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Comme chacun le sait, dans le livre premier de l’Émile Rousseau distingue radicalement l’éducation de l’homme de celle du citoyen1. Cette distinction a d’abord une raison historique : la socio-genèse rousseauiste de la citoyenneté présuppose l’existence de la patrie, c’est-à-dire d’un système de relations et d’interdépendances entre les individus-citoyens et l’État. Il convient également de rappeler que les conditions de possibilité de la patrie reposent aussi bien sur un mode de vie commune, qui traduit une volonté d’existence collective, que sur la contrainte d’obéissance que le sujet doit s’imposer à lui- même. Or, écrit Rousseau, ces conditions de possibilité sont désormais obsolètes, puisque « l’institution publique n’existe plus et ne peut pas exister ».

Selon l’auteur du Contrat social, les conditions d’une proximité unifiant les citoyens dans une appartenance commune ne peuvent en effet être remplis dans les États modernes pour des raisons principalement démographiques et géo-spatiales. La société civile est donc à (re)construire sur des bases nouvelles et selon des instruments différents, parmi lesquels l’éducation. En d’autres termes, la cohésion sociale de la patrie invite désormais à mettre en place et à légitimer des mécanismes d’éducation publique qui consistent à former un nouveau modèle de citoyenneté afin de préserver l’unité de la nation.

C’est pourquoi Rousseau peut écrire, dans le 4ème paragraphe des Considérations sur le gouvernement de la Pologne : 

« C’est l’éducation qui doit donner aux âmes la force nationale, et diriger tellement les opinions et leur goûts, qu’elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant, en ouvrant les yeux doit voir la patrie et jusqu’à la mort ne doit voir qu’elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère, l’amour de sa patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que sa patrie, il ne vit que pour elle ; sitôt qu’il est seul, il est nul : sitôt qu’il n’a plus de patrie, il n’est plus ; et s’il n’est pas mort, il est pis. » 

Il ne faut pas oublier que ce passage, contenu dans un manifeste programmatique, décrit des conditions idéales. En réalité, l’institution publique se trouve enfermée dans une sorte de cercle vicieux : pour que l’éducation soit simultanément apprentissage de la liberté et de la citoyenneté, il faudrait en effet que les institutions soient préalablement vertueuses. Or, cette exigence est difficilement satisfaite dans une société corrompue où règne l’individualisme et dans laquelle l’éducation publique est abandonnée à « ces risibles établissement qu’on appelle collèges ». Une solution consisterait alors à séparer l’œuvre du législateur (l’éducation dite publique) de celle du précepteur (l’éducation privée). L’absence de liberté dans les institutions communes imposerait en effet la nécessité de cultiver les libertés privées car, comme le rappelle le gouverneur au jeune Émile dans le livre V : « c’est en vain qu’on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. […] La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre6 ». Ainsi, avant d’accéder au statut de citoyen, l’homme doit être éduqué en apprenant et en intériorisant les lois éternelles de la nature et de l’ordre. Remarquons que cette solution préconisée par le gouverneur rousseauiste mobilise en toile de fond un second argument d’ordre anthropologique. La progression éducative doit en effet correspondre à la marche de la nature et aux développements spontanés des facultés humaines. Avant d’initier Émile aux mœurs de la vie publique, il faut donc lui apprendre le jugement moral en lui montrant les effets de l’ordre social sur la moralité humaine7. Autrement dit, il faut lui apprendre la loi par l’exemple en développant, dès son plus jeune âge, la vertu et les sentiments de justice, c’est-à-dire la « force morale » qui lui permettra plus tard d’assumer le rôle politique qu’il sera amené à jouer au sein de la cité. 

Il est important de remarquer que cette thèse anthropologique structure l’ensemble du traité, puisque Rousseau aborde l’instruction civique d’Émile seulement à la fin du livre V, sous la forme d’un résumé du Contrat social qui succède à l’ouverture du monde moral au cours de la puberté et à la rencontre décisive avec Sophie. Ainsi, il n’est pas faux de soutenir que la leçon majeure de l’Émile consisterait précisément à ancrer la philosophie politique dans une morale9. Séparer éducation publique et éducation privée ne revient donc pas à nier le sens politique de cette dernière, mais oblige à s’interroger sur les conditions de possibilité d’une éducation politique ou sur la façon dont l’éducation privée prépare à la vie publique. 

Une correspondance entre Rousseau et le docteur Tronchin confirme par ailleurs cette hypothèse11. Selon Tronchin, l’éducation publique des Républiques Grecques serait en effet incompatible avec l’éducation de Genève qui s’adresse majoritairement à des artisans pour les former aux métiers modernes. Tout se passe comme si la formation de l’homme s’opposait désormais à celle du citoyen. Or, à cette thèse d’inspiration rousseauiste, l’auteur du Contrat social répond de façon plutôt surprenante en affirmant que le fossé existant entre les républiques anciennes et les États modernes « n’empêche pas que l’éducation publique puisse avoir lieu parmi nous, et qu’elle ne l’ait même par la seule force de choses, qu’on le veuille ou qu’on le veuille pas ». Comment expliquer ce point d’infléchissement ? Pour André Charrak, ces affirmations doivent être relues à l’aune des développements consacrés par l’auteur à l’éducation pratique dans le livre III. C’est en effet dans ce livre que Rousseau décrit précisément comment l’enfant acquiert progressivement ses premières « connaissances politiques », et notamment le droit de propriété qui, pour certains, est la première promesse de liberté. Par conséquent, rien n’interdît que l’instruction publique et l’éducation domestique s’entremêlent dans les faits, malgré et en dépit de l’ordre de présentation décrit dans l’Émile. 

Nous voudrions ici nous interroger plus en profondeur sur le sens de cette (apparente) contradiction entre le livre III et cet échange épistolaire. Nous croyons en effet que cette contradiction est non seulement au cœur du processus éducatif, mais traverse aussi le fait politique lui-même. Il nous semble ainsi judicieux de creuser cette relation ambivalente entre éducation et politique qui, selon nous, ne serait pas seulement d’ordre instrumental. Nous souhaiterions en effet défendre la thèse selon laquelle il y aurait une analogie formelle entre l’éducation des choses et le gouvernement des hommes, en montrant que ces deux modes d’action sont le résultat implicite d’une médiation entre ce que veulent les hommes et ce qu’ils doivent vouloir. Il s’agira ainsi de rechercher les traces d’une telle analogie à travers une enquête sémantique sur la notion de «gouvernement», que nous confronterons au fait éducatif dans le corpus rousseauiste. 

LA NOTION DE GOUVERNEMENT CHEZ ROUSSEAU 

Selon Michel Foucault, la réduction du gouvernement à une simple fonction étatique cache, au sein de la modernité, une constellation de sens plus ancienne et un mode spécifique d’exercice du pouvoir politique qui dériverait de la pastorale chrétienne. Depuis le Moyen-Âge, l’activité du gouvernement s’oppose en effet à la domination : le regere (diriger, gouverner, commander) pose comme fin le salut des gouvernés, tandis que le dominatio a pour but de se renforcer indéfiniment15. L’« art de gouverner » est alors compris comme une activité relationnelle qui s’apparente moins à la domination du rex qu’à l’ars artium de la direction de conscience ou au travail de « conduction des enfants » du paedagogus. Cette pratique s’exerce donc sur des volontés, c’est-à-dire sur une matière qui ne demeure aucunement passive, « mais réagit, se dérobe, use des finesses et des stratagèmes et se révolte contre le soin qu’on lui procure16 ». En ce sens, la notion de « gouvernement » est davantage associée à la ruse, à l’intelligence ou à plusieurs manières de conduire,qu’à l’autorité brutale. Puisqu’elle comprend l’ensemble des institutions qui permettent de «conduire» les hommes (administration, éducation, religion, etc.), elle se charge ainsi d’une signification spirituelle, morale, technique et pédagogique. C’est pourquoi nous pouvons dire qu’elle s’exerce sur une multiplicité d’objets différents (soi-même, la famille, les enfants, les âmes, les malades, l’État). 

Notons également que la notion de gouvernement est évidemment polysémique, puisqu’elle couvre un continuum de signifiés qui s’étend de la puissance paternelle jusqu’au gouvernement de la maison de Dieu. Or, selon Foucault, cette continuité se trouve rompue à partir de la fin du XVIe siècle : Dieu ne gouverne plus le monde pastoralement, il règne désormais selon des lois abstraites et des principes généraux. En revanche, la deuxième continuité, celle entre le gouvernement domestique et l’État, constitue toujours l’épicentre des théories du XVIIe siècle : de la même manière que le « bon mesnager » se soucie de sa famille, « le bon Prince, s’estimant né pour son peuple, ne vise qu’à son bien, repos et contentement17 ». 

C’est dans le Discours sur l’économie politique que Rousseau commencera à récuser la continuité entre le gouvernement de la famille et le gouvernement civil. Il affirme ainsi que les deux sociétés « diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrées de la même manière et il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domestique, où le père peut tout voir par lui-même, et le gouvernement civil, où le chef ne voit presque rien que par les jeux d’autrui1». Il faut alors séparer, poursuit Rousseau, l’économie particulière ou domestique, de l’économie publique, en ce qui concerne l’art de la gestion de cette « grande famille » que symbolise l’État et qu’il appelle également gouvernement. 

En effet, la définition de « gouvernement », que Rousseau donne sept ans plus tard dans Le contrat social, se fonde encore sur la disjonction entre le père de famille et le souverain, c’est-à-dire le peuple doté de la puissance législative qui s’incarne sous la forme de la volonté générale19. Alors que dans les monarchies le gouvernement se confond avec la puissance souveraine, dans les Républiques il apparaît désormais comme un « corps intermédiaire », une simple émanation de la souveraineté chargée de l’exercice légitime de la puissance exécutive. Puisque en aucun cas le gouvernement ne peut promulguer des lois, son but est exclusivement d’exécuter la loi : il s’agit, en d’autres termes, d’appliquer la loi générale à des cas particuliers par une action qui est en elle-même un « acte particulier ». 

La définition d’un gouvernement comme organe exécutif dans le Contrat social est sans doute l’une de celles qui a le plus influencé la sémantique moderne du terme, diminuant ainsi sa complexité originelle. Cependant, notons que cette définition n’épuise pas la multiplicité des significations que le terme continue de revêtir dans l’œuvre du philosophe genevois. Si nous nous référons explicitement au Discours sur l’économie politique, nous pouvons nous apercevoir que le gouvernement est également un art de composition et de distribution des finances, de promotion du commerce, de l’industrie et de l’agriculture (avec une préférence pour cette dernière), et enfin un moyen de multiplier et d’égaliser la population sur un territoire donné. L’art de gouverner consiste également à calculer la meilleure proportion qui concerne les remises en biens et en argent et favoriser les bonnes relations entre ville et campagne car, encore faut-il le rappeler, l’une des conditions du maintien de la liberté dans la démocratie est le rapport entre les hommes et le territoire. Dans un régime démocratique, il semble en effet nécessaire que chaque citoyen puisse vivre des produits issus du territoire qu’il est censé occuper25. Une « bonne et juste » République doit également remplir des conditions géographiques en conservant un territoire assez restreint afin que chacun puisse régler son comportement selon l’estime publique. La préservation de la sociabilité est en effet liée à la petitesse du territoire sur lequel le gouvernement exerce sa souveraineté. Ce sont donc toutes ces conditions socio-institutionnelles qui définissent la notion rousseauiste de gouvernement, en tant que mode d’action visant à entretenir les structures anthropologiques de la coexistence humaine garantissant le maintien du corps politique et les conditions d’exercice de la volonté générale. 

Il n’est donc pas étonnant que Michel Senellart caractérise cet « art de gouverner » comme une forme de « gouvernement des choses » qui doit assurer, par une action préventive, les conditions optimales de la vie commune et plus particulièrement de l’auto-gouvernement. En agissant sur les « choses » (territoire, richesses, structures matérielles, etc.), il s’agit d’inscrire continuellement l’action du corps politique dans des conditions structurelles d’existence afin d’exercer une action indirecte sur les mœurs. C’est ainsi, que dans l’Économie politique, Rousseau peut affirmer que « les peuples sont à la longue ce que les gouvernement les fait être ». L’action conjointe des choses et des lois représente en effet une sorte de « pédagogie permanente » permettant la construction d’un authentique amour pour la loi. Nous pouvons alors constater que le gouvernement, en ce second sens, n’est plus seulement un organe exécutif, mais aussi une force directive qui doit assurer la priorité réelle de l’intérêt commun en contenant « dans d’étroites bornes cet intérêt personnel». Remarquons également qu’il n’est pas non plus une forme d’action directe sur des volontés. L’enjeu crucial consiste ici à se prémunir, par une action discrète et continuelle sur les choses, contre le risque permanent de voir l’intérêt particulier primer sur la volonté générale, notamment lorsque certains de ses membres s’attribuent des compétences législatives réservées traditionnellement au souverain. 

Le concept rousseauiste de gouvernement est donc traversé par une double idée : l’idée d’une relative autonomie de l’art de gouverner – car ce concept n’est pas réductible à la pure application de la volonté souveraine – et celle d’une correction permanente des abus de pouvoir. Selon Michel Senellart, cette action permanente et préventive du gouvernement est précisément l’œuvre du Législateur. À ce sujet, il convient de rappeler que le Législateur commande aux lois et non pas aux hommes, en aménageant les conditions de possibilité de l’exercice de la souveraineté populaire. En effet, le législateur se limite à « dire la loi ». Ce faisant, il définit les conditions d’un autogouvernement dans lequel le peuple souverain se soumet aux lois qu’il s’est données. Il doit donc renoncer à toute fonction exécutive. Néanmoins, dans le Discours sur l’économie politique, Rousseau admet que le législateur doit également pourvoir « à tout ce qu’exigeaient les lieux, le climat, le sol, les mœurs, le voisinage, et tout les rapports particuliers du peuple32 ». Autrement dit, le législateur incarne le paradoxe d’une volonté qui précède et rend possible l’autofondation d’un peuple dans sa liberté, tout en menant une action continuelle d’entretien des structures de la coexistence. 

Selon plusieurs commentateurs, cette figure paradoxale évoquerait une conception occulte et élitiste du pouvoir selon laquelle une seule et même personne, ou un cénacle restreint de sages, pourraient orienter sinon manipuler la volonté du peuple en usant de moyens officieux, indirects et secrets. C’est pourquoi on ne s’étonnera pas de lire dans le Contrat Social que « les plus grand talent des chefs est de déguiser leur pouvoir pour le rendre moins odieux, et de conduire l’État si paisiblement qu’il semble ne pas avoir besoin de conducteurs ». Comment expliquer alors cette insistance de l’auteur sur l’artifice et le déguisement, alors même que l’auteur du Contrat social est considéré par la tradition philosophique comme l’un des plus grands théoriciens de la démocratie moderne ? Pour lever cette ambiguïté, il semble indispensable, selon Arthur Melzer, de saisir l’analogie entre la ruse du législateur et celle du gouverneur de l’Émile ; car si le premier n’hésite pas à parler au nom des dieux, afin de « persuader sans convaincre » le peuple, le second peut affirmer : « il faut que votre élève croie toujours être le maître et que se soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’appartenance de la liberté ; on captive aussi la volonté même». Nous retrouverions ici la forme la plus sophistiquée de la ruse éducative qui consisterait à réorganiser l’environnement social de l’élève afin de façonner sa volonté intérieure (« Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse»). 

En d’autres termes, l’interprétation la plus immédiate de cette analogie renforcerait l’idée de la tromperie et de la manipulation des sujets, c’est-à- dire d’une action détournée visant à les soumettre à la volonté d’une «intelligence supérieure». Melzer évoque, à ce propos, la notion de « gouvernement indirect » qui selon lui renvoie explicitement à un « pouvoir derrière le trône » : à défaut de gouverner ouvertement, le gouvernant tente davantage d’influencer la volonté du souverain officiel (le peuple ou Émile), tout en dissimulant la contrainte qu’il exerce. Toutefois, la signification de cette notion de « gouvernement indirect » pourrait être cherchée moins du côté de l’artifice trompeur et de la manipulation occulte que d’une forme de l’action gouvernementale et éducative dérivant de l’art ancien de gouverner. 

En effet, si nous nous référons à la tradition gouvernementale évoquée par Foucault, nous pouvons dire que législateur et gouverneur agissent de la même façon : au lieu de gouverner par les ordres, les menaces ou les châtiments, ils sont amenés à aménager les conditions d’actions des sujets. À la directivité du souverain s’oppose ainsi un art consistant à guider les sujets à travers la transformation du milieu, en structurant leur espace d’action. Ainsi Rousseau peut distinguer le gouverneur du précepteur « parce que il s’agit moins pour lui d’instruire que de conduire. Il ne doit point donner des préceptes, il doit les faire trouver ». Autrement dit, la ruse éducative ne consiste pas à soumettre l’élève à la volonté de l’éducateur, par la voie de moyens officieux, mais à confronter les deux volontés par l’intermédiaire du rapport aux « choses ». C’est pourquoi l’ensemble du chapitre II de l’Émile est explicitement consacré à cette éducation des choses qui dépend, « à certains égards » des hommes : le gouverneur incarne désormais une puissance discrète consistant à contraindre sans soumettre en déléguant la contrainte à la nécessité factuelle des choses et non à l’autorité des hommes. 

Ce point étant vu, encore faut-il rappeler que dans le fait éducatif, les « choses » sont soit des obstacles physiques, soit des punitions qui « naissent des actions-mêmes, et qu’il se rappelle dans l’occasion ». Elles apparaissent également comme une volonté humaine qui doit être aussi ferme que la nécessité physique, présentant la stabilité des phénomènes objectifs. En d’autres termes, il s’agit d’offrir des schémas de comportements reconnaissables et fermes afin que l’enfant puisse agir sans être soumis à une volonté discrétionnaire, « qu’il ne sache ce que c’est qu’obéissance quand il agit, ni ce que c’est empire quand on agit pour lui ». Ainsi, la dépendance des choses devient un motif éducatif précisément dans la mesure où elle apprend à l’enfant à agir selon la nécessité et non selon la volonté arbitraire des adultes : « La dépendance des choses, n’ayant aucune moralité, ne nuit pas à la liberté, et n’engendre point des vices : la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement. » 

Autrement dit, la dépendance des choses relève de l’ordre éducatif dans la mesure où elle pose des limites qui sont autant de repères pour l’action. Ainsi, l’éducation des choses est « l’acquis de notre propre expérience sur les objets que nous affectent », précisément parce qu’elle ouvre à l’enfant la conscience lucide des limites sur lesquelles il peut construire son action. En revanche, la dépendance des hommes est désordonnée car elle est par essence arbitraire. Elle fait partie des affaires morales qui ne concernent pas encore, à ce stade de l’analyse, l’éducation d’Émile. Selon Rousseau, l’obéissance à l’adulte met en effet l’enfant dans une position de dépendance d’une volonté arbitraire, inconstante, et imprévisible. De plus, elle inciterait l’élève à développer la même posture, c’est-à-dire à commander de façon arbitraire : « il faut que l’enfant dépende des choses et non qu’il obéisse ; il faut qu’il demande et non qu’il commande ». En plaçant l’enfant dans la dépendance des choses, il s’agit en somme de le soustraire à l’emprise de l’autorité adulte afin de lui inculquer le principe selon lequel il « ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qu’il lui plait». La liberté est donc la conscience des limites. Et c’est là toute la leçon de la dépendance des choses. 

Une nouvelle question pourrait alors surgir : s’agit-il d’une première leçon morale et politique? Question d’autant plus insistante que ni les développements consacrés à la « leçon de choses », ni les différentes étapes du processus éducatif d’Émile n’autoriseraient à recourir à ces termes. Certes, nous avons bien vu que l’éducation naturelle s’oppose à la dénaturation intégrale de l’existence politique, où l’obéissance semble nécessaire parce qu’elle revêt la forme d’une obligation qui unifie les individus dans le corps politique. Et pourtant Rousseau assure que toutes ces considérations sur l’éducation des choses « sont importantes et servent à résoudre toutes les contradictions du système social ». En effet, la seule façon de remédier au mal qui dérive de la domination des volontés particulières 

c’est de substituer la loi à l’homme, et d’armer les volontés générales d’une force réelle, supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses ; on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil ; on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt des vices, la moralité qui l’élève à la vertu. 

À la lecture de ce passage crucial, il serait tentant de calquer les lois produites par la volonté générale sur le modèle des lois naturelles. Mais il s’agit, selon nous, d’un contresens. En revanche, s’il y a bien une leçon que l’enfant pourra retenir, lorsque il deviendra adulte, c’est de considérer que les lois produites par la volonté générale sont aussi inflexibles que les choses qu’il a apprises à connaître au cours de son enfance. En d’autres termes, l’éducation des choses lui apprend à respecter et à obéir à la volonté générale comme une nécessité qui s’impose à sa volonté particulière. Si cette inflexibilité n’est pas marquée dans l’esprit de l’enfant dès son plus jeune âge, la volonté générale ne sera jamais vraiment libre car elle sera toujours soumise au désordre des volontés particulières. D’où l’importance de la leçon des choses pour la formation du futur citoyen dans le respect des institutions démocratiques. 

En conclusion, nous devrions ainsi parler d’éducation comme une sorte de « gouvernement par les choses » qui complète idéalement le « gouvernement des choses » décrit plus haut. Dans les deux cas, il s’agit moins de manipuler occultement des volontés, que d’inscrire l’action humaine dans des circonstances matérielles, afin de circonscrire le périmètre de l’agir et dissoudre ainsi l’illusion et le piège d’une liberté absolue. Du point de vue de l’action de gouvernement, l’art du législateur et celle du gouverneur ne sont donc pas des figures équivalentes mais complémentaires : il s’agit, au cours des différentes phases de la vie, d’assigner aux hommes les bornes qui leur permettront d’être libres. L’éducation serait ainsi le pendant d’un art de gouverner les hommes qui « n’implique aucune tromperie, car il ne consiste pas à faire le bien des citoyens malgré eux, mais à le mettre dans une situation telle qu’ils ne puissent rien préférer à leur bien véritable ». 

Autrement dit, la « pédagogie du politique » fait partie du fait gouvernemental, au sens où ce dernier recouvre un ensemble d’activités permanentes d’entretien des structures du vivre social. Certes, « l’éducation des choses » décrite au livre II n’est pas encore l’éducation civique du livre V, qui semble réellement une préparation à la vie dans les institutions républicaines. Cette éducation, qui a lieu par « la seule force de choses », et qui est mentionnée de manière énigmatique dans un passage de la lettre à Tronchin, représente néanmoins un apprentissage crucial de la vie future en société. Le parallèle entre le législateur et l’éducateur permet ainsi de comprendre l’entrecroisement entre le fait éducatif et l’action politique : non seulement la pédagogie présuppose le bon gouvernement, mais elle joue encore un rôle central dans l’auto-institution du peuple, et par conséquent dans l’établissement et le maintien des conditions du bon gouvernement. Affirmer que « l’institution publique n’existe plus » signifie précisément qu’elle est à créer, y compris par l’éducation de l’homme. Et c’est bien là la tâche fondamentale de la réflexion politique et pédagogique de Rousseau.