Retour de Rousseau à Genève

jeudi 10 octobre 1754

Depuis la mi-juin 1754 Rousseau est revenu dans sa ville natale. Il s’y sent visiblement très à l’aise, comme il l’écrit à Mme Dupin en date du 20 juillet : «Je ne puis vous dire, Madame, combien Genève m’a paru embelli sans que rien y soit changé ; il faut que le changement soit dans ma manière de voir. Ce qu’il y a de sûr c’est que cette ville me paraît une des plus charmantes du monde, et ses habitants les hommes les plus sages et les plus heureux que je connaisse.» Rousseau se plaît effectivement beaucoup à Genève : on le voit dîner chez les uns et les autres, parcourir la ville en tous sens, et accueillir même certains des êtres qui lui sont chers, comme Mme de Warens, à la fin du mois d’août. Le 22 septembre, il commence, avec quelques amis choisis, une excursion autour du lac. C’est ainsi qu’il aborde successivement Hermance, Coudrée, Meillerie, Villeneuve, Vevey, Cully, Lausanne et Morges avant de revenir à Genève, cinq jours plus tard et deux semaines seulement avant ce jeudi 10 octobre 1754, date à laquelle Rousseau quitte Genève pour Paris.

Bien loin de lui, au moment de ce départ, l’idée de ne plus revenir ! Il ne s’agissait en effet, comme nous l’apprenons dans le huitième livre desConfessions, que d’aller passer l’hiver à Paris : «Après quatre mois de séjour à Genève, je retournai au mois d’octobre à Paris (…) Comme il entrait dans mes arrangements de ne revenir à Genève que le printemps prochain, je repris pendant l’hiver mes habitudes et mes occupations…» Mais trois événements surviennent entre-temps qui interdisent à Rousseau, du moins le pense-t-il, de réintégrer sa ville natale. Le premier est la dédicace de son Discours sur l’origine de l’inégalité, faite à la République de Genève, et qui «ne fit que m’attirer des ennemis dans le Conseil et des jaloux dans la bourgeoisie » Le deuxième est la proposition que lui fait Mme d’Epinay de s’installer à l’Ermitage, «petite loge fort délabrée» située dans la forêt de Montmorency mais «lieu solitaire et très agréable» et que Rousseau, lors de sa seconde visite, trouve tout à fait transformé : «je fus tout surpris de trouver, au lieu de la vieille masure, une petite maison presque entièrement neuve fort bien distribuée et très logeable pour un petit ménage de trois personnes. Madame d’Epinay avait fait faire cet ouvrage en silence et à très peu de frais, en détachant quelques ouvriers et quelques matériaux de ceux du château.»

Mais la troisième raison est sans doute la plus forte, celle qui, de manière irréversible, crée une véritable distorsion entre Rousseau et sa ville natale : «Une chose qui m’aida beaucoup à me déterminer fut l’établissement de Voltaire auprès de Genève : je compris que cet homme y ferait révolution, que j’irais retrouver dans ma patrie le ton, les airs, les mœurs qui me chassaient de Paris ; qu’il me faudrait batailler sans cesse, et que je n’aurais d’autre choix dans ma conduite que celui d’être un pédant insupportable, ou un lâche et mauvais citoyen.» On connaît la suite : Rousseau tentera bien, au moment de la condamnation d’Emile et du Contrat social, en juin 1762, de revenir dans sa patrie, mais l’accès lui en sera interdit. La journée du jeudi 10 octobre 1754 est donc bien celle, à marquer d’une pierre noire dans la vie de Rousseau, d’un départ irréversible.

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