Rousseau et la Culture médiatique actuelle

Dans sa pensée du bonheur comme dans son expérience pratique et concrète, Jean-Jacques Rousseau a annoncé et anticipé un symptôme de la société moderne, puisqu’il a théorisé l’excès, l’oscillation et les mouvements extrêmes de son existence.

En étant attentif au portrait que Rousseau fait de lui-même et à sa théorie de l’oscillation, il devient possible de voir d’un jour nouveau les excès de la culture médiatique.

Rousseau, père fondateur de nombre d’idées politiques et morales françaises, est l’auteur d’une pensée de l’excès, ayant conceptualisé le terme d’«oscillation» afin de comprendre les dynamiques singulières de son existence.

Bien sûr, celui-ci sonde toujours sa propre singularité afin de rendre compte de l’universalité de la condition humaine. C’est donc en étudiant le concept d’oscillation de Rousseau que l’on analysera quelques phénomènes médiatiques actuels.

De prime abord, il est notable de remarquer que l’oscillation n’est pas seulement un concept théorique.

C’est aussi une expérience concrète, un vécu. Cependant, il ne s’agit pas de se limiter à la vie de Rousseau, laquelle fut jalonnée d’oscillations excessives, de la sociabilité à la solitude.

Sa théorie elle-même rend également compte de ces mouvements, dans le versant autobiographique de sa pensée lorsqu’il conceptualise la trajectoire de son existence comme une suite de «révolutions», ainsi que dans le reste de son œuvre morale et politique, dans laquelle la notion dominante de «bonheur» est imprégnée du concept d’oscillation.

L’oscillation comme mode de vie

Les extases et ces «révolutions» vécues par ce philosophe des Lumières génèrent un mode de vie extrême ainsi qu’une manière d’exister passionnée, violente, intense et presque excessive. En recomposant le trajet de sa vie, Rousseau prend conscience qu’il oscille périodiquement entre des extrêmes de l’existence.

Dans les Monuments de l’histoire de ma vie, il avait déjà saisi les contrastes de son caractère: «quand Boileau a dit de l’homme en général qu’il changeait du noir au blanc, il a croqué mon portrait en deux mots (1).»

Son naturel est disparate et versatile, et, lorsqu’il tourne ses regards sur lui-même, il se comprend comme un homme pétri d’oppositions et de contradictions. Cette personnalité dissemblable qui se laisse ballotter ou parfois bercer d’un extrême à l’autre, est néanmoins unie : «tout se tient, tout est un dans mon caractère», et constante dans ses fluctuations: «je suis sujet, par exemple, à deux dispositions principales qui changent assez constamment de huit en huit jours et que j’appelle mes âmes hebdomadaires; par l’une je me trouve sagement fou, par l’autre follement sage (2).»

L’écriture porte elle-même souvent la marque de ce balancement, comme dans cette déclaration de la huitième promenade des Rêveries : «c’est mon naturel ardent qui m’agite, c’est mon naturel indolent qui m’apaise (3).».

Le concept d’oscillation est tellement imprégné à sa théorie qu’il affecte la forme encore plus que le fond, et l’écriture encore plus que la pensée. En se créant un « style inégal et naturel » et en se donnant la liberté de laisser libre cours aux sentiments qui l’envahissent lorsqu’il écrit, Rousseau invente donc un langage de l’oscillation.

Expliquer l’oscillation

L’oscillation est un concept rousseauiste, et c’est Rousseau lui-même qui comprend sa vie comme un balancement entre des bonheurs intenses, des extases et des extrêmes de l’existence. Dans les Dialogues, il déclare: «dès lors mon âme en branle n’a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester(4).». Cette manière de comprendre les grands dynamismes de la vie de Rousseau n’est donc pas tributaire d’une interprétation erronée ou forcée de ses écrits autobiographiques.

Afin d’esquisser son portrait, il s’examine longuement, devient une sorte de Narcisse s’évertuant à mettre à jour les fluctuations périodiques de son humeur: «à force de m’examiner, je n’ai pas laissé que de démêler en moi certaines dispositions dominantes et certains retours presque périodiques(5).». Le miroir que Rousseau nous donne à voir est moderne puisqu’il permet de comprendre certains phénomènes caractéristiques de la téléréalité, en particulier l’oscillation qui est à l’œuvre lorsqu’un anonyme devient tout à coup une star, puis se voit rapidement déchoir de son rang de vedette pour devenir à nouveau un inconnu. Ces jeunes ambitieux de la télé réalité ont pour la plupart été oubliés et n’ont plus aujourd’hui qu’un arrière-goût amer d’espoir déçu, qu’un vague souvenir de célébrité.

Cette inclination à l’extrême lui vient en partie d’une imagination particulièrement active, prête à s’élancer d’un terme à un autre, produisant un mouvement de balancement intense et presque violent: «l’extrême agitation n’a point son principe dans sa situation actuelle mais dans une imagination déréglée, prête à s’effaroucher sur tout et à porter tout à l’extrême (6).» Rousseau se comprend lui-même comme un homme emporté, immodéré dans ses mouvements affectifs, «sensible à l’excès (7)».

Celui qu’on a pu qualifier de précurseur de l’anthropologie et de la sociologie avait su départager les tendances qui lui appartenaient en propre et celles qui étaient caractéristiques de la nature humaine. Ayant conscience que « les institutions survivent aux hommes », le philosophe des Lumières n’aurait pas été surpris que l’excès soit pérennisé dans tous ces médias qui théâtralisent parfois l’information, ou, en tous cas, la dramatisent pour les besoins de l’audimat. On n’a qu’à penser à CNN, RDI ou à France 24, qui montent en épingle un événement a priori banal, qui fixent l’attention sur un épisode de l’actualité parfois aussi spectaculaire qu’il est éphémère et fugace.

Le bonheur comme exemple de l’oscillation.

La pensée de Rousseau, fortement marquée par une réflexion inlassable sur le bonheur, est elle-même l’objet d’une oscillation, d’un fort balancement entre deux formes extrêmes et excessives de félicité. C’est pourquoi le bonheur est conçu comme une oscillation entre deux extrêmes de l’existence, qui sont en même temps des manières intenses et passionnées de vivre le bonheur, entre le bonheur en soi, dans l’intériorité, et la félicité hors de soi, dans l’extériorité.

Le sentiment actuel de l’existence peut être éprouvé de deux manières différentes, au moyen d’une expansion hors de soi, d’une fusion cosmique avec l’extériorité, comme ce fut le cas après que Rousseau se soit fait renversé par un carrosse à Ménilmontant, ou par un resserrement, une concentration en soi-même, comme c’est le cas pour le rêveur solitaire allongé dans sa barque, se laissant dériver sur les eaux calmes et limpides du lac de Bienne, en Suisse. Il y a alors contradiction entre deux formes opposées du bonheur, entre deux formes antinomiques de l’existence, entre la concentration en soi et l’expansion hors de soi. Il existe donc une nuance de la pensée de Rousseau dans la théorie du bonheur de l’homme, qui prend la forme d’une dualité.

Quand Rousseau traite du bonheur de l’homme, il peut s’agir du bonheur de l’individu qui resserre son existence au-dedans de lui au moyen d’un attachement du cœur à l’intériorité. Mais il peut aussi s’agir du bonheur de ce «je» qui se nie dans son individualité, éprouvant ce même sentiment au moyen d’une expansion du moi en dehors de lui-même. C’est ce que Robert Mauzi, dans L’idée de bonheur au XVIIIe siècle, nomme un bonheur de l’existence «aux confins de l’inexistence (8)».

Si l’on décrypte la pensée de Rousseau et qu’on rend justice au concept de bonheur, si présent tout au long de son œuvre et pourtant délaissé par les lecteurs et les commentateurs successifs du philosophe, il est significatif de voir apparaître une théorie de l’excès et de l’oscillation.

 La culture médiatique comme exemple de l’oscillation

Les excès actuels de la culture médiatique motivent la mise en lumière rétroactive de cet aspect de sa pensée. L’oscillation s’est pourtant transformée au cours du temps, infléchie par l’extraordinaire accélération des progrès techniques et par tous les profonds bouleversements de la société moderne, au point qu’elle s’est répandue dans des sphères qu’elle n’occupait auparavant pas, comme celles de la politique et des médias.

La filiation entre cette période des Lumières et notre ère contemporaine est pertinente pour saisir une actualité surprenante, mais aussi pour mesurer à quel point le pouvoir politique français dans ses relations actuelles aux médias applique de manière involontaire ce concept d’excès.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que la période de la vie de Rousseau qui fut la plus riche en excès fut aussi celle de sa fulgurante réussite dans le monde des lettres, ce qui conférerait à l’attitude excessive une sorte de fonctionnalité sociale.

Sans compter que le premier sacrifie le sentiment de bonheur aux affects plus opportunistes de sécurité et de sûreté, alors que le penseur d’un «bonheur de tous dans la république (9)» fut cet inlassable promoteur de la félicité, dont les auteurs de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen se souviendront lorsqu’ils feront du «droit au bonheur» le premier de leurs articles.

 Notes

 

(1)  ROUSSEAU, Jean-Jacques, Monuments de l’histoire de ma vie, œuvres autobiographiques, 1, Paris, Seuil, 1967, p. 50.
(2) Id., ibid..
(3) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Rêveries du promeneur solitaire, huitième promenade, Paris, GF, 1968, p. 152.
(4) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Confessions, livre neuvième, tome II, Paris, GF, p. 172.
(5) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Monuments de l’histoire de ma vie, op. cit., p. 51.
(6) ROUSSEAU, Jean-Jacques. Lettre à M. de Malesherbes du 26 janvier 1762, œuvres autobiographiques, OC, 1, Paris, Seuil, 1967, p. 60.
(7) Id., ibid., p. 61.
(8) MAUZI, Robert. L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises du XVIIIe siècle, Paris, Stalkine Reprints, 1979, p. 123.

(2)      Un texte proposé par Guilhem Farrugia

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