Propriété et droit naturel chez Jean-Jacques Rousseau.

Une lecture de l’épisode opposant Émile à Robert dans le livre II d’Émile. Paru dans la Revue Rousseau studies, Genève, Slatkine, 2014

Une lecture de l’épisode opposant Émile à Robert dans le livre II d’Émile.

Dans le Discours sur l’économie politique, le Genevois écrit que le droit de propriété est « le plus sacré de tous les droits »1. Cela signifierait-il que Rousseau considère le droit de propriété comme un droit naturel ? Georges Gurvitch utilise notamment cette citation pour prouver après Liepmann, Gierke, Höffding et Hensel que Rousseau n’est pas un des pères du socialisme, mais qu’il défend au contraire la préexistence du droit de propriété par rapport à la loi et son caractère inviolable et naturel2. Il va donc dans le sens d’une interprétation kantienne de Rousseau et tire le texte vers la logique des droits naturels de l’individu. Certains textes de Rousseau semblent, en effet, attribuer au droit de propriété une dimension fondamentale. Cela rapprocherait Rousseau de Locke. Le philosophe anglais donne à la propriété une légitimité objective et naturelle au chapitre 5 du Second traité du gouvernement civil.

Cela questionne plus généralement le statut du droit naturel chez Rousseau. Yves Vargas considère que Rousseau est radicalement opposé au droit naturel dans ses déclarations les plus fondamentales3. D’autres estiment, à l’inverse, que Rousseau utilise le langage des droits naturels et qu’il est un partisan, avant l’heure, d’une sorte de doctrine des droits de l’homme. Il existe aussi, une solution intermédiaire pour concilier les divers points de vue et qui

1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, dans J-J. Rousseau, Édition du Tricentenaire- Œuvres complètes, volume VI, Écrits politiques et économiques (3), dir. R. Trousson et F. S. Eigeldinger, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 2012. Désormais abrégée ET-OC VI, p.

2 Georges Gurvitch, Écrits russes, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 186 et suivantes sur la question. La lecture de Gurvitch intéressante et pertinente sur beaucoup de points le conduit néanmoins et de manière erronée à faire de Rousseau un partisan des droits naturels de l’homme et notamment de celui de propriété – ce qui est, à tout le moins, une approximation : « Nous essayerons de démontrer qu’en dépit de l’opinion générale, l’auteur du Contrat Social fut un ardent défenseur du droit individuel et inaliénable de propriété et qu’il n’avait aucune affinité pour le socialisme » (p. 186).

« Les droits imprescriptibles et naturels de l’individu n’existent pas en dehors de l’État. Ce n’est pas à l’arbitraire de l’État qu’appartient de décider d’admettre ou non le droit de propriété et de définir les limites de ce droit. En revanche, l’État ne peut exister en tant qu’expression légitime que si et seulement si ce droit imprescriptible et sacré […] est garanti aux citoyens » (p. 188).

3 « Je crois que pour dégager Rousseau de cette infamie, il n’est pas nécessaire de réactiver une loi naturelle qu’il a continuellement rejetée. L’affirmation que la loi fonde la justice et qu’aucune loi ne peut être injuste, est certes une affirmation positiviste ; mais on doit voir que chez Rousseau la loi, ce qui mérite être appelé « loi », c’est la volonté du peuple, c’est la règle que le peuple s’applique à lui-même, tout le reste n’est qu’un simulacre de loi », Yves Vargas, « Rousseau et le droit naturel », dans Trans/Form/Ação vol. 31, no 1, Marília 2008. On trouve la même idée dans un article de Mathiot mais appliquée, cette fois, à l’économie : « Rousseau est d’abord moderne en proposant une philosophie politique non fondationniste, au sens aujourd’hui fréquent de ce terme. Non seulement il rompt avec l’ordre naturel de la loi de Nature, mais il ne renoue pas pour autant avec la définition d’une fin ultime que serait par exemple un bien public proposé en principe. », J. Mathiot, « Politique et économie. Rousseau comme anticipateur du partage moderne », Josiane Boulad-Ayoub, Isabelle Schulte-Tenckhoff et Paule-Monique Vernes éd., Rousseau anticipateur-retardataire, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 34. consiste à faire appel à un texte marginal mais important de Rousseau : le Manuscrit de Genève dans lequel il est fait mention du « droit naturel raisonné ». Il est possible de chercher dans le « droit naturel raisonné » une via media qui n’est ni véritablement une théorie du droit naturel, ni un positivisme juridique4. Pourtant, cette dernière solution est, elle aussi, discutable car ce que Rousseau entend par « droit naturel raisonné » n’a que peu de choses à voir avec le dictamen spontané de la conscience, mais ressemble plutôt aux sommes juridiques que sont capables de faire les hommes grâce aux « tardives leçons de la sagesse ».

Le fondement du droit est pour Rousseau, on le sait, non pas le droit naturel quel qu’il soit mais la volonté générale. Il ne semble pas, pourtant, que la notion de « volonté générale » témoigne d’un pur et simple conventionnalisme. La volonté générale est à la fois conventionnelle et naturelle. Elle est conventionnelle parce qu’elle procède du contrat par lequel chacun a volontairement accepté de se donner à elle, c’est-à-dire de respecter ses exigences, mais elle est naturelle car chacun trouve en soi et sur des bases largement indépendantes du raisonnement le sens de la justice, qui est, proprement, le contenu de la volonté générale. Sans communication, la volonté générale met tout le monde d’accord comme si une même normativité naturelle parlait de la même manière en tous. Pourtant, dans le même temps, le Genevois pense qu’il ne peut y avoir de droit sans une rationalité historiquement constituée et sans certaines idées façonnées dans le temps long : c’est ce dont témoigne notamment le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il y aurait donc une tension renouvelée et constamment sous-jacente dans la doctrine de Rousseau entre un naturalisme sentimentaliste (si l’on peut dire), un conventionnalisme et une historicisation de la rationalité juridique. Le problème est donc de savoir si Rousseau, qui donne au droit une racine naturelle à travers la conscience morale et les sentiments moraux peut avoir une théorie cohérente du fondement du droit si, par ailleurs, il défend un conventionnalisme à travers la thèse radicale de la souveraineté populaire et un historicisme à travers l’étude des transformations du droit dans le temps long. La manière dont il aborde et traite la question du droit de propriété dans le livre II d’Émile, dans l’historiette qui oppose Émile au jardinier Robert, contribuera à nous éclairer5.

4 Voir Céline Spector. Ce point figure dans une conférence donnée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, diffusée de manière privée, mais qui reprend certains de ses textes. Cette idée est assez proche de celle de Luc Vincenti, « Rousseau et l’amour de soi » dans A. Charrak et J. Salem (dir.), Rousseau et la philosophie, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 143-154. Mais cette conception est discutable parce que le droit naturel raisonné ne peut, comme le pensent les jusnaturalistes, être le fondement du droit ; il n’est que l’expression des conceptions normatives admises.

5 Ce texte a déjà été bien étudié. M. de Fatima Simoes Francisco, « La première leçon morale : l’épisode des fèves dans l’Émile de Rousseau », Télémaque, Université de Caen, 22, 2002, p. 115-128. Blaise Bachofen, « Une robinsonnade paradoxale : les leçons d’économie d’Émile », Archive de philosophie, 72, 1, p. 75-99,

Fonder la propriété

Rousseau estime que l’on ne saurait considérer la propriété comme un droit naturel au sens d’un droit naturel anhistorique. Il est, ce faisant, en accord avec les jusnaturalistes mais en désaccord avec Locke. Les jusnaturalistes historicisent le droit naturel car est droit naturel, pour eux, les préceptes que la raison indique et qui peuvent varier en fonction des conditions historiques. Il est, par exemple, possible que la propriété n’ait pas été conforme à la raison aux temps premiers et le devienne avec l’évolution des sociétés. Locke, de son côté, estime que le droit de propriété a toujours fait partie du corpus des droits naturels de l’individu. Il y a donc une divergence fondamentale entre deux formes de droits naturels quant à la place que l’histoire y occupe. Rousseau va plus loin encore car il ne cherche ni dans la nature ni dans la raison le fondement du droit de propriété, mais il montre, au contraire, que l’idée de propriété procède entièrement d’un apprentissage et d’une dénaturation de l’homme. Il s’agit donc, pour lui, de trouver le fondement du droit de propriété ailleurs que dans la nature. Néanmoins, nous montrerons que c’est, d’une certaine manière, sans renoncer à suivre la nature que Rousseau produit sa démonstration pédagogique.

Pourtant, certains passages du texte de Rousseau laissent entendre que le travail est un mode d’acquisition naturel des biens, c’est-à-dire une opération par laquelle une chose se trouve naturellement assignée à quelqu’un. Pourtant, le texte que nous nous proposons d’étudier et qui est extrait du Livre II d’Émile laisse comprendre plutôt que le travail est l’opération par laquelle un sujet s’attache aux choses et est disposé à les revendiquer comme siennes. Cela ne saurait signifier que les choses travaillées deviennent juridiquement les siennes à travers un droit de propriété, mais seulement qu’il y est subjectivement attaché et donc prêt à les revendiquer. Le droit de propriété comme droit reconnu et garanti ne saurait être confondu avec l’attachement subjectif qui conditionne une propension à revendiquer quelque chose pour soi. Le but du gouverneur est de ramener Émile au fondement du droit, c’est-à-dire de produire en lui un sentiment de justice ou d’injustice. C’est par l’attachement qu’il procède. Le gouverneur veut éveiller, dans l’enfant, un sentiment de révolte parce que c’est la base sur laquelle s’élaborent des revendications de justice. On ne revendique la défense que de ce à quoi on est attaché. C’est la raison pour laquelle Jean-Jacques veut

2009. Céline Spector, « “Mais moi je n’ai point de jardin”. La leçon sur la propriété d’Émile » dans Éduquer selon la nature. Seize études sur Émile de Rousseau, C. Habib (éd.), Paris, Editions Desjonquères, 2011, p. 26-37. Pierre Crétois, « Le parti pris des choses. Formation de l’individu républicain dans l’Émile de Rousseau », Orages, no 9, 2010, p. 282-283. attacher Émile à certaines choses pour produire en lui une propension à les réclamer à quiconque voudra s’en saisir. C’est là que l’on doit trouver la source de l’idée de propriété.

Le premier point important est de comprendre comment fonctionne le travail dans l’anecdote du livre II d’Émile qui met face à face Robert et Émile. Ce texte est d’abord une réfutation du passage du Traité d’éducation de Locke sur la manière d’instruire l’enfant des principes de la justice. Le point d’accord entre Rousseau et Locke porte sur le fait qu’il existe un lien fort entre propriété et justice et que pour avoir le sens de l’une, il est important d’avoir le sens de l’autre. Mais, le procédé pour inculquer le sens de la propriété n’est pas le même chez Rousseau et Locke. Pour Locke, il est aisé d’enseigner à l’enfant ce qu’est la propriété en lui donnant quelque chose et en le conduisant à le retenir pour lui seul. C’est sur cette base qu’on pourra ensuite l’instruire sur la libéralité et la justice, car la libéralité est la traduction de la bonté du point de vue de la gestion de nos biens personnels et la justice est le fait de rendre à chacun ce qui lui appartient :

« Parce que les enfants ne sauraient bien comprendre ce que c’est qu’injustice que lorsqu’ils entendent ce que c’est que droit de propriété, et comment les particuliers viennent à l’acquérir, le plus sûr moyen d’assurer la probité des enfants, c’est d’en établir de bonne heure les fondements sur la libéralité, en les accoutumant à partager facilement avec d’autres tout ce qu’ils ont, ou qu’ils aiment le plus. C’est ce qu’on peut leur apprendre avant qu’ils aient assez de jugement et de connaissance du langage, pour se faire des idées distinctes de la propriété, et pour savoir ce qui leur appartient par un droit particulier qui exclut toute autre personne d’y rien prétendre. Et comme les enfants ne possèdent guère que des choses qui leur ont été données, et pour l’ordinaire leurs parents, on peut d’abord leur enseigner à ne prendre, ou retenir que ce qui leur a été donné par ceux à qui ils supposent qu’elles appartiennent véritablement »6.

Mais, pour Rousseau, enseigner aux enfants que « ce qui leur a été donné par ceux à qui ils supposent qu’elles appartiennent véritablement » est à eux, ça n’est pas régler le problème de la propriété dans l’esprit de l’enfant. Il peut en effet toujours s’interroger sur l’origine de la propriété de ses généreux donateurs, puis sur la source de la propriété des donateurs des donateurs… et ainsi de suite, ad libitum. Rousseau réfute donc l’idée lockienne qu’il juge contre-intuitive. Il considère qu’il y a un risque de régression à l’infini et qu’il faut bien, à la fin, savoir d’où vient la première idée de propriété. Il conserve néanmoins l’idée que jouer sur la propriété est un bon moyen d’enseigner à l’enfant les premiers principes de la justice et de la vie en société :

6 Locke, De l’éducation des enfants, traduit par Coste, Amsterdam, Chez Herman Uytwerf, 1737, p. 190.

« Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, c’est ne lui rien dire, puisque bien qu’il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu’il les a parce qu’on les lui a données, c’est ne faire guères mieux ; car pour donner il faut avoir : voilà donc une propriété antérieure à la sienne ; et c’est le principe de la propriété qu’on lui veut expliquer ; sans compter que le don est une convention, et que l’enfant ne peut savoir encore ce que c’est que convention »7.

Quelle est la première idée solide sur laquelle peut fermement se fonder la propriété dans l’esprit de l’enfant ? Si l’on observe superficiellement la réponse du Genevois, on peut avoir le sentiment qu’il reprend la thèse lockienne du Second traité du gouvernement civil : c’est le travail qui fonde la propriété. Mais la fonction que Rousseau donne au travail n’est pas d’être le premier bien qui nous appartient et que l’on peut introduire dans une res nullius pour la faire nôtre. Le travail est, dans l’historiette d’Émile et du jardinier Robert, la source subjective de l’attachement aux choses à laquelle il faut remonter pour donner à l’enfant une idée correcte (aussi conforme à la nature que possible) du droit de propriété. Apprendre à retenir ce qu’on nous a donné, comme le propose Locke, n’a pas de sens car cela ne repose que sur une pure convention sans aucun ancrage naturel : l’échange et le don comme fondement de l’appropriation, c’est l’éducation des hommes et non celle de la nature. Or, précisément, c’est à trouver un guide naturel au droit de propriété que Rousseau travaille. Il refuse de faire un enfant despote. Il critique évidemment l’éducation de cour qui, livrant toute chose utile aux enfants, leur apprend qu’il suffit de vouloir pour avoir. Or, une telle idée est factice et dangereuse :

« L’enfant qui n’a donc qu’à vouloir pour obtenir se croit propriétaire de l’univers ; il regarde tous les hommes comme ses esclaves, et quand enfin l’on est forcé de lui refuser quelque chose, lui, croyant tout possible quand il commande prend ce refus pour un acte de rébellion »8.

Il faut, à l’inverse, trouver les conditions qui poussent l’enfant à vouloir protéger et garder pour lui une chose déterminée sans que ce ne soit l’expression d’une velléité arbitraire mais d’un attachement réel aux choses réclamées.

Pourquoi la référence au travail comme fondement de la propriété ne serait-elle pas, finalement, très proche de ce qu’elle représente chez Locke ? D’autant plus qu’il existe d’autres textes du corpus rousseauiste qui vont dans le sens d’une articulation du droit de propriété avec le travail. Dans le Second Discours, par exemple, Rousseau évoque la manière

7 J.-J. Rousseau, Émile, Livre II, dans ET-OC VII, Ecrits pédagogiques (1), p. 408-409. 8 Ibid., p. 391.

dont le droit de propriété ne peut jamais qu’être fondé sur la « main d’œuvre » :

« Cette origine est d’autant plus naturelle qu’il est impossible de concevoir l’idée de la propriété naissante d’ailleurs que de la main-d’œuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites, l’homme y peut mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée lui en donne par conséquent sur le fond, au moins jusqu’à la récolte, et ainsi d’année en année, ce qui faisant une possession continue, se transforme aisément en propriété »9.

Dans du Contrat social, il considère que si jamais on devait accepter l’idée d’un droit naturel de propriété antérieur à toute convention, et au contrat social même, ce droit devrait être étroitement adossé au travail individuel :

« En général, pour autoriser sur un terrain quelconque le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes : premièrement, que ce terrain ne soit encore habité par personne, secondement, qu’on n’en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister ; en troisième lieu, qu’on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui, à défaut de titres juridiques, doive être respecté d’autrui »10.

Pourtant, dans ce même chapitre du Contrat social, Rousseau souligne que l’on ne saurait confondre le droit de premier occupant avec le titre de propriété fondé sur le contrat social puisque l’appropriation par le travail est une sorte de règle morale qui doit être respectée seulement « à défaut de titres juridiques ».

Dans Émile, Rousseau reprend donc l’idée qu’une propriété est naturellement respectable si elle est fondée sur le travail (qui n’est pourtant pas encore un droit) en opposant ce type d’appropriation naturel avec la conquête et la domination militaire d’un Nunez Balbao dont il parle aussi au chapitre 9 du livre I du Contrat social :

« Il s’agit donc de remonter à l’origine de la propriété ; car c’est là que la première idée en doit naître […]. Il prend […] possession [de la terre] en y plantant une fève ; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nuñes Balboa de l’Amérique méridionale au nom du roi d’Espagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud »11.

C’est pourquoi, Jean-Jacques cherche à faire comprendre à Émile ce qu’est la propriété

9 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ET-OC V, Ecrits Politiques et économiques (2), p. 154.

10 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, 9, ET-OC V,, p. 485. 11 Émile II, ET-OC VII, p. 409.

en le faisant travailler.
Mais, à nouveau, Rousseau ne comprend pas l’articulation entre travail et propriété de

manière lockienne. Dans le Traité du gouvernement civil, en effet, Locke traite, de son côté, du problème suivant : la manière dont il est possible de faire d’un bien commun un bien privé, il traite donc du problème de l’appropriation. Cette question, il la résout en évoquant le travail individuel en réfutant qu’un accord entre les hommes n’ait quelque rôle de fondement que ce soit, en ce qui concerne la propriété (chacun peut s’emparer d’une res nullius par son seul travail sans ne rien demander à personne). Le travail est précisément ce qui opère un mélange objectif entre ce qui m’est naturellement propre (ma personne et mon travail) et ce qui est, au départ, commun (la terre et les fruits). En ajoutant quelque chose de propre à ce qui ne l’était pas au départ, on se l’approprie puisqu’on a réellement mis quelque chose qui est initialement nôtre (notre travail) dans un bien, au départ commun. La marque que le travailleur met dans les choses par l’effort qu’il a déployé pour les produire est donc la marque objective qu’elles sont à lui12. Tout se passe donc comme s’il y avait un droit naturel de propriété pour celui qui a matérialisé son activité dans une chose.

Si l’idée de propriété apparaît comme la suite d’un processus pédagogique dont la nature doit être le guide, Rousseau considère aussi, et c’est paradoxal, que l’homme a naturellement tendance à tout s’approprier – il est, en cela, fidèle à l’enseignement hobbesien. Mais de cette propension à tout s’approprier ne saurait résulter une véritable idée de propriété. Car la propriété n’est pas l’appropriation de tout sans limite. Elle est l’attachement déterminé d’une personne à un bien particulier. Si l’homme peut avoir, comme le dit Hobbes, une propension naturelle à tout s’approprier13, d’une part, il ne s’agit que d’une tendance qui ne saurait faire droit et, d’autre part, c’est une tendance qui n’est pas un véritable attachement à telle ou telle chose, elle ne saurait donc être liée à l’idée de propriété. Avant sa formation, l’enfant jouit de tout sans distinction, après sa formation, il s’est attaché d’une manière déterminée à un bien particulier, sa terre. Le gouverneur a dompté la tendance débordante de l’enfant pour la canaliser, la stabiliser et la constituer en fondement du droit.

La propriété n’apparaît qu’avec la genèse et l’altération du sens que les hommes donnent à ce qui constitue leur intérêt. L’idée de propriété résulte d’une stabilisation des

12 Locke, Second Traité du gouvernement civil, chap. 5, §28.
13 Ainsi, la propension à tout s’approprier n’est pas véritablement liée à l’idée de propriété mais seulement à un

désir d’appropriation sans limite qui est, en même temps, attachement à rien. Or, pour qu’il y ait propriété, il faut qu’il y ait attachement, c’est ce que ce passage d’Émile montre : « C’est une disposition naturelle à l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusqu’à certain point : multipliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire, chacun se fera le maître de tout. », loc. cit.

intérêts humains dans des choses précises auxquelles ils se considèrent particulièrement liés. Dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau montre bien qu’à l’état de nature, l’homme n’a aucun intérêt stable mais passe de choses en choses et s’y arrête temporairement pour en user et non pour se les approprier. La sédentarisation des hommes dans leur cabane est un moment décisif de la genèse d’un intérêt stable qui accompagne l’émergence du droit de propriété :

« Bientôt cessant de s’endormir sous le premier arbre, ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dure, et tranchantes, qui servirent à couper du bois, creuser la terre, et faire des huttes de branchage, qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile et de boue »14.

Toute l’action du gouverneur est donc de reproduire à l’échelle de la vie de l’enfant ce que l’histoire a mis des années à produire dans l’espèce, en s’efforçant, par le travail, de fixer l’intérêt d’Émile sur un objet déterminé, de le stabiliser par le soin qu’il y porte et la joie qui est associée au fait de voir sa puissance se déployer en lui. Le travail n’est donc pas la marque objective de la personnalité dans les choses, mais un moyen par lequel le sujet se les approprie subjectivement et s’y attache.

Certes la perspective que développe Rousseau dans Émile est très spécifique, qu’elle n’est pas orientée sur le droit mais sur la psychologie dans la mesure où il s’agit d’un roman pédagogique. Pourtant, il s’agit bien, pour le gouverneur, de donner à Émile les rudiments du droit et cette perspective entre parfaitement dans le cadre de l’étude de la généalogie de l’intérêt que Rousseau développe par ailleurs. Rousseau a, en effet, une conception plastique et généalogique de l’intérêt. L’intérêt est le résultat d’un processus d’émergence et de consolidation. Par le travail, la chose revendiquée devient partie intégrante de la personne, elle constitue son être plus que son avoir. Attaquer une propriété acquise par le travail et la culture, c’est donc attaquer son être même, c’est-à-dire ce qu’elle a mis de lui dans la chose par le travail15.

Protéger la propriété, en ce sens, ce n’est pas défendre l’avoir mais l’être. Toute l’anecdote qui oppose Émile à Robert met en scène ce point. C’est la raison pour laquelle une chose acquise par le travail est beaucoup plus respectable qu’une chose acquise par d’autres moyens n’impliquant pas d’investissement subjectif dans la chose même. Ainsi, par le travail, Rousseau montre que le champ entre tellement dans la substance même d’Émile, devient

14 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ET-OC V, p. 144.
15 C’est aussi, en partie, le cas chez Locke. Mais, chez Locke il s’agit moins de l’intériorisation de l’attachement aux choses que d’une manière de déposer dans les choses une chose qui était déjà à nous (notre travail) dans une relation purement extérieure et objective.

tellement une partie d’Émile, qu’il peut le défendre comme il défendrait une partie de son corps :

« On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. J’augmente cette joie en lui disant : cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui »16.

Le travail n’est pas tant une manière de mettre sa marque dans les choses qu’une manière de se laisser marquer par elles. C’est un point que Victor Goldschmidt explicite parfaitement :

« En dépit de leur accord littéral, les deux doctrines sont donc parfaitement différentes. Dans l’une, le travail n’est, initialement, que le simple fait de la prise de possession : ramasser des glands, les faire bouillir, et, plus simplement : les « manger » et les « digérer. » […] Dans l’autre, le travail prend dès le départ son sens précis, et son objet n’est pas tant la prise de possession que l’appropriation, non pas l’exclusion des tiers, mais la justification du lien entre l’homme et la chose »17.

Dans Du contrat social, les critères précontractuels rendant la propriété respectable se rapportent à la subsistance individuelle, au travail et à la culture plus qu’à de vaines cérémonies, c’est-à-dire que ce que l’on respecte est l’être même des individus : leur subsistance et leur investissement (Du contrat social, I, 9). De la même manière, le travail,

16 Émile II, ET-OC VII, p. 409.
17 Goldschmidt développe une idée convergente (bien qu’un peu différente de la nôtre). Il met ainsi bien en

évidence le rapport entre le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et ce passage d’Émile. Reste, il nous semble, que Goldschmidt extrapole un peu et ne parvient pas à dégager la vraie portée de ce passage : « Pour Locke, c’est le simple fait de retirer une chose de l’indivision originaire, qui constitue le travail et, en face des copropriétaires, le titre d’acquisition. Pour Rousseau, il est besoin d’un travail au sens propre du terme, d’une industrie, et le but immédiat n’en est pas la mainmise sur une chose pour la soustraire à la communauté et la protéger contre des prétentions concurrentes, mais l’appropriation personnelle d’une chose que l’homme « n’a point faite », mais qu’il mérité en imitant, autant qu’il est en lui, l’activité créatrice de Dieu [en note : « Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et d’activité »]. En dépit de leur accord littéral, les deux doctrines sont donc parfaitement différentes. Dans l’une, le travail n’est, initialement, que le simple fait de la prise de possession : ramasser des glands, les faire bouillir, et, plus simplement : les « manger » et les « digérer » […]. Dans l’autre, le travail prend dès le départ son sens précis, et son objet n’est pas tant la prise de possession que l’appropriation, non pas l’exclusion des tiers, mais la justification du lien entre l’homme et la chose. Par-delà cette différence initiale, l’idée même de travail se transforme : elle perd la signification proprement économique qu’elle avait chez Locke, pour prendre un sens social […]. En refaisant, à l’échelle humaine, l’acte de la création, le travailleur ne cherche pas, comme chez Loche, à acquérir, solitairement, sa subsistance, mais à en payer le prix à la société. C’est pour cela, entre autres, que la culture des terres est contemporaine de la métallurgie », Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983, p. 526-527. dans notre texte, n’intervient pas comme le seul mode d’acquisition objectif d’un droit naturel mais comme mode naturel de l’appropriation des choses.

De l’idée de propriété au droit de propriété : le moment du droit

Ce moment de l’attachement subjectif aux choses et de la stabilisation de l’intérêt décrit seulement le premier moment de l’anecdote. Dans un deuxième temps, qui est le moment du droit, intervient un autre personnage : Robert. Le jardinier. Robert a dévasté le champ d’Émile et Émile lui demande des comptes. Rousseau montre ainsi qu’il y a une différence entre l’appropriation subjective des choses, la simple possession factuelle et le moment du droit qui ne saurait exister sans l’accord d’autrui. Rousseau ajoute à la thèse lockienne cette distinction décisive : celle de l’idée de propriété et du droit de propriété. L’attachement subjectif ne peut suffire à établir objectivement un droit. Il ne s’agit encore que d’une attente unilatérale.

L’idée de propriété peut bien apparaître dans une âme isolée, le droit de propriété, fruit d’un accord ou d’une convention, ne peut exister que dans une relation avec d’autres que soi. Une des raisons de cela procède du fait que le Genevois cherche à insister sur le fait que le droit de propriété, en tant qu’accord, n’est pas tout constitué dans la nature mais résulte de conflits qu’il est chargé de résoudre. De ce fait, le droit de propriété ne saurait exister à l’état de nature pour un être isolé des autres mais seulement à l’état social dans un cadre de cohabitation entre des individus susceptibles de se nuire. La formule du droit de propriété est donc l’énoncé d’une règle ayant permis de dépasser les conflits. Ceci reprend certaines déclarations du Discours sur l’inégalité : le droit de propriété est produit pour prévenir les conflits et en raison même de ces conflits. C’est l’attachement aux biens qui crée les conflits et qui, paradoxalement, rend nécessaire la mise en place de règlements de justice. Il suffit de citer le début trop célèbre de la seconde partie du second Discours : « Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs, n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables. Gardez-vous d’écouter cet imposteur »18.

Le Discours sur l’inégalité montre que la nécessité d’instaurer les premiers règlements de justice sur le tien et le mien, provient de la captation unilatérale des accès aux champs par les clôtures. Rousseau décrit avec une grande acuité l’émergence parallèle des biens non- partageables, de la différenciation des intérêts et des engagements mutuels :

18 Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ET-OC V, p. 140.

« Chacun cherchait à prendre des avantages, soit à force ouverte, s’il croyait le pouvoir ; soit par adresse et subtilité, s’il se sentait plus faible […].
Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelque idée grossière des engagements mutuels, et de l’avantage de les remplir»19.

La question du droit de propriété est donc prise dans celle des conflits pour les choses et dans celle des rapports de pouvoir mais aussi dans une nouvelle forme d’organisation sociale faite d’engagements mutuels, de respect et de transfert de droits. Il s’agit donc d’une nouvelle forme d’association et d’organisation des hommes médiatisée par les choses :

«Ce fut là l’époque d’une première révolution qui forma l’établissement et la distinction des familles, et qui introduisit une sorte de propriété ; d’où peut-être naquirent déjà bien des querelles et des combats. Cependant comme les plus forts furent vraisemblablement les premiers à se faire des logements qu’ils se sentaient capables de défendre, il est à croire que les faibles trouvèrent plus court et plus sûr de les imiter que de tenter de les déloger »20.

Ainsi, l’attachement stable aux choses, une fois apparu, rend possible l’atteinte résolue aux biens et donc l’injure qui n’était pas envisageable dans un contexte où les intérêts étaient fluides et donc en quelque sorte impossible à atteindre : « Il ne saurait y avoir d’injure où il n’y a point de propriété »21. C’est d’ailleurs ce que montre Rousseau quand il parle du sauvage qui, délogé d’un arbre, est quitte pour en trouver un autre.

C’est donc aussi, dans ce passage d’Émile que nous étudions, le conflit qui justifie l’institution du droit de propriété. Ainsi, le fait que l’enfant ait acquis l’idée de propriété ne le rend pas encore propriétaire au sens juridique et c’est la deuxième partie de l’historiette qui l’oppose à Robert qui le lui apprend. La preuve : il s’est subjectivement approprié un terrain qui était déjà à un autre, et cet autre vient lui contester son bien en le pillant. Il n’était donc pas propriétaire du point de vue du droit. Tant que son sentiment d’appropriation n’est pas garanti par un titre reconnu par un accord, il n’y a pas de propriété au sens strict :

« Un beau jour il arrive empressé, et l’arrosoir à la main. Ô spectacle! ô douleur! Toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah ! Qu’est devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs ? Qui m’a ravi mon bien ? Qui m’a pris mes fèves ? Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume ; les larmes coulent en ruisseaux ; l’enfant désolé remplit l’air de gémissements et de cris. On prend part à sa peine, à son indignation ; on cherche, on s’informe, on fait des perquisitions. Enfin l’on

19 Ibid., p. 142. 20 Ibid., p. 144. 21 Ibid., p. 150.

découvre que le jardinier a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous. Quoi! messieurs, c’est vous qui m’avez ainsi gâté mon ouvrage ? J’avais semé là des melons de Malte dont la graine m’avait été donnée comme un trésor, et desquels j’espérais vous régaler quand ils seraient mûrs ; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous m’avez détruit mes melons déjà tout levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous m’avez fait un tort irréparable, et vous vous êtes prives vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis22. »

Du Contrat social confirme ce point en affirmant que le droit de premier occupant ne devient un vrai droit que par le titre de propriété fondé sur le contrat : « Le droit de premier occupant, quoique plus réel que celui du plus fort, ne devient un vrai droit qu’après l’établissement de celui de propriété »23. Émile n’a donc pas de propriété tant qu’il n’a pas un titre fondé sur un accord avec Robert par lequel l’un et l’autre acceptent de s’abstenir de toucher à leurs propriétés mutuelles ou plutôt s’en tiennent à ce qui leur appartient.

S’en tenir à ce qui est à soi, certes, mais faut-il encore avoir quelque chose. Émile mobilise alors un argument de type collectiviste pour contrer Robert qui affirme qu’il faut respecter ce qui est à autrui : on ne peut s’approprier quelque-chose sans l’accord des autres. Un droit de propriété ne saurait ni exister ni être respectable s’il lèse ceux qui sont censés ne pas y attenter. Le jeune élève reprend alors, sans le savoir, l’argument des pauvres surnuméraires du Discours sur l’inégalité alors que Robert reprend plutôt l’argumentaire individualiste des riches24. Contrairement à l’idée de propriété qui est le résultat de l’attachement individuel par le travail, le droit de propriété est un rapport entre les individus et se fonde sur un contrat. Le droit de propriété ne saurait avoir un fondement absolument individualiste puisqu’il dépend d’un accord par lequel tous s’abstiennent de toucher à ce qui ne leur appartient pas à partir du moment où la règle de la distribution des biens est équitable, c’est-à-dire qu’elle n’est pas tout à leur charge :

« Jean-Jacques
Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert ? Qu’il nous accorde, à mon petit ami et à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié

du produit.

Robert

22 Émile II, ET-OC VII, p. 410.
23 Du contrat social, I, 9, ET-OC V, p. 489
24 Même si ça n’est pas sans un déplacement et une transformation. Voir les développements de Blaise Bachofen

sur la question des surnuméraires dans La condition de la liberté, Paris, Payot, 2002, p. 99 et suivantes. « C’est dans la figure du surnuméraire, et non dans celle de l’homme de la nature, non plus que dans celle des « nations sauvages », que la pensée politique de Rousseau, reproduisant et transformant profondément le schéma traditionnel de l’hédonisme politique, trouve sa référence paradigmatique et étiologique », p. 143- 144.

Je vous l’accorde sans condition. Mais souvenez-vous que j’irai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons.

Dans cet essai de la manière d’inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l’idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de l’enfant. De là jusqu’au droit de propriété et aux échanges, il n’y a plus qu’un pas, après lequel il faut s’arrêter tout court »25.

Est-ce à dire alors que le droit de propriété est seulement conventionnel et que Rousseau défendrait une forme de conventionnalisme juridique ? À ce point de l’analyse, on pourrait légitimement le croire parce que l’issue de l’anecdote met en échec sa première partie : non, le droit de propriété n’est pas une chose qui peut se faire seul et qui reposerait sur un simple sentiment naturel indépendamment d’un accord avec les autres et par le seul travail individuel. Le droit de propriété ne devient un droit respecté par tous que s’il a fait l’objet d’un accord mutuel qui libère les propriétaires de la menace des autres, en assujettissant tous les citoyens au respect du droit de propriété. Ce respect ne résulte que de la loi, du commandement résultant du contrat, en rien d’un droit naturel antérieur.

Propriété et droit naturel dans l’anecdote

Stricto sensu, nous pourrions dire que cette anecdote consiste en une remise en cause totale du principe du droit naturel : d’une part parce que la solution lockienne de la propriété naturelle est répudiée au profit d’une conception génétique du droit par l’éducation ; d’autre part parce que la part belle est faite à l’accord avec Robert pour donner à Émile la première notion du droit de propriété, non à un droit naturel qui lui préexisterait ; le droit de propriété serait alors l’effet d’une convention. Mais ce serait se débarrasser trop facilement de ce que Rousseau a appelé l’ « idée de propriété » et l’attachement d’Émile à son champ qui devient presque l’extension de sa personne26 : Rousseau le montre bien, c’est un sentiment non réfléchi qu’Émile suit spontanément. Cette réaction spontanée de l’individualité blessée représenterait donc l’expression de la loi naturelle dans le cœur de l’enfant, même s’il s’agit d’une loi façonnée par l’éducation. C’est ce sentiment qui sert de contenu au droit lors de l’accord avec Robert. En ce sens, si la forme du droit dépend bien d’un accord et si elle est collective dans son principe, son contenu dépend du sentiment naturel.

25 Émile II, ET-OC VII, p. 411-412.
26 « Il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. » Ibid., VII, p. 409.

Reste un problème : si le sentiment de révolte d’Émile à l’égard du vol qu’il a subi est naturel, l’idée de propriété ne l’est pas. Comment est-il possible que le sentiment de lésion à l’occasion d’un vol soit naturel alors même que l’idée de propriété qui le fonde ne l’est pas ? Tout le dispositif pédagogique mis en place par le gouverneur vise à donner à Émile les premiers rudiments de la justice. Or, la justice n’est pas une réalité innée, elle s’articule avec certaines institutions, notamment la propriété qui permet de penser la nécessité morale de rendre à chacun ce qui est à lui. Façonner la subjectivité enfantine pour la fixer sur des choses stables permet d’établir une sensibilité à la justice comme devoir de s’abstenir de convoiter ce qui n’est pas à soi. La justice, ainsi entendue, a un aspect inné et un aspect acquis qu’il est évidemment très difficile d’isoler l’un de l’autre. C’est ce que Rousseau cherche à montrer.

Si l’idée de propriété est factice, en tant qu’elle résulte d’un processus d’apprentissage, le sentiment qui l’apprécie ne l’est pas. Il s’agit bien pour le gouverneur Jean-Jacques d’éveiller et d’orienter les sentiments moraux en les mettant au contact d’idées nouvelles pour faire naître dans son élève les premières semences du droit et de la socialité. Le « droit naturel proprement dit » ne saurait suffire à produire des normes car il est, comme tel, un simple sentiment intérieur qui donne de la valeur aux choses et aux idées des individus sans venir à bout de leur donner des conceptions stables, générales et déterminées du juste et de l’injuste27. Le droit positif est donc un mélange constant d’un élément inné et naturel (le pouvoir d’appréciation moral par le sentiment) avec un élément factice et adventice (les idées qui viennent de l’extérieur et transforment la subjectivité).

Contre ceux qui, comme Montaigne, estiment que toute norme est factice, Rousseau estime que s’il y a une partie de la norme qui est relative aux sociétés et qui résulte d’une genèse historique, sociologique ou pédagogique, une autre partie de la norme renvoie à la nature en nous comme capacité spontanée d’appréciation morale. Si cette partie naturelle d’appréciation peut être étouffée ou pervertie, elle ne disparaît jamais totalement et présente une forme simple mais universelle de loi morale dans les cœurs28 :

27 Voir le Manuscrit de Genève : le « droit naturel proprement dit […] n’est fondé que sur un sentiment vrai mais très vague et souvent étouffé par l’amour de nous-mêmes. » (ET-OC V, p. 436) et la préface du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « On n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant d’en faire un homme, ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais de mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ET-OC V, p. 88).

28 Voir la critique que Rousseau fait de Montaigne dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard, Émile IV, ET- OC VIII, Ecrits pédagogiques (2), p. 716-717.

« Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir »29.

En complexifiant le rapport des idées de justices, Rousseau s’oppose au concept d’une rationalité pratique que l’on trouve, par exemple, chez Diderot dans l’article « Droit naturel » de L’Encyclopédie. La seule rationalité ne suffit pas à produire du droit. Elle n’est pas en elle- même gage de progrès moral. Elle peut produire des cadres mais pas de direction. Elle est incapable de donner, par elle-même, un contenu au bien et au mal. Car la raison n’est ni bonne ni mauvaise, seulement instrumentale. Le principal est le guide qu’on lui donne. En cela Rousseau est bien critique des Lumières pour qui, d’une part, la raison n’était pas qu’instrumentale et pour qui, d’autre part, son développement était une garantie de progrès moral. Rousseau est donc fidèle à l’idée – qui est une des thèses centrales du premier Discours – selon laquelle les progrès de la raison n’impliquent pas nécessairement les progrès des mœurs. La raison ne peut permettre l’avancement moral que si elle est bien orientée et ce qui l’oriente bien, c’est le sentiment moral.

L’opposition avec Robert permet, dans ce cadre, de forcer Émile à revenir sur lui-même, de prendre conscience de ce à quoi il tient, de ce qu’il souffre de ne voir pas respecté et de ce qu’il souhaiterait, en conséquence, voir garanti. Il prend ainsi conscience des devoirs que les autres ont à son égard, ce qui est l’enjeu principal du dispositif pédagogique. Rousseau explique qu’il ne faut pas donner à l’enfant l’idée qu’il doit respecter les droits des autres, l’idée abstraite et toute rationnelle des devoirs dus aux hommes. Il faut plutôt donner à l’enfant le sentiment de ce qu’on lui doit, car c’est toujours tourné vers soi, en se donnant la préférence, que le droit trouve à se fonder :

« Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos sentiments primitifs se concentrent en nous-mêmes ; tous nos mouvements naturels se rapportent d’abord à notre conservation et à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient pas de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due ; et c’est encore un des contre-sens des éducations communes, que, parlant d’abord aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu’il faut, ce qu’ils ne sauraient entendre, et ce qui ne peut les intéresser »30.

Ce passage nous montre donc le caractère réflexif (au sens où il porte sur soi-même), individuel et subjectif du contenu du droit. Le contenu du droit est d’abord ce qui nous est dû

29 Ibid., p. 718.
30 Émile II, ET-OC VII, p. 408.

(avant d’être un ensemble de droits, il est un ensemble de devoirs), et on le trouve en soi- même en raison de situations de conflit.

Cela nous rappelle exactement la thèse du Contrat social selon laquelle le droit est le résultat de la préférence que chacun se donne. Rousseau montre que le contenu de la volonté générale se découvre quand chacun, étant reconduit à lui-même par la réflexion prend pour guide la nature humaine qui parle en lui :

« Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérivent de la préférence que chacun se donne, et par conséquent de la nature de l’homme »31.

C’est donc en nous, dans un sentiment naturel que l’on découvre le droit et non dans le consensus, par la discussion et le débat. Le conflit ne fait que nous reconduire à nous-mêmes, que nous servir de révélateur normatif et comme stimulant de la réflexion juridique. C’est ce que Rousseau écrit dans une note du chapitre 3 du livre II du Contrat social :

« Chaque intérêt, dit le M. D’A., a des principes différents. L’accord de deux intérêts particuliers se forme par l’opposition de celui d’un tiers. Il eût pu ajouter que l’accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S’il n’y avait point d’intérêts différents, à peine sentirait-on l’intérêt commun qui ne trouverait jamais d’obstacle »32.

Le modèle proposé par Rousseau n’est donc pas celui de la délibération ni du vote comme semble le considérer certaines lectures non dénuées d’intérêt par ailleurs33. Car ni le conflit, ni le débat ne sont productifs de normes, en tant que tels, ils contraignent seulement les individus à déclarer publiquement la norme qui est en eux et que le conflit ne fait que révéler. Le système de Rousseau n’est ni un système délibératif (production d’une raison collective par la discussion) ni un système majoritaire (addition des choix individuels et

31 Du contrat social, II, 4, ET-OC V, p. 496-497.
32 Ibid., II, 3 p. 494.
33 Voir l’article de Charles Girard, « J.-J. Rousseau et la démocratie délibérative : bien commun, droits

individuels et unanimité », Lumières, 15, 2010, p. 199-221. Charles Girard montre, dans cet article, de manière nuancée la difficulté qu’il y a à trouver une théorie de la délibération chez Rousseau. Bernard Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le débat, vol. 33, 1985 ; Bruno Bernardi, La fabrique des concepts. Recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau, Paris, Honoré Champion, 2006 ; David Estlund, Jeremy Waldron, Bernard Grofman et Scorr L. Feld, « Democratic Theory and the Public Interest: Condorcet and Rousseau Revisited », The American Political Science Review, vol. 83, n° 4, 1989 ; Joshua Cohen, « Reflections on Rousseau. Autonomy and Democracy », Philosophy and Public Affairs, vol. 15, no3, 1986.

victoire aux choix majoritaires). Le système de Rousseau est, en un sens (mais en un sens seulement car nous avons vu l’importance qu’il accorde à la convention et à l’historicité), naturaliste puisqu’il se base sur la possibilité, pour chacun, de suivre la voix de la nature. Mais deux questions se posent alors : comment la découvre-t-il et qu’est-ce qui le pousse à la déclarer dans la forme du droit ?

« Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne »34.

Quand chacun est reconduit à son individualité essentielle, il est reconduit à la voix de la nature commune à tous les hommes. Il y a une nature commune qui façonne les hommes et parle à leur conscience. Il s’agit ici d’une référence sentimentale à la nature qui n’a rien à voir avec une nature humaine dotée de droits subjectifs fondamentaux. D’ailleurs, l’épisode d’Émile témoigne bien à la fois du sentimentalisme et du caractère spontané de la réaction normative de l’enfant :

« Un beau jour il arrive empressé l’arrosoir à la main. Ô spectacle ! ô douleur ! […] Ce jeune cœur se soulève ; le premier sentiment de l’injustice y vient verser sa triste amertume »35.

Il faut faire que l’enfant s’attache à la vie, à ce qui est source d’épanouissement pour lui, pour qu’il puisse revendiquer, contester ce qu’on essaierait de lui enlever, pour qu’il devienne sensible à la lésion, pour qu’il puisse avoir l’idée de ce qu’on lui doit qui est la base de la réflexion sur les lois, la base d’un accord avec les autres pour se muer en droit positif et effectif. C’est donc bien l’être subjectif intime qui doit mener une réflexion sur le devoir.

L’épisode avec Robert dramatise l’intervention de la loi naturelle, c’est-à-dire l’expression de l’amour de soi et de la pitié qui sont les véritables moteurs de la convention à laquelle Émile et Robert donnent le jour. C’est d’abord par amour de soi, en voyant son champ auquel il tient et qui est comme l’extension de sa personne36 lésée qu’Émile réagit par un désir de le conserver, de le protéger exactement comme il le ferait pour sa propre existence. C’est ensuite par la pitié à laquelle le gouverneur fait appel chez Émile que l’idée du droit commence à poindre dans l’enfant. En effet, le gouverneur conduit Émile à

34 Du contrat social, II, 3, ET-OC V, p. 494.
35 Émile II, ET-OC VII, p. 410.
36 « Il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il

pourrait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui », ibid., p. 409.

s’identifier à celui qu’il a lésé en utilisant exactement les mêmes termes que ceux utilisés pour Émile. Il veut faire en sorte qu’Émile souffre de la souffrance d’autrui, qu’il s’identifie à Robert et prenne conscience de l’existence d’un intérêt commun dans leur opposition plutôt que, à cause de l’opposition, vouloir en découdre : « Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâcher votre ouvrage »37.

Le sentiment de ce qu’on lui doit est, in fine, pour Émile, le résultat combiné de l’amour de soi et d’une interaction avec autrui. De sorte que le premier sentiment du droit est tout à la fois une réalité collective (elle ne saurait exister pour un Robinson) parce qu’il advient dans une relation avec autrui, un sentiment de lésion intimement ressenti, une contestation à l’égard des abus de pouvoir dont résulte cette lésion et la formulation d’un devoir commun nécessaire à la préservation de l’intégrité des personnes. C’est la raison pour laquelle, même si le sentiment du droit provient de la nature individuelle de chacun, les conditions de son émergence sont collectives. Les interactions avec les autres ne sont pas, à strictement parler, les causes des dispositions individuelles, mais les conditions de leur apparition.

Rousseau donne une place importante au conflit, nous l’avons vu, mais il ne pense pas, pour autant, qu’une décision collective soit obtenue par un débat. Le modèle juridique de Rousseau est bien, en ce sens, monologique et au moins partiellement naturaliste (la valeur de la loi vient du sens intime). Le dialogue est toujours, pour lui, suspect. Le monologue avance en suivant la conscience, c’est-à-dire la voix de la nature comme critère intime du bien et du mal. Ainsi, le conflit tourne Émile vers lui-même dans un mouvement de réflexivité par lequel il acquiert l’idée de ce qu’on lui doit : Robert doit respecter son champ de fèves et Émile le champ de melon de Robert. Dans l’affrontement, c’est donc la communauté d’intérêt qui les lie qui se dégage38.

L’idée du bien qui réunit les deux parties apparaît donc comme le contenu du contrat

37 Ibid., p. 411. Bien sûr, l’arrangement avec Robert n’est pas total, il s’agit d’une sorte d’accord de métayage où on concède une partie du jardin contre la moitié du produit. Mais le contenu même du droit (la loi naturelle exprimée subjectivement dans l’individu) et son principe (l’accord formel des parties concernées par l’application du règlement) sont très clairement posés dans l’existence même d’Émile.

38 Il ne faut néanmoins pas trop accentuer le caractère vertueux de l’accord entre Émile et Robert. Il ne s’agit pas d’un contrat social mais d’une forme de métayage au cours duquel Robert accepte de concéder une partie de son terrain à l’enfant. Néanmoins, il s’agit bien, par cette aventure, de donner à Émile les premières notions de la vie sociale et du droit. Il y a donc bien un rapprochement légitime à faire entre l’intérêt commun du contrat social et l’intérêt commun qui unit Émile et Robert. Il ne s’agit pas seulement d’un consensus ni d’un simple contrat entre riches et pauvres comme dans le second Discours mais bien de l’émergence d’un intérêt commun : chacun se représentant l’intérêt de l’autre comme le sien (du moins est-ce ce que la mise en scène pédagogique essaie de montrer).

qui les relie et d’où naît la distribution des biens. Il ne saurait donc y avoir aucune distribution des biens avant l’idée du bien commun sur laquelle sa légitimité et son existence même se fondent. C’est ce que Rousseau formule très bien dans le Manuscrit de Genève : distribuer à chacun le sien présuppose l’existence d’une loi qui permette de savoir ce qui est à chacun et qui serve de point d’accord pour trancher les conflits. Autrement dit, la propriété présuppose l’existence du bien commun qui la fonde et la légitime39.

Ce n’est donc pas un contexte d’indépendance et de solitude robinsonne, pour un homme isolé des autres, mais c’est la vie sociale avec ses conflits qui établit les conditions qui rendent les devoirs et les droits sensibles aux individus ; c’est la vie sociale qui les rend nécessaires afin de pallier les méfaits oppressifs des inégalités résultant des interdépendances et la tendance des individus à se replier dans des comportements d’amour-propre plutôt qu’à généraliser le sentiment de ce qu’on leur doit. Le devoir civique sous la figure de la loi n’est donc pas une instance abstraite mais un instrument de libération concret pour un individu pris dans les interdépendances qui peuvent se muer en dominations.

39 « Cet autre axiome, cuique suum, qui sert de base à tout le droit de propriété, sur quoi se fonde-t-il, que sur le droit de propriété même ? Et si je ne dis pas avec Hobbes, tout est à moi, pourquoi du moins ne reconnaitrais- je pas pour mien dans l’état de nature tout ce qui m’est utile et dont je puis m’emparer ?
C’est donc la loi fondamentale et universelle du plus grand bien de tous et non dans les relations particulières d’homme à homme qu’il faut chercher les vrais principes du juste et de l’injuste, et il n’y a point de règle particulière qu’on ne déduise aisément de cette première loi. Ainsi, suum cuique parce que la propriété particulière et la liberté civile sont les fondements de la communauté. Ainsi, que ton frère te soit comme toi- même, parce que le moi particulier répandu sur le tout est le plus fort lien de la société générale, et que l’État a le plus haut degré de force et de vie qu’il puisse avoir, quand toutes les passions particulières se réunissent en lui. En un mot, il y a mille cas où c’est un acte de justice de nuire à son prochain au lieu que toute action juste à nécessairement pour règle la plus grande utilité commune » (Manuscrit de Genève, ET-OC V, p. 437).