L’abandon par Rousseau de ses cinq enfants

L’abandon par Rousseau de ses cinq enfants

 

 

Spy Rousseau [1] est […] le théoricien de l’  individualisme radical, en opposition avec  Locke [2] mais surtout avec les autres philosophes des  Lumières, car il prône une éducation  libertaire qui permette à chaque individualité de surgir, protégée des marques que voudrait imprimer à l’avance sur elle la société. Il est l’inventeur de ce que j’appelle les Évangiles du moi, autrement [dit] de la littérature moderne. Mais, en contradiction avec ses affirmations morales, il a commis l’acte pour nous inacceptable d’avoir cinq enfants, de les abandonner contre l’avis de leur mère, en sachant que cela équivalait au moins pour quatre d’entre eux à une mort rapide (la mortalité des enfants abandonnés était effroyable), en refusant au surplus de les confier en adoption à des proches qui s’étaient déclarés – cela de peur que ces enfants adoptés, devenus grands, ne le retrouvent et ne lui reprochent leur abandon! Par-dessus le marché, lui l’  anticonformiste se justifie par la banalité des abandons à Paris à cette époque, qui représentent non loin d’un tiers des naissances. Mais ces abandons sont en même temps très significatifs car ils annoncent l’ère de l’enfant du désir. La logique de l’enfant du désir est à deux faces: avoir des enfants désirés suppose que l’on prévienne ou que l’on empêche la venue d’enfants indésirés. Les enfants de Rousseau n’ont pas été désirés; il estime d’autre part que leur mère présente trop de carences culturelles pour les élever comme il le souhaiterait; Rousseaulevasseurenfin, la famille élargie de sa concubine, Thérèse Le Vasseur [3], exerce une emprise dévastatrice. Si Rousseau abandonne ses enfants, s’il commet ce que l’on peut appeler une interruption volontaire d’enfants vivants, c’est en raison d’un mélange de traits «modernes» (enfants nés aléatoirement, qui auraient été élevés loin de l’optimum éducatif du géniteur, distorsion culturelle entre les parents), et de traits archaïques (empiétements de la famille élargie sur la famille conjugale). ■ Propos de Paul Yonnet, sociologue, à l’occasion de la publication de son livre, L’avènement de l’individu contemporain, Gallimard, 2006

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