DU CONTRAT SOCIAL, OR THE PRINCIPLES OF POLITICAL RIGHTS

Colloque de Sassari (Sardaigne) 20-21 Septembre 2010
Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social

Giovanni Incorvati

DU CONTRAT SOCIAL, OR THE PRINCIPLES OF POLITICAL RIGHTS

LES CITOYENS DE ROUSSEAU ONT LA PAROLE EN ANGLAIS

Je veux examiner dans quelle mesure l’idée de «droit politique» qui s’est imposée parmi les interprètes de Rousseau correspond à celle de notre auteur. En dépit du relief qu’il lui donne dans le sous-titre même du Contrat social, ainsi que dans son résumé à la fin de l’Emile, et de l’alternative radicale que cette nouveauté a ouvert dans la théorie juridique et politique, la connaissance du sujet est restée, pendant deux siècles et demi, bornée et superficielle. Les spécialistes du Genevois, quand ils n’ont pas glissé sur l’explication de cette idée, y ont vu une forte continuité avec la pensée de Montesquieu, qui le premier y a fait allusion, ou de Burlamaqui, auquel Rousseau a emprunté son sous-titre.

Le fait le plus révélateur est que les premiers traducteurs en anglais de Rousseau, qui l’avaient été aussi de Montesquieu et de Burlamaqui, ont exprimé cette continuité en rendant «droit politique» toujours par « politic » ou « political law »; tandis que les plus récents préfèrent, dans l’un et dans l’autre cas, l’expression « political right », qu’ils considèrent maintenant comme la « standard translation », tout en se contentant d’explications simplistes à propos de cette substitution. Mais loin de rendre le texte de Rousseau plus compréhensible, ces oscillations ont éloigné le Contrat social du lecteur et conduit l’interprète à une impasse.

En révoquant en doute les deux faces de la tradition, j’essaie de suivre son développement historique tout au long d’une piste qui pourrait paraître fausse. On me demandera en fonction de quelle autorité j’ose mettre en question une lecture du Contrat social presque universellement reçue, en manipulant le titre de l’ouvrage que nous sommes appelés à étudier et à respecter. Je propose en réponse un bref voyage à travers ces traductions en anglais, qui représentent l’une des régions principales où la tradition interprétative dont je m’occupe s’est constituée et enracinée. J’espère que de retour de ces territoires peu connus nous pourrons aborder d’un point de vue neuf un livre qui parait encore scellé.
La première traduction anglaise.

Presque à mi-chemin entre 1762 et nous, en 1893, à New York, deux éditions en anglais du Contrat social, très différentes et même en contradiction l’une par rapport à l’autre, parurent ensemble. La coïncidence avait quelque chose d’extraordinaire parce que, au cours des cent ans précédents, aucune nouvelle version de l’ouvrage capital de Rousseau n’était sortie du côté des éditeurs en anglais. De ces deux publications l’une, The social contract, or, principles of political law, reprenait telle quelle la première version anglaise par William Kenrick, parue à Londres entre 1763 et 1764. Celle-ci était restée, par sa précocité et par ses diverses rééditions à l’époque de la Révolution française, le texte de référence pendant 130 ans, non seulement pour le lecteur anglophone, mais aussi pour un grand nombre de traducteurs du Contrat social, même en des langues différentes. Le seul changement était dans le titre, lequel, libéré des fioritures typiques du dix-huitième siècle, paraissait maintenant plus proche de l’original français.

Arrêtons-nous un instant sur cette version. Passionné à sa façon de Rousseau, Kenrick avait publié la traduction de La Nouvelle Héloïse et de l’Emile avec la plus grande rapidité, respectivement en 1761 et en 1762. Il faisait suivre ou précéder chacun de ses textes par des comptes- rendus anonymes dans le Monthly Review. En plus il avait adopté une terminologie uniforme pour ces deux ouvrages et pour le Contrat social, ce qui semblait leur conférer une marque d’unité, et donner une plus forte solidité à son propre travail interprétatif. Celui-ci est particulièrement intéressant pour ce qui regarde la traduction du mot «droit», qui en français juridique, dans la ligne du latin et de plusieurs langues continentales européennes, présente une connotation amphibole: il désigne soit un droit «subjectif», soit un domaine de la doctrine. L’anglais juridique moderne, au contraire, est plus clair, car pour le premier cas il utilise « right » (mot «countable»), pour le second law (terme «uncountable»), un mot qui a aussi (dans son emploi «countable») le sens de «loi». Hobbes avait insisté sur cette différence de terminologie, et Rousseau beaucoup réfléchi dessus. Toutefois cette richesse de l’anglais, loin de rendre plus facile la tâche des traducteurs, en a plutôt augmenté l’embarras.

Kenrick, par exemple, dans la traduction du sous-titre du Contrat social, suivait les versions anglaises de l’Esprit des lois de Montesquieu (London, 1750) et des Principes du droit politique de Burlamaqui (London, 1752) par Thomas Nugent. Celui-ci avait rendu l’expression «droit politique» par «politic law», et, dans sa version de l’Emile de 1763, l’avait traduite par «political law». Mais, tandis qu’en ce qui concerne l’Emile et l’Esprit des lois, l’usage établi ne sera modifié qu’en 1979 et 1989 – dates respectives de la seconde et de la quatrième traduction anglaise, qui ont abandonné cet usage – en ce qui regarde le Contrat social, l’évolution aura été bien plus rapide, et bientôt « political law » remplacé par « political right ». C’est le sens d’une telle évolution qui sera l’objet de la présente recherche.
Citoyen: privilèges, droits.

L’exigence d’uniformité et de continuité par rapport aux prédécesseurs, manifestée par Kenrick dans le sous-titre du Contrat social, était alliée, au long des différents chapitres de cette œuvre, à la plus grande incertitude sur l’interprétation du mot «droit», soit dans sa signification « objective », soit dans son sens «subjectif». Ce dernier, en tant que référé à un ou à plusieurs membres de l’association légitime, n’était traduit par « right » que dans une minorité de cas. La plupart du temps, surtout dans le domaine politique, le droit «subjectif» était rendu par «privilège» ou par «prérogative», voire par «law». On retrouve cette variété dans les traductions par Kenrick de La Nouvelle Héloïse et de l’Emile. Elle correspond à la fragmentation, même terminologique, existant à cette époque dans le domaine du droit «objectif», où, comme le souligne Rousseau lui-même, l’on aurait cherché inutilement un concept unitaire de «loi».

Cela est évident lorsque le traducteur anglais est aux prises avec les derniers mots de Julie en conclusion de La Nouvelle Héloïse: «trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime». Ces mots, qui constituent l’affirmation la plus nette d’un droit fondamental de l’individu que Rousseau ait avancée avant le Contrat social, première annonce de la fin de toute sujétion, à partir de celle des femmes, étaient traduits par «too happy to purchase, at the expense of my life, the privilege of loving you without a crime». Le choix de « privilege » à la place de « right », uni à la mise de côté de «toujours», limitait la portée de ce droit au cas d’espèce.

La traduction de la note du Contrat social, I, 6, sur la signification du mot « citoyen » allait dans le même sens

«The French (…) have no just idea of its meaning …; for, it were otherwise, indeed, they would be guilty of high treason in assuming it. This term is with them rather expressive of a virtue than a privilege».

Par l’association de «citoyen» à «droit» (politique) Rousseau avait changé la signification courante des deux mots, en leur donnant une valeur non pas morale, mais juridique au sens strict. «Citoyen» n’était plus un signe de distinction dans la sphère de la moralité (une « vertu »), mais désignait le titulaire du droit politique, et ce «droit» appartenait également à chaque résident adulte d’une république. Rousseau savait bien que par là il s’exposait lui-même au crime de lèse-majesté. Kenrick au contraire, par le choix du mot « privilege », ignorait l’élargissement et l’unification des droits, opérés par Rousseau dans la sphère publique sur la base du principe d’égalité et de l’«aliénation totale», et inscrivait le Contrat social dans la tradition juridique d’ancien régime.
Vingt traductions, un miroir.

Lorsque la Révolution bouleversera cette tradition, elle mettra fin aussi à la fragmentation terminologique et conceptuelle qui l’accompagnait. Mais l’opportunité offerte par ce changement pour une meilleure compréhension soit du Contrat social, soit de la double utilisation que Rousseau y fait du mot «droit», ne fut pas saisie par ses traducteurs en anglais. Au contraire, ceux-ci ont préféré utiliser depuis lors un «principe d’ « équivalencerigide » (principle of rigid equivalence), comme l’appelle O’Hagan, selon lequel «wherever term A occurs in the original, it should be rendered by, and only by, term x in the translation, term B by, and only by, term y, and so on». Ce principe toutefois se heurtait au fait que dans le Contrat social, ainsi que dans les autres œuvres de Rousseau, le même mot prend des sens différents. Ainsi, en l’adoptant, on a renoncé à analyser les contextes et, par rapport au mot « droit », on s’est contenté de significations abstraites.

Après la rupture représentée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour le domaine juridique, une nouvelle traduction du Contrat social sera publiée anonyme en 1791 à Londres et à Dublin, ayant pour sous-titre Principles of political right. La courte préface de l’éditeur rappelait au lecteur que ce livre non seulement avait préparé la Révolution, mais«could lay the foundation of so important an event». La clé interprétative adoptée semble s’opposer tous azimuts à la précédente. Mais elle ne consistait qu’à traduire le mot «droit» par right, même dans les occurrences où le sens juridique «objectif» fait peu de doutes et où l’on s’attendrait au terme law.

Une telle solution, apparemment radicale dans sa simplicité, aboutissait en réalité à des résultats paradoxaux. « Right » était pris comme un nom « uncountable », qui manque de toute précision juridique. L’objet du discours était déplacé du domaine des droits à celui de la «vertu» et de la moralité. Cette traduction eut en effet une vie brève et peu influente, sauf lorsqu’elle fit sa réapparition en 1848 à Manchester, au milieu des mouvements sociaux de cette ville ouvrière, et à l’occasion d’une réédition révisée, plus d’un siècle et demi après la sortie initiale. A l’époque de la Révolution, entre 1791 et 1797, la traduction la plus répandue resta toujours celle de Kenrick, avec trois rééditions, dont la dernière en 1797 à Albany, aux Etats-Unis. Sa signification juridique paraissait plus forte et plus claire au fur et à mesure que les perspectives ouvertes par la Déclaration des droits s’évanouissaient. Il faudra attendre encore un siècle pour voir sortir une nouvelle traduction du Contrat social, et cette fois ce sera à New York.
Staatsrecht, political rights.

Dans les pays de langue allemande, à partir de la première traduction du Contrat social en 1763, on avait rendu «droit politique» par le terme technique « Staatsrecht », «droit de l’Etat», largement utilisé par la culture juridique, auquel on opposera bientôt, après la Révolution, le « Bürgerrecht », le «droit du citoyen». La traduction de «droit politique» par Staatsrecht, grâce au poids conjoint de la culture juridique et de la philosophie classique allemandes, s’est affirmée dans ces pays d’une façon presque exclusive jusqu’à aujourd’hui. A l’extérieur, par contre, cette tendance a exercé une action parfois convergente, parfois divergente, par rapport à celle des traductions anglaises du Contrat social.

A la suite de ses maîtres Gerber et Laband, Georg Jellinek a su exploiter mieux que tout autre une telle convergence, en élaborant sa théorie des «droits publics subjectifs». La conception que Rousseau a du droit électoral joue ici un rôle important. Selon Jellinek, ce droit, en tant que droit politique, serait correctement envisagé non comme un droit du citoyen, mais comme un droit de l’Etat (dans le sens du Contrat social), ou plutôt de sa majorité. De là l’attitude de Rousseau, qui s’opposerait à tout droit des minorités politiques. Le Système des droits publics subjectifs fut publié en 1892, en exerçant tout de suite son influence en Europe et au-delà.

Nous voilà donc revenus à notre point de départ, en 1893, et aux deux éditions américaines du Contrat social de cette même année. L’une représentait la dernière tentative de rééditer le texte de Kenrick et marquait paradoxalement la date de l’éclipse totale de cette ancienne traduction, même si ensuite les effets de ses déformations n’ont pas cessé de se faire sentir. Par exemple, dans le début célèbre du troisième chapitre du deuxième livre, lorsque Rousseau établit la différence entre la volonté générale et les délibérations du peuple à la majorité des voix, la phrase finale était rendue par «It does not follow, however, that the deliberations of the people will always be attended with the same rectitude», où cette distinction disparaissait. Au delà de la traduction de Kenrick, cette confusion s’est propagée grâce à quelques noms prestigieux comme celui de Leo Strauss notamment.

Dorénavant l’enjeu des lectures en anglais du Contrat social sera l’interprétation non plus du mot « law », mais du mot « right ». Et le défi ne sera relevé pleinement que par un renversement du sens de «droit » dans la première traduction américaine, en 1893. Cette version, qui eut une deuxième édition révisée la même année et des réimpressions en 1898 et en 1906, est signée par Rose Martha Harrington, porte-parole, semble-t-il, de mouvements pour les droits des enfants. Sa traduction a un titre dont l’originalité est jusqu’ici passée sous silence, comme ignorée: The social contract: or, the principles of political rights. Pourtant, cette édition est complétée par un index analytique, qui a été pendant longtemps un « unicum » au niveau international, et par une introduction historique de Edward Lorraine Walter, professeur de philologie romane à l’Université du Michigan: ce dernier texte est d’une longueur jusqu’alors inusitée pour les éditions et les traductions du Contrat social. Walter considère que les principes de Rousseau sont «destinés à façonner profondément l’histoire des nations, par le fait d’être l’arsenal d’où l’on tire les armes d’abord forgées et puis dirigées contre tout l’appareil conceptuel de l’Etat moderne».

En effet c’est l’appareil conceptuel synthétisé par le mot «droit» qui était remis en discussion par cette traduction, ce qui explique aussi le choix du sous-titre. A partir de la reconnaissance de différentes espèces de droits Rousseau arriverait ainsi à redéfinir le droit politique non pas comme un champ disciplinaire ou un domaine juridique, mais comme une espèce particulière – avec ses caractères distinctifs – du » genus « droit, espèce qui constitue l’objet principal de cet ouvrage.

Right vs rights.

La réaction ne se fit pas attendre. En 1895 Jellinek, en développant son œuvre précédente, publia l’essai: « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Contribution à l’histoire du droit constitutionnel moderne ». Il imposait au niveau international la thèse idéologique d’une opposition foncière existant entre la pensée de Rousseau, d’une part, porteuse de l’idée d’un droit réservé essentiellement aux autorités de l’Etat, et les déclarations américaine de 1776 et française de 1789 de l’autre, avec leurs notions de droits individuels.

Et la même année une nouvelle version anglaise du Contrat social parut avec le sous-titre Principles of political right, apparemment repris de la traduction anonyme de 1791. En effet, en tant qu’œuvre d’un juriste expert comme Henry Tozer, elle était précédée par une longue introduction, qui soulignait en revanche l’influence de Rousseau sur les déclarations américaine et française. Mais l’essence de cette influence résidait, selon l’auteur de l’introduction, dans la valeur morale attribué au mot «droit»(right), entendu essentiellement comme le «juste» abstrait, le droit des grandes majorités politiques, contre les droits des minorités, considérés par Rousseau comme une fiction, une partie sans influence du système majoritaire:

«Rousseau provides no safeguard against the temporary aberrations of the sovereign people, except that a large majority should be required to carry important resolutions. … Thus his distinction between the respective rights of the sovereign and the citizens is a pretence, as he seems to admit later on (II,4 ad fin.)».

Une thèse semblable a été soutenue, au début du vingtième siècle, et de façon encore plus déterminée, par un interprète d’inspiration «socialiste» comme George D.H. Cole, dans le commentaire qui accompagne sa traduction du Contrat social de 1913. Les bornes du pouvoir souverain dont parle Rousseau seraient non pas juridiques, mais morales, posées par la justice. Pour le citoyen de Genève:

«limited Sovereignty is a contradiction in terms; the Sovereign has a right to all that reason allows it, and as soon as reason demands that the State shall interfere, no appeal to individual rights can be made».

Les deux traductions de Tozer et de Cole reçurent un accueil très favorable dans tous les milieux officiels et eurent plusieurs rééditions par la suite. Elles ont surtout lancé, l’une après l’autre, une sorte de version standard en langue anglaise du Contrat social, à partir de son sous-titre. L’interprétation qu’elles impliquaient fut aussitôt consacrée au niveau international par les deux volumes de l’édition critique des Political Writings de Rousseau dans les textes originaux français, publiés en 1915 par Charles Vaughan. La thèse avancée par celui-ci, qui est considéré souvent comme le promoteur de l’étude «scientifique» de Rousseau, est que «the question of Right», la «battle for the Right», sont au centre du Contrat social, «and Right is an ideal to be striven for, not a fixed point that can ever be finally attained». C’est pour cette raison que Rousseau dans le Contrat social «rejects all attempts to limit sovereignty by statute, and relies solely upon the sense of equity without which no statute, no constitutional check, can have any value whatsoever».

L’interprétation de Vaughan aura, comme nous le verrons tout de suite, des effets en retour sur la lecture du texte français du Contrat social, en particulier dans l’édition de Robert Derathé pour la Bibliothèque de la Pléiade, qui reste encore aujourd’hui celle de référence. Tout en reconnaissant sa dette envers son prédécesseur, Derathé a pourtant insisté sur le fait que selon lui «droit politique» renverrait au domaine juridique qu’on appelle aujourd’hui «droit public général» (l’ « allgemeines Staatsrecht » allemand) caractérisé par sa «méthode purement abstraite». Son explication ne pouvait être accueillie en son entier par les traducteurs en anglais, car elle aurait comporté un retour embarrassant au political law de deux cents ans auparavant.
Freedom vs liberties.

Depuis lors ,«droit politique» a toujours été traduit par «political right». le titre des chapitres du traité a , quant à lui, été traduit de façon tout à fait opposée à celle, philologiquement plus fidèle, proposée par Rose Harrington. Il faudrait toutefois rappeler que, sur le fond, en se ralliant implicitement à l’interprétation de celle-ci ainsi qu’à celle des autres opposants aux thèses de Jellinek, le même Cole dans un essai de 1948 changea radicalement d’avis. Il reconnaissait le cul-de-sac où conduisait la lecture courante de l’expression «droit politique». Car il ne fallait pas attribuer à Rousseau ce qui n’était dû qu’à l’action de l’Etat « représentatif » moderne, lequel, par rapport aux véritables principes du droit politique, ne répondait pas aux thèses défendues dans le Contrat social;car:

«removed the centre of sovereignty from the people acting as individuals, and transferred it to the collective acting in its corporate capacity through a representative assembly. What had been in Rousseau an affirmation of the inalienable rights of the individual citizen to an equal voice in the settlement of the foundations of the social order was thus transformed into a denial of the rights of the individual in face of the collective».

C’était une vigoureuse contestation de la démocratie «électorale», plus précisément représentative, dont la paternité avait de plus en plus été attribuée à Rousseau lui-même. Selon la deuxième manière de Cole, donc, la théorie de l’«aliénation totale», loin de s’opposer au maintien des droits individuels de liberté, devait en être la première garantie:

«the ‘natural right’ of human freedom … is in no sense inconsistent with the complete alienation supposed in the Contract; for the Contract itself reposes on it and guarantees his maintenance».

A son tour, la volonté générale devait permettre, selon Cole, la réalisation de l’égalité des droits des citoyens et leur participation au gouvernement de la cité: «The notion of the General Will embraces a demand not only for good government, but also for self-government … The good State must be a State based on equality – on the equal participation of all its citizens».

Mais tandis que cette reconnaissance tardive restait isolée et inaperçue, la traduction de Cole de 1913, confirmée par sa révision de 1973, et l’édition en français de Vaughan, ont posé les prémisses fondamentales de l’affirmation de la lecture qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui au niveau international.

Et puis, en particulier aux Etats-Unis, un rôle décisif a été joué par Leo Strauss et par son école dans la mise de côté de la traduction de Harrington qui représentait la contribution la plus importante de ce pays à la compréhension du Contrat social . L’objet de son ouvrage le plus connu, Natural right and history, porte moins sur les droits naturels ou les droits individuels que sur le droit naturel «objectif». Il soutient dans son texte que Rousseau, par un renversement soudain de position, aurait abandonné l’apport » épocal »et positif du Discours sur l’inégalité dans le domaine du droit naturel, et avec lui toute place pour cette sorte de droit dans la société du Contrat. Le livre de Strauss, traduit en plusieurs langues, a exercé une autorité considérable, en particulier sur les nombreuses traductions américaines du Contrat social de la deuxième moitié du vingtième siècle. En prolongeant aux Etats-Unis la tradition inaugurée par Tozer, Cole et Vaughan, il a imposé le «principe de rigide équivalence», et par là a donné non seulement au concept de «droit», mais aussi à celui de «liberté», une connotation morale plutôt que juridique.

En effet, les traductions anglaises du substantif «liberté» dans le Contrat social ont suivi un parcours analogue à celui des versions du mot «droit». On a reconnu tout d’abord l’existence chez Rousseau d’un concept unitaire de liberté – un genre comprenant différentes espèces –, rendu en anglais par «liberty» (un nom countable et uncountable). Plusieurs traductions ont maintenu cette ligne. Mais, à partir de 1791, il y a eu un certain nombre de versions du Contrat dans lesquelles ce terme n’a été employé que pour traduire deux espèces de liberté: la «liberté naturelle» et la «liberté civile»; pour la troisième espèce, la «liberté morale», elles ont utilisé, par contre, freedom, un nom uniquement uncountable.

Ces incertitudes, sous la pression du livre de Strauss – qui avait changé totalement de registre en traduisant le mot «liberté», dans toutes ses occurrences au cours du Contrat, par freedom – aboutissaient à des contradictions évidentes. Dans la version de Kendall, et, à quatorze ans de distance, dans celle de Cranston, les mêmes expressions «liberté naturelle» et «liberté civile» étaient traduites, tout le long des chapitres, d’abord par «natural freedom» et «civil freedom», et puis par «natural liberty» et «civil liberty». Les disciples américains de Strauss, surtout à partir de la monographie de Masters publiée en 1968, ont essayé de sortir de l’impasse en suivant la voie indiquée par le maître. Ainsi, en traduisant toujours « liberté » par freedom, ils ont obscurci les divers sens juridiques que ce mot «liberté» a pour Rousseau.
Du Ms de Genève au Contrat social: la taxinomie des droits.

Dans le Contrat social les principes de liberté et d’égalité doivent structurer toute une série de concepts généraux. Pour les redéfinir juridiquement Rousseau utilise la méthodologie classificatoire «per genus et differentiam » que les juristes romains avaient tirée d’Aristote. Cela est particulièrement évident dans la classification des droits contenue dans le quatrième chapitre du deuxième livre:

«Il s’agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et du Souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes».

Une corrélation est ainsi instituée entre le concept de droit et celui de liberté, en correspondance avec la classification des lois contenue dans le dernier chapitre du deuxième livre. Les lois politiques assurent la liberté morale et les droits politiques de tous les citoyens, en tant que membres du «corps» et de la «personne morale». Les lois civiles garantissent la liberté civile. Lois politiques et lois civiles respectent enfin les «droits de l’humanité», qui regardent tous les êtres humains. Ainsi, dans la cité du Contrat non seulement les citoyens, mais tous les individus, y compris les enfants et les étrangers, ont des droits naturels qui ne peuvent pas être aliénés et que le souverain et le gouvernement doivent respecter.

De l’autre côté, pour ce qui regarde le droits des citoyens, Rousseau établit un lien étroit d’identité et d’unité entre les statuts de sujet, de souverain et de citoyen: «ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de Citoyen». Le lien est structurel: les droits politiques des citoyens et des sujets sont autant inaliénables et indivisibles que les droits du souverain, dont les citoyens sont parties intégrantes. Ce lien réunit tout d’abord le «droit de voter» des citoyens et leur «devoir» comme sujets de s’instruire «dans les affaires publiques». Il devrait donc réunir ce droit, comme nous le verrons, à quatre autres droits, ceux «d’opiner, de proposer, de diviser, de discuter». Et c’est par cet ensemble de droits de l’homme et du citoyen que Rousseau arrivera enfin à fonder les «bornes du pouvoir souverain», expression qui figure dans le titre du chapitre dont nous nous occupons.

Dans la première version du Contrat social, qu’on appelle en général le Manuscrit de Genève, le titre du chapitre était «Des droits respectifs du Souverain et des citoyens». Par rapport au texte de la version définitive qu’on vient de citer, l’ordre de ces droits était exactement inverse, comme il l’était à l’intérieur du chapitre, où le sujet grammatical et le prédicat étaient disposés encore selon l’«ordre naturel» de la phrase:

«Tout consiste à bien distinguer les droits que le souverain a sur les Citoyens de ceux qu’il doit respecter en eux et les devoirs qu’ils ont à remplir en qualité de sujets du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes».

Outre que la référence aux corrélations était ici absente, les droits étaient présentés de telle manière qu’on pouvait les voir comme séparés, voire opposés, entre eux.

Or les changements introduits par Rousseau dans la version définitive ont été de plus en plus sous-estimés par les interprètes. Une attitude bien différente s’était par contre manifestée au lendemain de la première publication du Manuscrit de Genève, en 1887. Par exemple, Jean Larocque avait pu écrire en connaissance de cause que dans le Contrat social ce n’est plus le droit de la majorité qui va poser des bornes aux droits des citoyens, mais au contraire, les droits politiques limitent le pouvoir de la majorité. Puis, quelques années plus tard, les modifications intervenues entre les deux versions du traité seront exactement perçues et rendues à la lettre dans le texte de Harrington.
Pauses dans les droits.

Pourtant, la première traductrice américaine est restée presque la seule qui ait compris cet itinéraire. Tous ses collègues, sauf une, ont introduit la structure «between… and (as well as) between», et, par là, une césure entre deux distinctions principales qui ont été mises en parallèle. Il s’agit d’une structure qui n’existe pas dans le texte publié par Rousseau et qu’on avait adoptée bien avant la publication du Manuscrit de Genève, à partir de la traduction de Kenrick, qui en avait fait une structure inégalitaire de privilèges et d’obligations, en opposition entre eux.

L’édition classique par Vaughan des oeuvres politiques de Rousseau, qui a été pendant un demi-siècle fondamentale pour leur étude, a développé ultérieurement cette ligne interprétative jusqu’à la transférer dans le texte même de la version originale française du Contrat social. Dans son édition du Manuscrit de Genève, publiée à la fin du premier volume des Political Writings, Vaughan, en renforçant la césure qui est au centre du passage dont nous nous occupons, y avait ajouté un point-virgule qui n’est ni dans la première édition par Alekseev, ni dans les éditions suivantes. Et, comme entrainé par le préjugé idéologique de la tradition, il répétait la même erreur avec le texte correspondant de la version définitive du Contrat social, publiée au début du deuxième volume, en lui donnant par là une nouvelle structure syntaxique. Par l’effet de cette structure les «devoirs» envers le souverain se projettent non seulement sur les sujets, mais aussi, en les limitant, sur leurs droits en tant que citoyens ou en tant qu’hommes.

Quelques années plus tard, dans son édition séparée du Contrat social, Vaughan a corrigé l’erreur, mais seulement sous son aspect formel. Tout en effaçant le point-virgule, il a dès lors maintenu d’une façon d’autant plus significative son interprétation de ce texte. L’appel adressé par Rousseau à ses lecteurs de ne pas mettre sa propre classification des droits en contradiction avec l’«aliénation totale» dont il avait parlé au premier livre du Contrat, était ignoré. Mais Vaughan excluait aussi que chez Rousseau les droits de l’homme puissent coexister de façon raisonnable avec les droits du citoyen, et qu’il ait pu influencer de ce côté la Déclaration de 1789:

«The mere inclusion of the Rights of Man, side by side with those of the Citizen, is enough to make us doubt whether Rousseau – who had declared the Social Contract to carry with it an ‘absolute surrender’ of the rights of the individual and, by implication, the existence of the two kinds of right, side by side with each other, to be an impossibility – had really much to say in the matter».

La reconnaissance tardive par Vaughan de son erreur de ponctuation n’a pas empêché que l’ajout du point-virgule ne soit repris dans certaines traductions en anglais, en particulier dans celles de Watkins et de Brumfitt-Hall. Par contre, la traduction de Julia Conaway Bondanella est la seule qui ait suivi la voie ouverte par Harrington. Dans une «note de la traductrice» elle dénonce les distorsions idéologiques qu’on a imposées à ce texte de Rousseau:

«Unlike most other translators of Rousseau I have avoided chopping up his sentences by inserting periods where he does not intend a full pause, and where such a pause would detract from or distort the power of his meaning».

Et Bondanella de refuser le «principe de rigide équivalence», en ajoutant, comme pour répondre à l’avance à ceux qui voudraient invoquer des contraintes stylistiques dues aux particularités de la langue anglaise: «I have attempted always to balance faithfulness to the original with good stylistic practices in English». En effet les traducteurs qu’elle prend à partie ont contribué d’une façon décisive à l’établissement d’une tradition interprétative selon laquelle les problèmes de la classification, de la garantie, voire de la reconnaissance des droits dans la pensée politique de Rousseau, seraient inexistants ou, de toute façon, dépourvus d’intérêt.
De Vaughan à Masters.

Le cas isolé, mais révélateur, de Roger D. Masters, qui a soumis à l’analyse le passage en question, semble être l’exception qui confirme la règle. En 1968, dans son volume sur la philosophie politique de Rousseau, il en avait donné une traduction fidèle, dans sa structure semblable à celle de Harrington. Mais son commentaire, conduit sur la base du passage correspondant du Manuscrit de Genève (où il avait ajouté, à l’exemple de Vaughan, un point-virgule), divisait encore une fois le texte de Rousseau en deux rapports égaux, disposés comme dans une proportion.

Pour ce qui est du changement intervenu entre les deux versions du Contrat, Masters l’expliquait par la volonté de Rousseau de faire pivoter toute la structure sur les devoirs des sujets envers le souverain. Rousseau aurait ainsi donné à celui-ci le pouvoir exclusif de limiter les droits individuels. Par rapport aux droits de l’homme, affirmait-il, «l’homme civilisé n’a de droits naturels qu’en un sens résiduel», et il ne peut plus les revendiquer. En formant le corps politique les citoyens auraient renoncé à la capacité de le faire. Masters trouvait donc «surprenant» l’usage que Rousseau fait de l’expression «principes du droit naturel» pour critiquer le gouvernement féodal.

Mais, faudrait-il objecter, c’est justement à partir de ces principes que Rousseau bâtit les «principes du droit politique», ce dernier comprenant les droits des citoyens, du souverain et des sujets – droits complémentaires aux droits naturels, et comme ceux-ci inaliénables et indivisibles. En outre Masters, comme tous les autres, ne remarquait pas l’inversion grammaticale que Rousseau introduit à propos des sujets – et cela même par rapport au Manuscrit de Genève–, en tant qu’ils sont sujets seulement de la loi, et non plus du souverain. Enfin, en réduisant ainsi l’égalité des droits à une égalité de rapports de sujétion, il transformait la distinction en un moyen de diviser tous ces droits, plutôt que de les unifier.

En 1978, Masters a publié une nouvelle édition américaine du Contrat social, accompagnée par la première traduction complète en anglais du Manuscrit de Genève. Ici, non seulement le commentaire écrit par lui-même, mais aussi la traduction par Judith Masters de la version définitive de notre phrase, sont parfaitement calqués sur le texte correspondant du Manuscrit de Genève. Au delà des différences de traduction, l’interprétation du passage reste toujours celle contenue dans son livre de 1968, en continuité avec la thèse générale selon laquelle par «droit politique» Rousseau «means standards of obligation or duty, … a legitimate reason for obeying a government and laws». Cinquante ans après Vaughan, la procédure adoptée par Masters est restée tout à fait semblable à celle de son devancier. En donnant la priorité à un schéma préconçu plutôt qu’au texte original, ce modèle a résisté même à la version française du livre de Roger D. Masters en 2002.
Les «premiers droits» que le droit ne permet pas.

La thèse d’une subordination des droits naturels de l’homme aux décisions du souverain se heurte enfin à une autre difficulté. Dans le chapitre où Rousseau analyse le pacte, il précise que dans l’hypothèse de sa dissolution «chacun rentre dans ses premiers droits». Ces «premiers droits» étaient des droits inégaux, avec des plus et des moins – exactement comme dans les sociétés de privilèges d’ancien régime –, destinés donc à s’entredétruire par le pacte. Pourtant, la plupart des versions en anglais, d’une façon analogue à plusieurs traductions en d’autres langues, invitent à une interprétation bien différente, en donnant ici à l’adjectif «premiers» le sens d’«originaires» (« original rights », appélés aussi «droits naturels»). L’on présuppose que lors de la conclusion du pacte chacun a aliéné ses droits naturels, c’est-à-dire ses «droits originaires». Alors il s’en suit logiquement qu’au moment de la dissolution du contrat chacun récupérera ces mêmes «droits originaires».

Harrington choisit en revanche la traduction la plus littérale, qui suppose une interprétation assez différente. Les «premiers droits» dont chacun rentre en possession ne sont pas les « original rights », mais simplement – selon la suggestion de Hopkins, qui développe cette deuxième interprétation – «tous les droits qui autrefois étaient les siens» et qu’il a aliénés par le pacte. Ils ne peuvent être identifiés tout court avec les droits naturels que chacun a comme personne et que Rousseau dans le chapitre I, 4 («De l’esclavage») avait déclarés inaliénables.

Chez Rousseau la classification des droits doit établir une autre série de «bornes du pouvoir souverain», qui cette fois doivent assurer la liberté morale. D’abord il faut se rapporter à l’exorde du Contrat social, lorsque Rousseau affirme vouloir «allier toujours dans cette recherche ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit». Et il cite tout de suite le droit de voter «dans les affaires publiques», qui correspond à «ce que l’intérêt prescrit». Ce qu’on doit y allier c’est «quelque règle d’administration légitime et sûre», que Rousseau proposera dans la deuxième partie de son ouvrage, en opposition au modèle de l’Etat absolutiste. L’administration doit être légitime et sûre en respectant les droits de tous fixés par la loi.

Dans ce contexte aussi, la version anglaise de Harrington se caractérise comme la seule qui en ait compris le sens général. Elle traduit l’expression «ce que le droit permet» par «what law permits». Jusqu’alors la version de référence était restée celle de 1763-1764 par Kenrick qui ici traduisait «droit» par «natural right». Mais cette solution n’était pas cohérente avec l’idée, soutenue par Kenrick même, que les droits naturels aussi seraient l’objet de l’«aliénation totale». Pour éviter cette contradiction, toutes les autres versions ont traduit par «what right permits». Par là, le mot «droit» a été transporté dans une sorte de terrain vague, et le principe selon lequel l’administration légitime ne doit pas aller au-delà de ce qui est autorisé objectivement par le droit a été privé de sa force juridique. Comme l’affirme Gourevitch «political right is … not right as such, but right diluted by the interests and utility of men as they are. Up to a point, right or justice ‘permits’ the dilution which interests and utility ‘prescribe’».

Les droits politiques pris au sérieux.

Une confirmation indirecte de la justesse de la traduction de Harrington est offerte par Rousseau au début du quatrième livre, lorsqu’il considère, comme premier exemple d’une règle d’administration, «la loi de l’ordre public dans les assemblées». Au troisième livre on avait vu la nécessité d’assemblées fixes et périodiques du peuple, «que rien ne puisse abolir ou proroger», malgré le fait qu’elles «ont été de tout temps l’horreur des chefs». Maintenant, à l’égard de ces assemblées, pour empêcher que le «droit de voter» ne se réduise à une «simple» formalité, Rousseau précise que la loi doit fixer formellement une série de garanties ultérieures pour les individus, soit comme citoyens dans tout acte de souveraineté, soit comme sujets auxquels la loi électorale doit être appliquée. C’est l’attitude des citoyens envers tous les aspects du vote qui décidera s’ils seront assujettis au gouvernement, ou bien s’ils seront des sujets autonomes. Au-delà du vote secret, il s’agit en particulier des quatre droits «d’opiner, de proposer, de diviser, de discuter», droits qui appartiennent à chaque membre de l’association, et que personne ne pourrait aliéner, mais «que le gouvernement – ajoute Rousseau – a toujours grand soin de ne laisser qu’à ses membres».

Dans sa traduction Harrington réfère ce «toujours» au passé: «the right to think, to propose, to divide, to discuss, which the government has always taken great care to allow only to its members». Fidèle au texte original, elle voit dans cette action du gouvernement l’héritage de l’ancien régime qui tend continuellement à se reproduire dans le nouveau: une appropriation abusive de droits qui en principe ne peuvent être abandonnés par les citoyens. Plusieurs interprètes pensent par contre qu’aux yeux de Rousseau, même dans la cité du contrat, une telle conduite du gouvernement serait pleinement légitime. Mais le contexte des chapitres immédiatement précédents indique qu’ici ce comportement n’est permis qu’au moment des élections, lorsque le gouvernement est toujours démocratique et que chaque sujet en est membre. Dans tous les autres cas cette attitude du gouvernement selon Rousseau est toujours illégitime, «car en paraissant n’user que de ses droits il lui est fort aisé de les étendre» par l’usage abusif de sa force – extension de pouvoirs que, selon le résumé contenu dans l’Emile, constitue le «droit positif des gouvernemens établis».

Parmi les traducteurs en anglais de ce passage, dans le sillage de Harrington on ne trouve que Willmoore Kendall, auteur de la deuxième version américaine du Contrat social: pour ce qui regarde «the citizens’ rudimentary right to vote», il s’agit, encore plus explicitement, d’un droit que «nothing can take away from them, anymore than their right to express opinions, offer proposals, disagree, and discuss». L’espèce de droit que Rousseau appelle «droit politique» s’articule donc en différents droits qui appartiennent aux individus dans leur unité et de façon indivisible. De l’autre côté, face à cette liste, quelques-uns des traducteurs en anglais, notamment les deux plus anciens, trahissent leur embarras et préfèrent ne pas la prendre au sérieux; et cela, malgré la mise en garde par Rousseau lui-même, avec son allusion ironique à la censure d’ancien régime et aux menaces d’accusation pour lèse-majesté, qui lui font déposer la plume: «cette importante matière demanderoit un traité à part». A l’exemple des gouvernements établis on arrive ainsi à manipuler la liste, en effaçant chaque fois un droit: celui de «diviser», ou d’«opiner», ou même de «proposer».

Pour comprendre l’importance que Rousseau attachait à ces derniers droits, on doit se rapporter à la septième des Lettres écrites de la montagne, où Rousseau stigmatise l’attitude du Petit conseil par rapport aux Conseils généraux, ce qui montre toute la négativité à ses yeux de l’exemple de Genève:

«On ne peut rien proposer dans ces assemblées, on n’y peut rien discuter, on n’y peut délibérer sur rien. … N’est-il pas contre toute raison que le corps exécutif règle la police du corps législatif, qu’il lui prescrive les matières dont il doit connoître, qu’il lui interdise le droit d’opiner, et qu’il exerce sa puissance absolue jusques dans les actes faits pour la contenir ?».

Pour ce qui regarde le droit de «diviser», que le gouvernement voudrait toujours exercer lui-même, Rousseau en précise le sens à la fin du troisième livre du Contrat social. C’est le droit de chacun de distinguer ses rôles de citoyen et de sujet, et respectivement son droit législatif et son droit électoral (dont on vient de rappeler l’interprétation de Jellinek), en délibérant, en ouverture de toute assemblée, sur deux questions «qui passent séparément par les suffrages»: si l’on veut changer aussi la forme du gouvernement ou simplement les personnes dont il est composé. Le droit de délibérer sur cet objet c’est un droit, avertit Rousseau, qu’il faut utiliser avec circonspection. Mais, ajoute-t-il, «cette circonspection est une maxime de politique et non pas une règle de droit», que le gouvernement puisse faire observer contre les délibérations des citoyens.

Harrington rend ce passage par «this circumspection is a principle of politics and not a rule of law». L’idée de Rousseau émerge ici d’une façon très nette. L’exigence de circonspection est subordonnée à la liberté pour chacun d’exercer l’ensemble de ces droits. Au lieu de leur mettre des obstacles, la loi doit en garantir l’indivisibilité, en rendant nuls les efforts du gouvernement pour en empêcher l’exercice.

Or, qu’est-ce qu’il se passe chez les autres traducteurs? La plupart d’ entre eux rend «règle de droit» par « rule of right », ou par des expressions équivalentes pivotant toujours sur le mot « right ». La netteté du texte original de Rousseau est ainsi perdue, right demeurant un idéal abstrait, sans la force contraignante indiquée par le mot law.

Rousseau contre Montesquieu.

Lorsqu’ à la fin de l’Emile le précepteur présente son résumé du Contrat social, il exprime en quoi l’approche de Rousseau s’oppose exactement à celle de ses prédécesseurs: Grotius, bien sûr, mais surtout Montesquieu. Celui-ci «n’eut garde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernemens établis, et rien au monde n’est plus différent que ces deux études». Si Emile recherche les principes du droit politique, ce n’est pas pour suivre le droit en vigueur dans les différents pays de l’Europe, mais pour donner au mot «droit» une signification neuve: son objet est non seulement d’«établir les droits de l’humanité», mais aussi de «savoir quels sont les devoirs et les droits des citoyens, et si l’on peut séparer les uns des autres».

La clé pour pénétrer dans le Contrat est ainsi indiquée en toutes lettres, et à la dernière question Rousseau, dès le deuxième livre, avait répondu par la négative: «dans mes Principes du droit politique il est démontré que nulle volonté particulière ne peut être ordonnée dans le sistême social». Pour rendre cette phrase les premiers traducteurs en anglais ont été tous d’accord sur le choix des mots: «principles of politick law» (Kenrick) ou «principles of political law» (Nugent et Foxley), contre «the wills of individuals» (Kenrick et Nugent) ou contre tout «private will» (Foxley). De cette façon le terme de référence de ces trois interprètes a été le modèle de Montesquieu, plutôt que celui de Rousseau qui s’y opposait. Dans sa classification des lois l’un avait réservé le «droit politique» aux rapports inégalitaires entre gouvernants et gouvernés, tandis que, selon l’autre, les lois politiques regardent «le rapport du tout au tout», c’est-à-dire de tous les citoyens à tous les sujets, et donc sont caractérisées par l’égalité des droits et des devoirs qu’elles confèrent à tous les membres du corps politique.

Rousseau avait souligné à plusieurs reprises que ce n’est pas simplement la volonté des particuliers, en tant qu’individus privés, qui s’oppose à la volonté générale. A séparer droits et devoirs c’est surtout le droit positif des gouvernements établis: en se réservant les droits et en laissant les devoirs à ceux qu’on appelle les «citoyens», ils tendent toujours à transgresser publiquement la loi comme expression de la volonté générale et interdisent l’idée même d’un droit politique égal. Si, au contraire, l’on pense que ce ne sont que des volontés individuelles qui s’opposent au droit politique, alors on est encore dans le système de Montesquieu et toutes les différences entre «principes du droit politique» et «droit positif des gouvernements établis» tendront à disparaître. Dans ces occurrences les trois versions citées ont rendu «droit» par « law », mais l’emploi symétriquement opposé de « right » ne porterait pas à mieux éclaircir la nature du contraste radical qui, selon Rousseau, existe entre ces deux objets d’étude.

Dans la première traduction américaine de l’Emile, Bloom a été aussi le premier à rendre à la lettre «volonté particulière» par «particular will»; mais aussi le premier à rendre, dans le résumé du Contrat social contenu dans le cinquième livre, l’expression «principes du droit politique» par «principles of political right», se ralliant ainsi à l’usage établi depuis longtemps parmi les traducteurs du Contrat social. Toutefois, l’adoption par lui, en fidèle élève de Strauss, du «principe de rigide équivalence», et donc sa préférence exclusive pour « right », – ainsi que le feront, dix ans après, les traducteurs les plus récents de l’Esprit des lois – tend à cacher, une fois de plus, l’objet réel de l’opposition de Rousseau à Montesquieu. A l’exemple du modèle de juge fourni par ce dernier, tous ces traducteurs se tiennent pour «des êtres inanimés». Selon Rousseau, au contraire, les interprètes, traducteurs ou juges, doivent se tenir pour des sujets actifs, très attentifs aussi aux particularités de la langue et aux nuances de la parole écrite.
Continents, droits.

Au-delà des influences particulières qu’elle peut avoir exercées (par exemple, sur la reconnaissance, par quelques traducteurs, de certaines fautes d’interprétation), la version d’ Harrington semble avoir été l’objet d’un profond refoulement, en particulier aux États-Unis, où dans la deuxième moitié du XXe siècle il devait y avoir une éclosion de traductions du Contrat social. Et aujourd’hui, quand on ne l’oublie pas complètement, on ne la cite presque jamais avec son titre véritable.

C’est ailleurs en Amérique, et précisément aux États-Unis du Brésil, qu’il faudra rechercher les traces d’une influence significative et de ses effets les plus remarquables. C’est ici, à São Paulo, qu’en 1944 on publia une traduction en portugais avec un titre qui reprenait l’innovation de la première version américaine de cinquante ans auparavant: Contrato social ou princípios de direitos políticos.

Le texte était celui de la traduction publiée en 1821 à Paris par Bento Luís Viana (ou Vianna), poète en exil dans la capitale française au temps du gouvernement absolutiste à Lisbonne. Avec l’autre version par les Redactores do Compilador, publiée à Lisbonne la même année sous un titre presque identique, et exprimant un point de vue plus modéré, elle représentait la première traduction du Contrat social en langue portugaise. Un texte élégant et précis, affichant une fidèle distinction des divers droits démocratiques, à l’époque de la poussée révolutionnaire et du passionnant débat aux Cortes sur la constitution à venir. Mais les différences politiques de fond entre ces deux traductions de 1821 étaient obscurcies par l’adoption parallèle d’un titre qui, pour la première fois dans l’histoire des traductions du Contrat social, au moins de celles en langues néo-latines, substituait aux «principes du droit politique» l’expression «principes de droit politique», qui exclut en principe toute référence aux droits du citoyen.

Cette élimination de l’article contracté sera reprise par plusieurs traducteurs de langue espagnole dès le début du vingtième siècle. On la retrouvera enfin dans le titre de la troisième traduction en langue portugaise, la première publiée au Brésil, l’année de la constitution corporatiste de 1934. Quelques années plus tard, en 1944, au moment où il fallait se battre pour une constitution toute nouvelle du Brésil, qui sera effectivement approuvée en 1946, le retour à la traduction de Viana, mais sous un titre radicalement différent qui ouvrait la voie aux droits démocratiques, devait avoir une forte signification historique et symbolique. Comme si la reprise de l’expression originaire, «principes du droit politique», devait d’abord passer par sa négation («principes de droit politique» objectivisé) et puis par son application aux droits des citoyens d’un certain pays («principes de droits politiques» relativisés). Le droit étatique légué aux sujets des anciennes colonies par les gouvernements du Vieux continent était enfin mis en question dans les grands pays non seulement du Nord, mais aussi du Sud du Nouveau continent. Et même ici on commençait à lui opposer le concept de droits politiques pluriels.

Toutefois, si après 1944 les versions ultérieures en langue portugaise semblent avoir abandonné les sous-titres des premiers traducteurs (« princípios de direito político »), elles n’ont pas cherché des voies nouvelles, en répétant ainsi le parcours suivi par les éditions en langue anglaise après l’innovation de Harrington en 1893. On peut aussi signaler que dans la deuxième moitié du vingtième siècle ce même sous-titre «principes de droit politique» a été introduit pour la première fois dans plusieurs versions italiennes du Contrat social ou de son résumé dans l’Emile (comme «principi di diritto politico», sans article contracté). Cette objectivisation renouvelée du «droit politique» peut être lue, une fois de plus, comme une réaction à l’essor important des droits politiques dans la constitution de la République italienne de 1948.

La redécouverte et la poursuite du travail interprétatif entrepris en son temps par Rose Harrington pourrait faire du Contratsocial un livre enfin ouvert, qui donne la parole à des sujets toujours nouveaux, dans leurs différentes langues.

 

Source Clarens

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