Rousseau, Diderot et la musique

Rousseau et Diderot, “frères-amis” en musique.

L’imitation invisible de la nature

par Paolo Quintili

Université de Rome « Tor Vergata »

Collège International de Philosophie, Paris

 

  1. Les deux grands «Maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle»

Déjà 80 ans se sont écoulés, depuis la publication de la monumentale et, pour certains aspects, encore actuelle, synthèse de Pierre Trahard (1887-1986) intitulée : Les Maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle (1715-1789), publiée en quatre volumes à Paris, entre 1931 et 1933, dont les volumes 2 et 3 sont consacrés précisément aux « frères-ennemis » Diderot et Rousseau1. Il est vrai que Trahard attribue à Rousseau un primat incontestable, à l’intérieur du grand fresque qu’il dessine de cette philosophie de la sensibilité au XVIIIe siècle, par rapport à tous les autres auteurs.

À Rousseau Trahard consacre, en effet, le troisième volume entier de son ouvrage. Mais Diderot occupe une place considérable aussi, presque les 3/4 du vol. II lui sont consacrés. En quoi consisterait au juste ce qu’on pourrait appeler la « philosophie de la sensibilité », dont nos deux philosophes seraient les « maîtres » ? L’analyse de Trahard commence par Marivaux, passant par l’abbé Prévost et le théâtre de Voltaire (Zaïre). Il affirme que la sensibilité serait une attitude particulière à laisser passer, parler et agir les sens, les sensations et la relative réceptivité, les faisant devenir un objet de représentation, une idée analysée et ambitionnée par les premiers qui ont eu l’art de la saisir. La « chose » («l’importance accordée aux sensations, donc à la sensibilité ») était déjà là, selon Trahard, même au siècle précédent, chez les grands « classiques » (Racine, Corneille, Molière etc.), mais elle ne trouvait pas encore le moyen de s’exprimer en tant qu’idée, en tant qu’objet de représentation, car cette « âge classique » était, affirmait-il, toute éprise par « l’excès de l’exercice intellectuel »2.

D’ici est venu, comme l’on sait, le concept de « marivaudage », de Marivaux (1688-1763) qui aurait été, en effet, le premier à avoir mis au centre de ses pièces ou de ses romans (par ex. La vie de Marianne) l’amour (ou le sentiment en général, amoureux en particulier) qui épie soi-même en train de se construire, de se déterminer comme une réalité propre et forte, autonome dans l’existence des hommes. Marivaux serait ainsi le premier maître de la sensibilité, Rétif de la Bretonne en sera le dernier.

La sensibilité est quelque chose de réflexif et de réfléchi à la fois3. Les deux « maîtres » de la sensibilité à qui on a affaire dans notre Journée ont été, sans conteste, les plus habiles et les plus raffinés à avoir parlé, écrit et créé sur ce sujet : la sensibilité réfléchie. L’art musical, le roman, le théâtre ont été les moyens expressif privilégiés par lesquels cette philosophie de la sensibilité est passée pour devenir œuvre de création et d’invention poétique. Mais dans ce domaine la musique occupe une place de premier plan, car la musique permet l’opération réflexive sur la sensibilité, sans sortir de la dimension sensible elle-même mais, au contraire, la renfonçant, à travers la production d’un objet d’art qui «  a la vertu de frapper plus directement l’âme…», comme le dira Diderot lui-même dans le Discours de la poésie dramatique ( ?).

Rousseau et Diderot sont des artistes, des poètes et des grands écrivains, en même temps (et peut-être avant) que d’être des Philosophes. C’est sous cet aspect que nous allons, nous tous aujourd’hui, crois-je, les présenter au public. Cependant la philosophie n’y est pas pour rien, dans cet essor formidable de créativité et d’invention que le deux « frères-ennemis » ont su exprimer.

Sur le terrain de la musique et de la sensibilité musicale – l’une des expressions majeures donc de la sensibilité tout court –, en effet, nous le constatons, leur inimitié peut se changer dans son contraire. Car nos deux penseurs – « princes de la sensibilité » comme les appelle Trahard4, ont vécu, comme chacun sait, un rapport conflictuel et difficile entre eux, mais ils peuvent se retrouver conciliés précisément dans ce domaine de l’esthétique musicale.

Voyons d’abord les différences chez le deux, dans la manière de concevoir « l’être sensible », suivant les grandes lignes mêmes indiquée par Trahard. Rousseau navigue dans une autre sphère que celle de Diderot, nouvelle quant à la conception de l’homme en tant qu’individu sensible : «On entre avec Rousseau dans une sphère supérieure, où les limites de la réalité et du rêve s’effacent ; la sensibilité bouleverse l’individu, régénère le monde, aspire au divin. Toutefois Jean-Jacques ne lui consent pas un domaine  universel, et il lui trace arbitrairement des frontières»5. Chez Diderot, au contraire, la sensibilité est une propriété universelle de la matière en général, n’est pas spécifique de l’homme : «Diderot, dans son effort de physiologiste, conçoit la création comme une chaîne indéfinie d’êtres, qui circulent les uns dans les autres, et où la vie circule également ; il affirme que la matière brute, que la plante et le caillou sentent, que, par conséquent, on ignore où commence et où finit la vie. Rousseau refuse toute sensibilité au règne végétal et au règne minéral. L’amour qu’il porte aux plantes ne l’entraine point aux conséquences d’ordre scientifique que Diderot accepte avec enthousiasme. Pour lui le végétal est un ‘corps organisé, doué de vie et privé de sentiment’. Dissociant le sentiment et la vie, alors que Diderot les confond, il explique sa définition »6.

Rousseau ne fait pas sienne la conception physiologique matérialiste qui est à la base de la philosophie naturelle expérimentale de son temps. C’est sur ce clivage que se distinguent les deux conceptions de la sensibilité. Rousseau, dans ce domaine, ne s’intéresse qu’à l’homme. Diderot, inscrit l’homme même dans le cadre d’un univers naturel énergétique, parcouru pas des innombrables forces et ne connaissant pas un « ordre », ni une finalité précise : « tout change, tout passe ; il n’y a que le tout qui reste », comme il l’affirmera dans Le Rêve de D’Alembert.

Cette différence dans la conception de la sensibilité se réfléchit et se retrouve aussi dans les pages de l’Encyclopédie. L’article «Sensibilité » du grand Dictionnaire raisonné (vol. 15, p. 52a), rédigé par le chevalier De Jaucourt, est très court et borne sa définition à la morale uniquement, c’est-à-dire, encore une foi, à l’homme : « SENSIBILITÉ, (Morale.) disposition tendre & délicate de l’ame, qui la rend facile à être émue, à être touchée. La sensibilité d’ame, dit très-bien l’auteur des moeurs, donne une sorte de sagacité sur les choses honnêtes, & va plus loin que la pénétration de l’esprit seul. Les ames sensibles peuvent par vivacité tomber dans des fautes que les hommes à procédés ne commettroient pas; mais elles l’emportent de beaucoup par la quantité des biens qu’elles produisent. Les ames sensibles ont plus d’existence que les autres: les biens & les maux se multiplient à leur égard. La réflexion peut faire l’homme de probité; mais la sensibilité fait l’homme vertueux. La sensibilité est la mere de l’humanité, de la générosité; elle sert le mérite, secourt l’esprit, & entraîne la persuasion à sa suite. (D. J.)». En effet, le discours encyclopédique concernant ce sujet fondamentale de la sensibilité est abordé à nouveau dans les deux grands articles: «Sensibilité, sentiment (Médecine) », œuvre du médecin de Montpellier Henri Fouquet, et l’article « Sensations » (au pluriel), de Diderot. Les deux âmes des deux grands maîtres de la sensibilité française se retrouvent côte à cote.

  1. De l’imitation de la nature à l’expression des sentiments

En regardant de plus près les textes sur la musique de Rousseau surtout, la distinction établie par Trahard et la distance entre les deux « frères ennemies»  s’affaiblit et s’estompe tout à fait. A partir de la « Querelle des Bouffon », autour du primat de la musique italienne – dont nous allons aujourd’hui écouter des morceaux significatifs, dans le Concert de la soirée –, et textes annexes, pour arriver jusqu’aux ouvrages théoriques majeures de Rousseau et de Diderot, notamment l’Essai sur l’origine des langues, le second Discours sur les fondements et l’origine des inégalités parmi les hommes, du côté Rousseau ; la Lettre sur les sourds et muets et les Leçons de clavecin, du côté Diderot, les éléments de rapprochements sont nombreux.

De quoi s’agit-il, avant tout ? Premièrement, c’est la présence d’un sentiment profond de la nature, au sens du génitif objectif e subjectif, propre de la musique, chez Rousseau aussi, qui se décline dans la célèbre théorie de la naissance du langage à partir du chant, ou plutôt du « cri » passionné des premiers hommes. Deuxièmement, cette théorie rousseauiste va déboucher, par des voies transversales, dans les derniers ouvrages de Rousseau (à propos de l’opéra de Glück notamment l’Iphigénie, dans les deux versions italienne et française), sur l’affirmation du primat de l’expression par rapport au principe classique de l’imitation, une imitation de la nature qui, tout en restant affichée, comme nécessaire à la bonne réussite de l’œuvre d’art musical, se fait « invisible ».

Comme l’a bien remarqué Béatrice Didier : «Un aspect fondamental de l’esthétique musicale des Lumières semble donc être cet éclatement de la notion d’imitation, accompagnée ou provoquée par un élargissement du concept de nature qui, en désignant à la fois le monde extérieur et les sentiments humains, remet en cause la distinction entre objectivité et subjectivité. Cette réflexion sur la musique amène aussi à délaisser peu à peu un certain type de parallèle entre les arts au profit d’une découverte de la spécificité des moyens dont dispose la musique. Peut-être parce que cet art s’intégrait assez mal dans une esthétique générale, il aura permis de préciser l’autonomie de chaque système sémiotique»7. En gros, la tendance de la musique des Lumières est de s’acheminer vers une simplification progressive des moyens expressif, par rapport à la complexité ornemental du Baroque, et vers l’affirmation de l’importance du « naturel » dans les procédés fondamentaux de l’art musical : mélodie, modulation, liaison, formation et renversement des accords etc.8.

Ce mouvement de la musique et de l’esthétique musicale des Lumières, dont Rousseau et Diderot sont les représentants les plus originaux, peut être résumé dans la formule : «Le beau musical = de l’imitation à l’expression ». Partons de l’analyse de l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau, œuvre posthume conçue en principe comme un annexe ou un prolongement de la deuxième partie du Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes. Dans ce dernier ouvrage, le deuxième Discours, qui a suivi le fameux premier Discours sur les sciences et les arts (1751) qui lui valut le prix de l’Académie de Dijon, Rousseau aborde, dans la seconde partie, le sujet difficile des origines des premières organisations sociétales, leur causes et leurs dynamiques internes.

Le problème du langage et de la communication surgit là, au moment où l’homme s’unit à ses semblables, après avoir passé une longue période de son histoire primordiale, en solitude (sujet de la première partie). De quelle forme de langage communicatif se sert cet homme au début de ce processus ? Empruntant de Condillac l’idée d’un langage non-verbal, qui ne fait pas appel à la parole articulé, Rousseau introduit une notion proche du « langage d’action » qu’avait utilisé Condillac pour parler de ces premières formes de relations sociétales. Mais de quelle « action » s’agit-il au juste chez Rousseau. Rien à voir avec l’intérêt, les besoins matériels, les causes nécessitantes des sensualistes et des matérialistes. C’est le désir sexuel, cette passion primaire et le besoin de primer sur ses semblables, à ce but, qui donne vie à certaines formes d’expressions vocales ‒ pas de parole, donc, mais la voix, la voix primitive de l’être humain ‒ d’abord ce sont comme des cris inarticulés, des inflexions accentuées sur certaines hauteurs de sons de la voix, qu’on ne saurait encore appeler « chant », car elles ressembleraient plutôt à quelque chose d’animal ‒ « pas un langage beaucoup plus raffiné que celui des corneilles ou des singes, qui s’attroupent à peu près de même », affirme Rousseau. Ensuite, avec l’expérience et à l’intérieur de la même dynamique de socialisation, l’homme apprend à chanter, c’est-à-dire à moduler sa voix sur des hauteur déterminées laissant trainer la respiration et l’accent comme deux soutiens du son vocale, pour des buts de communication.

Voilà que le langage articulé nait, non seulement, comme l’on voit, pour des raisons d’utilité pratique et matérielle immédiate (en termes directs de cause-effet, de moyens-fins), mais par un but de plaisir, pour plaire aux autres (les femelles de l’être humain, avant tout, d’après Rousseau), afin de les pousser à communiquer, à s’unir l’un avec l’autre. Il y a des pages célèbres de l’Essai sur l’origine des langues, qui élargissent et étendent ce que Rousseau avait dit dans le Discours sur les fondements et l’origine des inégalités parmi les hommes et à l’article « Chant » de l’Encyclopédie :

CHANT, s. m. (Musique.) est en général une sorte de modification de la voix, par laquelle on forme des sons variés & apprétiables. Il est très – difficile de déterminer en quoi le son qui forme la parole, differe du son qui forme le chant. Cette différence est certaine; mais on ne voit pas bien précisément en quoi elle consiste. Il ne manque peut – être que la permanence aux sons qui forment la parole, pour former un véritable chant: il paroît aussi que les diverses inflexions qu’on donne à sa voix en parlant, forment des intervalles qui ne sont point harmoniques, qui ne font point partie de nos systèmes de Musique, & qui par conséquent ne peuvent être exprimés en notes. Chant, appliqué plus particulierement à la Musique, se dit de toute musique vocale; & dans celle qui est mêlée d’instrumens, on appelle partie de chant toutes celles qui sont destinées pour les voix. Chant se dit aussi de la maniere de conduire la mélodie dans toutes sortes d’airs & de pieces de musique. Les chants agréables frappent d’abord; ils se gravent facilement dans la mémoire: mais peu de compositeurs y réussissent. Il y a parmi chaque nation des tours de chant usés, dans lesquels la plûpart des compositeurs retombent toûjours. Inventer des chants nouveaux, n’appartient qu’à l’homme de génie; trouver de beaux chants, appartient à l’homme de goût. (S). Le chant est l’une des deux premieres expressions du sentiment, données par la nature. VoyezGeste. C’est par les différens sons de la voix que les hommes ont dû exprimer d’abord leurs différentes sensations. La nature leur donna les sons de la voix, pour peindre à l’extérieur les sentimens de douleur, de joie, de plaisir dont ils étoient intérieurement affectés, ainsi que les desirs & les besoins dont ils étoient pressés. La formation des mots succéda à ce premier langage. L’un fut l’ouvrage de l’instinct, l’autre fut une suite des opérations de l’esprit. Tels on voit les enfans exprimer par des sons vifs ou tendres, gais ou tristes, les différentes situations de leur ame. Cette espece de langage, qui est de tous les pays, est aussi entendu par tous les hommes, parce qu’il est celui de la nature. Lorsque les enfans viennent à exprimer leurs sensations par des mots, ils ne sont entendus que des gens d’une même langue, parce que les mots sont de convention, & que chaque société ou peuple a fait sur ce point des conventions particulieres (Enc., III, 140b-141a).

Rousseau réitère cette opinion dans le deux ouvrages majeurs, l’Essai sur l’origine des langues (chap. XII : « Origine de la musique et ses rapports ») et le Discours en posant la question en termes non précisément esthétiques mais plutôt anthropologiques. Le but est celui d’expliquer la naissance de la sociabilité humaine et sa tendance vers le beau :

Dire et chanter étaient autrefois la même chose dit Strabon ; ce qui montre, ajoute-t-il, que la poésie est la source de l’éloquence. Il fallait dire que l’une et l’autre eurent la même source, et ne furent d’abord que la même chose. Sur la manière dont se lièrent les premières sociétés, était-il étonnant qu’on mît en vers les premières histoires, et qu’on chantât les premières lois ? était-il étonnant que les premières grammairiens soumissent leur art à la musique, et fussent à la fois professeurs de l’un et de l’autre? Une langue qui n’a que des articulations et des voix n’a donc que la moitié de sa richesse ; elle rend des idées, il est vrai ; mais pour rendre des sentimens, des images, il lui faut encore un rhythme et des sons, c’est-à-dire, une mélodie ; voilà ce qu’avait la langue grecque, et ce qui manque à la nôtre.

Le deuxième Discours souligne l’aspect anthropologique de la socialisation et es cotés négatifs conçus en perspective vers l’avenir de l’humanité qui e divise en familles, tribus, classes et nations :

Tout commence à changer de face. Les hommes errants jusqu’ici dans les bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une nation particulière, unie de mœurs et de caractères, non par des règlements et des lois, mais par le même genre de vie et d’aliments, et par l’influence commune du climat. Un voisinage permanent ne peut manquer d’engendrer enfin quelque liaison entre diverses familles. De jeunes gens de différents sexes habitent des cabanes voisines, le commerce passager que demande la nature en amène bientôt un autre non moins doux et plus permanent par la fréquentation mutuelle. On s’accoutume à considérer différents objets et à faire des comparaisons; on acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence. A force de se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre et doux s’insinue dans l’âme, et par la moindre opposition devient une fureur impétueuse : la jalousie s’éveille avec l’amour ; la discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain.

La progression des liens est ensuite assurée par le développement du langage-chant qui mènera vers la distinction sociale et le conflit, des individus et des classes. La sensibilité musicale s’est changée en sensibilité sociale. La dialectique conflictuelle qui divise les hommes entre eux sera fondée sur les capacités différentes de s’exprimer par la voix et le chant. Ce n’est plus qu’une affaire d’esthétique c’est de la « politique ».

Le génie, la socialisation et la distinction

Quant à Diderot, la thématique du « cri animal de la passion » comme source et témoignage à la fois de la naissance de la musique et de la musique de valeur, c’est surtout dans Le Neveu de Rameau (1762, ouvrage posthume et clandestine, qui s’affirme comme un idéal esthétique, porte-parole de la nouvelle musique dont Diderot exalte les vertu : la musique des Italiens. Le Neveu affirme :

Le chant est une imitation, par les sons d’une échelle inventée par l’art ou inspirée par la nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou par l’instrument, des bruits physiques ou des accents de la passion ; et vous voyez qu’en changeant là-dedans, les choses à changer, la définition conviendrait exactement à la peinture, à l’éloquence, à la sculpture, et à la poésie. Maintenant, pour en venir à votre question : quel est le modèle du musicien ou du chant ? c’est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant ; c’est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne ; et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie ; plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nombre de points ; plus le chant sera vrai ; et plus il sera beau. Et c’est ce qu’ont très bien senti nos jeunes musiciens9.

Cette page est à confronter avec celle que Rousseau avait écrit à l’article « Chant » de l’Encyclopédie. Diderot évoque le thème de l’imitation et de la déclamation pour rester dans les limites d’une esthétique classique, tout en étant déjà sorti de ces cadres. Comment la musique, en réalité, peut-elle faire œuvre d’imitation de la nature ? Comment le musicien peut-il « imiter » un coucher de soleil ou le silence de la nuit la plus profonde. Prenant le contre-pieds des poétiques qui affirmaient déjà la notion de « musique à programme », qui visait à imiter de façon acoustique, par analogie de sons, certains événements naturels (les quatre saisons, un orage etc.) ou humain (une bataille, un combat etc.), Diderot et Rousseau sont d’accord sur le fait que l’on ne peut imiter que le sentiment ou bien les passions humaines qui se produisent à l’occasion de la « chose » à imiter, lorsqu’elle le suscite dans l’âme du spectateur (le coucher de soleil, le silence de la nuit).

Une autre modalité originelle d’imitation qui va dans la direction de l’expression et de l’expressivité c’est la pantomime musicale, genre mineur auquel Diderot consacre certaines de ses meilleurs pages. Le même Neveu de Rameau, dont le personnage est celui d’un génie musical raté, qui est devenu pour cela un « monstre moral », est un maître de la pantomime. Il arrive à imiter avec son corps, sa gestuelle et sa voix, toutes les musiques des auteurs de génie. Il en comprend le sens, mais il n’arrive pas à créer lui-même cette musique, il en donne une imitation corporelle par sa propre voix. C’est l’une des pages les plus justement célèbres :

Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son gosier, quelques-uns des airs de L’Isle des Fous, du Peintre amoureux de son modèle, du Maréchal-ferrant, de La Plaideuse, et de temps en temps, il s’écriait, en levant les mains et les yeux au ciel : Si cela est beau, mordieu ! Si cela est beau ! Comment peut-on porter à sa tête une paire d’oreilles et faire une pareille question. Il commençait à entrer en passion, et à chanter tout bas. Il élevait le ton, à mesure qu’il se passionnait davantage ; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps ; et je dis, bon ; voilà la tête qui se perd, et quelque scène nouvelle qui se prépare ; en effet, il part d’un éclat de voix, « Je suis un pauvre misérable… Monseigneur, monseigneur, laissez-moi partir… Ô terre, reçois mon or ; conserve bien mon trésor… Mon âme, mon âme, ma vie ! Ô terre !… Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami ! – Aspettare e non venire… À Zerbina penserete… Sempre in contrasti con te si sta… ».

Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de basse-taille, il descendait jusqu’aux enfers ; tantôt s’égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien, du geste, les différents personnages chantants ; successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici, c’est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie ; là il est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s’emporte, il est esclave, il obéit. Il s’apaise, il se désole, il se plaint, il rit jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l’air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s’étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du café étaient occupées, en dehors, par les passants qui s’étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond.10

La page de Diderot sur la pantomime du Neveu sera l’occasion, pour Hegel, d’avancer des remarques très pertinentes à propos de l’ « aliénation d’esprit » du personnage et sur le sens philosophique de cet ouvrage, suivant lesquelles la figure scintillante d’esprit de Diderot représenterait le monde d’un esprit étrangé à lui-même, ou « le monde de la culture », une culture pré-volutionnaire, miroir d’un monde sur le bord de sa tombe. C’est la figure aussi de la conscience pré-révolutionnaire, en politique, miroir elle-même de la grande révolution que les italiens ‒ les musiciens des Ecoles napolitaine, vénitienne et bolognaise du XVIIIe siècle ‒ avaient déjà accompli dans le domaine de l’esthétique musicale. Sur ce point, en particulier, Diderot et Rousseau ne cesseront pas de se montrer et d’être, surtout, des « frères ami ».

Diderot ensuite est aussi l’auteur d’un ouvrage de théorie musicale peu connu, les Leçons de clavecin et principes d’harmonie par M. Bemetzrieder (1771), ouvrage d’occasion et de vieillesse, il s’agit d’une série de dialogue entre le maître et son élève, sur la meilleure manière d’étudier l’instrument et de s’y exercer. Diderot le rédigea à l’occasion de l’étude du clavecin et des leçon de sa fille qui avait commencé à suivre l’école de ce musicien alsacien Anton Bemetzrieder (1739-1817). Le livre constitue une exception dans le cadre de la production diderotienne : il publie une édition imprimée qui a tout de suite un discret succès, tandis que la totalité des grande œuvres philosophiques de Diderot seront posthumes et n’auront pas un grand succès.

Ce qui nous intéresse ici c’est que Diderot, tout en admirant le génie de Jean-Philippe Rameau, l’oncle du personnage de sa Satire, proteste contre l’intellectualisme musical de Rameau, dont il fait d’ailleurs le plus grand éloge en tant qu’auteur de la Génération harmonique. Les raisons de la protestation sont, nous pourrions dire, rousseauistes. Il est indispensable de connaître la science des sons, de connaître la technique musicale et la façon même de construire des instruments. Mais cela non seulement n’est pas suffisant, mais peut même quelques fois devenir un obstacle à l’épanouissement du génie musical, qui dépend d’autres facteurs, non lié à la science et à la connaissance technico-musicale. Comme l’affirmera à l’article « Génie » de l’Encyclopédie :

L’étendue de l’esprit, la force de l’imagination, & l’activité de l’ame, voilà le génie. De la maniere dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se les rappelle. L’homme jetté dans l’univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives, les idées de tous les êtres. La plûpart des hommes n’éprouvent de sensations vives que par l’impression des objets qui ont un rapport immédiat à leurs besoins, à leur goût, &c. Tout ce qui est étranger à leurs passions, tout ce qui est sans analogie à leur maniere d’exister, ou n’est point apperçû par eux, ou n’en est vû qu’un instant sans être senti, & pour être à jamais oublié. L’homme de génie est celui dont l’ame plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu’elle n’éveille un sentiment, tout l’anime & tout s’y conserve. Lorsque l’ame a été affectée par l’objet même, elle l’est encore par le souvenir; mais dans l’homme de génie, l’imagination va plus loin; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu’il ne les a reçûes, parce qu’à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment. Le génie entouré des objets dont il s’occupe ne se souvient pas, il voit; il ne se borne pas à voir, il est ému: dans le silence & l’obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde; il est glacé par le sifflement des vents; il est brûlé par le soleil; il est effrayé des tempêtes. L’ame se plaît souvent dans ces affections momentanées; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux; elle se livre à tout ce qui peut l’augmenter; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l’amusent (Enc., VII, 182a).

Lé génie musical est donc celui qui donne la règle à l’art et qui ne reçoit, ni n’obéit à aucune règle prédéfinie, avant son activité créatrice. Dans les Leçon de clavecin Diderot réitère cette vision énergétique de l’activité du compositeur, sans quoi il ne pourrait y avoir de musique de qualité.

Sur ce thème, qui ouvre à l’avenir prochain de la musique, au moment où par exemple Mozart et Beethoven à la fin du XVIIIe siècle commencent à affirmer leurs nouveaux styles expressifs, Rousseau regarde en arrière, à la musique simple, fondée sur le primat de la ligne mélodique, sans ces profondes complications harmoniques que déjà Gluck avait introduites11. Sur la question du génie, Rousseau, sera d’un autre avis. Déjà le second discours avait vu dans la distinction et le talent la marque du conflit. Et On ne peut pas trouver, chez le genevois, une théorie du génie, ni une mise en valeur de la génialité :

A mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent, le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre : le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence.Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement et que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit, et il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne.

C’est un peu le dernier mot de la distance et de la rupture qui s’établira bientôt entre les deux frères-amis, non pas sur le côté de l’esthétique musicale de l’expression, mais plutôt, on le sait, sur la conception générale de l’histoire et de la civilisation humaines et, encore, sur le terrain de la politique. Au moment où Rousseau abandonnera le champs de la linguistique et de l’esthétique pour passer à la question de l’histoire, la rupture s’accomplit. Il n’en reste pas moins que la communauté de propos et de finalités, sur ce plan originaire de l’amour pour la nouvelle musique expressive, rend la relation d’amitiés entre Rousseau et Diderot l’un des plus beaux témoignages d’une intente intellectuelle qui a donné les plus beaux fruits à la philosophie des Lumières européennes.

 

APPENDICE – TERMINOLOGIE (Trésor de la langue française)

SENSIBILITÉ, subst. fém.

  1. [Propriété ou faculté d’un être vivant, d’un organe]
  2. Dans le domaine physique1. Propriété de la matière vivante de réagir de façon spécifique à l’action de certains agents internes ou externes. La lumière irrite d’abord avec une certaine force les fibres de la rétine; la sensibilité mise en jeu contracte ou dilate la pupille par une action tout à fait indépendante de la volonté (MAINE DE BIRAN, Influence habit., 1803, p. 59):

. 1. Au-dessus de la sensibilité purement organique des tissus élémentaires, ou des organes pris à part et non reliés au système général de la vie animale, mais à une grande distance encore de la sensibilité qui appartient aux animaux supérieurs, se place certainement la sensibilité propre aux animaux des classes inférieures, privés de centres nerveux…

COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 521.

En partic. Vulnérabilité. Si, une fois germé, le blé se rit des intempéries, il est, en naissant, d’une sensibilité extrême. Un froid un peu vif le gèle (PESQUIDOUX, Chez nous, 1921, p. 138).

  1. a) Propriété des êtres vivants supérieurs d’éprouver des sensations, d’être informés, par l’intermédiaire d’un système nerveux et de récepteurs différenciés et spécialisés, des modifications du milieu extérieur ou de leur milieu intérieur et d’y réagir de façon spécifique et opportune. Sensibilité auditive, cutanée, visuelle; troubles de la sensibilité. Sentir une sensation est un acte de la sensibilité proprement dite; et sentir que cette sensation nous vient d’un tel corps et par tel organe, c’est sentir un rapport entre cette sensation et ce corps ou cet organe; c’est un acte de jugement (DESTUTT DE TR., Idéol. 1, 1801, p. 47). Ma canne prolonge ma sensibilité tactile et musculaire de quatre-vingt-cinq centimètres. Elle prolonge et elle transforme toutes mes sensibilités, sauf la sensibilité thermique. Je perçois, avec ma canne, des sensations que je n’obtiendrais pas avec ma main. Ma canne est une tige de résonance (DUHAMEL, Maîtres, 1937, p. 91). V. sensitif A 1 ex. de Maine de Biran.

Rem. On emploie dans ce sens, et p. oppos. à sensibilité morale (infra I B 1), sensibilité physique: On doit distinguer les émotions que nous fait éprouver la sensation des objets extérieurs, de celles qui nous viennent des idées, des pensées, en un mot, des actes de notre intelligence; les premières constituent la sensibilité physique, tandis que les secondes, par leur susceptibilité plus ou moins grande, caractérisent la sensibilité morale (LAMARCK, op. cit., p. 287).

[Constr. avec un compl. prép. introd. par à désignant l’agent perçu par les sens] Sensibilité à la chaleur, à la douleur, au froid. Ce dont encore je souffrais le plus, c’était ma sensibilité maladive au moindre changement de la température. J’attribuais, à présent que mes poumons étaient guéris, cette hyperesthésie à ma débilité nerveuse, reliquat de la maladie (GIDE, Immor., 1902, p. 401).

[Constr. avec un adj. spécifiant la nature de la sensibilité]

Sensibilité différentielle. Sensibilité à une différence entre deux stimuli. Même les animaux inférieurs accèdent à un rudiment de comportement perceptif (…) ils se constituent une sensibilité différentielle susceptible de les faire fuir un environnement biologiquement préjudiciable et de les faire rentrer dans l’environnement favorable (J. VUILLEMIN, Être et trav., 1949, p. 17).

Sensibilité extéroceptive ou superficielle. Sensibilité mise en jeu par les organes récepteurs superficiels; en partic., sensibilité aux variations de l’environnement perçues par les récepteurs superficiels et les organes des sens. La sensibilité intéroceptive est la première à fonctionner à cause même de l’importance de l’alimentation, de la digestion. Elle prend ainsi une place privilégiée et c’est son organe, la bouche, qui fait le pont entre l’enfant et le monde extérieur. Elle sera supplantée ensuite par la sensibilité extéroceptive (LAFON 1963). Les troubles sensitifs objectifs portent sur la sensibilité superficielle: le malade perçoit mal la piqûre et commet des erreurs de localisation (QUILLET Méd. 1965, p. 353).

Sensibilité intéroceptive ou profonde. Sensibilité aux variations qui se produisent à l’intérieur du corps, sensibilité donnant des informations sur la vie végétative. Les troubles sensitifs objectifs portent (…) sur la sensibilité profonde: on la recherche à l’aide d’un diapason appliqué sur certaines régions osseuses superficielles; le malade ne perçoit pas les vibrations (QUILLET Méd. 1965, p. 353). V. supra ex. de LAFON 1963 et infra ex. de Mounier.

Sensibilité proprioceptive. Sensibilité relative aux mouvements du corps, aux attitudes, aux postures, à l’équilibre. Le geste peut avoir deux origines et deux polarisations radicalement différentes. Tantôt, il regarde pour ainsi dire en dedans; il est commandé par une impression viscérale ou musculaire (sensibilité interoceptive) ou par un de ces schémas posturaux sans but extérieur, où le corps joue une sorte de monologue moteur avec la conscience de ses attitudes, avec son équilibre ou simplement avec le libre jeu de ses ébats (sensibilité proprioceptive) (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 192).

  1. b) [En parlant d’un appareil sensoriel, d’un organe ou d’une partie du corps]

Aptitude variable à reconnaître et à discerner des excitations plus ou moins faibles, à ressentir très vivement certaines excitations. Le genre d’influence qu’exerce sur toutes les parties, un organe majeur et prédominant, dépend (…) du degré de sa sensibilité propre, et de l’importance de ses fonctions. La vive sensibilité d’un organe peut être due au grand nombre de nerfs qui l’animent (CABANIS, Rapp. phys. et mor., t. 2, 1808, p. 413). Rachel, ma sœur aînée, devient aveugle. Sa vue a beaucoup baissé ces derniers temps (…). Il paraît que c’est la sensibilité rétinienne qui faiblit (GIDE, Faux-monn., 1925, p. 1161).

En partic. Aptitude à ressentir la douleur, à réagir douloureusement ou de façon vulnérable, à l’action de certains agents. Emphysème, ce n’est pas douteux. Et, pour être tout à fait franc, je crois possible que vous conserviez longtemps une certaine sensibilité des muqueuses (MARTIN DU G., Thib., Épil., 1940, p. 891).

  1. Dans le domaine affectif1. [En parlant d’une pers.] Faculté de ressentir profondément des impressions, d’éprouver des sentiments, de vivre une vie affective intense. Sensibilité aiguë, maladive, vive; sensibilité à fleur de peau, d’écorché (vif); extrême sensibilité; être dépourvu de sensibilité. Gautier expose la théorie, qui est la sienne, qu’un homme ne doit se montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu’il ne doit pas montrer de sensibilité, et surtout dans ses amours, que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature (GONCOURT, Journal, 1863, p. 1354). Gise avait du mal à dominer sa sensibilité. Pour un rien, maintenant, les larmes l’étouffaient (MARTIN DU G., Thib., Consult., 1928, p. 1087).

Rem. Dans la distinction class. des trois facultés, la sensibilité s’oppose à l’intelligence et à la volonté: La faculté de penser se subdivise (…) en sensibilité proprement dite, en mémoire, en jugement et en volonté (LAMARCK, Philos. zool., t. 2, 1809, p. 372).

[En parlant d’un artiste] Faculté d’éprouver des sentiments et aptitude à les traduire, à les exprimer dans une création artistique. Sensibilité d’un écrivain, d’un peintre; jouer d’un instrument avec sensibilité. Il y a de l’airain dans le style de Buffon. Rousseau avait une sensibilité bien plus fine et plus exquise. Ses descriptions sont moins pompeuses que celles de Buffon, mais elles ont plus de charme (CHÊNEDOLLÉ, Journal, 1815, p. 74). La sensibilité créatrice, dans ses formes les plus relevées et ses productions les plus rares, me paraît aussi capable d’un certain art que tout le pathétique et le dramatique de la vie ordinairement vécue (VALÉRY, Variété IV, 1938, p. 217).

[P. méton.;] [en parlant d’une œuvre] Qualité d’une œuvre où se manifestent et s’expriment avec force les sentiments de l’artiste. Page, musique pleine de sensibilité; œuvre d’une grande sensibilité. Quelques défauts dans le plan et dans la contexture de la pièce sont compensés par une sensibilité profonde, par des situations du plus grand intérêt et des beautés du premier ordre (JOUY, Hermite, t. 4, 1813, p. 365). J’ai lu avec un plaisir par moments très vif le Kyra Kyralina d’Istrati, de saveur si particulière, tout en faisant songer à certains récits des Mille et une nuits, ou à quelque roman picaresque; mais d’une sensibilité beaucoup plus chatoyante que Lesage ou Smollett (GIDE, Journal, 1940, p. 28).

En partic. Faculté d’éprouver de la sympathie, de la compassion, de l’amour. Sans être prodigue de son argent, il l’était de sa sensibilité; il avait facilement la larme à l’œil; et le spectacle d’une misère l’émouvait sincèrement, d’une façon qui ne manquait pas de toucher la victime (ROLLAND, J.-Chr., Antoinette, 1908, p. 831). La citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité; elle s’émut à l’idée des souffrances d’Évariste et de sa mère et rechercha les moyens de les adoucir (FRANCE, Dieux ont soif, 1912, p. 95).

[Constr. avec un compl. prép. introd. par pour (vieilli) ou par à, indiquant l’objet de la sensibilité] Aptitude à porter un intérêt profond à (quelqu’un/quelque chose), à être particulièrement touché par (quelqu’un /quelque chose). Sensibilité pour le malheur des autres. Il y a bien une sorte de sensibilité à l’esthétique de la construction philosophique comme il y a une sensibilité à l’élégance de la construction mathématique (LACROIX, Marxisme, existent., personn., 1949, p. 57). Quelle joie de lecture quand on reconnaît l’importance des choses insignifiantes! Quand on complète par des rêveries personnelles le souvenir « insignifiant » que nous confie l’écrivain! L’insignifiant devient alors le signe d’une extrême sensibilité pour des significations intimes qui établissent une communauté d’âme entre l’écrivain et son lecteur (BACHELARD, Poét. espace, 1957, p. 77).

[Constr. avec un adj. indiquant le domaine dans lequel s’exerce la sensibilité] Sensibilité esthétique, musicale. C’est notre sensibilité verbale qui est brutalisée, émoussée, dégradée… Le langage s’use en nous. L’épithète est dépréciée. L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts (VALÉRY, Variété III, 1936, p. 283). L’aveugle est souvent doué d’une grande sensibilité artistique, le sourd, contraint à monologuer avec ses pensées, est volontiers dogmatique et autoritaire (MOUNIER, Traité caract., 1946, p. 221).

  1. [Constr. avec un adj. ou un compl. prép. introd. par de désignant un groupe de pers., une époque] Manière particulière d’éprouver des sentiments caractéristiques, de réagir sur le plan affectif. Sensibilité allemande, française; sensibilité bourgeoise, populaire; sensibilité moderne, romantique; sensibilité d’artiste, d’enfant; sensibilité de bourgeois. Le socialisme, sous ses deux aspects, le réformiste et l’insurrectionnel, n’en reste pas moins un des visages permanents de la pensée et de la sensibilité contemporaines (J.-R. BLOCH, Dest. du S., 1931, p. 22):
  2. J’étais né doué d’une sensibilité féminine. Jusqu’à quinze ans je pleurais, je versais des fleuves de larmes par amitié, par sympathie, pour une froideur de ma mère, un chagrin d’un ami, je me prenais à tout et partout j’étais repoussé. Je me refermais comme une sensitive.

VIGNY, Journal poète, 1833, p. 986.

  1. méton., POL. Tendance à l’intérieur d’un parti, d’une organisation politique. Ce parti (…) est aussi un parti-patchwork où existent ce que l’on appelle pudiquement des « sensibilités » diverses. Autrement dit: des courants (Le Nouvel Observateur, 12 sept. 1981, p. 27, col. 1).
  2. [Propriété d’un instrument, d’un appareil, d’un matériau]
  3. Aptitude à détecter de faibles grandeurs ou variations.
  4. PHYS. Aptitude à mesurer ou à enregistrer un phénomène ou une grandeur, les variations les plus faibles d’un phénomène ou d’une grandeur. Sensibilité d’une balance, d’un appareil de mesure; sensibilité d’une cellule, d’un hygromètre, d’un thermomètre. Ces variations d’intensité sont indiquées par un galvanomètre. La sensibilité de cet appareil est exquise; il répond à toutes les radiations dans l’intervalle d’une octave (H. POINCARÉ, Théorie Maxwell, 1899, p. 66). La possibilité de détecter aisément l’existence des minerais uranifères: les rayonnements qu’ils émettent rendent possible une prospection par compteurs de radiations de sensibilité très élevée (GOLDSCHMIDT, Avent. atom., 1962, p. 91).
  5. TÉLÉCOMM. Aptitude d’un récepteur à capter des signaux plus ou moins faibles. Sensibilité d’un tuner. Tout dépend de la sensibilité du récepteur; avec ceux dont on dispose aujourd’hui on emploie relativement peu d’énergie: 4 à 5 HP jusqu’à 100 kilomètres et 700 à 800 HP pour communiquer avec les antipodes (WARCOLLIER, Télépathie, 1921, p. 304). Dans toute liaison de télécommunications, par fil ou sans fil, dans toute réception de signaux, la sensibilité du récepteur est un facteur essentiel (Hist. gén. sc., t. 3, vol. 2, 1964, p. 272).
  6. Aptitude à réagir plus ou moins rapidement.
  7. a) PHOT. ,,Rapidité avec laquelle une émulsion photographique peut fournir une image latente ou une image visible, sous l’action de la lumière ou de radiations actiniques«  (POLLET Phot. 1970). On parvenait à accroître la sensibilité générale des émulsions, et par conséquent la rapidité de la prise de vue instantanée dans toutes les conditions de couleurs et de lumières (PRINET, Phot., 1945, p. 42). Fondant son réalisme sur la nudité du visage, Dreyer avait pris prétexte de la sensibilité de la pellicule panchromatique, alors une nouveauté, pour refuser maquillage, postiches, perruques (SADOUL, Cin., 1949, p. 222).

Degré, indice de sensibilité. ,,Valeur numérique permettant de déterminer les conditions d’exposition d’une surface sensible«  (Phot. 1979).

  1. b) Degré de réaction d’une substance explosive, plus ou moins grande aptitude à s’amorcer sous l’effet d’une action extérieure (choc, élévation de la température, etc.). La sensibilité à la chaleur est étudiée (…) en échauffant progressivement l’explosif et en déterminant la température à laquelle il s’enflamme (VENNIN, CHESNEAU, Poudres et explosifs, 1914, p. 119). Le chimiste suédois Nobel a eu l’idée, pour diminuer la sensibilité de la nitroglycérine (…), de la faire absorber par un sable spécial appelé kieselguhr (J. CAHEN, BRUET, Carrières, 1926, p. 101).
  2. Au fig., dans le domaine de l’écon. Aptitude, capacité plus ou moins grande (d’un marché, d’une industrie, etc.) de réagir de façon positive ou négative à des facteurs extérieurs. Instabilité chronique des prix des passages et des taux de fret. Ceux-ci en particulier, sont exposés à varier fréquemment et d’une façon si brutale et si ample que les sommes payées par les chargeurs peuvent parfois ne correspondre en rien au prix de revient du transport. Cette sensibilité du commerce maritime apparaît en pleine lumière lorsque surviennent des crises économiques (M. BENOIST, PETTIER, Transp. mar., 1961, p. 17). Description géographique des marchés de vente et étude de ces marchés dans leurs conditions de stabilité, d’élasticité, leur sensibilité à la conjoncture politique et économique (Traité sociol., 1967, p. 265).
  3. PHYS. Résistance d’un matériau.

Sensibilité à l’entaille, à l’effet d’entaille. Diminution de la résistance à la rupture provoquée par une surface hétérogène (entaille, craquelure, etc.). (Dict. XXe s.).

Sensibilité à la rupture. Résistance variable aux facteurs pouvant provoquer une rupture (Dict. XXe s.).

Prononc. et Orth.: [säsibilité]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. 1314 « qualité par laquelle un sujet est sensible aux impressions physiques » (HENRI DE MONDEVILLE, Chirurgie, 1540 ds T.-L.); 2. a) 1662 « attachement, intérêt pour quelque chose » (PASCAL, Pensées, Papiers non classés, 427, 194, éd. L. Lafuma, p. 554); b) 1671 « faculté de percevoir les impressions morales » (POMEY); c) 1678 « sentiment d’humanité, de pitié » (LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions et maximes morales, éd. A. Regnier, t. 1, p. 192); d) 1680 « reconnaissance d’un bienfait reçu » (RICH. t. 2); 3. a) 1798 « aptitude à réagir rapidement à un contact (en parlant d’objets matériels) » sensibilité d’une balance (Ac.); b) 1858 phot. « propriété qu’ont certaines substances de s’impressionner sous l’action de la lumière » (CHESN. t. 2). Empr. au lat. tardif sensibilitas « sens, signification, sentiment, sensibilité », dér. de sensibilis, v. sensible. Fréq. abs. littér.: 3 626. Fréq. rel. littér.: XIXe s.: a) 7 006, b) 3 389; XXe s.: a) 4 792, b) 4 743. Bbg. GOHIN 1903, p. 300. – SCKOMM. 1933, pp. 39-48, 116-120.

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« SENSIBILITE, SENTIMENT (Encyclopédie, page 15:38)

SENSIBILITE, SENTIMENT, (Médecine) la faculté de sentir, le principe sensitif, ou le sentiment même des parties, la base & l’agent conservateur de la vie, l’animalité par excellence, le plus beau, le plus singulier phénomène de la nature, &c.

La sensibilité est dans le corps vivant, une propriété qu’ont certaines parties de percevoir les impressions des objets externes, & de produire en conséquence des mouvemens proportionnés au degré d’intensité de cette perception.

La premiere de ces actions est ce qu’on appelle le sentiment, sensatio, sensus, à l’égard duquel la sensibilité n’est qu’une faculté, une puissance reduite en acte, potentia in actum redacta, comme on parle dans les écoles: or le sentiment se définit une fonction de l’animal, qui le constitue tel, & distinct, par – là, des êtres inanimés; il consiste essentiellement dans une intelligence purement animale, qui discerne l’utile ou le nuisible, des objets physiques.

La seconde action ou la mobilité, n’est que l’expression muette de ce même sentiment, c’est – à – dire, l’impulsion qui nous porte vers ces objets, ou nous en éloigne: ainsi l’araignée se contracte toute en elle – même; les limaçons retirent soudainement leurs cornes, lorsqu’ils se sentent piqués ou blesses; au contraire ces mêmes animaux se dilatent, s’épanouissent, pour ainsi dire, se dressent, eriguntur, à l’approche des objets qu’ils reconnoissent leur être utiles, ou qui flattent agréablement leur sensibilité. C’est dans ce double rapport d’actions si étroitement liées entr’elles, que l’imagination peut seule les suivre ou les distinguer, que la sensibilité doit être considerée, & ses phénomènes estimés.

Les anciens philosophes & médecins ont parlé de la sensibilité comme d’un objet qui leur étoit familier, & qui sembloit fait pour leur génie, c’est toujours à un principe sentant & se mouvant en soi, aux facultés de l’ame animale ou corporelle, que sont livrées dans la plûpart de leurs écrits, toutes les fonctions du corps animal. Les différentes sectes ont employé à désigner ce principe, des expressions conformes à leur enthousiasme, ou à leur maniere de philosopher; tels sont les mots ORMH/ H/, impetus, appetitio, de l’an<pb->[p. 39] cienne académie; ONORMW=N, impetum faciens, d’Hippocrate; ORMH/T= A)FS2OD ISIWN, incitatio libidinis d’Aristote; anima sensitiva, vis abdita, natura, &c. de quelques autres; à quoi reviennent le strictum & laxum des méthodiques, le mouvement tonique, le mouvement fibrillaire, le spasme, la contractilité, l’irritabilité des modernes, &c. qu’on retrouve à chaque instant dans les ouvrages de Wepfer, Baglivi, Stahl, & autres solidistes.

La premiere notion dans l’animal, la seule qui vraissemblablement soit commune aux especes de tous les genres, l’unique peut – être dans un très – grand nombre, porte sur la sensation intime & radicale de son existence, sur l’impression de cette activité, de ce principe impulsif inséparable de la vie, & qui dans chaque individu est la source de tous les mouvemens qni conspirent à la durée de l’être & à sa conservation. C’est sur des vues aussi précieuses à l’animal, qu’est fondée la sensibilité, ainsi que Zénon l’a reconnu, & que ses disciples le repetent dans plusieurs endroits de leur doctrine.

Les animaux, le moins animaux qu’il est possible, s’il est permis de qualifier ainsi les polypes, & quelques autres qu’on a laissé sur la ligne de séparation des deux regnes animal & végétal, donnent, comme l’ont remarqué plusieurs observateurs, les plus grands signes de sensibilité; on a même trouvé que cette propriété étoit poussée dans le polype, jusqu’à le faire paroître sensible aux impressions de la lumiere; ces circonstances suffiroient sans doute pour ranger décidément les zoophites du côté des animaux, s’il n’y avoit eu de tout tems des philosophes, qui, frappés de la maniere d’être d’une plante, par exemple la sensitive, & celle d’exister d’un animal, auroient prétendu reculer les bornes de la sensibilité, en y renfermant les végétaux eux – mêmes; ensorte que l’animal le plus parfait, & la plante la plus vile, donneroient dans ce cas, les deux extrêmes de la sensibilité; la sensibilité ou le sentiment seroit donc encore une faculté commune à tous les corps organisés?

Après l’idée que nous venons de tracer de la sensibilité & de l’étendue de son domaine, il paroît à propos d’examiner quelle est son essence ou sa nature. La nature ou l’essence de la sensibilité, a toujours été un des points curieux & des plus agités de son histoire; les anciens ne concevant pas que deux contraires comme l’ame & le corps, pussent être joints autrement que par un milieu, imaginerent ce milieu de plusieurs façons; ainsi les Platoniciens voulurent que ce fût un je ne sais quoi, qu’ils appelloient esprit; les Péripatéticiens, une forme; Dicéarque, Pythagore, & quelques autres, établissoient des harmonies, des tempéramens, qui rendoient le corps susceptible de sentiment & d’activité, &c. à toutes ces hypothèses on peut joindre celle des esprits animaux, naturels, vitaux, &c. si accrédités dans les écoles, les démons qu’un auteur moderne (le P. Bougeant) transforme en ame des bêtes, &c. hypothèses qui, comme on voit, ne présentent à l’esprit que des notions abstraites, & auxquelles nous ne croyons pas, par cette raison, qu’on doive du – tout s’arrêter.

Le système de l’ame du monde, en donnant plus de surface, & plus de liberté aux idées spéculatives, nous a fourni sur le principe sensitif, des choses bien plus positives & plus satisfaisantes, qu’on ne peut que regretter de trouver à côté des dogmes les plus dangereux. Les Stoiciens assuroient donc que ce principe étoit de feu; Démocrite, Héraclite, Epicure, Diogène Laërce, Lucrece, & tout le reste des atomistes, parmi lesquels on peut ranger les partisans des semences, n’ont pas une opinion différente. Hippocrate & Galien pensent tout de même. Voyez sur – tout Hippocrate, de carnibus & de ratione victus, lib. I. le spiritus intus alit, &c. de Virgi<cb-> le. Le témoignage des livres sacrés & d’un pere de l’église (S. Augustin), sont encore autant d’autorités qui militent pour la matérialité ou substance ignée de l’ame sensitive. Enfin Némésius, & quelques autres plus modernes, tels que Fernel, Heurnius, Honoré Fabri, le fameux chancelier Bacon, Vanhelmont, Gassendi, Willis, &c. ont adopté la même idée; mais les trois derniers méritent des distinctions sur tous les autres, en ce qu’ils ont fixé les principes vagues des stoiciens & des atomistes, par des méthodes très – ingénieuses, dont ils ont fondé, chacun en particulier, un corps de doctrine. Vanhelmont sur – tout, & Willis, ont traité cette matiere d’une façon très intéressante pour nous, en la considérant dans toutes ses relations avec la médecine & la philosophie.

L’ame sensitive est donc, suivant ces deux auteurs, une lumiere ou une flamme vitale: quoique Willis désigne plus particulierement sous ce dernier nom la portion de l’ame sensitive qui réside dans le sang, elle n’est pas proprement la vie, mais elle en est l’attribut, comme la lumiere ou l’éclat est l’attribut de la flamme; ils s’accordent d’ailleurs à dire que cette ame réside dans la substance la plus intime de nos parties, & qu’elle y est comme l’écorce, la silique de l’ame raisonnable; ils déduisent de leurs théories des conséquences très – avantageuses à l’explication des phénomènes de l’économie animale, sur lesquelles les bornes d’un article de dictionnaire, ne nous permettent pas de nous étendre. Tout cela mérite d’être lu dans les auteurs mêmes. Voyez Vanhelmont, passim, & principalement de lithyasi; & Willis, de anima brutorum.

Il faut néanmoins convenir que Vanhelmont a repandu par intervalle dans son système, des idées bien singulieres; & pour nous en tenir à celles qu’il a sur l’origine de cette ame sensitive, il prétend qu’avant le peché d’Adam, l’homme n’avoit point d’ame sensitive. ante lapsum Adoe autem, non erat anima sensitiva ir homine, de sede animoe, pag. 178. L’ame sensitive est entrée avec la mort dans le corps de l’homme; auparavant l’ame raisonnable & immortelle étoit seule chargée des fonctions de la vie, & elle avoit à ses gages l’archée, qui depuis est passé au service de l’ame sensitive; c’est pourquoi nous étions immortels, & les ténebres de l’instinct ou de l’ame des brutes, n’avoient point encore obscurci nos facultés intellectuelles, neque intellectum belluinoe tenebroe adhuc occuparant, (ibidem.) Ensuite pour représenter de quelle maniere l’homme, après le péché, fut doué de l’ame sensitive, il dit que cette ame fut produite dans l’homme, comme le feu est tiré du caillou, tanquam à silice ignis, (pag. 189. de duumviratu). Voila sans doute une philosophie qui ne sauroit plaire à bien du monde; mais tel est ce constraste frappant dans l’enthousiasme de ce grand homme, que tantôt il offre à son lecteur le spectacle lumineux de mille créations nouvelles, tantôt il disparoît dans l’obscurité des hypothèses les plus hasardées & les plus puériles.

S’il faut se décider sur ces matieres par le nombre & le poids des autorités, on sera porté à croire que la sensibilité ou l’ame sensitive est substantielle & nonsimplement formelle à l’animal; cela posé, & en n’adoptant ces opinions qu’à titre de théories lumineuses, & à quelques égards même sublimes, il est à présumer que cette substance est un composé d’atomes subtils & légers comme ceux du feu, ou même qui seront tout de feu, non de ce feu grossier & destructeur, appellé feu élémentaire, mais une émanation d’un principe plus sublime, ou le feu intelligent, intelligens, des stoïciens.

Ces atomes ainsi animés, comme ceux de Démocrite, s’insinueront dans la texture de certaines parties du corps disposées à les admettre, ensorte qu’on pourroit se représenter l’assemblage distributif de ces [p. 40] atomes, comme un tout figuré ou modelé sur l’ensemble de ces mêmes parties: « Par – là, dit Bayle, on est à l’abri de l’objection foudroyante de Galien, lorsqu’il interprete ces paroles d’Hippocrate, si unum esset homo, non doleret, quia non foret undè doleretVoyez diction. de Bayle, vol. II. art. Epicure.

Du reste, on se recriera peut – être sur l’idée de cette figure que nous affectons, d’après Willis, à l’ame sensitive; mais ce ne sera, si l’on veut, qu’une métaphore qui paroît en quelque façon justifiée par ce qui se manifeste du principe sensitif dans les passions. C’est en effet le relief de cette ame qui semble varier celui du corps sous des caracteres relatifs aux affections qu’elle éprouve; souvent même ces caracteres restent représentés sur certaines parties, quelques momens après la mort; ce qui rend presque applicables à des êtres réels, les expressions figurées des historiens & des poëtes, comme par exemple, le relictoe in vultibus minoe de Florus, lib. I. & le e morto anco minaccia, du Tasse, &c.

De tout ce que nous venons de dire il suit, qu’on peut regarder le sentiment dans les animaux, comme une passion physique ou de la matiere, sans qu’il soit besoin, pour rendre raison des spasmes affreux que peut causer un stimulus même leger, de recourir à l’am spirituelle qui juge, ou qui estime les sensations, comme le prétend Stahl. Vid. Theor. ver. tom. II. capit. de sensibilitate. On connoit cette histoire de Galien: ce grand homme racconte qu’étant tombé dangereusement malade, & entendant que deux assistans de ses amis s’entretenoient de quelque mauvais signequ’ils venoient de reconnoître en lui, il s’écria qu’on y prît bien garde, qu’il étoit menacé du délire, & demanda qu’on lui fît des remedes en conséquence; cet exemple est remarquable, il n’en est point qui établisse mieux la distinction des deux ames dans l’homme, savoir la raisonnable, & la sensitive, & les différentes fonctions de chacune; l’ame sensitive de Galien malade, est occupée du mal qu’elle ressent dans ses organes, & de tout le danger qui menace le corps, elle en est troublée, ce trouble, cette affection se manifeste au dehors par des palpations involontaires; l’ame raisonnable paroît au contraire indifférente à cet état de passion du corps, ou de l’ame sensitive, elle attend qu’on l’en avertisse, &c. Galien remarque même que tel étoit dans ces momens, l’état assuré de son ame, que sa raison n’avoit rien perdu de son assiette ordinaire, ut rationalis facultas non vacillaret. Vid. de locis affectis, lib. IV. cap. ij. Charter, tom. II. On sent les conséquences qui résultent de ce que nous venons de rapporter, contre les prétentions trop absolues des stahliens.

Ainsi le plaisir & la douleur seront, en fait de sensation, comme les données ou les deux sensations élémentaires dont le mode, le ton, s’il est permis de le dire, est originairement conçû dans l’ame sensitive; ce sera la base ou la gamme de toutes les autres sensations qu’on pourroit appeller secondaires, & dont l’ordre, la série existe nécessairement dans des relations infinies, tirées de l’habitude des individus ou de la variété des especes.

C’est donc une condition inséparable de l’état d’animal, que celle de percevoir ou de sentir matériellement, comme on dit, ou dans sa substance. L’ame raisonnable peut sans doute ajouter à ces sensations par des circonstances morales; mais encore une fois ces circonstances n’appartiennent point à l’animal considéré comme tel, & il est même probable qu’elles n’ont point lieu chez plusieurs.

Restera toujours cette différence notable entre l’homme & la brute, que dans le premier la sensibilité ou l’animalité est dirigée ou modérée par un principe spirituel & immortel qui est l’ame de l’homme, & que dans la brute elle tient à un être moins par fait & périssable appellé instinct ou ame des bêtes VoyezAme. Les payens eux – mêmes ont reconnu cette distinction bienfaisante, qu’il a plû au Créateur d’établir en faveur de l’homme; bestiis autem sensum & motum dedit, & cum quodam appetitu accessum ad res salutares, à pestiferis recessum, homini hoc ampliùs quod addidit rationem qua regerentur animi appetitus qui tùm remitterentur, tum continerentur. C’est dans ces termes que Cicéron en parle d’après les Stoïciens. Voyez de natura deorum, lib. II. §. 34.

Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupés de la sensibilité, que comme d’un objet purement métaphysique, ou en ne la prenant que du côté spéculatif. Voyons maintenant ce que l’observation nous apprend de son influx sur l’économie animale, & parcourons – en pour cet effet, les principaux phénomenes. […] (article de M. Fouquet, docteur de la faculté de médecine de Montpellier) ».

 

 

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« INSENSIBILITÉ (Encyclopédie, page 8:787)

INSENSIBILITÉ, (Phil. mor.) L’indifférence est à l’ame ce que la tranquillité est au corps, & la léthargie est au corps ce que l’insensibilité est à l’ame. Ces dernieres modifications sont l’une & l’autre l’excès des deux premieres, & par conséquent également vicieuses.

L’indifférence chasse du coeur les mouvemens impétueux, les desirs fantasques, les inclinations aveugles: l’insensibilité en ferme l’entrée à la tendre amitié, à la noble reconnoissance, à tous les sentimens les plus justes & les plus légitimes. Celle là détruisant les passions de l’homme, ou plûtôt naissant de leur non – existence, fait que la raison sans rivales exerce plus librement son empire; celle – ci détruisant l’homme lui – même, en fait un être sauvage & isolé qui a rompu la plûpart des liens qui l’attachoient au reste de l’univers. Par la premiere enfin l’ame tranquille & calme ressemble à un lac dont les eaux sans pente, sans courant, à l’abri de l’action des vents, & n’ayant d’elles – mêmes aucun mouvement particulier, ne prennent que celui que la rame du batelier leur imprime; & rendue léthargique par la seconde, elle est semblable à ces mers glaciales qu’un froid excessif engourdit jusques dans le fond de leurs abîmes, & dont il a tellement durci la surface, que les impressions de tous les objets qui la frappent y meurent sans pouvoir passer p u avant, & même sans y avoir causé le moindre ébranlement ni l’altération la plus légere.

L’indifférence fait des sages, & l’insensibilité fait des monstres; elle ne peut point occuper tout entier le coeur de l’homme, puisqu’il est essentiel a un être animé d’avoir du sentiment; mais elle peur en saisir quelques endroits; & ce sont ordinairement ceux qui regardent la société: car pour ce qui nous touche personnellement, nous conservons toujours notre sensibilité; & même elle s’augmente de tout ce que perd celle que nous devrions avoir pour les autres. C’est une vérité dont les grands se chargent souvent de nous instruire. Quelque vent contraire s’éleve – t il dans la région des tempêtes où les place leur élévation, alors nous voyons communément couler avec abondance les larmes de ces demi – dieux qui semblent avoir des yeux d’airain quand ils regardent les malheurs de ceux que la fortune fit leurs inférieurs, la nature leurs égaux, & la vertu peut – être leurs supérieurs.

L’on croit assez généralement que Zénon & les Stoïciens ses disciples faisoient profession de l’insensibilité; & j’avoue que c’est ce qu’on doit penser, en supposant qu’ils raisonnoient conséquemment: mais ce seroit leur faire trop d’honneur, sur – tout en ce point – là. Ils disoient que la douleur n’est point un mal; ce qui semble annoncer qu’ils avoient trouvé quelques moyens pour y être insensibles, ou du moins qu’il s’en vantoient; mais point du tout: jouant sur l’equivoque des termes, comme le leur reproche Ciceron dans sa deuxieme tusculane, & recourant à ces vaines subtilités qui ne sont pas encore bannies aujourd’hui des écoles, voici comment ils prouvoient leur principe: rien n’est un mal que ce qui deshonore, que ce qui est un crime; or la douleur n’est pas un crime; ergo la douleur n’est pas un mal. Cependant, ajoutoient – ils, elle est à rejetter, parce que c’est une chose triste, dure, facheuse, contre nature, difficile à supporter. Amas de paroles qui signifie précisément la même chose que ce que nous entendons par mal, lorsqu’il est appliqué à douleur. [p. 788] L’on voit clairement par – là que rejettant le nom ils convenoient du sens que l’on y attache, & ne se vantoient point d’être insensibles. Lorsque Possidonius entretenant Pompée s’écrioit dans les momens où la douleur s’élançoit avec plus de force: Non, douleur, tu as beau faire; quelque importune que tu sois, jamais je n’avouerai que tu sois un mal. Sans doute qu’il ne prétendoit pas dire qu’il ne souffroit point, mais que ce qu’il souffroit n’étoit pas un mal. Misérable puérilité qui étoit un foible lénitif à sa douleur, quoiqu’elle servît d’aliment à son orgueil. VoyezStoïcisme.

L’excès de la douleur produit quelquefois l’insensibilité, sur – tout dans les premiers momens. Le coeur trop vivement frappé est étourdi de la grandeur de ses blessures; il demeure d’abord sans mouvement, & s’il est permis de s’exprimer ainsi, le sentiment se trouve noyé pendant quelque tems dans le déluge de maux dont l’ame est inondée. Mais le plus souvent l’espece d’insensibilité que quelques personnes font paroître au milieu des souffrances les plus grandes, n’est simplement qu’extérieure. Le préjugé, la coutume, l’orgueil ou la crainte de la honte empêchent la douleur d’éclater au dehors, & la renferment toute entiere dans le coeur. Nous voyons par l’histoire qu’à Lacédémone les enfans fouettés aux piés des autels jusqu’à effusion de sang, & même quelquefois jusqu’à la mort, ne laissoient pas échapper le moindre gémissement. Il ne faut pas croire que ces efforts fussent réservés à la constance des Spartiates. Les Barbares & les Sauvages avec lesquels ce peuple si vanté avoit plus d’un trait de ressemblance, ont souvent montré une pareille force, ou pour mieux dire, une semblable insensibilité apparente. Aujourd’hui dans le pays des Iroquois la gloire des femmes est d’accoucher sans se plaindre; & c’est une très grosse injure parmi elles que de dire, tu as crié quand tu étois en travail d’enfant; tant ont de force le préjugé & la coutume! Je crois que cet usage ne sera pas aisément transplanté en Europe; & quelque passion que les femmes en France aient pour les modes nouvelles, je doute que celle de mettre au monde les enfans sans crier ait jamais cours parmi elles ».

 

 

 

1 Pierre Trahard, Les Maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle (1715-1789), 4 voll., Paris, Boivin, 1931-1933, vol. 1 :« Marivaux. L’abbé Prévost. Le Théâtre de Voltaire » ; vol. 2 : « Nivelle de La Chaussée. Vauvenargues. Diderot. Duclos » ; vol. 3 :  « Jean-Jacques Rousseau » ; vol. 4 : « Choderlos de Laclos. Bernardin de Saint-Pierre. Rétif de La Bretonne ».

2Ivi, p. 12, Comme l’avait affirmé Lanson, dans son Histoire de la Littérature française (Paris, Hachette, 1912), p.659 : « ‘Quand toutes les pensées de l’homme se rabattent vers la terre, le plaisir prend une valeur infinie. Or, dans une société enivrée par l’excès de l’exercice intellectuel et la pratique de la politesse, le plaisir est dans le sentiment ; on ne sait plus agir. Mais, en même temps, dans cette société, le sentiment est rare ; il n’en devient que plus précieux, et transfère sa valeur à l’idée du sentiment, qui est son substitut ordinaire. Voilà comment, aux environs de 1700, on commence à trouver une singulière jouissance à épier en soi et autour de soi les manifestations sentimentales’ ».

3Ivi, pp. 18-19 : « Être sensible pour Prévost, Diderot et Jean-Jacques, ce n’est pas se borner à sentir, c’est se rendre compte que l’on sent, étudier la sensation, réfléchir sur ses émotions lorsque la première flamme est tombée ; c’est, au besoin, provoquer la sensation pour l’analyser avec un raffinement cruel ; c’est, en un mot, prendre conscience du sentiment qu’on éprouve. C’est aussi réagir, immédiatement et vivement, à la moindre émotion, la traduire par des paroles et par des gestes au lieu de l’enfermer en soi, montrer aux autres qu’on est ému pour les émouvoir à leur tour. Cette émotion, prompte à se manifester, n’est pas provoquée par les seuls phénomènes de l’ordre affectif ; elle l’est par des idées abstraites, par des hypothèses philosophiques ou scientifiques, par un raisonnement. La sensibilité se manifeste donc tout à propos, et parfois hors de propos ; elle commande la vie humaine, révèle ses instincts et sa force, sa magnificence et ses débordements ». L’analyse de Trahard est viciée par la perspective de l’« anticipation » et de la préconception du Romantisme : Rousseau et Diderot comme «les avant-coureurs de la passion romantique » (et de « leurs frères romantiques ») que leur sensibilité aurait « préparé ».

4Ivi, p. 22: « dénués de faste [qui] sont les maîtres de la vie intime, c’est-à-dire les seuls maîtres ».

5 Ivi, vol. 3, pp. 7-8.

6 Ivi, p. 8.

7 B. Didier, La musique des Lumières. Diderot –l’Encyclopédie – Rousseau, Paris, PUF, 1985, p. 29 et elle conclut : «Nul doute que Rameau ait beaucoup travaillé à affiner sinon à bouleverser la notion d’imitation. Mais les Philosophes y ont contribué aussi ; et il convient de ne pas ramener la réflexion de Rousseau à des axiomes simplistes» (p. 30), l’auteure se réfère à la distinction entre mélodie et harmonie, dont Rousseau valorise la première, mais avec des nuances très importantes.

8 Cf. A. Cernuschi, Penser la musique dans l’Encyclopédie. Étude sur les enjeux de la musicographie des Lumières et sur ses liens avec l’encyclopédisme, Paris, Honoré Champion, 2000, chap. 16, pp. 541-578 : « ‘Dans la musique comme dans le langage’. Du sens musical, à l’expression musicale chez Rousseau ». La thèse de Cernuschi est cependant un travail quelque peu dispersif et désordonné, à cause de son ampleur même, mais d’une indéniable utilité.

9 D. Diderot, Contes et Romans, éd. sous la dir. de M. Delon, Paris, Gallimard Pléiade, 2004, pp. 638-639.

10 Ivi, p. 642.

11 Cf, Rousseau, Oeuvres vol.5, sur l’Iphigénie