Julie ou La Nouvelle Héloïse

08Julie ou La Nouvelle Héloïse

Jean-Jacques Rousseau

 La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau

Introduction

Un roman épistolaire

Saint Preux : la figure du voyageur

Fonction romanesque des voyages de Saint Preux

La lettre comme support à la réflexion philosophique

Pour une poétique rousseauiste du sublime

Biographie

Tout d’abord nous allons commencer par un rapide rappel biographique sur la vie de Rousseau.
    Né le 28 juin 1712 dans la république calviniste de Genève, Jean-Jacques Rousseau perdit sa mère quelques jours après sa naissance. À Annecy, il rencontra Mme de Warens en 1728, jeune dame pieuse qui devint sa protectrice et sa maîtresse en 1733. En 1742, Jean-Jacques Rousseau se rendit à Paris pour y gagner sa vie comme maître de musique, copiste et secrétaire particulier et se mit ensuite à composer un opéra, les Muses galantes, qui ne remporta pas le succès attendu.
    La vocation littéraire de Rousseau, il le raconta par la suite, survint un jour de 1749. En allant rendre visite à Diderot enfermé au donjon de Vincennes, il lut le sujet du concours de l’Académie de Dijon, prit la plume aussitôt et rédigea son Discours sur les sciences et les arts. Un an plus tard, il apprit qu’il avait remporté le prix. Paru en 1750, ce premier ouvrage provoqua immédiatement des réactions diverses et, en six mois, son auteur se trouva au centre de tous les cercles intellectuels et mondains.
    Rousseau composa alors coup sur coup ses grandes œuvres : le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), la Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758), Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), Du contrat social (1762) et l’Émile ou De l’éducation (1762).
    En 1762, ce dernier ouvrage fut condamné par le parlement de Paris. Pour échapper à son arrestation, Rousseau dut mener une vie errante pendant huit années. En 1770, il revint se fixer à Paris et s’engagea à ne plus rien publier de son vivant. Les Confessions (1765-1770, édition posthume 1782-1789), Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues (1772-1776, posthume 1789) et les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778, posthume 1782) ne parurent qu’après sa mort, survenue le 2 juillet 1778 à Ermenonville.

1311235-Jean-Jacques_Rousseau_Julie_ou_la_Nouvelle_HéloïsePrésentation des personnages

Il peut être intéressant ensuite de présenter les différents personnages qui interviennent dans l’action de ce livre et d’en rappeler l’histoire.

Saint Preux

Saint Preux (pseudonyme trouvé par Julie et Claire – son vrai nom n’apparaît jamais dans le roman) est un jeune roturier chargé par Madame d’Etanges au début du roman de l’éducation de sa fille Julie. Cependant, il tombera amoureux de son élève mais fera tout pour garder leur passion pure et vertueuse. Dans ses lettres, il se révèlera être un fin philosophe et un habile sociologue bien qu’assez fragile émotionnellement.

Julie D’Etanges

Julie D’Etanges est une jeune noble, fille de M. le baron D’Etanges. Inséparable de sa cousine Claire avec qui elle a été élevée par la  » Chaillot « , elle est très pieuse et essaye de guider ses actes par la Vertu, la Raison et l’Honnêteté. Amoureuse de son précepteur, elle aura une liaison avec lui à laquelle elle mettra fin par son mariage avec M. De Wolmar, dicté par ses principes qui prônent notamment l’obéissance filiale – en effet M. De Wolmar est un vieil ami de M. D’Etanges à qui il avait promis sa fille par reconnaissance. Cette union fondée sur l’Estime et la Raison lui donnera deux fils (Marcellin), mais elle ne détruira pas son amour pour Saint Preux, elle le sublimera, au contraire.

Claire

Claire est la cousine inséparable de Julie avec laquelle elle a été élevée par la  » Chaillot « ; cependant elle a gardé une attitude et un caractère beaucoup plus puéril que Julie. Mariée à M. D’Orbe, elle aura une fille – Henriette – qu’elle décidera de confier à Julie avant de rejoindre Julie et son mari à Clarens. Claire sera l’adjuvant des 2 amants dans toutes les situations

Mr  & Mme D’Etanges

M. et Mme D’Etanges, les parents de Julie, appartiennent à la haute noblesse suisse. M. D’Etanges rencontra – durant ses années de service auprès de puissances étrangères – M. de Wolmar, également mercenaire, à qui il mariera plus tard sa fille. Très autoritaire et violent (Julie craindra réellement pour sa vie plusieurs fois) ainsi qu’entiché de noblesse, il s’opposera vivement à tout mariage entre sa fille et Saint Preux, vulgaire roturier.
Mme D’Etanges, pour sa part, est plus douce et généreuse, cherchant le bonheur de sa fille. Ainsi lorsque la liaison entre sa fille et Saint Preux sera révélée, elle tentera de fléchir son mari connaissant la pureté des sentiments de Saint Preux. Cependant, sa maladie l’en empêchera.

Milord Edouard

Edouard Bomston de son nom, est un pair d’Angleterre rencontré par Saint Preux lors d’un voyage. Après une dispute au sujet de Julie qui failli déboucher sur un duel, il deviendra avec Claire le plus solide adjuvant des deux protagonistes. Cultivé et raffiné, il sera le meilleur ami de Saint Preux qui l’aidera à son tour lors d’une affaire personnelle en Italie

M. De Wolmar

Prince russe en exil à cause d’une sombre conspiration, il fit la connaissance du père de Julie lorsque tous deux mercenaires, il lui sauva la vie. Redevable, celui-ci décida de lui marier sa fille. Froid et tranquille, c’est un observateur doué – capable, semble-t-il, de lire dans les cœurs- mais cependant athée, ce qui causera beaucoup de peine à Julie. Installé à Clarens avec Julie, il y mettra en place son système social et philosophique devant apporter un bonheur obligatoire. L’échec de ce système se conclura par la mort accidentelle de Julie.

alpesRésumé

Ce roman épistolaire, relate la passion mouvementée entre un jeune précepteur roturier Saint-Preux et son élève, une jeune noble Julie d’Etanges. La différence sociale interdit tout espoir à Saint-Preux et Julie, après la mort de sa mère, accepte d’épouser M. de Wolmar, un homme bon et plus âgé qu’elle à qui son père l’avait promise. Ce mariage provoque une crise profonde entre eux et pousse Saint Preux à faire le tour du monde.
   A son retour, désireux de revoir les cousines, il part à Clarens, invité par M. de Wolmar qui – informé du passé – tentera de les guérir en transformant cet amour en amitié. Saint Preux s’émerveille alors du système mis en place à Clarens. Cependant, pendant l’absence de Saint Preux, Julie se jette à l’eau pour sauver son fils cadet et tombe gravement malade. Sa foi, sa sérénité et son courage réussiront à convertir son mari. Elle meurt en confiant à Saint Preux l’éducation de ses enfants ainsi qu’en lui réitérant son amour.

Julie ou La Nouvelle Héloïse est un roman épistolaire, en six parties et cent soixante trois lettres, qui connut un très grand succès aux XVIII° et XIX° siècles. Reprenant la situation d’Héloïse et Abélard, Rousseau y crée des personnages qui sont les reflets de ses idéaux : il dira dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire avoir donné vie à des êtres selon [s]on cœur. Cependant n’y voir qu’une grande et belle histoire d’amour serait passer à côté de toute la richesse du livre qui influencera son siècle et même le suivant, en effet par le biais de ses personnages, Rousseau expose déjà les idées, concepts et théories qu’il développera dans ses œuvres futures.

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I) Le couple Julie – Saint Preux : Passion et Vertu

Le lien entre Julie et Saint Preux est présenté dès le sous-titre de ce roman : Lettres de deux amants habitant une petite Ville au pied des Alpes. Cependant, nous nous apercevons au fil du texte qu’ils semblent instaurer dans leur relation un lien indissoluble entre la Passion et la Vertu.
   Rousseau exalte la passion et en montre le caractère irrésistible chez ces deux personnages : L’amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments… C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisait des héros. Il peint leurs transports, leurs peines cruelles, leurs joies et leurs faiblesses d’une manière remarquable, à tel point qu’on a pu qualifier cette œuvre de véritable  » hymne à l’amour « .
   Nous pouvons également noter la place primordiale occupée par la Vertu dans leur relation.
   Ainsi au XVIIIe siècle, une réprobation morale implacable pèse sur la passion. Or, cet amour interdit – à cause de la chimère des conditions – loin d’abaisser les cœurs des deux protagonistes, les élèvera à un niveau supérieur, quasi-mystique grâce à la vertu, un amour inébranlable mais sans désir charnel : Pour nous aimer toujours, il faut renoncer l’un à l’autre ; oublions tout le reste et soyez l’amant de mon âme. Cependant, au début du roman, les deux personnages s’égarent – comme le remarque Rousseau dans sa préface : Ils sont dans le délire, et ils pensent philosopher… Ils parlent de tout et se trompent sur tout – sur le vrai sens de la Vertu : ainsi, selon eux, les inclinations du cœur ne peuvent les égarer puisqu’ils sont inspirés par la Nature et donc la Vertu. Julie dénoncera la première cet amalgame : Je frémis quand je songe que des gens qui portent l’adultère au fond de leur cœur osaient parler de vertu – Ce doux enchantement de vertu s’est évanoui comme un songe…et le bonheur a fui loin de nous. Ainsi, nous pouvons remarquer que la vertu est nécessaire pour trouver le bonheur. Dès lors, ils combattront leur passion au nom de la Vertu dont ils ont retrouvé le vrai sens, et qui dénonce les égarements du cœur : le cœur nous trompe en mille manières et n’agit que par un principe qui est toujours suspect, et leur permet de résister aux entraînements d’une passion aussi forte que la leur. Julie préfèrera même la mort au risque de la tentation comme elle le déclare dans sa dernière lettre : Trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime et te le dire encore une fois.
   Nous pouvons voir que la réconciliation entre la Passion et la Vertu pour aboutir au bonheur passe par la religion, thème très important dans ce roman : La vertu qui nous sépara sur Terre nous unira dans le séjour éternel.

la-nouvelle-heloise-page-de-garde-collection-jc-deroudilheII ) La philosophie de Rousseau

Rousseau a composé La Nouvelle Héloïse alors qu’il travaillait également sur d’autres œuvres comme notamment la Lettre à D’Alembert (publiée en 1758), Du Contrat Social ou l’Emile (1762). Nous pouvons ainsi retrouver les principales idées de ces ouvrages esquissées dans ce livre dont le type (le roman épistolaire) permet les dissertations morales sur les sujets les plus divers, de l’éducation jusqu’au suicide. Ce livre apparaît donc comme une somme des idées, sentiments et rêves de Rousseau exprimés en polyphonie par les personnages – dont Saint Preux qui apparaît dès lors comme son double. Cependant la richesse de ce livre réside dans l’alternance des points de vue des personnages sur un même sujet : Rousseau se plait à peindre parfois des opinions discordantes comme il le fera plus tard dans l’Emile en faisant parler ses détracteurs ou dans la préface même de ce livre : Entretien sur les Romans, dialogue entre Rousseau et un lecteur détracteur de ce livre.
   Par l’intermédiaire des personnages, Rousseau expose ses jugements sur le théâtre et les arts, la société – frivole et corruptrice même du plus droit des hommes, comme le montreront les mésaventures de Saint Preux : A vingt et un an, vous m’écriviez du Valais des descriptions graves et judicieuses; à vingt cinq vous m’envoyez de Paris des colifichets de lettres, où le sens et la raison sont partout sacrifiées à un certain tour plaisant – les idées religieuses qui annoncent La Profession de foi du Vicaire savoyard. Ce livre est également le lieu de réalisation des concepts rousseauistes sur l’éducation (au sujet des enfants de Julie) ainsi que sur une société idéale ayant pour modèle le système instauré à Clarens par M. de Wolmar (dont la volonté d’isolement par rapport au reste de la société jugée corruptrice rappelle fortement sa théorie du bon sauvage).
   Ainsi plus qu’une simple histoire d’amour, ce livre est en fait un recueil des pensées, concepts et théories philosophiques de Rousseau qu’il développera ensuite dans des œuvres qui l’ont rendu célèbre.

III ) Influences morales et littéraires.

Ce roman possède à la fois une influence morale et littéraire. En effet, Rousseau dépeint dans son œuvre passion, vertu et une référence à la nature.
   Tous ces sentiments, se regroupent alors pour influencer moralement le lecteur. Ainsi, contrairement à Marivaux où l’émotion était l’aboutissement d’une analyse subtile, la sensibilité dans la Nouvelle Héloïse résulte d’avantage de la raison.
   Les lecteurs de ce roman apprécièrent alors les délices des sentiments passionnés et de la vertu. Cependant, il ne faut pas oublier les mœurs de l’époque avec un libertinage assez présent qui sera explicitement dévoilé dans Les Liaisons Dangereuses. L’influence de Rousseau sur la société du XVIII fut ainsi d’un apport bénéfique. En effet, Julie prévient elle-même le lecteur des sentiments opportuns. De ce fait, de nombreux contemporains – débauchés repentis ou femmes du monde – affirment avoir changé leur mode de vie, touchés par la grâce des vertus de Julie.
   Rousseau se sert donc de son œuvre pour combattre le rationalisme de l’époque, en faisant de la vertu une volupté et du sentiment religieux un plaisir.
   L’influence littéraire n’est pas moins considérable. En effet, elle prépare à la plus grande période de la littérature française, le romantisme. La Nouvelle Héloïse, qui décrit le culte de la passion préparera au roman personnel et au roman-confident.
   Ainsi, dans Le Lys dans la vallée de Balzac, on retrouve un lien étroit entre le paysage et les états d’âmes. Par son art également, Rousseau réoriente la littérature vers le lyrisme. La transparence du cœur se traduit alors en une prose rythmée comme nous pouvons l’apercevoir dans la lettre vingt trois de la première partie.
   Pour ainsi dire, Rousseau s’écarte de l’art classique en se détachant de la lucidité et en renforçant la suggestion et l’émotion.

Conclusion

La Nouvelle Héloïse est une œuvre exemplaire. Précurseur d’un nouveau style, le romantisme, elle aura des répercussions énormes sur son époque comme le prouvera son succès considérable (entre 1761 et 1800, elle ne comptera pas moins de soixante douze éditions). En effet, bien que Rousseau et la plupart de ses contemporains jugent les romans comme des livres efféminés qui respir[ent] l’amour et la mollesse, il a réussi à en faire un livre utile et moral, prêchant – entre autres – les bonnes mœurs, la vertu ainsi que ses concepts majeurs, notamment sur l’éducation.

La forme

La Nouvelle Héloïse se présente sous la forme d’un roman épistolaire, permettant à chaque personnage de communiquer de la manière la plus spontanée ses émotions, ses sentiments, ses jugements. La tension émotionnelle est toujours soutenue grâce à ce procédé qui fait intervenir le lecteur en lui donnant un accès direct à la conscience des correspondants.

Les fonctions romanesques de la lettre sont multiples. Ainsi, la lettre joue un rôle de substitut et de compensation à l’absence de l’être aimé. Elle permet d’animer le souvenir de l’amante ou de l’amant en l’entretenant lors d’un discours imaginaire de papier et de combler, pendant l’acte d’écriture, l’espace temporel qui sépare les deux partenaires. La lettre s’apparente aussi à un récit selon les événements qui surviennent. Saint Preux décrit avec précision à Milord Edouard le Jardin de Clarens, l’Elysée, ainsi que la vie au domaine après ses retrouvailles avec Julie, devenue Mme de Wolmar (lettres X et XI, IV). De même,  il propose à Julie deux récits contenant ses impressions et des descriptions détaillées lors de deux voyages qu’il a faits dans les montagnes du Valais et à Paris. La lettre peut ressembler à un journal de bord dont l’on enverrait chaque jour les pages manuscrites. Sa forme, qui en principe doit être brève, est propice à la narration et aux réflexions qui l’accompagnent. Or Rousseau utilise le genre épistolaire jusqu’à l’extrême en n’hésitant pas à faire écrire à ses personnages des lettres qui vont de quinze à dix-huit pages.  La Nouvelle Héloïse livre à ses lecteurs des petits traités, très en vogue au XVIIIème sur des sujets précis. Ainsi, les relations de voyage retenues dans cette étude n’excèdent pas sept pages en ce qui concerne le pays de Vaud que Saint Preux a parcouru en huit jours (lettre XXIII, I) et vont de sept pour ce qui est de Paris (lettre XXIII, II sur l’opéra) à neuf (lettre XVII, II qui explique la méthode de Saint Preux pour étudier le monde et ses réflexions sur le sentiment et le théâtre) jusqu’à onze (lettre XXI, II sur les parisiennes). Souvent, les lettres sur Paris rappellent par leur contenu, leurs réflexions soumises au hasard de l’inspiration, leur longueur, et leur présentation les feuilles du Spectateur Français de Marivaux. Le voyage de Saint Preux prend en effet la tournure d’une approche quasi ethnologique des hommes et des femmes de la Capitale ; alors que le voyage dans le Valais se veut plus descriptif et plus personnel que réflexif.

La destinataire

Julie d’Etanges est la principale destinataire des lettres de Saint Preux. Son rôle est important dans la mesure où elle détermine les sujets d’étude et le style de son amant. Ainsi, les relations de voyage dans la Nouvelle Héloïse ne peuvent être totalement objectives et scientifiques. Saint Preux écrit à ce sujet : « Je tâcherai d’en tirer (du spectacle du Valais)  quelques observations dignes de vous plaire. Pour amuser une jolie femme, il faudrait peindre un peuple aimable et galant : mais toi, ma Julie, ah ! je le sais bien, le tableau d’un peuple heureux et simple est celui qu’il faut à ton cœur. »  Il cherche à faire des descriptions à l’image de celle qu’il aime. Quand il est Paris, il se laisse gâter par le « jargon » du monde et Julie, en critique avisé, n’hésite pas à lui en faire le reproche. De même, alors qu’il juge sévèrement la capitale et ses habitants, Julie lui fait la leçon en déplorant son humeur chagrine et son ingratitude. Quand son amant  se laisse gagner par l’enthousiasme que lui procurent les « gorges » des Valaisanes, Julie ne manque pas de lui témoigner son désaccord sur un ton digne et ferme : « Eh ! comment ne sentiez-vous point qu’il y a bien de la différence entre écrire au public ou à sa maîtresse ? (…) Pouviez-vous ignorer que ce style n’est pas de mon goût et cherchiez-vous à me déplaire ? Mais en voilà déjà trop peut-être sur un sujet qu’il ne fallait point relever. »   Julie joue ainsi un rôle d’un commentateur critique, et prend le relais du lecteur. Elle détermine le sens des lettres puisqu’elle est l’unique point de comparaison de Saint Preux, qui ne perçoit les terres qu’il explore qu’en fonction de sa maîtresse. Elle se présente comme une référence, une figure idéale de la femme comme produit de tout un système, auquel on oppose d’autres modèles. Il est intéressant de constater que si le pays de Vaud correspond à Julie, cette dernière ne condamne pas Paris, qu’elle ne connaît pas. Son honnêteté intellectuelle encadre les réflexions de Saint Preux qui se défend toujours des reproches de son amie, et corrige ainsi ses points de vue qui sont parfois trop communs ou radicaux. .

A0857 Le prétexte au voyage

Les motivations qui sont à l’origine des voyages varient selon les époques et les hommes. Ainsi, la simple curiosité pour ce qui est « étrange » peut amener un voyageur comme Montaigne à se rendre en Italie, destination privilégiée au XVIè siècle. Un pèlerinage, des circonstances politiques liées à un climat religieux dangereux, des expéditions scientifiques, une politique de colonisation ou encore l’exil motivent les départs ; et il est intéressant de constater la diversité des écrits en fonction du rôle du voyageur selon qu’il est explorateur, écrivain, médecin ou simple curieux. Ainsi la littérature de voyage évoque des personnalités aussi différentes que Vasco de Gama, Christophe Colomb, Jean Chardin, François Bernier, Lahontan, Bougainville, Madame de la Briche, Jean-Jacques Rousseau, Sade, Alexandre von Humboldt, Madame de Staël, etc. Leurs écrits reflètent leurs intérêts, leur propre perception du monde et le lecteur retrouve combinées dans une savante alliance  la description plus ou moins exotique d’un pays et la psychologie de l’auteur.

Le voyage dans le pays de Vaud, effectué à l’automne,  est perçu par Saint Preux comme un « exil » . Il est ordonné par Julie après le baiser, « fatal moment », accordé par la jeune fille dans un bosquet (lettre XIV, I). Le délire ressenti par Saint Preux a précipité la rupture entre les deux jeunes gens et Julie invite donc ce dernier à faire un voyage, qu’il avait depuis longtemps prévu, dans le Valais. Saint Preux parcourt la région à pied, ce qui favorise le contact avec la nature et les habitants, et Julie voit dans ce voyage pédestre une « diversion » . En effet, le voyage est ici l’occasion de mêler le loisir à l’instruction, et dans cette optique la « prêcheuse » entend faire tourner à l’avantage de son amant ce départ forcé.

Le voyage pour Paris, lui, est favorisé par Milord Edouard, l’ami du couple, afin de détourner peu à peu  Saint Preux de Julie, qui va se marier. Ce voyage a donc pour but de présenter au jeune instructeur un monde qu’il ne connaît pas et qui est jugé dangereux, varié et frivole, capable de divertir tous les esprits. Dans le « tourbillon du monde », Saint Preux se laissera emporter et aura surtout un autre sujet de réflexion que Julie. Cette escapade  aboutit d’ailleurs à une infidélité de la part du jeune homme. De plus, cette deuxième partie se clôt par la découverte de la cachette des lettres que s’envoient les deux amants et annonce le début de toutes leurs infortunes.

Ces deux voyages sont donc motivés par un désir de substitution. En effet, à chaque fois il s’agit d’éloigner Saint Preux de Julie pour le bien du couple, de substituer à Julie sinon des impressions plus fortes du moins d’autres centres d’intérêts. Le prétexte a ainsi une fonction romanesque importante dans le roman.


imagesL’état d’esprit du voyageur

Le voyageur part toujours dans l’idée de découvrir d’autres hommes, d’autres coutumes, d’autres pays. La curiosité est l’une des caractéristiques majeurs de ce chercheur. Saint Preux, de par sa fonction d’instructeur est un homme ouvert et cultivé, intéressé par tout ce qui peut l’enrichir, même en dehors de Julie, malgré un tempérament ardent mais faible.Dans la lettre XVI, II, Saint Preux définit sa méthode pour étudier le monde et les conclusions qu’il peut en tirer : « Mon objet est de connaître l’homme, et ma méthode de l’étudier dans ses diverses relations. Je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en petites sociétés, épars et presque isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux, et je commencerai à juger par là les vrais effets de la société ; car s’il est constant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir ; et les mœurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais ; que si l’on trouvait le contraire, il faudrait tirer une conséquence opposée. »

Le thème de la terre inconnue est commun aux deux voyages. Il est traité cependant avec des variantes.

Dans le pays du Valais qui est comparé à la lettre XXIII à un « nouveau monde », Saint Preux s’exclame : « Je m’aperçois que ce pays ignoré mérite les regards des hommes, et qu’il ne lui manque, pour être admiré, que des spectateurs qui sachent le voir. »  Le caractère tolérant, vierge de tout préjugé du jeune homme lui permet d’observer mieux que n’importe quel promeneur ce qui l’entoure, et en cela il représente le parfait voyageur. Le lecteur est en mesure d’attendre de lui une objectivité digne des ethnologues. Ce personnage est une garantie de vérité, ou d’authenticité, pour Rousseau. Aussi Saint Preux écrit-il en connaisseur qu’il a « employé huit jours à parcourir un pays qui demanderait des années d’observation (…) » et indique t-il qu’il a écrit une « relation » qui contient des détails de son voyage et ses remarques  . Rousseau fait directement référence aux pratiques des voyageurs qui rédigent leur relation ou leur journal de voyage.

Mais alors que Saint Preux témoigne d’un enthousiasme certain pour le Valais, il ressent à Paris un malaise, « une secrète horreur »   au contact d’un pays qui lui est étranger. Le vocabulaire employé est à cet égard significatif : Paris est un « chaos », « un vaste désert du monde », Saint Preux est entouré d’un « morne silence » et d’une « solitude affreuse ». Une incompréhension culturelle qui passe par le ciment des relations sociales, c’est-à-dire, le langage, frappe le voyageur désemparé qui écrit « Je n’entends point la langue du pays, et personne ici n’entend la mienne »  . La langue est en effet la première chose qui gêne le nouvel arrivé. Elle représente l’union d’un peuple et ne pas la maîtriser est un signe d’exclusion. Saint Preux est ainsi un étranger en terre étrangère. Il semblerait que ce décalage fasse référence à celui que ressentent Usbeck et Rica lorsqu’ils arrivent à Paris, dans les Lettres Persanes de Montesquieu. La capitale est communément considérée comme un pays étrange et néfaste, et les impressions de l’instructeur suisse ne paraissent pas faire preuve de beaucoup d’originalité. Cette prévention contre Paris se manifeste dans la première lettre que Saint Preux envoie à Julie depuis son départ, et dans laquelle il fait montre d’une grande tristesse, « effet passager de la solitude et des réflexions du voyage »   et évoque le recueil qui regroupe les lettres de sa maîtresse comme « un manuel », un « contre-poison ». Cependant ces conditions de mal être sont nécessaires dans la mesure où les relations de voyages sont destinées à témoigner de la singularité d’un pays et de la faculté d’adaptation du voyageur. Plus ce dernier accepte de se plier aux nouvelles règles sociales qui lui sont imposées et fait donc preuve de souplesse, plus son récit est enrichissant pour celui qui le lit.  Saint Preux est un voyageur idéal, qui se veut objectif et sincère du point de vue intellectuel. La lettre XVI marque à ce sujet une évolution certaine en ce que le jeune amant se propose d’étudier le monde et expose sa méthode à Julie. Son approche se fait plus philosophique et son ambition bien grande car il désire distinguer l’ouvrage de la culture et l’ouvrage de la nature .

La description est aussi liée à l’état psychologique du voyageur. Et si Saint Preux entame son séjour parisien dans l’appréhension, il est significatif de constater que le voyage dans le Valais s’achève sur un ton pathétique, voire désespéré.

Le voyage dans le pays de Vaud était, un exil pour Saint Preux, la première séparation significative entre les deux amants. De plus, le retour du jeune homme est retardé à la suite d’un désaccord avec le baron d’Etanges et l’idée de l’éloignement devient encore plus accablante. La saison, le début de l’hiver, contribue aussi à la mélancolie et à la tristesse du voyageur. L’amant s’attarde sur la description ténébreuse du lieu de sa retraite d’où il peut observer Julie sans être vu et sur les rudes conditions climatiques. La petite esplanade dénichée parmi la « file de rochers stériles (qui) borde la côte »  devient un « séjour chéri » au milieu d’un « lieu sauvage », isolé et inhospitalier. Et de là, il s’exclame avec douleur : « Que c’est un fatal présent du ciel qu’une âme sensible ! » et accorde alors son récit à ses sentiments. L’absence gangrène sa prose et le conduit à comparer son refuge au rocher de Leucate et à évoquer dans un magnifique ternaire l’idée du suicide, sous-tendue tout le long du roman : « la roche est escarpée, l’eau est profonde, et je suis au désespoir. » La méditation est favorisée dans ce séjour naturel et abrupte et confère au récit un ton à la fois exalté et mélancolique qui retrace les différents élans de l’âme qui agitent Saint Preux.

Ainsi l’état d’esprit du voyageur écrivain est capital pour la tonalité du récit et témoigne de l’approche intellectuelle et affective de ce dernier. Comme, plus tard, Madame de La Briche en Suisse se laissera aller à la tristesse de ses impressions après la mort de son mari, Saint Preux décrit les paysages selon ses états d’âme. Chaque voyage est envisagé comme une douloureuse séparation avec Julie et il a pour fonction de détourner l’amant de ses réflexions mélancoliques

0000.1868.03Contenu et fonction des lettres

La relation de voyage dans le Valais est plus descriptive que celle faite à Paris. Saint Preux aborde le paysage en véritable peintre. Ainsi ce qui le frappe est le « spectacle inattendu » que lui offre la nature, sa variété, et le contraste qui existe entre la « nature sauvage » et la « nature civilisée ». La description du lieu est envisagée comme celle d’un tableau avec en arrière plan, tantôt d’« immenses rochers », des « bruyantes cascades », «un torrent éternel », «un bois touffu », puis viennent ensuite les fleurs, fruits des quatre saisons réunies, ainsi que des considérations sur l’éclairage qui joue du « clair-obscur », terme pictural significatif, et des commentaires sur les lignes verticales, les monts , et horizontales, les plaines ; enfin, l’ensemble est comparé à un « vrai théâtre ». Une véritable jouissance à la fois visuelle et littéraire émane de ces pages où Saint Preux se laisse envahir par un lyrisme inspiré : « Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles ; le plaisir de ne voir autour de soi que des objets tout nouveaux, des oiseaux étranges, des plantes bizarres et inconnues, d’observer en quelques sorte une autre nature, et de se trouver dans un nouveau monde. »

Le lectuer décèle une certaine facticité due aux remarques et au vocabulaire très banals du voyageur (« étranges », « bizarres et inconnue», « nouveau monde »). Ces lieux communs contribuent à l’idée générale de la lettre qui, si elle se présente sous la forme d’une relation, est avant tout un prétexte pour entretenir Julie et un support à la méditation. En effet, Saint Preux explique la finalité de ses lettres et  de celles de son amante  en ces termes : « Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l’un de l’autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme (…) » La lettre sert dans cette situation à réactualiser le souvenir de Julie. Elle est, comme le voyage, un prétexte à la conversation épistolaire qui rapproche les deux amants séparés, et le passage du récit au présent à la lettre XXI souligne cette volonté d’abolir les distances spatio-temporelles.

Cependant Saint Preux  prend aussi le soin de décrire la vie domestique et économique des paysans valaisans en rappelant sa volonté de peindre par l’emploi de l’expression « léger crayon ». Tour à tour sont abordées la « douceur des mœurs », l’hospitalité,  la simplicité, l’égalité dans l’humeur de ce peuple retiré et heureux. Saint Preux s’attache principalement à l’organisation sociale et au caractère désintéressé de ses hôtes qu’il prend pour modèle. Sa peinture se fait idyllique et enthousiaste avec des expressions lyriques telles que : « Hommes heureux et dignes de l’être (…) ». Il s’étend sur la cohérence de leur pensée qui les rend accueillants afin de ne pas être les victimes de quelques personnes malintentionnées. Le désintérêt est perçu comme à l’origine de l’harmonie sociale. Ainsi « la même liberté règne dans les maisons et dans la République, et la famille est l’image de l’Etat ». A ces considérations économiques et politiques, le jeune amant joint ses réflexions sur la beauté des valaisannes, qu’il livre sur un ton léger qui déplaira à Julie mais qui soulignent l’obsession de Saint Preux pour sa maîtresse. Celui-ci écrit avec transport : « Tout me rappelait à vous dans ce séjour paisible ; et les touchants attraits de la nature, et l’inaltérable pureté de l’air, et les mœurs simples des habitants, et leur sagesse égale et sûre, et l’aimable pudeur du sexe, et ses innocentes grâces, et tout ce qui frappait agréablement mes yeux et mon cœur leur peignait celle qu’ils cherchent. »  L’absence fait le tourment du maître de leçon qui n’envisage le monde que comme une image de Julie. De fait, nous nous éloignons des relations de voyage traditionnelles dans la mesure où celle rapportée par Saint Preux participe d’un projet romanesque.

Le voyage à Paris se présente sous la forme d’un petit bréviaire de la vie parisienne et de ses adeptes. Il est l’occasion d’une réflexion philosophique sur le caractère français et le sentiment ; esthétique sur le théâtre, moral sur le mariage et la générosité des femmes du monde ainsi que sur le mépris dont elles sont l’objet. Saint Preux prétend à une étude du monde à la fois en penseur et en acteur . Aussi étudie t-il les comportements pendant des soupers privés et des parties de campagne.

Le silence de Saint Preux sur les femmes de la capitale est  révélateur, de même que son changement d’opinion sur le sujet. En effet, dans un premier temps, l’instructeur condamne les mœurs légères des parisiennes, puis modifie son jugement après avoir observé que les femmes du monde étaient capables de la charité la plus discrète et la plus désintéressée21. Alors que les valaisanes occupaient Saint Preux par leurs gorges opulentes, les mondaines de la capitale, jugées plus futiles, attachent ce dernier par l’ambiguïté de leur nature, leur dualité entre le frivole et le sérieux. Cette découverte ravit le voyageur qui s’aperçoit que les apparences peuvent tromper, ainsi que Julie l’avait annoncé.  Ainsi, les femmes, si différentes soient elles selon les milieux, rappellent sans cesse le souvenir de Julie, et l’amant ne peut éviter la comparaison22

lettre XVI, II, p. 172, Saint Preux définit sa méthode pour étudier le monde et les conclusions qu’il peut en tirer : « Mon objet est de connaître l’homme, et ma méthode de l’étudier dans ses diverses relations. Je ne l’ai vu jusqu’ici qu’en petites sociétés, épars et presque isolé sur la terre. Je vais maintenant le considérer entassé par multitudes dans les mêmes lieux, et je commencerai à juger par là les vrais effets de la société ; car s’il est constant qu’elle rende les hommes meilleurs, plus elle est nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir ; et les mœurs, par exemple, seront beaucoup plus pures à Paris que dans le Valais ; que si l’on trouvait le contraire, il faudrait tirer une conséquence opposée. »

Les relations de voyage dans la Nouvelle Héloïse ont une fonction romanesque essentielle dans le roman dans la mesure où elles sont l’occasion pour les personnages de discuter sur des thèmes chers à Rousseau, comme le caractère national d’un peuple, la vie en société, etc.

Lnouvelle heloisee pays de Vaud et Paris

Le pays de Vaud est l’emblème d’une terre saine et propice au bonheur des hommes. La vie en petite communauté, favorisée par le cadre montagnard, semble un idéal social pour Saint Preux qui se plaît à observer la simplicité des mœurs. Durant son séjour, le voyageur découvre émerveillé de nouvelles beautés et de nouvelles harmonies dans la nature. Une communion parfaite entre l’homme et l’œuvre de Dieu s’opère et inspire à Saint Preux ses plus belles pages descriptives. Le Valais est un endroit de tranquillité où les préjugés semblent exclus. Le jeune amant rêve d’un lieu semblable pour lui et sa compagne, à l’abri de l’autorité parentale. Et ce voyage représente une anticipation de l’idée chimérique de la fuite que propose  Milord Edouard à la lettre III de la deuxième partie. Cette tentation déçue conduit au regret et à l’amertume et il n’est pas étonnant que les lettres du Valais soient entachées de part et d’autre d’une tristesse excessive. Ce paradis harmonieux est l’une des multiples applications du mythe du supplice de Tantale à travers la Nouvelle Héloïse. Le bonheur promis semble resté dans les sphères de l’imagination ou du rêve.

Paris, a contrario, présente un visage totalement différent et ambigu. En effet, il paraît impossible pour Saint Preux dans cette ville de la fausseté de rencontrer des personnes sincères et de s’approcher de l’Homme. Les hommes et les femmes sont commandés par leur désir de plaire, plus que par leur préoccupation d’autrui. L’amitié, la générosité ne signifient rien dans cette ville où l’argent détermine les rapports sociaux. Le jeune amant ressent encore une fois du dépit face à cet endroit factice et illusoire. Pourtant, cette expérience lui apprend à se méfier de ses premières impressions, et s’il ne réhabilite pas la capitale, le moraliste, grâce à l’exemple de Julie, se garde de se laisser emporter par ses préjugés. Ainsi, si Paris est le refuge de tous les vices, elle n’en a pas le monopole et Saint Preux reconnaît que cet état est lié à la notion de ville elle-même.

Il est à noter d’ailleurs que Julie répond aux lettres sur Paris en opposant un autre modèle social à l’inverse de celui décrit par Saint Preux : celui du mariage de Claire avec M. d’Orbes. A travers ce nouveau couple, légitime celui-là, les deux amants séparés peuvent vivre leur relation dans une analogie pure et justifiée. Julie envoie des lettres qui parlent de son propre univers comme pour rappeler à Saint Preux qu’il existe une autre forme de bonheur que celui proposé par les parisiens et même par les valaisans. En effet, Claire et son futur mari sont des amis proches du couple malmené par les événements et représentent en quelque sorte un idéal que Saint Preux et Julie savent impossible dans leur situation. De plus, le mariage de Claire va précipiter la découverte des lettres des deux amants dans la mesure où la « prêcheuse » refuse d’impliquer Claire, devenue femme et ne pouvant à présent plus agir de son gré sans en référer à son mari, dans son histoire amoureuse. La seconde partie s’achève sur la surprise du secret des deux jeunes gens et annonce la fin du simulacre de bonheur que connaissaient ces derniers. Les deux voyages proposent donc une mise en regard de l’univers des deux amants, et plus particulièrement de celui de Julie. Mais, il est aussi remarquable qu’ils aient un sens l’un par rapport à l’autre et qu’ils se renvoient mutuellement une image inversée.

Cette opposition entre deux univers contradictoires a pour fonction romanesque d’équilibrer le roman, d’interroger ces deux modes de vie différents, et d’en tirer des conclusions afin de poursuivre l’éternelle quête du bonheur.

Le domaine de Clarens

L’aboutissement de cette confrontation est le domaine de Clarens organisé par M. de Wolmar et sa femme, Julie. L’organisation de Clarens repose sur les observations que Saint Preux a faites sur les habitants du Valais (nous retrouvons le même souci de l’équité, de la simplicité, de l’harmonie entre les différents membres de cette micro société) et propose un antidote utopique au modèle social des villes. Les deux relations de voyage sont nécessaires pour la compréhension de la forme de bonheur qu’ont élaborée les Wolmar. Cependant,  comme beaucoup d’utopies, celle-ci est vouée à l’échec. La recherche et l’application du  plaisir détermine la vie à Clarens (ceci est observé dans les lettres de Saint Preux à Milord Edouard à la cinquième partie). Or, Julie avouera dans la sixième partie, que « le bonheur (l’)ennuie », et qu’elle aspire à un bonheur absolu, réalisable dans Dieu. La fin de la Nouvelle Héloïse est une remise en question du modèle de Julie qui se serait perverti par excès de pureté.

Jean-Jacques Rousseau, fidèle à la passion de son siècle cosmopolite pour les nations et les peuples, est un grand lecteur de relations de voyage, comme il l’écrit dans l’Emile. La fureur des voyages a pris de l’essor durant le XVIIIème, et a permis d’alimenter une réflexion propre aux Lumières sur l’Homme et sur l’appartenance à une patrie. Il n’est donc pas étonnant que Jean-Jacques lui-même amateur de voyages pédestres ait inclus dans son roman des relations certes partiales, puisque romanesques, mais cependant révélatrice à la fois d’une pensée philosophique et d’une intrigue, deux éléments intimement liés dans la Nouvelle Héloïse. A l’image des Lettres Persanes, le roman de Rousseau est l’occasion d’une réflexion sur les différents modes de vie et d’une remise en cause d’un système social critiquable.

Les lettres du Valais rappellent, de par leur contenu, les lettres de Rousseau sur la Suisse, qu’il envoya au maréchal de Luxembourg, alors qu’il s’est réfugié à Neuchâtel afin d’échapper à la justice française qui s’est proclamée contre l‘Emile, paru en 1762. De même, les lettres de Paris exposent la pensée de Rousseau au sujet des voyages et de l’étude que l’on peut en faire.

Sur le plan de l’esthétique rousseauiste qui est fondée sur le contraste entre la nature sauvage et la nature civilisée, l’ombre et la lumière, la Suisse demeure un modèle. De plus, ce qui intéresse le philosophe dans le fait de voyager et de rédiger des relations de voyages c’est, comme il l’écrit dans l‘Emile, la description des « caractères nationaux ». L’observation du voyageur doit aboutir à une description précise du peuple qu’il rencontre afin de rendre compte de la nature essentielle de celui-ci. Nous retrouvons ces préoccupations dans les deux  relations de voyage à Paris et dans le pays de Vaud. En effet, l’opposition entre la nature sauvage et la nature cultivée est flagrante lorsqu’on  met en regard l’un de l’autre les deux espaces géographiques. Saint Preux ne manque pas de faire des comparaison. Aussi commence t-il la lettre XIV de la deuxième partie par une étude du caractère du Français et approfondit-il sa réflexion à la lettre XVI en ces termes : « Si je voulais étudier un peuple, c’est dans les provinces reculées, où les habitants ont encore leurs inclinations naturelles, que j’irais. Je parcourrais lentement et avec soin plusieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes des autres ; toutes les différences que j’observerais entre elles me donneraient le génie particulier de chacune ; tout ce qu’elles auraient de commun et que n’auraient pas les autres peuples, formerait le génie national (…) » Ce projet rejoint clairement celui exposé par le philosophe qui confronte la société et la vie en communauté dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. En effet, cette opposition est récurrente dans les écrits de Rousseau dans la mesure où celui-ci désire étudier l’Homme, et donc revenir aux origines de l’humanité. A certains égards les habitants du Valais font figure de mythe qui rappelle celui du bon sauvage, alors que les parisiens servent à étudier les méfaits de la société sur l’homme.

Dans les lettres de Paris le lecteur perçoit des piques qui ne peuvent être que l’ouvrage de Jean-Jacques lui-même. Les commentaires sur les coteries qui monopolisent le bon goût et le jugement critique renvoient aux sociétés que Rousseau a fréquentées, et avec lesquelles il s’est brouillé, comme celles de Mme d’Epinay ou d’Holbach, avec le cortège grandissant des faux amis parmi lesquels Grimm et Diderot. De même cette dénonciation insistante de la dissimulation et de la fausseté parmi les gens des villes est inspirée par l’expérience personnelle de Rousseau, et elle conduit à l’éthique même du romancier. En effet, celui-ci écrit dans la dernière note de la Nouvelle Héloïse, après avoir fait allusion au monde des libertins dans la lettre XVI de Paris : « Je ne saurais concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. »

La Nouvelle Héloïse se présente comme un « antidote », pour reprendre une expression de Saint Preux à la littérature libertine. Mais elle sert aussi à soumettre à la question, par l’intermédiaire de la fiction, des problèmes moraux et sociaux propres au projet du philosophe. Cette approche de la littérature est analysée par Michel Launay qui explique que Rousseau « en situant la politique au cœur du drame romanesque (a évité) de faire d’elle une abstraction » et que « l’analyse de la manière dont les thèmes sociaux ou politiques sont insérés dans le roman montre que Rousseau commence toujours par exposer un problème concret, avant de le faire discuter par les lettres de ses héros ; et leur discussion même n’est pas abstraite, elle reflète les hésitations et leurs heurts de différents caractères, de différentes attitudes en face d’un même problème. » Cette méthode montre la volonté de Rousseau de ne pas élaborer un système philosophique, une pensée dogmatique. Au contraire, grâce à la littérature, la réflexion grandit et s’interroge sur elle-même dans un souci sincère de vérité. L‘Emile se présente comme une sorte de traité de morale romanesque avec un héros, l’histoire de sa formation intellectuelle et affective, grâce notamment à son amour pour Sophie. La Nouvelle Héloïse est un roman mais qui développe des thèmes sous la forme de petits traités propres à l’univers philosophique, favorisée par la forme épistolaire. De fait, c’est la littérature elle-même qui joue le rôle de révélateur.

Le philosophe a su intégrer à son roman un genre littéraire, défini comme tel tardivement, celui de la littérature de voyage, mais très en vogue pendant son temps. Aussi la Nouvelle Héloïse est-il un roman qui sort des carcans purement romanesques, qui joue avec la forme épistolaire, au risque de l’alourdir par un contenu moraliste, qui entretient des rapports évidents avec la philosophie et qui propose une autre forme du roman, ayant pour but affiché d’instruire tout en accordant un rôle essentiel à l’imagination. Avec ce roman Rousseau ouvre de nouvelles perceptives pour la littérature à venir, qui se manifesteront dès les Confessions et les Rêveries du promeneur solitaire, que de nombreux écrivains du XIX réhabiliteront au nom de la sensibilité et de la nature humaine.

Le voyage dans le Valais, de par les descriptions et les réflexions qu’il suscite, développe une esthétique du sublime qui rejoint les analyses des théoriciens du XVIIIème.

En effet, depuis le Traité du sublime de Longin , le sublime est principe d’élévation25. Or, les philosophes du XVIIIème ont aussi développé avec insistance le principe d’écrasement. Le sublime est  intimement lié au  » transport”, à l’effet immédiat qu’il produit sur l’auditoire. Le sublime est impératif car il « confère au discours un pouvoir, une force irrésistible qui domine entièrement l’âme de l’auditeur .”  Or cette sorte de  tyrannie tend à élever l’homme dans sa propre opinion de lui-même, à lui faire éprouver l’orgueil d’être homme ainsi que sa vocation à aspirer à la grandeur. Longin voit dans le sublime un indice de transcendance présent dans la Nature, comme en témoignent les nombreux exemples de descriptions de tempêtes, de naufrages  ou de paysages, tirés de l’œuvre homérique. Le sublime est principe d’énergie, du véhément et de terrible, comme l’explique Baldine Saint Girons, dans la préface de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau d’Edmund Burke. Aussi, du point de vue stylistique, le sublime est-il exprimé par le style élevé d’un Thucydide et le style énergique d’un Démosthène. Burke, en 1757, dissocie alors le sublime de tout principe d’excellence et l’étudie du point de vue de nos passions humaines en introduisant la sensation comme élément principal dans ses analyses. Le philosophe bouleverse la tradition héritée du XVIIème en proposant une nouvelle définition basée sur des éléments négatifs, des   » privations « , qui conduisent à la beauté de la négation, au plaisir dans la douleur, au sacrifice. La solitude, l’obscurité, le silence ou le dépouillement, la simplicité et l’innocence , tout ce qui se rapproche du néant est à présent sublime. Dans son ouvrage , Burke envisage le plaisir et la douleur comme deux notions indépendantes. A partir de ce postulat, il distingue deux sortes de plaisir : le plaisir de nature positive et le plaisir  » relatif  » qui  » exprime la sensation qui accompagne l’éloignement de la douleur et du danger  » défini comme le delight. Avec la définition du delight,  » cette tranquillité ombragée d’horreur « 25, Burke touche à l’essence du sublime qui opère des renversements de valeurs. Dans la section 6 , intitulée Du Sublime, le philosophe anglais met en évidence la relation qui existe entre le sublime et la douleur . En effet, la douleur est plus puissante que le plaisir. Elle affecte plus l’esprit dans la mesure où elle est  » l’émissaire de cette reine des terreurs » qu’est la mort. La terreur est définie comme   » principe fondamental du sublime” en ce qu’elle envahit totalement l’esprit. Burke rejoint la conception longinienne de la cause, le sublime, productrice d’étonnement. Le delight apparaît lorsque le danger est suffisamment éloigné pour que le témoin n’en soit pas directement affecté, mais suffisamment proche pour que son spectacle produise de l’inquiétude. Le sublime est écrasement et dépassement dans la mesure où le corps, l’esprit et l’imagination du  » témoin” en sont possédés entièrement et dans la mesure où, à travers cette situation douloureuse, l’individu est poussé hors de lui  invité à se surpasser. Le sublime participe de fait au surhumain, à l’absolu et « conforte le double sentiment de l’effroi et de l’extase, d’un manque dans l’ici-bas et d’une plénitude promise dans l’ailleurs »25.

Les lettres de Saint Preux écrites dans le Valais présentent les principaux éléments qui se rattachent au sublime. Les lettres XXIII et XXVI sont très représentatives de la dualité du sublime qui repose sur le dépassement et l’écrasement. En effet, au ton enthousiaste (du grec théos, dieu) et lyrique succède une tonalité mélancolique et accablée, qui culmine en un poignant crescendo avec l’idée du suicide. Le sublime dans la lettre XXIII favorise la méditation et l’élévation. Le voyageur insiste sur la pureté de l’air qu’il respire dans le Valais et sur ses bienfaits sur l’esprit et l’imagination : « c’est une impression générale qu’éprouvent tous les hommes, quoiqu’ils ne l’observent pas tous, que sur les hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit ; les plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre et de sensuel. Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. »26. Saint Preux se laisse gagner par la rêverie, qui conduit à l’extase et à certains égards ses impressions se rapprochent de celles du Jean-Jacques vieillissant des Rêveries du promeneur solitaire27.

L’ « extase » pose en elle-même un problème. En effet, elle est à la fois passive et active  dans la mesure où elle fait perdre conscience au sujet de lui-même et qu’elle desserre peu à peu les liens qui attachent ce dernier à l’univers. Aussi  Saint Preux écrit-il sur l’extase : « Le seul moyen qu’ait trouvé la raison pour nous soustraire aux maux de l’humanité, n’est-il pas de nous détacher des objets terrestres et de tout ce qu’il a de mortel en nous, de nous recueillir au dedans de nous-mêmes, de nous élever aux sublimes contemplations. »28 Cette réflexion est faite dans une situation de crise, ( dans cette lettre Saint Preux cherche à justifier l’idée du suicide), et il est intéressant de relever les similitudes entre les deux situations. La phase ascendante de l’extase, censée mener au bonheur, est toujours suivie de la phase descendante, comme pour le sublime. Et alors que le jeune amant est envahi par les douces sensations du Valais, dans ce même lieu, il se trouve submergé quelques jours plus tard par ses idées morbides. Cette âme passionnée ressent dans leur absolu des sentiments excessifs, aussi optimistes que négatifs.

Le sublime est aussi lié à un spectacle de grands monuments, de falaises, de tout ce qui réunit l’œuvre de Dieu et la présence de l’homme. Kant, dans la Critique de la faculté de juger, reprend des exemples célèbres tels que la cathédrale Saint Pierre à Rome ou les pyramides d’Egypte ainsi que les grands gouffres, la mer, le ciel, les étendues infinies qui font ressentir à l’homme une secrète horreur et un sentiment de soumission quasi religieux29. Face aux montagnes du Valais, Saint Preux s’exclame : « le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l’esprit et les sens ; on n’oublie tout, on s’oublie soi même, on ne sait plus où l’on est. »30 Cet élan de l’imagination est presque mystique car il évoque une communication directe avec un Dieu qui se confond avec la Création. Ainsi l’enthousiasme devant le spectacle de la Nature supplante la religion institutionnalisée, dont se méfie Saint Preux en bon philosophe. Il apparaît que dans l’œuvre de Rousseau, le refus du dogmatisme religieux n’empêche pas une expérience intimiste du sublime et du sacré. Mais Rousseau ne théorise pas cette expérience sublime, et c’est pour cette raison que sa manifestation s’exprime le mieux dans son roman ou dans ses Rêveries. La nature joue un grand rôle car elle est en quelque sorte la médiatrice du sublime vers l’homme, qui prend la place de « témoin »31 Saint se sent imprégné par cette force exaltante et il essaye de transcrire cet ineffable en recourant à un style épuré, simple et clair, selon  la tradition longinienne. En effet, un style entaché par l’enflure et la pompe ne restitue pas le sublime dans la mesure où il s’attache à l’apparence et non à l’essence. Certes les hyperboles appropriées, la parataxe et l’hyperbate sont des moyens stylistiques qui rendent compte du sublime selon Longin, mais l’emphase et l’exagération ne sont pour le rhéteur que des travestissements de l’idée de sublime. Aussi Rousseau prend garde autant dans les Confessions que dans les Rêveries de se laisser emporter par un style trompeur. Pierre Burgelin analyse le style rousseauiste en ce que Rousseau parle et pense en termes d’auditoire et de sensations32. Tel un prêcheur il cherche à toucher ses interlocuteurs et ses lecteurs, et il ne sépare jamais l’art de plaire et l’art de convaincre, fidèle à la tradition rhétorique des Anciens. Le philosophe, dans ses écrits romanesques, philosophiques et politiques, apparaît au critique comme un « inspiré qui puise à la source intérieure jaillissante la force d’avertir son temps, comme les anciens prophètes juifs. »33 Séduction, force, ravissement selon les théoriciens du sublime expriment le contact direct avec les hommes. Et derrière les idées de Rousseau, le lecteur sent qu’ il y a la flamme du sentiment, qui brûle et éclaire ensuite l’écrivain. Les idées qui importent établissent avec l’invisible un contact que le savant arrangement des mots devra rendre perceptible : telles est la définition du style sublime. Cette envie de pureté se retrouve aussi dans la description des mœurs valaisanes où il règne « une humanité désintéressée » et « un pur amour de l’hospitalité »34 L’absolu de la perfection semble habiter ces lieux où Saint Preux se plaît à évoluer avec le souvenir et la présence de Julie. Cependant ce temps heureux de l’extase prend fin à la lettre XXVI.

La description du voyageur s’attarde sur l’isolement, l’obscurité, la rudesse et le caractère inhospitalier des montagnes, autant de qualificatifs qui appartiennent au XVIIIème à la définition du sublime, principe à la fois ascendant et descendant. De plus, Saint Preux parle du « lieu sauvage » qui l’accueille pour observer la maison de Julie comme le promeneur solitaire évoquera les rives « sauvages et romantiques » du lac de Bienne à la cinquième promenade. Nous voyons se dessiner le lien de parenté qui existe entre l’esthétique du sublime et le romantisme, quelques années plus tard. Rousseau, dans ces lettres, invente en quelque sorte le romantisme. Il est le seul à faire correspondre de façon intime la nature et les états d’âme de l’homme. L’imagination de ce dernier permet cette harmonie, cette dilution de l’être dans l’univers. Grâce à elle, comme l’a expliqué Kant, l’homme est capable de tendre vers l’infini, de l’envisager mentalement et de le désirer. Saint Preux alors qu’il est exténué par la violence de ses sentiments avoue que sur la rive opposée où il croit apercevoir la demeure de Julie « (son) imagination donnait le change à (ses) yeux fatigués ». Le voyageur se laisse entièrement dominé par l’endroit où il se trouve, par le monde mental qu’il se crée à partir de lui. Cette soumission à l’espace est l’un des signes du sublime, qui dépossède l’homme de son être et lui permet d’être en osmose parfaite avec la nature. Comme nous l’avons déjà dit, l’état d’esprit du voyageur influe sur la perception de ce qui l’entoure. Ainsi, Rousseau lui-même explique dans l’une des lettres sur la Suisse que « l’impression commune de tout cela (…) dépend de l’état où nous sommes en le contemplant. Ce tableau, quoique toujours le même, se peint d’autant de manières qu’il y a de dispositions différents dans les cœurs des spectateurs ; et ces différences, qui font celles de nos jugements, n’ont pas lieu seulement d’un spectateur à l’autre, mais dans le même en différents temps. »35

Cette approche de la nature selon le cœur et commandée par le désir de communion sera exploitée à l’extrême par des écrivains voyageurs tels que Chateaubriand et Mme de Staël, par l’intermédiaire de leur propre personne et de leurs personnages, comme c’est le cas de Corinne et d’Oswald dans Corinne ou l’Italie. Le sublime est l’effet direct du spectacle de la nature sur un homme sensible, heureux ou malheureux. Et il est naturel de le retrouver dans des écrits « à fleur de peau » tels que la Nouvelle Héloïse, les Confessions ou les Rêveries. Saint Preux est en effet, comme l’écrivain, animé par des forces contraires, une énergie débordante que son âme faible peut difficilement contrôler. Ainsi quand il pense à l’amour impossible qui le lie avec Julie il s’écrie : « O Julie ! ô Julie ! et nous ne serions pas unis ? et nos jours ne couleraient pas ensemble ? Non, que jamais cette affreuse idée ne se présente à mon esprit ! En un instant elle change tout mon attendrissement en fureur, la rage me fait courir de caverne en caverne ; des gémissements et des cris m’échappent malgré moi ; je rugis comme une lionne irritée ; je suis capable de tout, hors de renoncer à toi ; et il n’y a rien, non, rein que je ne fasse pour te posséder ou mourir. »35 L’œuvre de Jean-Jacques est cimentée par cette idée du sublime qui souffle au philosophe ses « visions », son rôle de révolutionnaire politique et littéraire. Et il est intéressant de noter que si l’adjectif sublime est récurrent dans la Nouvelle Héloïse, il est le mieux appliqué, le mieux décrit et le mieux ressenti à l’occasion d’un voyage dans des montagnes tantôt accueillantes tantôt hostiles. Le spectacle de Julie, de ses gestes, de ses vertus, de sa beauté est source de sublime pour Saint Preux comme peut l’être celui de la nature. Et il est remarquable que cette « incomparable fille » soit associée à l’idée sublime, transcendante et divine.

Ainsi, Saint Preux, même si le romancier a refusé toute comparaison, se fait à travers ses lettres, le porte-parole de Rousseau, son double affectif et intellectuel. Grâce à la nature sensible et profondément humaine et aimante de son personnage, le philosophe a pu développer une esthétique du sublime qui parcourt toute son œuvre.

25 Boileau (1674), Préface et traduction du Traité du sublime, oeuvres complètes, Gallimard , Bibliothèque de la Pléiade, 1970, chap .V, p.348 :  » Sous l’action du véritable sublime notre âme s’élève en quelque sorte , exulte et prend de l’essor,  remplie de joie et d’orgueil comme si c’était elle qui avait produit ce qu’elle a entendu. ”

25 Burke, La recherche, partie 1, section 4, Edition Vrin, 1990.

25 Dominique Peyrache-Leborgne, La poétique du sublime de la fin des Lumières au romantisme, p.9, Honoré Champion, Paris, 1997.

26 Rousseau, op. cit, lettre XXIII, I, p.45.

27 Marcel Raymond dans  Jean-Jacques Rousseau : la quête de soi et la rêverie,  Librairie José Corti,1962, p. 134 explique que « L’extase n’a pas pour fin une révélation, mais plutôt une jouissance due au sentiment d’existence » et il cite ce passage des Rêveries : « (…) J’aimais à me perdre en imagination dans l’espace. Mon cœur resserré dans les bornes des êtres s’y trouvait trop à l’étroit, j’étouffais dans l’univers ; j’aurais voulu m’élancer vers l’infini. »  De même, Pierre Burgelin dans La philosophie de l’existence de Jean-Jacques Rousseau, PUF, 1952, déclare que le mysticisme, le thème de l’évasion est « le mode le plus habituel de la pensée de Rousseau », que la rêverie aboutit à « une réalisation mystique du moi dans le rêve…elle constitue un besoin vital de l’âme ». (Osmont, Annales, contribution à l’étude psychologique des Rêveries, XXIII, 99)

28 Rousseau, op. cit, lettre XXI, III, p.281.

29 Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, traduction d’Alexis Philonenko, livre II, Edition Vrin, 1993.

30 Rousseau, op. cit, lettre XXIII, I, p. 46.

31 Baldine Saint Girons, Fiat lux : une philosophie du sublime, p. 250, Edition Vrin.

32 Pierre Burgelin, op. cit, p. 20.

33 Ibid, p. 35.

34 Rousseau, op.cit, lettre XXIII, I, p. 48.

35 Rousseau, Lettres sur la Suisse, lettre première,  Edition Slatkine, Paris-Genève, 1997.

35 Rousseau, op. cit, lettre XXVI, I, p. 55-56.

3 réflexions à propos de “ Julie ou La Nouvelle Héloïse ”

  1. Philippe Hamoniaux a dit:

    un chef d’oeuvre intemporel !!

  2. GUIHENEUF a dit:

    Bonjour M. Christian DIDIER,

    Je vous suis tout d’abord sincèrement reconnaissant de m’avoir répondu.

    Veuillez m’excuser de vous réadresser un message. L’objet de ce présent courriel est de vous faire part des similarités que j’ai cru repéré (Peut-être, me suis-je trompé ! Je l’espère !) entre :
    – ce paragraphe « Passion et vertu » de votre site internet : « Rousseau exalte la passion et en montre le caractère irrésistible chez ces deux personnages […] Il peint leurs transports, leurs peines cruelles, leurs joies et leurs faiblesses d’une manière remarquable, à tel point qu’on a pu qualifier cette œuvre de véritable « hymne à l’amour ».
 […] Ainsi au XVIIIe siècle, une réprobation morale implacable pèse sur la passion. Or, cet amour interdit – à cause de la chimère des conditions – loin d’abaisser les cœurs des deux protagonistes, les élèvera à un niveau supérieur, quasi-mystique grâce à la vertu, un amour inébranlable mais sans désir charnel : Pour nous aimer toujours, il faut renoncer l’un à l’autre ; oublions tout le reste et soyez l’amant de mon âme. Cependant, au début du roman, les deux personnages s’égarent – comme le remarque Rousseau dans sa préface : Ils sont dans le délire, et ils pensent philosopher… Ils parlent de tout et se trompent sur tout – sur le vrai sens de la Vertu : ainsi, selon eux, les inclinations du cœur ne peuvent les égarer puisqu’ils sont inspirés par la Nature et donc la Vertu. Julie dénoncera la première cet amalgame : Je frémis quand je songe que des gens qui portent l’adultère au fond de leur cœur osaient parler de vertu – Ce doux enchantement de vertu s’est évanoui comme un songe…et le bonheur a fui loin de nous. Ainsi, nous pouvons remarquer que la vertu est nécessaire pour trouver le bonheur. Dès lors, ils combattront leur passion au nom de la Vertu dont ils ont retrouvé le vrai sens, et qui dénonce les égarements du cœur : le cœur nous trompe en mille manières et n’agit que par un principe qui est toujours suspect, et leur permet de résister aux entraînements d’une passion aussi forte que la leur. Julie préfèrera même la mort au risque de la tentation »

    – et le paragraphe « Passion et vertu » dans l’explication de La Nouvelle Héloïse de Rousseau.

    Les similitudes sont indéniables. Vous avez eu les mêmes idées que Lagarde et Michard ! Peut-être la coïcidence est-elle fortuite !

    Respectueusement,

    GUIHENEUF.

    • Christian DIDIER a dit:

      Bonjour, Merci de votre commentaire qui enrichi ce texte par une référence aux éditions Lagarde et Michard . Sur ce site nous essayons de porter à la connaissance de nos lecteurs l’essentiel des pensées du philosophe, sans autre ambition, notamment financière. Son accès est encore gratuit malgré les couts qui reviennent à notre Société SIAM JJR. J’espère vous conserver comme lecteur et peut être comme adhérent bientôt. Bien cordialement . Christian DIDIER

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