La Fiction du Contrat Social

La question de l’autorité légitime et de l’obéissance politique traverse l’histoire de la philosophie politique. S’y retrouvent quatretypes d’argumentaire justifiant l’autorité politique et l’obéissance qui lui serait due, soit 1) l’argument théologique selon lequel il convient d’obéir à une autorité politique qui répond à la volonté de dieu ou des dieux; 2) l’argument sociologique selon lequel les membres d’une communauté doivent obéissance à ses lois qui sont constitutives de leur identité, par le biais de la socialisation; 3) l’argument élitiste selon lequel certains individus sont seuls dotés d’une qualité essentielle (force, intelligence, richesse, vertu, charisme, raison, etc.) à l’exercice de l’autorité et doivent conséquemment être obéis; et enfin 4) l’argu- ment contractualiste selon lequel l’autorité politique est fondée par un contrat librement consenti entre les membres de la communauté1.

Ces quatre types d’argumentaire ne sont pas toujours exclusifs en philosophie, ni en politique. Un discours justifiant une autorité politique peut éventuellement s’inspirer de quelques-uns de ces argumentaires, même de tous à la fois. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement au dernier type d’argumentaire, c’est-à-dire au «contrat social» comme idée-force qui justifie une division entre gouvernants et gouvernés. Au cours de l’histoire de la philosophie politique, cet argumentaire contrac- tualiste a permis de légitimer la monarchie de droit divin, la monarchie absolue, la monarchie constitutionnelle, le régime électoral libéral ou encore la démocratie directe.

1. Nous nous inspirons pour cette présentation de Jean Hampton, 1986, Hobbes and the Social Contract Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, p. 264. Le nom des quatre arguments est de notre cru.

Nous entendons discuter précisément de la version libérale du contrat social, pour la comparer dans une perspective critique au contractualisme propre à l’anarchisme. Il peut sembler à première vue surprenant de vouloir susciter un débat entre libéralisme et anarchisme, ces deux philo- sophies politiques étant souvent perçues comme des ennemis féroces. Or une observation plus attentive permet de constater que ces deux philosophies politiques partagent plusieurs concepts et valeurs. À cela rien de surprenant puisqu’il n’existe pas de philosophie politique qui soit totalement pure, qui s’articulerait autour de concepts qu’elle utiliserait en exclusivité. La liberté, l’égalité et la justice sont trois concepts essentiels à la pensée politique libérale aussi bien qu’anarchiste. De plus, le libéral et l’anarchiste considéreront généralement tous deux que l’individu est rationnel et que l’ordre social et politique doit être conçu de façon à protéger l’autonomie individuelle2. Enfin, ces deux philosophies poli- tiques suggèrent de fonder la légitimité des régimes politiques sur la libre association des membres de la communauté et proposent donc une théorie générale du contrat social.

Il n’empêche que ces deux courants s’affrontent, souvent même avec violence. Cette lutte philosophique peut avoir trois causes: 1) l’existence de concepts exclusifs à l’une ou l’autre philosophie; 2) l’incompatibi- lité des définitions que chaque courant donne aux concepts qu’ils ont en commun (un même concept peut se voir attribuer des définitions descriptives et normatives différentes, voire incompatibles et opposées)3 ; 3) une différence dans la hiérarchisation des concepts et des valeurs. Les partisans de ces doctrines peuvent également s’affronter pour des raisons politiques, sociologiques, économiques et culturelles, mais nous tenterons ici de nous en tenir au débat philosophique portant sur l’idée du «contrat social», commune au libéralisme comme à l’anarchisme, mais

2. L’anarchisme est pluriel et nous ne présentons ici que la branche collectiviste ou communiste de cette philosophie politique, quoiqu’en nous inspirant de quelques anarchistes individualistes et de leur critique de la thèse libérale du contrat social.

3. Walter Bryce Gallie, 1962, « Essentially Contested Concepts », dans The Impor- tance of Language, sous la dir. de Max Black, Englewoods Cliffs (NJ), Prentice- Hall. Chantal Mouffe (1993, The Return of the Political, Londres, Verso) note que, au sein même du libéralisme, certaines tendances s’affrontent au sujet des définitions de concepts fondamentaux.

Résumé. La notion de contrat social occupe une place centrale dans la tradition de la philosophie politique libérale. En proposant un dialogue critiqueentre le libéralisme et l’anarchisme, il est possible d’identifier des nœuds de tension dans la thèse libérale du contrat social, qui évoque une uchronie, et la philosophie politique anarchiste qui discute elle aussi d’un contrat social, mais dans une perspective utopiste. Ce débat contradictoire entre deux philosophies politiques qui comptent des points de convergence et de divergence permet à la fois d’analyser dans une perspective critique la fiction libérale du contrat social et d’analyser plus finement la notion anarchiste de contrat, de libre association et d’aide mutuelle.

Abstract. The idea of a social contract is central to the tradition of liberal political philosophy. Staging a critical dialogue between liberalism and anar- chism makes it possible to locate nodes of tension within both the liberal thesis of the social contract, which bespeaks an uchronia, and anarchist political philosophy, where a social contract is also considered but from a utopian perspective. Through this debate between political philosophies that converge and diverge at various points, the liberal fiction of the social contract can be more easily scrutinized from a critical perspective ; at the same time, the anar- chist notions of contract, free association, and mutual aid can be analyzed in finer detail.

que chacune des deux philosophies conçoit de façon particulière4. Nous défendrons l’idée que le libéralisme conçoit ce contrat social comme une uchronie, l’anarchisme comme une utopie.

LA VERSION LIBERALE DU CONTRAT SOCIAL

Les historiens de la philosophie politique Nicolas Tenzer et Simone Goyard-Fabre font remonter l’intuition du contrat social à des philo- sophes tels que Platon et Lucrèce, pour le premier5, et Machiavel et La Boétie, pour la seconde6. Ce sont toutefois des philosophes postérieurs qui ont développé de façon systématique une réflexion philosophique ayant pour thème le contrat social, associé généralement à la modernité occi- dentale, voire au libéralisme, mais aussi – pour les plus conservateurs – à un excès de liberté et à un délitement de l’autorité, de l’ordre et de la loi. En 1680, par exemple, Sir Robert Filmer ouvre son ouvrage Patriarcha ou du pouvoir naturel des rois par une critique de l’idée que les hommes naissent libres de décider de la forme de leur gouvernement, défendue alors par le cardinal Bellarmin, « la théologie de l’École », « tous les papistes» et même des «théologiens des Églises réformées», et qui a comme «conséquence séditieuse» que le peuple se grise à l’idée que la liberté est le but ultime de l’humanité7.

4. Bien qu’ils n’identifient pas le «contrat social» à l’anarchisme, nous nous inspi- rons tout de même des idées stimulantes de Jean Terrel, 2001, Les théories du pacte social: Droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Seuil ; et de Hampton, Hobbes and the Social Contract Traditionop. cit.

5. Nicolas Tenzer, 1994, Philosophie politique, Paris, Presses universitaires de France, p. 183 et 187. Voir aussi David Hume, «Essay Twenty-Three», dans David Hume, Political Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 201

6. Simone Goyard-Fabre, 1987, Philosophie politique XVIe-XXsiècles, Paris, Presses universitaires de France, p. 123-125.

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Parmi les auteurs que la tradition retient généralement comme asso- ciés à l’idée de contrat social se retrouvent Samuel von Pufendorf, Baruch Spinoza, Emmanuel Kant, mais surtout Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau et – plus près de nous – John Rawls. Cette tradi- tion est hétérogène, puisqu’elle permet de justifier à la fois un régime autoritaire (Pufendorf, Hobbes), la démocratie directe (Rousseau) ou un régime libéral (Locke, Rawls). C’est cette dernière approche qui retient ici l’attention. Au risque de biffer certaines différences importantes entre la conception du contrat social chez les uns et les autres, disons que la thèse du contrat social se compose de quatre moments: 1) en état de nature ou dans une société sans État, chaque individu vit dans la peur de ses semblables, craignant soit pour sa vie (Hobbes), soit pour ses biens (Locke); 2) les individus se rassemblent pour délibérer et trouver une solution à leur problème d’insécurité; 3) ils arrivent à la conclusion qu’il est plus raisonnable pour tous d’accepter la création d’une autorité politique qui seule détiendra le monopole de la violence et qui seule assu- rera la protection des biens et des personnes; 4) cette autorité politique est légitime puisque tous ont consenti à s’y soumettre. La maxime «ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse» exprime cette volonté de vivre en sécurité face aux autres, ce qui mènerait rationnel- lement à l’instauration d’un État qui nous assurerait que notre voisin ne nous fait pas ce que nous ne voulons pas qu’il nous fasse… Les gouvernés sont déclarés libres dans la mesure où ils peuvent vivre en sécurité, mais aussi parce qu’ils auraient eux-mêmes choisi la structure d’autorité sous laquelle ils entendent vivre.

Le CONTRAT SOCIAL LIbERAL : UNE UCHRONIE

Mais quel État peut se targuer d’avoir été historiquement fondé par un contrat social? Comme le notait David Hume au milieu du XVIIIe siècle, « [p]resque tous les gouvernements qui existent présentement, où dont il nous reste des traces dans un récit, ont originalement été fondés soit par usurpation, soit par conquête, ou des deux façons, sans aucune prétention à un consentement juste ou une soumission volontaire des gens8 ». Une exception mérite d’être évoquée, c’est le fameux pacte du Mayflower, du nom du navire sur lequel les puritains anglais voguèrent jusqu’en Amérique du Nord où ils débarquèrent pour fonder une nouvelle société : solennellement et mutuellement, en la présence de Dieu et les uns des autres, nous nous allions et nous associons pour former un corps poli- tique civil […] ; toute cette aventure repose sur la confiance mutuelle que nous avons en la fidélité et la résolution les uns des autres, au point que nul d’entre nous ne s’y serait risqué s’il n’avait pas été sûr de tous les autres9.

7. Sir Robert Filmer, 1991, Patriarcha ou du pouvoir naturel des rois, Paris, L’Harmattan/École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, p. 85-87.page5image35683712

La fiction du contrat social  7

Il y a bien là une société fondée par un pacte entre les membres. Mais est-ce suffisant pour que leurs descendants se sentent liés par ce contrat? Ce que l’anarchiste individualiste Lysander Spooner écrit au sujet de la Constitution américaine pourrait fort bien s’appliquer à ce pacte exceptionnel : « [l]es hommes, s’il y en eut, qui donnèrent bien leur accord formel sont tous morts aujourd’hui […] Ils n’avaient ni le pouvoir naturel ni le droit naturel de rendre cette Constitution obliga- toire pour leurs enfants10.» Pour expliquer qu’un contrat social ne peut, en toute logique, lier les générations suivantes, Lysander Spooner donne l’exemple d’un groupe d’individus qui s’entendent pour construire une maison. S’ils cèdent à leur mort cette maison à leurs enfants ou à d’autres individus, ils n’ont en aucun cas le pouvoir d’obliger leurs successeurs à vivre selon les conditions qu’ils s’étaient eux-mêmes imposées concernant l’aménagement des pièces, l’organisation des repas, des passe-temps et des tâches domestiques. Or ni l’appel à la force ni l’appel à la tradition ne devraient en effet convaincre les libéraux qu’une autorité politique est légitime. Le seul État qui serait légitime est celui qui assure la liberté de ses citoyens en les libérant de la peur que leur inspirent leurs semblables pour leur sécurité individuelle et celle de leurs biens, et qui respecte des principes de justice, comme l’égalité devant la loi, ce qui mène l’indi- vidu à consentir librement à être soumis à l’autorité de cet État, et à lui obéir11.

Les théoriciens libéraux sont conscients de cette tension dans leur théorie du contrat social, à savoir qu’il ne s’agit pas d’un fait historique réel, qui de toute façon ne saurait tenir les générations suivantes liées par un choix de leurs ancêtres. Les libéraux ne s’épuiseront d’ailleurs pas à tenter de prouver la véracité historique du contrat social. Ils vont plutôt prétendre qu’il faut comprendre leur description du processus menant au contrat social comme le récit non pas de ce qui a été, mais de ce qui aurait dû être, si l’on veut accorder le sceau de la légitimité à l’autorité politique.

8. [Cette citation et toutes celles dont la source est anglaise sont des traductions libres.] Hume, «Essay Twenty-Three», p. 189-190 et 192.

9. Cité par Hannah Arendt, 1967, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, p. 254.

10. Lysander Spooner, 1991, Outrage à chefs d’État, Paris, Belles Lettres, p. 29-30.

11. Voir Emmanuel Kant, 1994, Métaphysique des mœurs (vol. II : « Doctrine du droit»), Paris, GF-Flammarion, p. 131 (§47).

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Le contrat social serait donc une uchronie, c’est-à-dire une présenta- tion de l’histoire non pas telle qu’elle fut, mais telle qu’elle aurait pu être, telle qu’elle aurait dû être. C’est une histoire réécrite de façon à y intégrer des événements qui ne sont jamais réellement survenus, mais que l’on doit s’imaginer ayant eu lieu, ce qui nous permet de penser notre présent et notre futur en fonction de cette histoire imaginée. L’uchronie, c’est donc l’idée d’une histoire inventée, l’« histoire d’une autre histoire12 ».

Quelques citations devraient suffire à démontrer que c’est bien ainsi que les théoriciens du contrat social le réfléchissaient. Jean-Jacques Rous- seau déclare, sans ambiguïté aucune : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels13.» Emmanuel Kant est lui aussi très explicite:

ce contrat [originaire] […], il n’est en aucune façon nécessaire de le supposer comme un fait (et il n’est même pas possible de le supposer tel), tout comme s’il fallait avant tout commencer par prouver par l’histoire qu’un peuple, dans les droits et les obligations duquel nous sommes entrés à titre de descendants, avait dû un jour accomplir réellement un tel acte et nous en avoir laissé, oralement ou par écrit, un avis certain ou un document […] C’est au contraire une simple Idée de la raison 14.

12. Le mot semble avoir été lancé par Charles Renouvier, qui signe en 1876 le roman L’Uchronie. (Voir Pierre Versins, 1972, Encyclopédie de l’Utopie et de la science fiction, Lausanne, L’Âge d’Homme, p. 904-905 ; ainsi que Laurent Portes, 2000, «Littérature française et utopie au XIXe siècle», dans Utopie: La quête de la société idéale en Occident, sous la dir. de Lyman Tower Sargent et Roland Schaer, Paris, Bibliothèque nationale de France-Fayard, p. 247.)

13. Jean-Jacques Rousseau, 1971, « Discours sur l’ origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes», dans Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, GF-Flammarion, p. 158. [Nos italiques.]

14. Emmanuel Kant, 1992, Sur l’expression courante: Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, Paris, Vrin, p. 39.

John Rawls rejoint ici Kant, dont il dit s’inspirer15, en admettant que le contrat social relève de l’abstraction et qu’il ne faut donc pas l’aborder comme un événement historique ayant réellement eu lieu. Pour concevoir une société juste, Rawls propose d’imaginer que les individus se trouvent sur un pied d’égalité dans une «position originelle qui correspond à l’état de nature dans la théorie traditionnelle du contrat social. Cette position originelle n’est pas, évidemment, pensée en tant qu’une situation histo- rique réelle […] Elle est comprise comme une situation purement hypo- thétique16.» Enfin, pour David Gauthier, un autre libéral contemporain partisan d’une approche contractualiste, «la théorie du contrat, en tant qu’élément de notre idéologie, rationalise les relations sociales en offrant une explication de leur existence qui soit irréelle et idéale17 ».

Faire glisser le récit du contrat social de l’histoire réelle à l’uchronie n’a pas pour unique motif de se dérober face aux critiques. Il s’agit surtout d’offrir un étalon pour évaluer dans quelle mesure une autorité politique est juste. En bref, l’uchronie libérale du contrat social permet de déterminer quelle serait la forme du plus juste des régimes politiques aux yeux d’une hypothétique assemblée délibérante formée d’hypothétiques individus rationnels. Dotés de ce scénario, les citoyens réels peuvent comparer l’État qui existe au modèle d’autorité politique choisi par leur alter ego imaginaire et uchronique, ce qui leur permet d’évaluer s’ils sont libres ou non, ici et maintenant.

Toute cette architecture logique repose sur l’idée selon laquelle la source de la légitimité politique vient d’un peuple historique abstrait (des ancêtres imaginés) qu’il faut distinguer du peuple réel, constitué d’individus en chair et en os qui doivent obéissance à l’autorité poli- tique instituée par le peuple abstrait dans un passé qui n’a jamais existé. Pour Emmanuel Kant, par exemple, «[l]’acte, par lequel un peuple se constitue lui-même en État, à proprement parler l’Idée de celui-là, qui seule permet de penser la légalité, est le contrat originaire, d’après lequelpage8image35857984

15. John Rawls (1971, A Theory of Justice, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, p. 12, no infra 5) précise : « Kant dit clairement que l’accord original est hypothétique». Voir aussi Patrick Dunleavy et Brendan O’Leary, 1987, Theories of the State : the Politics of Liberal Democracy, Londres, The Macmillan Press Ltd., p. 84; et Hans Reiss, 1991, «Introduction», Kant, Political Writings, Cambridge, Cambridge University Press, p. 26-28.

16. Rawls, A Theory of Justice, p. 12. [Nos italiques.] Voir aussi John Rawls, 2001, Justice as Fairness: A Restatement, Cambridge, Harvard University Press, p. 4.

17. David Gauthier, 1990, « The Social Contract as Ideology », dans Moral Dealing : Contract, Ethics, and Reason, sous la dir. de David Gauthier, Ithaca, Cornell University Press, p. 330. [Nos italiques.] Voir aussi Rawls, Justice as Fairness, p. 16 et 95-96. Vincent Descombes soutient lui-aussi que ce «contrat social» relève du mythe: «Car c’est seulement par un mythe qu’on peut s’introduire à ce qui ne nous a pas attendu, à ce qui était déjà là, à un monde dont nous faisons déjà partie […] Toute la rationalité du contrat social est celle du mythe.» (Cité par Tenzer, Philosophie politique, p. 183-184.)

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tous abandonnent dans le peuple leur liberté extérieure, pour la retrouver derechef comme membres d’une république, c’est-à-dire d’un peuple considéré comme État18». Kant parle également du «rapport entre un souverain universel (qui, considéré d’après des lois de la liberté, ne peut être autre que le peuple unifié lui-même) et la multitude des individus de ce même peuple envisagé comme sujet, c’est-à-dire le rapport entre celui qui commande et celui qui obéit ». Le jeu de miroir est saisissant : le peuple réel composé d’individus est un sujet qui n’a d’autre commandant – de souverain universel – que le peuple abstrait. Kant poursuit, soulignant à nouveau la nature irréelle du « contrat originaire » par lequel les individus abdiquent une liberté de second ordre – une «liberté sauvage» – pour s’accorder une liberté politique:

l’on ne peut pas dire que l’homme dans l’État ait sacrifié une partie de sa liberté naturelle extérieure à une quelconque fin, mais il a entiè- rement abandonné la liberté sauvage et sans loi pour retrouver dans une dépendance légale, c’est-à-dire dans un état juridique, sa liberté en général, inentamée puisque cette dépendance procède de sa propre volonté législatrice19.

Comme l’indique le politologue contemporain Crispin Sartwell, la fiction du contrat social énoncée par des philosophes et par despoliticiens a donc aussi pour effet de rendre illégitime, voire impen- sable, l’anarchie elle-même, cette « liberté sauvage » qui sévirait dans cette société sans État. La fiction du contrat social est donc antianar- chiste. D’ailleurs, plusieurs thèses du contrat social ont été fortement inspirées par les observations des «sauvages» «découverts» par des explorateurs, en Afrique, en Amérique et en Asie. Or ces sauvages avaient comme caractéristique politique de vivre dans des sociétés sans État, c’est-à-dire en anarchie. L’anarchie est donc synonyme d’état de nature, et vice versa. Comme la fiction du contrat social stipule que les individus rationnels cherchent à sortir de l’état de nature en se dotant d’un État, ce récit implique que des individus rationnels seront donc antianarchistes ou, pour Crispin Sartwell, que les peuples qui vivent sans État ne sont pas pleinement rationnels ni même humains, puisqu’ils « vivent en anarchie ; et qu’être un être humain civilisé signifie de vivre sous le pouvoir d’un État20 », et donc de rejeter l’anarchie.

Même la théorie du droit de résistance, de rébellion et de désobéis- sance associée dans la tradition libérale à la fiction du contrat social a pour effet de nier la légitimité de l’anarchie, puisqu’il convient toujours de restaurer un nouvel État, plus légitime que celui contesté. Pour accentuer

18. Emmanuel Kant, 1971, Métaphysique des mœurs (vol. I : « Doctrine du droit »), Paris, Vrin, p. 198 (§47). [Souligné dans le texte original.]

  1. Kant, 1994, Métaphysique des mœurs (vol. II), p. 131 (§47).
  2. Crispin Sartwell, 2008, Against the State : An Introduction to Anarchist Political

Theory, Albany, State University of New York Press (SUNY), p. 41.

La fiction du contrat social  11

la part de liberté des individus constituant le peuple face à l’État, John Locke accorde au peuple le droit de déposer un gouvernement qui dirige- rait de manière inique, en contradiction avec le bien commun et l’esprit fondateur du contrat l’ayant institué. Locke affirme que la dissolution du gouvernement ne signifie pas nécessairement la dissolution du contrat social (Second traité du gouvernement civil, §211), mais permet plutôt sa réaffirmation. Avec plus de modération, John Rawls accorde au peuple un droit à la désobéissance civile, dans la mesure où les contestataires protes- tent contre l’État et ses représentants qui auraient agi en contrevenant aux principes fondamentaux de la communauté21.

Une incohérence mine toutefois cette uchronie du contrat social, dans la mesure où les modèles qu’offrent les philosophes – êtres rationnels en principe – ne concordent pas quand il s’agit de la nature de l’État qui devrait être institué ou restauré. Si Hobbes, Locke, Rousseau, Kant et Rawls s’étaient rencontrés dans l’état de nature, ils auraient apparemment été incapables d’en arriver à conclure un contrat social…

CRITIQUES ANARCHISTES DE L’UCHRONIE LIbéRALE DU CONTRAT SOCIAL

Peu d’anarchistes ont proposé une approche positive du contrat social22, se contentant généralement d’élaborer des critiques de l’approche libérale, en soulignant les incohérences liées à la notion de consentement et de liberté et en insistant sur l’instrumentalisation politique de la fiction du contrat social pour légitimer des régimes selon eux injustes. Nous ferons ici un survol de ces axes critiques avant de proposer une approche positive du contrat social d’un point de vue anarchiste.

Incohérences des thèses du consentement implicite et explicite

Selon des anarchistes, la nature fictive du contrat social pose un problème à la fois philosophique et politique. Il est incohérent que l’État et ses partisans soient prêts, au nom de la raison, à fonder la légitimité

21. John Rawls, 1999 [éd. revue], Theory of Justice, Cambridge (MA), Belknap Press of Harvard University Press, p. 319-343.

22. Une exception : Robert Graham, 1996, « The Anarchist Contract », dans Reinventing Anarchy, Again, sous la dir. de Howard J. Ehrlich, Édimbourg-San Francisco, AK Press, p. 69-80. On trouve également des commentaires – trop brefs – dans Eduardo Colombo, 1985, « L’État comme paradigme du pouvoir », Collectif, L’État et l’anarchie, Lyon, Atelier de création libertaire, p. 18-20; et dans Richard Sylvan, 1995, «Anarchism», A Companion to Contemporary Political Philosophy, sous la dir. de Robert E. Goodin et Philip Pettit, Oxford-Cambridge, Blackwell Publishers Ltd., p. 226-227.

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de l’État sur un contrat purement imaginaire. La question politique fondamentale – la légitimité de l’autorité politique – serait alors réglée par un simple jeu de l’esprit qui ne respecte même pas les critères mini- maux en vigueur dans la branche judiciaire de cet État en matière de lois des contrats. En effet, le droit libéral ne saurait se satisfaire de contrats imaginaires, principalement en ce qui touche à la sphère économique (contrats de droit de propriété, droit des affaires, droit de la famille et du mariage, droit d’héritage, etc.)23.

Les libéraux rétorquent que les individus vivant au quotidien dans ces États libéraux expriment leur consentement à l’autorité politique de façon à la fois implicite et explicite: implicite lorsque les individus profitent des services de l’État (en utilisant les routes, comme l’affirme Locke, ou simplement en étant protégés par la police et l’armée) ; explicite lorsque l’individu vote et paie ses impôts, reconnaissant ainsi activement la légitimité de l’État.

Or la Terre est aujourd’hui entièrement, ou presque, contrôlée par des États ; il devient donc pratiquement impossible pour un individu de vivre hors des frontières d’un État. Lorsque Locke et Kant écrivaient au sujet du contrat social, les Européens étaient encore sous l’impression qu’il existait de grands espaces inhabités (si ce n’est par les «sauvages»), ce qui explique les propos de John Locke selon qui ceux qui n’ont donné que leur « consentement tacite » « sont en liberté de s’incorporer dans une autre communauté; ou de convenir avec d’autres pour en ériger une nouvelle, in vacuis locis, en quelque endroit du monde qui soit libre et sans posses- seurs24 ». Il n’est pas si simple aujourd’hui de trouver des vacuos locos, des espaces libres et sans possesseurs, ni d’émigrer – pour se retrouver de toute façon sous l’autorité d’un autre État – si l’on ne dispose que de peu d’argent, que l’on ne connaît pas de langue étrangère, que c’est ici que se trouvent parents et amis. L’individu peut donc être contraint plus ou moins fortement à rester ici, sans apprécier le régime sous lequel il vit25. Prisonnier dans un monde où l’État est omniprésent, peut-on alors conclure qu’un individu consent à l’autorité politique par le simple fait qu’il marche sur un trottoir construit par l’État ou qu’il boit l’eau d’un aqueduc public? C’est aller un peu vite en affaires car l’habitude et la commodité, voire la nécessité, ne prouvent pas nécessairement qu’il y ait un engagement moral de la part de l’individu envers l’État. De plus, il n’est pas évident qu’un libéral appliquerait cette conception du consen- tement implicite à un régime très autoritaire. Même dans une monarchie absolue, un régime soviétique ou dans le régime fasciste hitlérien, les citoyens – dont des Juifs, des homosexuels, des communistes et des

  1. Spooner, Outrage à chefs d’État, p. 67.
  2. John Locke, 1984, [Second] Traité du gouvernement civil, Paris, GF-Flammarion,

p. 235 (§119).
25. Hume, «Essay Twenty-Three», p. 193.

La fiction du contrat social 13

anarchistes – utilisent l’eau de l’aqueduc public, marchent sur les trottoirs et les ponts; admettent-ils tous ainsi qu’ils consentent implicitement à se régime et le considèrent légitime?

Quant au consentement explicite, l’argumentaire libéral n’est pas non plus exempt d’incohérence. L’action de voter et de payer ses impôts ne prouve pas qu’un individu accepte la légitimité de l’État. Lysander Spooner suggère qu’«un homme utilise le vote [car] il n’a pas d’autres moyens de se défendre, il utilise, par nécessité, le seul moyen qui lui ait été laissé26 ». Le vote est une arme politique – une arme de papier – qui peut permettre d’influencer le rapport de force sur la scène politique et certains votent même pour des partis qui proposent de changer les règles du jeu politique. Lorsqu’un individu vote, il cherche à favoriser la prise du pouvoir par une faction, ou au contraire à empêcher une faction de prendre le pouvoir. Quant aux abstentionnistes, il faudrait les considérer, si l’on suit la logique des libéraux contractualistes, comme se déclarant hors du contrat social, tout comme les individus qui refusent de payer les impôts.

Face à l’abstentionnisme ou au refus de payer les impôts, voilà les libéraux qui considèrent l’État comme légitime a priori. C’est ce revire- ment qui leur permet de conclure que celui qui jouit des services publics (routes, aqueducs, etc.) admet du même coup la légitimité de cet État. Le libéral cherche chez les individus réels des actions qui viendraient prouver a posteriori la légitimité d’un État jugé légitime a priori. En effet, le geste qui doit démontrer la légitimité de l’autorité politique dans la thèse du contrat social ne prend sens qu’en supposant à l’avance la légitimité de l’autorité politique. Les cas limites sont alors intégrés à l’argumentaire par des raccourcis logiques circulaires: Vous payez vos impôts? Donc vous considérez que l’État est légitime… Vous ne payez pas vos impôts? L’État est tout de même légitime, puisqu’il vous offre depuis votre naissance tant de services – routes, ponts, policiers et mili- taires – pour lesquels vous lui êtes redevables. Vous votez? Donc vous considérez que l’État est légitime… Vous ne votez pas? L’État est tout de même légitime, puisqu’il vous offre la possibilité de voter. Bref, quand l’individu semble accepter de participer au système politique, les libéraux en déduisent que l’individu considère l’État comme légitime. Lorsque l’individu refuse de participer au système, les libéraux considèrent tout de même l’État comme légitime.

26. Spooner, Outrage à chefs d’État, p. 41.

14 Francis Dupuis-Déri
Critiques anarchistes de la thèse libérale de la liberté

Pour les anarchistes, l’individu est libre si, et seulement si, il obéit aux lois qu’il s’est réellement et directement données. Discutant du lien entre liberté et contrat social, Michel Bakounine explique :

L’État, même dans cette théorie (du contrat social), n’est pas le produit de la liberté, mais au contraire du sacrifice et de la négation volontaire de la liberté. Les hommes naturels, absolument libres de droit, mais dans les faits exposés à tous les dangers qui à chaque instant de leur vie menacent leur sécurité, pour assurer et sauvegarder cette dernière, sacrifient, renient une portion plus ou moins grande de leur liberté, et en tant qu’ils l’ont immolée à leur sécurité, en tant qu’ils sont devenus citoyens, ils deviennent les esclaves de l’État. Nous avons donc raison d’affirmer qu’au point de vue de l’État, le bien naît non de la liberté, mais au contraire de la négation de la liberté27.

Les libéraux précisent que l’individu reste libre sous un régime poli- tique auquel il a consenti (en principe), car cet État assure son intégrité physique et celle de ses biens. Sans cette sécurité assurée par l’État, l’individu ne serait pas vraiment libre puisqu’il serait constamment menacé par ses semblables. Cette peur à elle seule serait une entrave à la liberté individuelle, sans compter que la vie et les biens de l’individu seraient menacés. On peut donc dire que c’est la sécurité qui, bien plus que la liberté, est le principe moteur du contrat social, mais cette peur est en quelque sorte rationnelle puisque c’est par le jeu de la raison que les philosophes parviennent à imaginer cet état de nature où les individus constituent précisément une menace les uns pour les autres. John Locke et Emmanuel Kant, par exemple, prétendent que les proprié- taires (terriens, artisans et commerçants) sont ceux qui se sentent le plus menacés en état de nature car il n’y a pas d’État détenant le monopole de la violence légale pour protéger avec des armes leurs propriétés et leurs biens, ce sont donc ces propriétaires qui cèlent le contrat social. John Locke précise sur ce point: «[j]’entends par pouvoir politique le droit de faire des lois […] afin de réglementer et de protéger la propriété28 ».

27. Extrait de « Protestation de l’ Alliance » [1869], reproduit dans Michel Bakounine, 2001, Théorie générale de la révolution (textes assemblés par Étienne Lesourd d’après Grégori P. Maximov), France, Nuits rouges, p. 189. Bernard Manin, un politologue contemporain qui n’est pas anarchiste, rejoint pourtant Bakounine lorsqu’il dit que « le libéralisme le plus radical affirme que la protection contre la contrainte arbitraire est le seul but commun à tous les hommes vivant en société. La liberté des individus s’identifie à leur sécurité […] La sécurité est donc le seul principe politique acceptable» [nos italiques], dans un article stimulant écrit en 1985. («Volonté générale ou délibération: Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, no 33, p. 72.)

28. Locke, [Second] Traité du gouvernement civil, p. 142 (§3).

La fiction du contrat social 15

David Gauthier parle quant à lui de «l’idée selon laquelle le besoin de coercition vient du fait que l’homme est par nature et par nécessité un appropriateur», c’est-à-dire un être qui cherche à faire siennes les choses. Toujours selon cet auteur, «l’état de nature mène à une conséquence de loin plus terrible pour chacun que ce qui résulterait de l’existence d’une force coercitive suffisante pour contenir la soif de pouvoir de chaque homme et pour canaliser son désir d’appropriation dans un lieu qui est compétitif mais pacifique : le marché plutôt que le champ de bataille29 ».

Les anarchistes ne disent pas autre chose, mais l’expriment pour leur part dans une perspective critique. Pour Pierre Joseph Proudhon, par exemple, qui discute l’idée de contrat social chez Rousseau, il s’agit d’une «alliance offensive et défensive de ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas […] C’est un pacte de haine, un monument d’in- curable misanthropie; c’est cette coalition des barons de la propriété, du commerce et de l’industrie contre les déshérités du prolétariat», c’est un «serment de guerre sociale». Bref, Pierre Joseph Proudhon n’est pas très enthousiaste face aux thèses rousseauistes du contrat social, pourtant plus proches d’une démocratie directe que l’approche lockienne ou rawlsienne, portée vers le libéralisme politique30. Les anarchistes proposent générale- ment une histoire de la naissance de l’État qui veut que les propriétaires terriens et les capitalistes aient été à l’origine de cette institution, car ce sont eux qui ont engagé des guerriers pour protéger leurs biens. Ces guer- riers se sont peu à peu constitués en autorité politique affirmant détenir sur un territoire donné le monopole de la violence légitime31. «[S]ans le gendarme, le propriétaire ne pourrait pas exister32 », dira l’anarchiste Errico Malatesta, faisant écho à nul autre qu’Adam Smith, pour qui «le gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sécurité des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres33 », et qui considère que l’État existe pour «permettre aux riches de dormir tranquillement dans leur lit34 ». Cette tension entre désir de sécurité et désir de liberté est aggravée par le fait que l’État créé par les individus pour qu’il assure leur sécurité est une organisation plus puissante que

  1. Gauthier, « The Social Contract as Ideology », p. 341.
  2. Proudhon est cité dans Daniel Guérin (dir.), s.d., Ni dieu ni maître: Anthologie

historique du mouvement anarchiste, Lausanne, La Cité, p. 102-103.
31. Voir, entre autres, Pierre Kropotkine, La Science moderne et l’anarchie [1913], extrait de Pierre Kropotkine, 1976, Œuvres, Paris, Librairie François Maspero, p. 157 ; et Erich Mühsam, 1999, « La Société libérée de l’État », La République des conseils de Bavière – La Société libérée de l’État, sous la dir. d’Erich Mühsam,

Paris, La Digitale-Spartacus, p. 107.
32. Errico Malatesta, 2000, L’Anarchie, Montréal, Éditions et Diffusion l’Aide

Mutuelle, p. 40.

  1. Cité par Pierre Rosanvallon, 1989, Le libéralisme économique, Paris, Seuil, p. 86.
  2. Cité par Pierre Rosanvallon, 1981, La Crise de l’État-providence, Paris, Seuil,

p. 74.

16 Francis Dupuis-Déri

n’importe quel individu en état de nature. Il est dès lors curieux que des individus rationnels qui cherchent une échappatoire à la peur qu’ils ont de vivre dans l’état de nature ne s’inquiètent pas que l’État qu’ils créent pour les protéger ne deviennent lui-même dangereux, d’autant plus qu’il détiendra seul le monopole légal de la violence35.

L’État fondé sur le désir de monopole de la violence a aussi tendance à exporter sa violence. Si un État est créé par le biais d’un contrat social, voilà que les individus extérieurs à la communauté contractante se voient menacés par cette institution qui monopolise le pouvoir des contractants. Il s’ensuit qu’un peu partout les individus tendent à organiser la défense de leur communauté devant la menace que représente ce nouvel État, ce Léviathan. Bakounine explique ainsi que

[l]’existence d’un seul État restreint suppose nécessairement l’exis- tence, et au besoin provoque la formation de plusieurs États ; [il est] fort naturel que les individus qui se trouvent en dehors de lui, menacés dans leur existence et dans leur liberté, s’associent à leur tour contre lui. Voilà donc l’humanité divisée en un nombre indéfini d’États étran- gers, hostiles et menaçants les uns pour les autres […] L’État est donc la négation la plus flagrante, la plus cynique et la plus complète de l’humanité. Il rompt l’universelle solidarité de tous les hommes sur la terre […] Il ne couvre de sa protection que ses propres citoyens36.

On trouve dans la Bible un mythe selon lequel les anciens d’Israël s’adressent à dieu (Yhwh) en ces termes: «[d]onne nous à présent un roi pour qu’il nous gouverne, comme dans toutes les autres nations». Malgré les avertissements de Dieu qui leur dit que ce roi sera autoritaire et les exploitera, les Israéliens réclament tout de même ce roi qui leur est finalement octroyé, en la personne de Saül. Heureux, ils s’excla- ment: «Nous serons, nous aussi, comme les autres nations. Notre roi nous gouvernera, mènera nos expéditions et se battra avec nous37. » Ce mythe fait écho aux propos de Michel Bakounine, alors qu’il énonce que,

  1. Richard Sylvan, «Anarchism», p. 226.
  2. Bakounine, «Protestation de l’Alliance», p. 184.
  3. I. Samuel, VIII (La Bible, 2001, Paris-Montréal, Bayard-Médiaspaul, p. 522-523).

Dieu les aurait pourtant avertis : « Voici le droit du roi qui va régner sur vous, dit-il. Vos fils, il les prendra et les affectera à son char et à ses chevaux. Ils courrontdevant son char. Il en fera des chefs de mille et des chefs de cinquante. Il leur fera faire ses labours et ses moissons, fabriquer ses armes de guerre et les équi-pements de son char. Vos filles, il les prendra comme parfumeuses, cuisinières, boulangères. Le meilleur de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers, il le prendra pour les remettre à ses serviteurs. Il prélèvera un dixième de vos grains et de vos grappes pour le donner à ses énuques et à ses serviteurs. Vos serviteurs et vos servantes, vos jeunes gens les meilleurs, vos ânes, il les prendra pour les faire travailler à son service. Il prélèvera un dixième de votre bétail. Et de vous, il fera ses esclaves. Ce jour-là, vous vous plaindrez de ce roi que vous vous serez choisi, mais ce jour-là Yhwh ne vous répondra pas. »

La fiction du contrat social 17

devant des peuples qui ont des chefs, les autres peuples sont également portés à désirer être dirigés par un chef. Cet effet de domino révèle une dernière incohérence de cette philosophie libérale qui se dit universaliste : le contrat social, comme il n’est pas mondial, nie le principe d’humanité puisqu’il élève des frontières qui discriminent les individus en fonction de leur affiliation à tel ou tel contrat social. Enfin, l’apparition d’un grand nombre d’États sans autorité supérieure résulte en une situation similaire à celle de l’état de nature, les États se menaçant mutuellement et conti- nuellement, ce qui créé à nouveau une situation très menaçante pour la vie et les biens des individus.

L’instrumentalisation politique de la fiction du contrat social

Le sociologue Pierre Bourdieu explique que lorsqu’il est question de l’État, la marge est souvent bien mince entre le discours explicatif et le discours justificatif : « la difficulté toute particulière de la question de l’État tient au fait que, sous apparence de le penser, la plupart des écrits consacrés à cet objet […] participent, de manière plus ou moins efficace et plus ou moins directe, à sa construction, donc à son exis- tence même38 ». Dans ses Pensées, Pascal soulignait déjà que l’autorité politique joue sur l’illusion et le mensonge pour asseoir sa légitimité: «Il ne faut pas qu’il [le peuple] sente la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on ne veut pas qu’elle ne prenne bientôt fin39.» Parlant plus précisément du contrat social, l’historien de la philosophie politique Nicolas Tenzer évoque lui aussi la possibilité que l’autorité politique utilise ce mythe à des fins de contrôle social, à des fins de légitimation: «il convient d’éta- blir le pouvoir sur autre chose que les instruments de la tyrannie, à savoir la volonté de la société elle-même. Le contrat, dans cette perspective, pourrait se comprendre comme une ultime ruse du pouvoir, comme une figure idéologique de la légitimation40.» John Rawls indique, quoique dans une discrète note en bas de page, qu’il faut «de temps en temps» se demander si ses propres thèses ont des implications idéologiques, c’est-à-dire qu’«elles seraient utilisées de façon corrompue comme défense d’un statu quo injuste41 ». David Gauthier n’hésite pas, quant à lui, à intituler un de ses textes «Le Contrat social en tant qu’idéologie», qui s’ouvre par cette affirmation explicite: «La conception des relations sociales en tant que liens contractuels est au cœur de notre idéologie », le «nous» désignant «les gens qui ont habité en Europe de l’Ouest ou qui sont des descendants de telles personnes42 ».

38. Pierre Bourdieu, 1994, Raisons pratiquesSur la théorie de l’action, Paris, Seuil p. 105.

39. Pascal, Pensées (cité dans Yves Charles Zarka, 2001, Figures du pouvoir : Études de philosophie politique de Machiavel à Foucault, Paris, Presses universitaires de France, p. 12).

40. Tenzer, Philosophie politique, p. 183 et 182. Voir aussi Hampton, Hobbes and the Social Contract Tradition, p. 256-257.

41. Rawls, Justice as Fairness : A Restatement, p. 4, no infra 4.

18 Francis Dupuis-Déri

Dans la même veine, mais de façon plus critique, les anarchistes affirment aussi que la fiction du contrat social relève du mensonge qui a pour fonction de justifier l’injustifiable: l’autorité politique de l’État et son pouvoir coercitif, principalement utilisé selon les anarchistes pour défendre les intérêts des plus riches. Ce qui est plus surprenant, c’est de constater que certains, dont Kant, vont concevoir quiconque questionne cette fiction comme un frondeur. Kant se fait ici très tranchant :

L’origine du pouvoir suprême est, pour le peuple qui s’y trouve soumis, inexplorable au point de vue pratique, c’est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter activement de cette origine comme s’il y avait là un droit susceptible d’être encore controversé (jus controversum) quant à l’obéissance qu’il doit à ce pouvoir […] Quant aux questions de savoir si un réel contrat de soumission à celui-ci [l’État] a origi- nairement précédé, sous la forme d’un fait, ou si c’est le pouvoir qui a précédé et si la loi n’est intervenue qu’ultérieurement, ou encore s’ils auraient dû se suivre dans cet ordre, ce sont là pour le peuple, qui est maintenant d’ores et déjà soumis à la loi civile, des ratiocinations entièrement vaines et de nature, en tout cas, à mettre l’État en péril.

Pourquoi donc ce questionnement mettrait l’État en péril ? C’est qu’il semble que se questionner mène presque inexorablement à contester de front la légitimité de l’État. Kant poursuit, affirmant que «si le sujet qui se serait mis à la recherche de l’origine ultime de l’État entendait opposer une résistance à cette autorité maintenant régnante, il serait, d’après les lois de cette dernière, c’est-à-dire de plein droit, puni, mis à mort ou expulsé (comme hors-la-loi, ex lex)». Ce n’est pas seule- ment parce que le questionnement peut en mener certains à la fronde qu’il y a danger, mais bien parce que le questionnement constitue en soit une insoumission, un bris du contrat: «c’est déjà un crime que de simplement […] mettre en doute la loi qui est si sacrée (inviolable), par conséquent d’en suspendre un instant l’effet […] et c’est là ce que signifie la proposition : “Toute autorité vient de Dieu”, qui n’énonce pas un fondement historique de la constitution civile, mais une Idée comme principe pratique de la raison43.»

  1. Gauthier, «The Social Contract as Ideology», p. 325.
  2. Kant, 1994, Métaphysique des mœurs (vol. II), p. 134-135 (§49). (Kant

Kant n’hésite pas, lui, à ratiociner au sujet du contrat originaire alors qu’il interdit du même souffle à ceux qui voudraient le critiquer d’en faire autant… Kant et ceux qui pensent comme lui seraient donc les seuls à

souligne.)

La fiction du contrat social 19

avoir le droit de réfléchir au contrat originaire et d’en discuter, puisqu’ils n’y réfléchissent que pour conclure à l’illégitimité d’un État fondé en abstraction sur un tel contrat. Il y a ici un véritable coup de force qui vise ouvertement à bâillonner – voire à éliminer – les critiques autant dans le champ philosophique que politique. On ne se surprendra pas que l’anarchiste Michel Bakounine, discutant au passage Emmanuel Kant et des libéraux, attaque avec véhémence la fiction du contrat social:

La majorité des juristes et des publicistes modernes soit de l’école de Kant, soit de toute autre école individualiste et libérale, et qui n’ad- mettent ni la société fondée sur le droit divin des théologiens, ni la société déterminée par l’école hégélienne comme la réalisation plus ou moins mystique de la Morale objective, ni la société primitivement animale des naturalistes, prennent nolens volens, et faute d’autre fondement, le contrat tacite pour point de départ. Un contrat tacite! C’est-à-dire un contrat sans paroles et par conséquent sans pensée et sans volonté – un révoltant non-sens ! Une absurde fiction, et qui plus est, une méchante fiction ! Une indigne supercherie44 !

Une «méchante fiction» et une «indigne supercherie» qui ont des effets politiques. Ce ne sont pas seulement les philosophes politiques, mais aussi les fondateurs politiques du régime électoral de type libéral eux-mêmes qui vont jouer sur cette fiction du contrat social pour justifier leur position d’autorité et convaincre les non-élus de rester des citoyens passifs. En France, pendant les années révolutionnaires, l’influent patriote modéré Jacques Pierre Brissot parle, en juillet 1791, du «pacte social45» qu’il identifie à une forme de régime républicain. Plus intéressant encore, ce discours qu’Emmanuel Sieyès prononce devant l’Assemblée nationale où il dit que la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France; leur avis est donc de se nommer des représentants; et puisque c’est l’avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s’y soumettre comme les autres. Quand une société est formée, on sait que l’avis de la pluralité fait loi pour tous 46.

  1. Bakounine, «Protestation de l’Alliance», p. 180.
  2. Laurence Cornu, 1990, « L’idée moderne de République : Émergence du mot,

élaboration de l’idée en 1791», La Révolution française et La philosophie: Échanges et Conflits, Poitiers, Centre régional de documentation pédagogique, p. 72.

46. Emmanuel Sieyès, 1989, «Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale», Orateurs de la Révolution française (vol. I «Les Constituants»), sousla dir. de François Furet et Ran Halevi, Paris, Gallimard, p. 1025.

20 Francis Dupuis-Déri

Emmanuel Sieyès ici reprend les grands thèmes du mythe : l’avis de la pluralité fait loi lorsqu’«une société est formée» et il serait de l’avis de la majorité « de se nommer des représentants ». L’instrumentalisation de la fiction du contrat social est ici patente, puisque le représentant joue tous les rôles dans une pièce qui n’a pour autre fonction que de justifier son rôle de législateur. Car ce sont toujours des individus vivants, réels, qui détiennent l’autorité politique et qui exercent le pouvoir coercitif, même si l’on tend à l’oublier dans l’uchronie libérale. Pour les libéraux, il semble que les sujets seulement soient des individus réels, l’État et l’autorité politique étant dépersonnalisés. Là où les libéraux ne voient que des concepts, les anarchistes distinguent des individus réels qui adoptent presque naturellement une attitude différente selon qu’ils sont du côté des gouvernés ou des gouvernants. Le libéral discute d’une autorité politique désincarnée qui serait légitime, juste et neutre ; l’anar- chiste s’intéresse plutôt à l’individu qui détient l’autorité politique et à l’effet que sa position privilégiée dans un système hiérarchisé produira sur son esprit.

S’il y a un diable dans toute l’histoire humaine, c’est ce principe du commandement… Lui seul a produit tous les malheurs, tous les crimes et toutes les hontes de l’histoire […] le meilleur [des hommes], le plus intelligent, le plus désintéressé, le plus généreux, le plus pur se gâtera infailliblement et toujours à ce métier. Deux sentiments inhérents au pouvoir ne manqueront jamais de produire cette démo- ralisation: le mépris des masses populaires et l’exagération de son propre mérite47.

Pour l’anarchiste, il n’y a pas à s’y tromper, le pouvoir corrompt au point que Michel Bakounine le rend responsable de tous les maux :

Bref, celui qui occupe un poste d’autorité politique en vient à se considérer comme supérieur et à considérer ceux qu’il gouverne comme ses inférieurs, voire comme une menace. La peur du peuple est la maladie de tous ceux qui participent à l’autorité, le peuple pour ceux au pouvoir est perçu comme l’ennemi, dira dans le même esprit Pierre Joseph Proudhon en 1849, à la suite de sa décevante expérience comme délégué à l’Assemblée nationale48.

Si l’approche abstraite des libéraux permet mal de comprendre pour- quoi les gouvernants tenteraient de manipuler l’opinion des gouvernés, l’approche anarchiste offre de nombreux éléments d’explication. C’est parce que les gouvernants se sentent imbus d’eux-mêmes et craignent le peuple réel qu’ils ne vénèrent qu’un peuple abstrait, imaginé, neutralisé et qui n’est actif qu’un seul moment en uchronie, soit lors de l’entente historique (mais n’ayant jamais eu réellement lieu) instituant le contrat social. L’incohérence philosophique du contrat social qui fait l’impasse sur le peuple réel en invoquant un peuple uchronique imaginé trouve donc une explication politique. Les dirigeants expliquent au peuple réel qu’il se doit d’avoir des dirigeants, car il n’a pas une saine compréhension des enjeux politiques, il se laisse mener par ses passions et ses petits intérêts égoïstes plutôt que par la raison et la quête du bien commun. C’est pour cela aussi qu’il faut préférer la «démocratie» libérale à la démocratie directe, voire à l’anarchisme49.

47. Cité par Emmanuel Mounier, 1966, Communisme, anarchie et personnalisme, Paris, Seuil, 1966, p. 114.

48. Cité par Ricardo Blaug et John Schwarzmantel (dir.), 2000, Democracy: A Reader, New York, Colombia University Press, p. 172.

La fiction du contrat social 21

Le CONTRAT SOCIAL ANARCHISTe: UNe UTOPIe RéALISTe

S’il est peu présent dans les écrits anarchistes, l’idée d’un contrat social occupe néanmoins une place importante dans l’imaginaire des anarchistes. À la différence du libéral, l’anarchiste rêve de réaliser dans le futur un contrat social qui donnera naissance à une organisa- tion politique légitime et juste. Pour le libéral, le contrat social est une uchronie; pour l’anarchiste, c’est une utopie, c’est-à-dire l’idée d’une société idéale à venir qui sera réalisée par des êtres humains libres, rationnels et justes50.

Utopiste, donc, l’anarchiste est toutefois plus réaliste que le libéral, car il ne se contente pas d’une fiction pour juger la légitimité de l’auto- rité politique. Le réalisme de l’anarchiste l’amène à considérer qu’une uchronie ne doit pas suffire à convaincre l’ensemble d’un peuple de la légitimité de l’État. Dans L’Encyclopédie anarchiste dirigée par Sébastien Faure, Émile Armand signe la définition de l’article sur le «contrat anar- chiste» et offre une vision réaliste du «contrat social» qui ne serait pas une simple abstraction: «Dans les sociétés actuelles, l’unité humaine est placée en face d’un contrat social imposé; dans toute humanité saturée, imprégnée d’esprit anarchiste, il n’existera que des contrats proposés. C’est-à-dire qu’un milieu anarchiste, une humanité anarchisante ne tolère pas, ne saurait tolérer qu’il y ait une clause ou un article d’un accord ou d’un contrat qui n’ait été pesé et discuté avant d’être souscrit par les cocontractants51.» Ce rejet du «contrat social» en tant qu’uchronie ne signifie donc pas que les anarchistes rejettent l’idée même du contrat social. Pour que celui-ci soit légitime et qu’il lie réellement les individus les uns aux autres, il doit s’agir d’un véritable contrat accepté par des individus vivants. Bref, le contrat social reste à faire, d’où l’idée d’utopie réaliste.

49. Voir Pierre Joseph Proudhon, 1970, « An Anarchist’s View of Democracy », dans Anarchism, sous la dir. de Robert Hoffman, New York, Atherton Press, p. 69.

50. Il importe de noter qu’il y a une tension chez les anarchistes au sujet de cette notion d’utopie. Pour nombre d’entre eux, les ennemis de l’anarchisme s’acharnent à traiter d’« utopiste » leur philosophie politique dans l’objectif de la discréditer. Il faudrait donc que les anarchistes eux-mêmes évitent de s’identifiercomme «utopistes». C’est la position qu’adopte Pierre Kropotkine: «dans le langage courant, on attache au mot “utopie” l’idée de quelque chose qui ne peut être réalisé. Au fond, le mot “utopie” ne devrait être appliqué qu’aux conceptions de la société, basées seulement sur ce que l’écrivain trouve désirable à un point de vue théorique […] Il serait faux d’appliquer le mot “utopie” à des prévisions appuyées, comme le sont celles de l’anarchie, sur l’étude des tendances qui se manifestent déjà dans l’évolution de la société. Ici nous sortons de la prévision utopiste pour rentrer dans le domaine de la science» (extrait de La Science moderne et l’anarchie, dans Kropotkine, Œuvres, p. 32-33). Dans la même veine: « Lorsque les anarchistes rêvent “d’harmonie finale”, quand ils ambitionnent l’ins- tauration d’une société juste et fraternelle, d’où toute oppression serait bannie, où l’homme enfin cesserait d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, leurs adversaires – les tenants du principe d’autorité – ne manquent jamais de les qualifier d’“utopistes” ! » (Achille Blicq, 1934, « Utopie », dans Encyclopédie anarchiste (vol. IV), sous la dir. de Sébastien Faure, Paris, p. 2830.

22 Francis Dupuis-Déri

Les anarchistes considèrent que le contrat social ne doit pas aboutir à la création d’une autorité politique autonome : il s’agira plutôt d’un accord de nature procédurière, portant sur les modalités d’organisation de la vie en commun et sur le processus de prise de décision collective. L’objectif sera de fonder une société non coercitive. En anarchie, il ne devrait pas être possible de prétendre qu’un individu est libre alors qu’il obéit à des lois qu’il n’a pas votées. Par leur contrat social, les anarchistes mettront en place un mode organisationnel dans lequel les individus affectés par les décisions collectives seront ceux qui auront réellement – directe- ment – participé aux délibérations et au processus de prise de décision. D’où la distinction entre l’anarchie (prise de décision au consensus) et la démocratie directe (prise de décision à la majorité), cette dernière pouvant mener à une dictature (de la majorité)52. Pour qu’il y ait réellement liberté, le contrat social devra être pensé de façon telle qu’il soit toujours possible pour un individu mécontent de se soustraire aux conséquences du choix collectif. L’anarchiste a donc une compréhension réaliste de la liberté, et non pas métaphorique. Les propos d’Émile Armand reflètent bien ce souci anarchiste d’assurer à chaque individu un droit de retrait qui seul peut préserver sa liberté:

Il est possible qu’un individu n’ait pas mesuré toute la portée de l’ac- cord qu’il a souscrit ; qu’en cours d’exécution son état d’esprit se soit modifié sous l’influence de circonstances nouvelles. Il se peut qu’une émotion, qu’un sentiment d’une espèce ou d’une autre l’envahisse, le domine, s’empare de lui, momentanément tout au moins, le plaçant dans une situation mentale tout autre que la mentalité qui était sienne au moment de la conclusion de l’accord. Pour toutes ces raisons, le contrat passé entre anarchistes, doit pouvoir être résiliable53.

51. Émile Armand, 1934, « Contrat anarchiste », dans Encyclopédie anarchiste (vol. I), sous la dir. de Sébastien Faure, Paris, p. 438.

52. Nous détaillons cette différence conceptuelle entre l’anarchie et la démocratie directe dans Francis Dupuis-Déri, 2007, «L’anarchie en philosophie politique: réflexions anarchistes sur la typologie traditionnelle des régimes politiques», Ateliers de l’éthique, vol. 2, no 1.

La fiction du contrat social 23

Les anarchistes misent sur l’esprit d’entraide pour servir de ciment au contrat social, là où les libéraux misaient sur l’envie de chacun de voler et de tuer ses semblables, qui les pousserait par crainte à vouloir un protecteur. Pour les anarchistes, la nature des animaux comme celle des êtres humains est à tout le moins autant une histoire d’entraide que de lutte. Les anarchistes ne craignent donc pas tous les êtres humains, mais seulement ceux assoiffés de pouvoir. Il resterait suffisamment d’individus animés de l’esprit d’entraide pour celer un contrat social par lequel ces personnes s’engagent à unir leurs forces pour se protéger mutuellement contre ceux qui sont animés par un esprit belliqueux54. Les anarchistes se regroupent pour exercer l’entraide et l’aide mutuelle, et Pierre Kropotkine propose pour définir la logique de l’éthique anarchiste cette maxime qui, en plus d’évoquer une exigence morale infinie, pointe dans une direction opposée à la volonté libérale: «fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse». La volonté d’être anarchiste serait donc toute tournée vers la satisfaction des besoins d’autrui, et c’est par l’association qu’il est possible d’atteindre cet objectif.

Quant à la forme concrète que prendra une organisation issue d’un contrat social anarchiste, elle reste en partie à imaginer, et il devrait évidemment exister des différences organisationnelles et procédu- rières entre diverses communautés anarchistes, tout comme il existe de nombreuses tendances dans la tradition anarchiste. Il est évident que tous les anarchistes ne s’entendront pas nécessairement sur le modèle à favoriser. Pour y voir plus clair, on pourra se référer aux très nombreuses expériences de sociétés plus ou moins anarchistes, que ce soit certaines nations autochtones d’Amérique55, les communes inspirées des idées des « socialistes utopistes » fondées aux États-Unis au XIXe siècle56, ou encore es conseils ouvriers en Allemagne tout juste après la Première Guerre mondiale57 et les communes anarchistes et les fédérations d’entreprises collectivisées lors de la Révolution espagnole de 1936-1939 – 58.

  1. Armand, «Contrat anarchiste», p. 437. [Nos italiques.]
  2. Sur l’esprit d’entraide comme élément de la dynamique sociale, on lira plus

particulièrement Pierre Kropotkine, 2001, L’Entraide: Un facteur d’évolution,

Montréal, Écosociété.
55. Pierre Clastre, 1974, La Société contre l’État, Paris, Minuit ; Jean-Marie Therrien,

1986, Parole et pouvoir: Figure du chef amérindien en Nouvelle-France,

Montréal, Hexagone.
56. Ronald Creagh, 1983, Laboratoires de l’ utopie : Les communautés libertaires

aux États-Unis, Paris, Payot ; Corinne Jacker, 1968, The Black Flag of Anarchy : Antistatism in the United States, New York, Charles Scribner’s Sons.

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Il ne faut pas croire, cela dit, que les anarchistes sont tous dénués de volonté de domination. Pierre Joseph Proudhon, par exemple, a consacré beaucoup d’énergie à démontrer, dans son œuvre majeure, De la justice dans la révolution et dans l’Église (voir le vol. IV), l’infériorité des femmes face aux hommes, concluant que celles-là devaient rester sous l’autorité de ceux-ci. Les anarcha-féministes ont été parmi les premières dans l’Occident moderne à proposer et à discuter de manière substan- tielle la libre union amoureuse et sexuelle, rabattant dans la sphère dite «privée» la notion anarchiste du contrat comme libre association en tout temps révocable59.

Il n’y a pas donc un modèle de contrat social anarchiste, mais la réflexion qui s’y consacre peut englober les sphères d’activités humaines comme la politique, l’économie, l’amour et la sexualité. Considérant la conception anarchiste du contrat juste, il est aisément concevable qu’au sein même d’un territoire contrôlé par un État, des individus cèlent des contrats sociaux limités d’inspiration anarchiste, sous forme d’association sans structure hiérarchique d’autorité. C’est même ainsi, selon l’anarchiste allemand Gustav Landauer, que l’État peut être détruit60. Tout le mouve- ment des squats, par exemple, laisse voir que plusieurs prennent au sérieux l’idée qu’il est possible de constituer une nouvelle communauté in vacuis locis, ou dans des lieux libres et sans possesseurs, pour reprendre les mots de John Locke (même si la police au service de l’autorité détenant le monopole légal de la force, légitimée par la fiction libérale du contrat social, a souvent tôt fait de les attaquer et de les expulser). Les anar- chistes préfèrent ici la liberté vécue à la liberté imaginée et proposent donc de prendre l’idée du contrat social au sérieux, sans croire que cela sera aussi simple que le laisseraient entendre les uchronistes libéraux.

57. Mühsam, La République des conseils de Bavièreop. cit. ; André et Dori Prudhom- meaux, 1977, Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919, Paris, Spartacus.

58. Daniel Guérin, 1981, L’ Anarchisme, Paris, Gallimard, 3e partie, sect. IV : « L’anar- chisme dans la Révolution espagnole», p. 155-194; Daniel Guérin, 1970, Ni Dieu ni maître: Anthologie de l’anarchisme, Paris, François Maspero, 1970, vol. III et IV.

59. Des féministes contemporaines ont proposé des analyses décapantes des théories libérales du contrat social. Voir Carole Patman, 1988, The Sexual Contract, Stan- ford, Stanford University Press; Nicole-Claude Mathieu, 1991, «Du consente- ment des dominé(e)s ? », dans L’ anatomie politique : Catégorisations et idéologies du sexe, sous la dir. de Nicole-Claude Mathieu, Paris, Côté-Femmes, p. 207-225. En matière de « contrat d’hétérosexualité », lire Monique Wittig, 2001, La pensée straight, Paris, Balland. Voir finalement Ida Magli et Ginevra Conti Odorisio, 1983, Matriarcat et/ou pouvoir des femmes?, Paris, Des femmes.

60. Voir Graham, « The Anarchist Contract », p. 69.