblent à Rousseau incapables de dépasser l’instant, la musique, par sa rhétorique de la répétition, l’enrichit en le prolongeant dans le mouvement même de la vie de l’esprit.
La subjectivité triomphante de son évocation d’une musique d’autant plus descriptive qu’elle est moins imitative n’est pourtant pas ce qui m’a d’abord attiré chez Rousseau, qui en rêvait sans parvenir à la composer lui-même. Mes débuts de compositeur sont contemporains du développement de la musique électroacoustique. Lorsqu’au Groupe de Recherches Musicales, où Pierre Schaeffer venait de m’enrôler comme un des membres fondateurs, j’apprenais à écouter sans préjugé tout ce qui sortait d’un haut-parleur comme porteur d’un sens musical au moins virtuel, je prolongeais le mouvement qui depuis Debussy avait peu à peu disqualifié les grammaires musicales et les formes préconçues au profit d’un naturalisme polymorphe, et même libertaire. Je n’allais pas, comme Schönberg et ses épigones néo-sériels, recadrer sur le seul modèle du langage un art qui s’était libéré de ses scléroses. Et le « solfège » préalable auquel Schaeffer prétendait intéresser tout compositeur avant de libérer son imagination n’avait guère de séduction pour moi. J’aurais alors pu remarquer certains parallèles entre le naturalisme de Rousseau et celui que l’écoute des sons « concrets » postulait d’emblée.
Si la musique du XXème siècle, en-dehors de l’héritage de Schönberg, avait plus cherché à se libérer du langage qu’à s’y soumettre, où à le réinventer, était-ce là une révolte nihiliste promise à l’échec, ou la promesse d’une authenticité plus proche de la nature ? Telle était une des réflexions, et des inquiétudes, auxquelles la lecture de Rousseau pouvait conduire.
Rousseau a peut-être été le premier à sentir, sans toujours le dire assez explicitement, que la poésie, à mi-chemin du langage et de la musique, apparaît comme un témoin archaïque d’une évolution, dans les phonations humaines, de la pure émotion du cri à la discipline du discours, c’est-à-dire d’une sorte de musique polysémique à une sémantique précise :
« D’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. »
(Essai sur l’origine des langues, chapitre III)
Et il admet pourtant comme une réalité indubitable :
« …puisque la musique, étant un discours, doit avoir comme lui ses périodes, ses phrases, ses suspensions, ses repos, sa ponctuation de toute espèce… »
(Dictionnaire de musique, article Harmonie)

Alors, la musique doit-elle fatalement être un discours, ou peut-elle accompagner la pure efflorescence de l’émotion, fût-elle désordonnée ?…
Cette intuition, et peut-être cette nostalgie d’une parole qui se souvient d’avoir été un chant, et d’un chant porteur de la double richesse de l’émotion et de la connaissance, n’aurait-elle pas dû conduire Rousseau à être poète, si son temps n’était pas justement celui où la poésie périssait sous le raisonnement et l’écrasante doctrine du classicisme ? Diderot, qui a ressenti vivement cette influence négative du rationalisme, n’a pas davantage pu se résoudre à l’abandonner. Et comme Rousseau, il a tenté d’exprimer une sensibilité romantique dans une langue encore classique.
Rousseau compositeur aurait apparemment dû être à la hauteur du philosophe, mais sa jalousie de Rameau, son hostilité obsessionnelle à la musique française, à l’harmonie et au contrepoint, l’ont condamné à une décevante pauvreté. Et plus largement, c’est la surestimation sentimentale qui a conduit toute son époque à se complaire dans la comédie larmoyante, le kitsch greuzien, le goût troubadour, ou de fades bergeries. (Un peu comme les musiques pop d’aujourd’hui ne veulent prendre en compte que des dimensions émotionnelles, en ignorant ou en négligeant toutes les autres).

Pourtant Rousseau a des intuitions étonnantes. En voici un autre exemple dans les Observations sur l’Alceste de M.Gluck :
« C’est un grand et beau problème à résoudre, de déterminer jusqu’à quel point on peut faire chanter la langue et parler la musique : c’est d’une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la musique dramatique »

Là encore le philosophe l’emporte de loin sur l’auteur d’opéra. Il a parfaitement perçu la difficulté qui plombe la quasi-totalité des opéras : le livret bavarde, et condamne parfois la musique à bavarder comme lui. Le remède classique d’une marche en deux temps : le récitatif pour faire avancer l’action, et l’aria pour s’émouvoir à loisir, n’est pas lui-même sans inconvénients. De sorte que lorsque j’essaie moi-même de réfléchir, de comprendre, de faire de la musicologie après avoir composé, je m’inquiète brusquement du danger stérilisant de trop raisonner. Les difficultés non résolues de Rousseau m’ont conduit plus d’une fois à composer malgré quelques convictions théoriques plutôt que grâce à elles, et à défendre une conception plus épiméthéenne que prométhéenne de l’acte artistique.
Par exemple ma méfiance vis-à-vis de la métaphore du « langage musical » était comparable aux difficultés dont Rousseau a parfois du mal à s’extraire. Il écrit dans l’article Mélodie du Dictionnaire de Musique :
« C’est l’accent des langues qui détermine la mélodie de chaque nation ; c’est l’accent qui fait qu’on parle en chantant, et qu’on parle avec plus ou moins d’énergie selon que la langue a plus ou moins d’accent. Celle dont l’accent est plus marqué doit donner une mélodie plus vive et plus passionnée ; celle qui n’a que peu ou point d’accent ne peut avoir qu’une mélodie languissante et froide, sans caractère et sans expression »
Il a donc l’intuition que la musicologie relève d’une anthropologie avant de parler d’esthétique, et que la pensée musicale est tributaire de la langue dans laquelle s’expriment ses praticiens et son public. Mais il a conscience que sa sourde hostilité au français et à Rameau l’entraîne vers une anthropologie trop large, et un relativisme que toute son époque rejette, parce qu’il butte sur des hiérarchies admises, et que, en toute logique, il légitimerait d’autre part autant la musique française que n’importe quelle autre. Il ricane parfois avec mauvaise humeur :
« questions intéressantes : comme de savoir s’il n’y a qu’une musique, comme le prononcent magistralement nos docteurs ; ou si peut-être, comme moi et quelques autres esprits vulgaires avons osé le penser, il y a essentiellement et nécessairement une musique propre à chaque langue, excepté pour les langues qui, n’ayant point d’accent et ne pouvant avoir de musique à elles, se servent comme elles peuvent de celle d’autrui, prétendant à cause de cela que ces musiques étrangères, qu’elles usurpent au préjudice de nos oreilles, ne sont à personne, ou sont à tous »
(Observations sur l’Alceste de M.Gluck)

Dans un temps où le prestige international de la langue française assurait à un écrivain suisse une audience bien au delà de celle de son canton, il devait constater que la musique française était loin de bénéficier de la même universalité. D’où le ton de dépit agressif devant cette exception à la loi nouvelle qu’il est tenté de formuler. Le classicisme musical, avec Mozart et Haydn, a mis au premier rang de ses ambitions, – et de ses illusions –, cette universalité translinguistique dont Rousseau reconnaît bon gré mal gré les limites, à cause, toujours, de cette exception française qu’il s’acharne à attaquer.
Mais lorsque Rousseau observe que la musique du ranz des vaches n’a en soi rien de particulier qui puisse expliquer son interdiction parmi les mercenaires suisses, sinon qu’elle surexciterait leur nostalgie au point de les pousser à déserter, il préfigure les positions de certains ethnomusicologues du XXème siècle qui écartaient l’analyse des musiques pour mettre d’abord en évidence et privilégier les conditions de leur apparition et de leur usage. Comment alors rendre compatible ce relativisme sociologique avant la lettre avec l’idée que la substance musicale elle-même est intimement liée au système phonétique de la langue de ceux qui la pratiquent ? L’inachèvement de l’Essai sur l’origine des langues serait-il dû à la conscience de ce genre d’aporie ?
Eh bien, moi aussi j’ai risqué de me mettre en contradiction, ou en dissonance, avec moi-même lorsque, tout en contestant que la musique soit une sorte de langage, je n’en ai pas moins exploré la parole comme une source de musique, et ce sous divers aspects paradigmatique, syntactique, phonétique etc . : J’ai imaginé dès 1959, dans Safous Mélè, d’écrire l’accompagnement d’un texte grec chanté sous forme d’une transcription instrumentale du même texte, phonème après phonème. En 1964, préfigurant ce qu’on a appelé la musique spectrale, j’ai utilisé les sonogrammes d’un poème d’Eluard pour concevoir une autre transcription purement instrumentale de la parole dans Le son d’une voix. J’ai aussi souvent fait appel à des langues mortes comme support articulatoire, dans le double souci d’évacuer la signification et du même coup de dégager cette musicalité propre à une langue dont Rousseau a eu un très fort sentiment.
L’universalité de la musique (de la musique européenne…) était mise en doute par Rousseau, dans le précédent passage tiré du brouillon de ses Observations sur l’Alceste de M .Gluck. Je pense avoir eu l’occasion de reposer cette question sur d’autres bases. L’enregistrement sonore a permis au XXème siècle de comparer beaucoup plus efficacement des systèmes musicaux encore méconnus. Leur rassemblement a alternativement conduit à les rapprocher dans une musicologie comparée, puis à les dissocier dans un relativisme allant parfois jusqu’à dénier toute légitimité à un concept commun de musique, avant que les excès de ces approches purement esthétiques ou purement sociologiques n’autorisent le retour actuel à un certain comparatisme.
Lorsque je compose, ce n’est à vrai dire ni Rousseau musicologue ni Rousseau compositeur que je convoque parfois à mon horizon. C’est le très grand écrivain. C’est par des textes que Rousseau a su évoquer des sensations musicales originales. Voici un passage bien connu de la Nouvelle Héloïse dont je me suios plu à reconstituer les sons. Mais Rousseau ne considérait évidemment le « chant » des bécassines que comme une sorte de métaphore subjective :

.…Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l’air, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon coeur mille réflexions douloureuses…
(La nouvelle Héloïse, IV. 17)
Quelques extraits de l’oeuvre ultime de Rousseau soulignent la distance entre la musique et la philosophie. L’expérience de la rêverie y fait place à une méditation induite par les sons de la nature, que soulignent des allitérations, et cette méditation rend inutile, inopérante et même nuisible toute réflexion dans un texte d’une spiritualité quasi-bouddhique :
« …j’allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie.

Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvemens internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait… »
(Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire)
A la fin de sa vie, ainsi, c’est l’abolition du temps, et non plus sa maîtrise ou son enrichissement par la musique qui apparaît comme la voie suprême du salut, et la régression vers un état antérieur à la naissance même du temps. Plusieurs de mes compositions revivent un questionnement proche de celui de Rousseau, en particulier mes œuvres orchestrales L’estuaire du temps et Taranis
F-B.Mâche, novembre 2013