LANGAGES  DES  DIALOGUES

Sommaire
  • Sylvain Menant: Ouverture.
  • Jacques Domenech : L’écriture de soi après les Confessions, ou Rousseau le barbare.
  • Christophe Van Staen : L’architecture organique de l’autobiographie. Les Dialogues : second cercle de l’Enfer ou second ciel du Paradis ?
  • Martine Drouet : Rousseau juge de Jean-Jacques : ni dialogue ni monologue ?
  • Yves Vargas : Le « complot » : une théorie du fanatisme.
  • Béatrice Durand: A la recherche du lecteur introuvable dans l’Histoire du précédent écrit.
  • Hisayasu Nakagawa : Comment faire sa propre apologie : le recours à l’alter ego chez Rousseau et le recours à l’historien chez Diderot.
  • Jean-François Perrin : Interactivité, ironie, persiflage : sur le personnage du Français dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
  • Michael O’Dea : L’ombre de Socrate dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
  • Laurence Viglieno : Echos du Tartuffe dans les Dialogues.
  • Claude Habib : « Heureux, en dépit d’eux »

 

L’Ecriture de soi des Confessions à Rousseau juge de Jean-Jacques .

Rousseau « le barbare »

                                                                                  Par Jacques Domenech 
Université de Nice-Sophia  Antipolis

Mon propos consistera à essayer de commenter deux épigraphes. La première épigraphe, le vers tiré des Tristes d’Ovide : « Barbarus hic ego sum, quia non intellegor  illis », est à vrai dire une épigraphe que Rousseau a mise en exergue de deux œuvres distinctes, peut-être symboliquement,  à un quart de siècle de distance[1]. Cette formule peut être traduit ainsi : « On me tient ici pour barbare parce qu’on ne me comprend pas ». Ce vers a donc permis à Rousseau d’annoncer, voire de caractériser deux œuvres que tout paraîtrait opposer (Dialogues, Discours sur les sciences et les arts). La seconde épigraphe n’est pas moins importante pour l’étude de Dialogues : « Intus et in cute » c’est-à-dire « intérieurement et sous la peau » : n’est-ce pas l’annonce équivalente pour le moins à un pacte autobiographique ?  Cette « cellule idéelle », pour reprendre l’expression chère à Jean Deprun, a été souvent empruntée à Perse, mais cette devise est plus connue comme étant l’épigraphe des Confessions. La formule révèle la nature même de l’écriture de soi selon Rousseau.  Or, elle réapparaît, commentée par le personnage de « Rousseau », dans le Deuxième Dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques.  La place qui lui est faite (ce n’est plus l’épigraphe du livre) illustre la rupture intervenue entre les deux écrits autobiographiques.  Elle révèle toutefois la permanence de l’écriture de soi : des « anti-Confessions» (Michel Foucault [2]) sont encore des Confessions.

Mais, pour que cette étude ne devienne pas descriptive, pour qu’elle invite à l’analyse, il faut souligner d’emblée le lien, l’interdépendance, l’interactivité entre ces deux « cellules idéelles ».  En ce sens, Rousseau demeure un écrivain classique : les deux épigraphes sont programmatiques pour les trois ouvrages évoqués, et, aujourd’hui,  plus particulièrement  pour Rousseau juge de Jean-Jacques.  

–   Rousseau « le barbare » : la question de l’épigraphe du Discours sur les sciences et les arts reprise pour Rousseau juge de Jean-Jacques. 

Dialogues :

L’épigraphe de Rousseau juge de Jean-Jacques semble avoir été choisie en raison de la déréliction dans laquelle se trouve alors l’auteur. Je rappelle quel en est le texte singulier : « Barbarus hic ego sum, quia non intellegor  illis. » Ce vers des Tristes d’Ovide, traduit plus haut, fut écrit pendant la période de l’exil forcé du poète chassé de Rome par Auguste, puis par Tibère[3].  Or ce vers était déjà l’épigraphe du Discours sur les sciences et les arts, l’œuvre qui marque, en 1751, le début de la gloire de Rousseau et aussi, comme il l’écrit par la suite dans les Confessions, le début de ses malheurs, selon lui.

En 1772, le poète Gilbert  a choisi cette « cellule idéelle»  pour son poème le Génie aux prises avec la fortune. Bien avant Ovide, Platon évoque des mots grecs devenus incompréhensibles par le mot « Barbarikon » (Cratile, 421 c d). Mais c’est le vers d’Ovide qui a pris tout de suite une valeur proverbiale. Plusieurs dictionnaires et répertoires attestent que cette formule révèle la solitude et l’incommunicabilité.  On en retrouve l’esprit (à propos de la valeur relative du langage) dans la Première Lettre de Saint Paul aux  Corinthiens (14, 11) : « si je ne connaissais pas la valeur du son ( » virtutem vocis ») je serais comme un barbare pour celui à qui je parle et celui qui me parle serait comme un barbare pour moi. » La suite révèle l’usage spirituel et symbolique que Saint Paul fait lui aussi de la figure du « barbare ».

Pourquoi Rousseau devenu célèbre reprend-il, pour un texte autobiographique, cette formule qui aurait exprimé un défi, le défi de ses débuts  ? Le symbole est fort, les explications sont multiples. Faut-il invoquer une parenté de procédé avec l’œuvre qui contient la célèbre prosopopée de Fabricius ?  Doit-on mettre en avant la confusion entre l’homme et l’œuvre qui caractérise tous les écrits de Rousseau ? Quand on connaît le texte de Rousseau juge de Jean-Jacques, on peut ne pas s’étonner vraiment de ce rapprochement. Bien sûr, le 1° Discours marque le début de la gloire de Rousseau. Dialogue paraît être « le chant du cygne ». Il n’en reste pas moins qu’il y a une cohérence dans le propos qui témoigne de la maîtrise dont Rousseau fait preuve malgré les circonstances que l’on sait.  Il suffit de lire la Préface du Discours sur les sciences et les arts et l’on obtient un avertissement au lecteur qui conviendrait comme présentation du texte des Dialogues.

Le langage de Jean-Jacques n’est pas de son siècle et en cela il apparaît déjà en1751 non comme un « bel esprit » ou :comme un homme à paradoxes, mais bel et bien comme un « barbare », c’est-à-dire l’homme (le Citoyen de Genève) qui parle un langage de vérité ( » Vitam impendenti vero », Satires de Juvénal) ni de la « Société », sans se soucier ni de l’air du temps ni du « Public » :

« Je prévois qu’on me pardonnera difficilement le parti que j’ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd’hui l’admiration des hommes, je ne puis m’attendre qu’à un blâme universel ; et ce n’est pas pour avoir été honoré de l’approbation de quelques Sages, que je dois compter sur celle du Public » :

– ni des « Beaux Esprits », ni des « Gens à la mode »,

« Aussi mon parti est-il pris ; je ne me soucie de plaire ni aux Beaux Esprits, ni aux Gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur Pays, de leur Société » :

– ni des « Esprits forts » ou des « Philosophes » :

«  Tel fait aujourd’hui l’Esprit fort et le Philosophe qui, par la même raison n’eût été qu’un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels Lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle. »   (0.C. III, p. 3.)

Le mot « Sages », qui n’équivaut pas à « Philosophes », apparaît donc avant Dialogues où la différence se trouve expliquée. L’identité des adversaires désignés, stigmatisés par Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts se trouve modifiée un quart de siècle plus tard – pensons à Grimm, traité en ami dans la Lettre qu’il lui adresse, par exemple.  Toutefois, la démarche morale et intellectuelle est déjà la même. Rousseau possède ses propres principes, des critères bien à lui. Le Jean-Jacques des Dialogues – l’homme de la nature dont la voix s’est tue – reprend point par point l’originalité  de l’auteur du Discours sur les sciences et les arts, de cet homme dont « la nature a bien ou mal fait de briser le moule », d’après la première page des Confessions. S’il existe une genèse et une spécificité de Rousseau juge de Jean-Jacques, il nous faut remonter à cette première œuvre autant qu’aux Confessions pour appréhender la continuité, la constance thématique remarquable de Rousseau philosophe et écrivain dans l’apologie, l’hagiographie et l’art de la polémique. Est-ce une stratégie d’écriture ou de la nécessité, de l’urgence de l’autobiographe ?  Qui est le barbare ? Quel est le complot ? L’épigraphe indique bien l’exil, un terrible exil intérieur depuis  qu’il s’oppose à ses anciens amis, qui l’éloigne  de ses lecteurs, qui frappe autant l’œuvre que l’homme. La reprise de cette épigraphe annonce un propos autobiographique dans un contexte très défavorable à Rousseau.

C’est peut-être l’intérêt de cette singularité de la réitération de l’épigraphe : dans la période « testamentaire » qu’amorce Rousseau juge de Jean-Jacques, avant les Rêveries, Rousseau nous invite à revenir vers l’ensemble de son œuvre. Il montre ainsi le malentendu initial sur lequel s’est fondée la notoriété de Rousseau. Voltaire ne s’y est jamais trompé, sa réaction première le prouve. Pour d’Alembert, et surtout pour Voltaire, ce curieux genevois ennemi du théâtre est assurément un « barbare ». Rousseau n’a-t-il  pas lui-même  oublié tout ce qui l’opposait  à la philosophie  de son temps et donc à ces hommes  qui étaient  au départ de vrais amis comme Diderot ?  On pourrait citer également Mme d’Epinay dont l’Histoire de Madame de Montbrillant, sans les retouches tardives dues à la polémique, traduit l’admiration et la sympathie.  C’est elle, rappelons-le, qui l’appelle « mon ours » sans ironie ou malveillance.  Il lui écrivait : « Vous êtes ma seule amie ».

Est-ce vraiment cet « ours » de Rousseau  qui est « le barbare » ?  On est toujours le barbare de quelqu’un, si l’on s’en tient à l’étymologie du mot « barbar », composé de deux onomatopées identiques qui se répètent comme un balbutiement ou un bégaiement. Le « barbare », c’est celui qui ne parle pas le grec et dont on ne comprend pas les mots qui ne sont perçus que comme des sons.  On devine toutefois quel usage a pu faire Rousseau au-delà de l’utilisation antiphrastique d’Ovide.  Ovide utilise dix fois le mot (substantif ou adjectif) pour stigmatiser la terre de son exil, avant de se proclamer « barbare ». Rousseau est le barbare, dans le Premier Discours, comme théoricien paradoxal et anticonformiste par rapport aux beaux esprits de son temps mais aussi parce qu’il parle autrement à ses contemporains qui ne connaissent pas sa langue.  Jean-Jacques, devenu un Robinson, n’est pas compris d’une société qui n’a point suivi ses leçons. Il doit faire face au « complot », au parti philosophique qui l’exècre, qui l’a irrémédiablement rejeté, calomnié.  Exégète du « barbare », le personnage de « Rousseau»  reprend le fil du Discours sur les sciences et les arts, mais aussi celui des Confessions quand il explique le comportement de Jean-Jacques par l’influence de ses lectures de jeunesse :

« Les hommes illustres de Plutarque furent sa première lecture dans un age où rarement les enfants savent lire. Les races de ces hommes antiques firent en lui des impressions qui jamais n’ont pu s’effacer. À ces lectures succéda celle de Cassandre et des vieux Romans, qui, tempérant sa fierté romaine, ouvrirent ce cœur naissant à tous les sentiments expansifs et tendres auxquels il n’était déjà que trop disposé. » (OC I, p. 819.)

Suit l’image d’un Jean-Jacques nostalgique. C’est en fin de compte un contemporain de ses antiques exemples et du romanesque du XVII° siècle, un rêveur « cherchant les Aristides, les Lycurgue et les Astrées » (Ibidem). La référence aux « vieux romans » indique une autre source, une autre œuvre revendiquée dans Dialogues : l’Héloïse. Le caractère testamentaire de Dialogues est évident. Un tel passage ne constitue pas une redite ni par rapport au Discours sur les sciences et les arts, ni par rapport aux Confessions  dans la mesure  où le personnage de « Rousseau»  insiste sur la singularité de Jean-Jacques, ses déconvenues sociales et humaines comme si l’on instruisait un procès contre lui. Il demande l’indulgence pour un homme que l’on peut comprendre sans pour autant absoudre.  C’est la part d’autobiographie sans apologie, qui fait certainement l’essentiel de l’intérêt du texte.  L’ironie de Rousseau, l’autodérision légitiment le jeu de rôles auquel il se livre autour  de la personnalité du « barbare ». À travers « Rousseau », « Le Français»  et « Jean-Jacques»  se construit une singulière trinité rousseauiste où se confondent le saint et le barbare. Une autre lecture pointe du doigt la société que le Discours sur les sciences et les arts n’a pas changée.  Cette société demeure vraiment telle que Jean-Jacques « le barbare » l’avait alors stigmatisée.  À l’inverse l’accusation est portée avec plus de virulence que dans l’avertissement du Discours sur les sciences et les arts ou dans les Livres des Confessions contre les « beaux esprits », surtout s’il s’agit d’anciens amis dont Jean-Jacques n’a pas pardonné l’attitude.  Ne sont-ils pas devenus les « Messieurs », les artisans du « complot » que dénonce le personnage de « Rousseau » ? Par conséquent, « Rousseau », le personnage, se fait procureur implacable contre « ces brillants péroreurs qui savent habiller en termes séduisants et magnifiques leur cruelle philosophie » (p. 803).  « Le troisième degré » (M. Foucault) de cette écriture de soi devient une machine de guerre redoutable : face à ses détracteurs Jean-Jacques a le beau rôle.  Tour à tour avocat ou procureur, « Rousseau » fait l’apologie sans nuances d’un homme isolé, calomnié, isolé qui ne saurait se défendre lui-même :

« Son embarras de parler peut souvent l’empêcher de se commettre, lui et la bonne cause vis-à-vis (de) ces brillants péroreurs qui savent habiller en termes séduisants et magnifiques leur cruelle philosophie : mais il est aisé de voir l’effort qu’il fait pour se taire, et combien son cœur souffre à laisser propager des erreurs qu’il croit funestes au genre humain. » (O.C. I, 803)

Dans ce curieux passage se trouve une virulente riposte adressée à « ces Messieurs» Ils accaparent le discours des Lumières après avoir calomnié, exclu et banni Jean-Jacques.  Serait-il pour autant un traître ? un anti-philosophe ? La devise des Lumières : « Homo sum : nihil humani a me alienum  puto » , cette autre cellule idéelle, ce vers de Térence si souvent repris au XVIII°siècle,.se trouve écrite entre les lignes, comme en langage  subliminal,  dans ce passage  polémique qui rappelle le ton du Discours sur les sciences et les arts. Le personnage  « Rousseau » fait la leçon au personnage du « Français » et au lecteur : aux  « apparences »,   il convient toujours d’opposer « le contre-pied de la vérité » (Ibidem). C’est l’éloge de Jean-Jacques qui en résulte, cet homme qui est passé maître dans ce genre d’exercice :

« Défenseur indiscret du faible et de l’opprimé qu’il ne connaît même pas, je l’ai vu souvent rompre impétueusement en visière au puissant oppresseur qui, sans paraître offensé de son audace, s’apprêtait sous l’air de la modération à lui faire payer cher un jour son incartade » (OC I, 802)

Rousseau se revendique ainsi des Lumières, comme, dans les Confessions, Livre VII, dans ses conseils à son ami basque le « biscayen » Ignacio Manuel de Altuna.  Rousseau lui a recommandé d’étudier les sciences à Paris plutôt que de faire le « Tour » comme il sied aux jeunes gens bien nés alors. (O.C. I, Livre VII p. 304 sq.)

Nous pouvons donc poser à nouveau mais en d’autres termes la question : mais qui  sont par conséquent les barbares pour Rousseau ? Dans la prosopopée  de Fabricius  il vilipendait  les  travers d’une société  qui a trahi les idéaux  de ses fondateurs.  Il se permettait ainsi d’aller loin dans la condamnation  de la France du XVIII° siècle.

Les barbares ont triomphé ou du moins, loin de lâcher prise la barbarie a atteint certains de ses plus vieux amis. La permanence d’une attitude, l’unité voire la transparence recherchée entre l’homme et l’œuvre n’ont fait qu’isoler Rousseau. Est-ce un constat d’échec pour l’homme comme pour l’écrivain ?  Rien n’a donc changé depuis lors ? ou plutôt, comme il l’a écrit souvent, il aurait ainsi initié le début de son malheur ? La formule est-elle donc réversible ? Ne traduit-elle pas une amertume profonde ? « Rousseau»  le personnage remplace le coryphée antique pour justifier un Jean-Jacques qui n’écrira désormais que pour lui.  Le cheminement de l’écriture de soi qui conduit aux Rêveries du promeneur solitaire est tracé dans le Deuxième Dialogue.  L’exil intérieur de Jean-Jacques se fait bien sous la contrainte de « barbares » , ses « barbares » à lui.

Le personnage de  « Rousseau » après avoir défendu Jean-Jacques  contre les accusations  célèbres de Diderot (O.C. I, p. 788-789) peint Jean-Jacques  « au milieu de Paris » plus seul (…) que Robinson dans son île » (O.C. I, p. 826).  Mais ce personnage devient un excellent avocat (et un excellent procureur) auprès des lecteurs : il va reprendre le terme de « barbares » dans une page où son empathie avec Jean-Jacques paraît totale sans qu’il y ait confusions des rôles préalablement distribués. C’est donc dans la page où Jean-Jacques apparaît dans le rôle victimal que Rousseau – le personnage  joue à merveille  son rôle. Jean-Jacques  est décrit par Rousseau « serré dans leurs (de ses ennemis) lacs », « enfermé vif dans un cercueil », image que l’on retrouvera dans la Première Promenade comme le lecteur contemporain peut retrouver une bonne partie de l’argumentation  de cette belle plaidoirie  contre « les barbares » :

« Devait-il se manquer à lui-même au point  d’aller chercher dans la société les indignités peu déguisées  dont on se plaisait à l’y charger ? Devait-il s’aller donner en spectacle à ces barbares qui se faisant de ses peines un objet d’amusement ne cherchaient qu’à lui serrer le cœur par toutes les étreintes de la détresse et de la douleur qui pouvaient lui être sensibles ?   Voilà ce qui lui rendit indispensable la manière de vivre à laquelle il s’est réduit, ou pour mieux dire, à laquelle  on l’a réduit. »

C’est alors que « Rousseau » fait parler Jean-Jacques.  Jean-Jacques  parle,  mais ce ne sont que des paroles rapportées au style direct libre par Rousseau :

« Vous me demandez, disait-il, pourquoi je fuis les hommes ? Demandez-le à eux-mêmes, ils le savent encor mieux que moi. »

Cet « enregistrement » de la voix de l’auteur des Confessions est souligné par l’italique  dans le texte : on croit entendre ainsi la voix originale de Jean-Jacques, comme un enregistrement en somme, mais il ne livre plus directement, on n’entend plus sa voix – étouffée ou refusée –  comme il l’a fait  entendre  dans les Confessions. (O.C. I, p. 827).  Jean-Jacques se taît. Le personnage de « Rousseau»  affiche une volonté qui se manifeste constamment de retourner toutes les accusations  formulées contre « Jean-Jacques » contre ceux qui les ont proférées : après  la réfutation de la phrase  «,  « il n’y a que le méchant qui soit seul »,  il fait un sort à l’accusation  d ’» égoïsme»  qui a touché  Jean-Jacques (p. 851) en procédant à l’étude de cette notion  « dans son vrai sens ».  L’avocat « Rousseau » procède à la démonstration :  « ils sont tous égoïstes et qu’il ne l’est point » (p. 852.)  La morale et la philosophie  tranche : c’est ce qui diffère, ce qui oppose. Tout, dans la nature véritable de Jean-Jacques,  qui n’agit qu’en fonction de l’amour de soi, s’oppose par rapport à ces adversaires, à ces « gens fins, totalement transformés par l’amour-propre, n’ont plus la moindre idée des vrais mouvements de la nature, (….) Aussi les observations des gens fins ne s’accordant avec la vérité que par hasard ne font point autorité chez les Sages.»  (O.C. I, p. 850.) La note souligne le divorce entre les adversaires de Rousseau, dénaturés par rapport aux  Sages qui l’ont couronné pour le Discours sur les sciences et les arts.

 –   Continuité et rupture des Confessions  à Rousseau juge de Jean-Jacques : la reprise de l’épigraphe « Intus et in cute»  des Confessions  dans le Deuxième Dialogue.

 

Dans Rousseau juge de Jean-Jacques,  Rousseau  reprend la formule, la devise devenue célèbre de l’écriture de soi telle qu’il l’a définie dans les Confessions,  non sans réticence : « Intus et in cute », c’est-à-dire intérieurement et sous la peau ». Extraite d’un vers des Satires de Perse (III, 30 : « Ego te intus et in cute novi ») cette autre « cellule idéelle»  a été mise au premier plan par Rousseau. L’épigraphe  des Confessions vaut les recettes ou les préceptes établis a posteriori pour montrer  une connaissance  intime et approfondie  de soi depuis l’Antiquité tardive, le Moyen Age, Saint-Jérôme … Avant de citer le passage , il convient  de vérifier tout ce qui relie, mais aussi tout ce qui sépare  les deux  écritures de soi.  À en croire l’historien Robert Darnton  ce que fit Rousseau  dans la Seconde Préface dialoguée de la Nouvelle Héloïse était tout à fait nouveau :  il finit par revendiquer la paternité de l’ouvrage en donnant nom et prénom :

« Au XVIII°siècle  le roman était un genre suspect ou peu estimé,  et les romanciers ne mettaient pas  normalement leur nom sur leurs ouvrages. On utilisait  rarement les prénoms dans le langage  quotidien.  Mais Rousseau  s’est fait Jean-Jacques  pour tous ses lecteurs. »[4]

Rousseau  ne tire-t-il pas dans ses Dialogues la  leçon de cette familiarité inhabituelle ?   De même,  après l ’» échec»  des  lectures, dans les salons,  des Confessions, le titre, l’épigraphe et aussi la forme de Rousseau juge de Jean-Jacques  ne sont pas de circonstance,  ils sont dus à l’attitude singulière  de l’auteur, à un rapport spécifique  avec le lecteur et avec son œuvre. Rousseau parle-t-il  la même langue  que celle de l’autobiographe  des Confessions ? Ne s’agit-il pas d’un jugement mais plutôt de l’analyse critique extrêmement sévère que Rousseau porte sur la société de son temps, sur les beaux esprits.  Rousseau  n’a pas été compris. Ses contemporains  lui sont devenus étrangers… ou barbares :

« Lorsqu’il entreprit ses Confessions cette œuvre unique parmi les hommes, dont il a profané la lecture en la prodiguant aux oreilles les moins faites pour l’entendre, il avait déjà passé la maturité de l’âge et ignorait encore l’adversité. » (O.C. I, p. 859.)

L’adjectif « profané » marque toute la gravité de la situation créée après la lecture des Confessions.  Dans ce bref historique de la réception de la lecture publique des Confessions, il y a le constat d’une rupture. La distinction  entre  « Jean-Jacques lecteur » et « Jean-Jacques auteur » ébauche le dispositif  de défense  et d’attaque qui s’est mis en place. Depuis le Discours sur les sciences et les arts Jean-Jacques  n’a-t-il pas vu juste sur les dispositions de ses contemporains ?  Introspection, autoanalyse, le lecteur se retrouve dans une stratégie apologétique nouvelle. Qu’en est-il du thème dominant, de l’écriture de soi ?  Est-ce bien le même thème que dans Les Confessions ? Un nouveau protocole s’impose. La mise au point opérée révèle l’étonnante  lucidité  de  l’autobiographe  quand il commente  la devise des Confessions.  Elle ne constitue plus désormais une cellule  idéelle  programmatique. Il faut désormais faire extraire l’or de la transparence désormais révolue par un des personnages médiateurs que Jean-Jacques  Rousseau s’est donné dans cette œuvre singulière.  Le lecteur des Confessions mesure enfin, en lisant Rousseau juge de Jean-Jacques avec le même paramètre – Intus et incute – tout ce qui le sépare de ce rapport privilégié : entendre la voix de Jean-Jacques. Rien, non rien ne sera plus désormais comme dans le temps du paradis perdu des Confessions. Le personnage médiateur de Rousseau  explique avec un souci démonstratif qui illustre à la fois la colère et le désenchantement   la rupture que marque la conception « trinitaire » des Dialogues :

« Il ne peut plus sans s’y précipiter lui-même agir en rien dans la simplicité de son cœur. Ainsi ce n’est plus sur ses œuvres présentes qu’il faut le juger, même quand on pourrait en avoir le narré fidèle. Il faut rétrograder vers les temps où rien ne l’empêchait d’être lui-même, ou bien le pénétrer plus intimement, intus et in cute, pour y lire immédiatement  les véritables dispositions  de son âme que tant de malheurs n’ont pu aigrir. » (O.C. I, p. 905.)

La voix de Jean-Jacques Rousseau ne peut plus venir s’adresser au lecteur. Une protection s’impose : est-ce une carapace que ce « bernard l’hermite » se serait enfin donnée  ou plutôt le souci prophylactique d’échapper  à la corruption de son temps ?  Quoi qu’il en soit Jean-Jacques ne peut plus prendre langue avec ses contemporains comme il l’a fait. À vrai dire, ils ne parlent pas sa langue, celle du cœur, celle du sentiment, celle de la conscience[5].  Les Dialogues illustrent à satiété cette impossibilité, cette irrémédiable fracture entre les Français et lui  : « Je ne connais pas deux Français qui pussent parvenir à me connaître, quand même ils le désireraient de tout leur cœur ; la nature primitive de l’homme est trop loin de toutes leurs idées. Je ne dis pas néanmoins  qu’il n’y en a point, je  dis seulement que je n’en connais pas deux. »L’inventaire des machinations, la multiplicité des codes, l’immensité du malentendu auraient de quoi décourager plus barbare ou plus civilisé que lui. Pourtant Rousseau et Le Français, les autres visages de ce Protée, s’emploient à nous traduire Jean-Jacques. Ecrit-il simplement pour lui comme il le fera bientôt dans les Rêveries ? Ecrit-il pour la postérité comme le fait son frère ennemi Diderot, notamment dans Le Neveu de Rameau, œuvre où l’écriture de soi affleure également d’une manière éclatée et complexe ? Rousseau explique Jean-Jacques :  du point de vue de l’analyse  de J. Starobinski, on pourrait dire qu’il y a désormais la conscience d’un obstacle rencontré. Jean-Jacques se refuse à la transparence qui a fait de lui un écorché vif. Cette voix, sa voix, que l’on a étouffée (M Foucault), cette « voix excommuniée »[6] par les anciens amis philosophes, on ne l’entendra plus. Une nouvelle stratégie d’écriture de soi est indispensable :  Jean-Jacques   le solitaire est un Protée puisqu’il  est vertueux [7]:  Des Confessions aux Rousseau juge de Jean-Jacques Dialogues. et aux Rêveries : on pourrait dire qu’un triptyque singulier rassemble l’œuvre autobiographique de Rousseau. On songe immédiatement aux Rêveries du promeneur solitaire. Rousseau juge de Jean-Jacques,  on l’a dit, ne se termine pas par le triomphe de Rousseau sur ses ennemis.  Toutefois l’avenir lui appartient.  Sa solitude  devient un choix,  une aspiration  légitime,  un ravissement toujours  renouvelé :

« Il aime à marcher toujours devant lui, parce que cela se fait sans avoir besoin d’y penser. Il irait de cette façon toujours rêvant jusqu’à la Chine sans s’en apercevoir ou sans s’en ennuyer. Voilà pourquoi les longues  promenades lui plaisent. » (O.C. I, p. 846.)

La voie de l’écriture des Rêveries est bien ouverte. Les Confessions, le texte fondateur, est devenu palimpseste d’un corpus  autobiographique qui inclut Rousseau juge de Jean-Jacques et les Rêveries du Promeneur solitaire. Ne cherchons pas en vain dans ce triptyque la conformité benoîte avec le « pacte autobiographique », du moins dans sa formulation synchronique   standardisée.

 

 

L’architecture organique de l’autobiographie

Les Dialogues de Rousseau : 

second cercle de l’Enfer, ou second ciel du Paradis ?



                    par   Christophe VAN STAEL

Université Libre de Bruxelles

CASS Graduate School of International Management

Il ne faut pas moins d’art pour unir que pour diviser. Institutions chimiques, IV, 2.

0. Introduction

 

La capitalisation contemporaine du temps, de l’investissement culturel, et la nécessité nouvelle d’une rentabilité immédiatement perceptible de l’activité cognitive semblent expliquer que les Dialogues de Jean-Jacques Rousseau puissent être considérés par certains comme une œuvre ratée[8]. Pourtant, derrière ces jugements subjectifs, se cache une raison objective, qui n’a strictement rien à voir avec ce que l’on nomme le jugement esthétique : il s’agit de la difficulté posée par la lecture de l’œuvre, ainsi que les questionnements qu’entraîne sa structure formelle et communicationnelle. Telle est bien la spécificité critique des Dialogues, celle qui cause l’étonnement, voire la perplexité. Aussi le titre de cette journée d’études, « Langages des Dialogues », me semble-t-il particulièrement pertinent et bienvenu. Quant à l’intitulé de la brève communication que je me propose d’y inscrire, il peut sembler baroque, dantesque assurément, et mérite sans doute quelques éclaircissements.

  1. Philosophie organique et raison instrumentale

 La pensée de Jean-Jacques Rousseau[9] est une pensée unique et organique (au sens où l’entendra Schopenhauer)[10], qui marquerait l’histoire de la philosophie en menant une guerre ouverte à la toute-puissante raison instrumentale. Ces deux formules correspondent en fait à deux modes distincts d’appréhension du réel. Opposée par Rousseau à la raison sensitive, la raison instrumentale véhicule et construit le réel considéré comme le lieu d’un incessant changement, d’un progrès bénéfique et nécessaire : l’usage de la raison en tant qu’instrument permet d’envisager ce progrès, de le comprendre et de le maintenir en perpétuelle évolution. Ce mode de perception, une fois dénudé de toute sa parure, relève clairement d’une vision logique du monde, qui inclut, tout en la maintenant dans l’implicite de son discours, une conception linéaire et causale du temps : entre l’alpha et l’oméga d’une vie (et bientôt du monde), il y a succession logique de propositions, de moments, d’étapes, qui, si on en croit le premier Wittgenstein, se doit d’éviter toute tautologie, et toute contradiction[11]. A quoi il faudrait ajouter bien des considérations, notamment sur les modifications de la perception humaine du temps, les schémas galiléens[12], la Logique de Port-Royal,  les cieux arqués surplombant Dante, leurs répercussions sur les modèles architecturaux ; la perspective linéale de Vinci, les variétés de la temporalité religieuse, le règne du sensualisme sur la notion de durée au 18e siècle ; et bien d’autres choses encore. L’important est de noter que cette raison instrumentale modifie et ordonne les phénomènes selon sa logique propre, l’adéquation entre exigence interne et organisation externe garantissant (d’une manière tout hypothétique) un état de plus en plus proche du « bonheur ». Il faut en effet placer ce bonheur entre guillemets, puisque le bonheur dont on parle ici est conditionné par la société, et non par la Nature : nous ne sommes plus heureux que dans la mesure où notre situation répond aux critères du bonheur tels que définis par la société, laquelle est elle-même conditionnée par la raison instrumentale[13]. Je note rapidement que la conception cumulative du savoir (qui est le produit de la raison instrumentale) est vue par J.-F. Lyotard comme résultant d’un choix qui se nomme l’Occident[14], et que rien donc ne semble pouvoir universaliser notre discours scientifique. Cette conception cumulative, narrative, qui est absolument partout, n’empêche heureusement pas l’éveil éthique (je pense entre autres à la philosophie d’Hans Jonas). On pourrait pousser plus loin ce raisonnement en insistant sur les problèmes de la psychologie de la perception (sur la loi de continuité dans la perception visuelle, par exemple), ou en songeant avec Locke au simple fait qu’une « constante et régulière succession d’idées dans un homme éveillé, est comme la mesure et la règle de toutes les autres successions »[15]. Où se trouve dès lors notre « objectivité » ? C’est une question que posent de manière frappante les Dialogues : comment atteindre la vérité de la nature telle que nous la percevons dans un univers dénaturé reposant exclusivement sur la logique (linéaire, discursive comme son symptôme, l’écriture), si cette logique excède toujours déjà la nature telle qu’elle est ?

Dans une dimension tout autre, à laquelle les règles instaurées par la raison instrumentale ne s’étendent pas, opère ce qu’on peut appeler la philosophie organique. Une mise en garde concernant le terme organique est nécessaire : organon signifiant instrument, la distinction entre philosophie organique et raison instrumentale peut dans un premier temps laisser perplexe. Elle est pourtant réelle et profonde : dans le cas d’une vision organique du monde en effet, tout phénomène est un instrument, concourant à l’unité du monde en tant que système[16]. Les instruments, différents dans leur configurations formelles, conceptuelles, ainsi que dans leurs fonctions, n’en servent pas moins une fin unique, dont la réalisation ne doit pas être vue comme un objectif, puisqu’elle est un fait actuel. Je dis : fonction, mais dans un tel contexte (proche de certaines métaphores kantiennes)[17], tout phénomène a pour conséquence sa propre cause ; la linéarité logique du temps, qui comprenait un terminus a quo, est liquidée au profit de la permanence d’un présent (Kierkegaard dirait une « plénitude du temps ») où le concept d’origine n’est plus temporel, mais intellectuel, purement : l’origine n’est plus condition de possibilité du phénomène, mais condition de son intelligibilité, et de son intelligence. L’appréhension du monde n’est plus progressive, mais gestaltiste ;  elle subit une stase, un ralentissement du flux sanguin, qui sort tout simplement du temps, raison pour laquelle le paradigme organique ne doit pas être à mon sens assimilé entièrement à celui du fonctionnalisme. Ainsi la portée prétendument régressive des deux discours est-elle remise en question, ce que du reste Rousseau démontra lui-même, par l’écriture d’une œuvre majeure, le Contrat social. La ligne droite qui définit notre parcours n’est qu’une vulgaire analogie, sur laquelle viennent se cristalliser une succession de chimères plus ou moins raisonnables, et nous perdons de vue notre être. Comme y ont insisté Groethuysen et Derathé[18], l’homme civil que nous sommes a oublié d’être avant tout homme naturel, l’homme abstrait ; il présente donc selon Rousseau les symptômes de ce qu’on peut nommer une contamination cognitive prolongée. Ce qui m’amène à trois constats.

  1. Rousseau organique

 Le dualisme Nature/Culture, si souvent commenté par la critique rousseauiste, n’est en réalité qu’une déduction (ou réduction) d’un méta-dualisme opposant la raison instrumentale à la philosophie organique. Kant fut l’un des premiers à comprendre l’absence totale de valeur historique dans la pensée morale de Rousseau : jamais en effet il ne s’agit de régresser, que du contraire : « Rousseau ne voulait pas foncièrement que l’homme dût revenir à l’état de nature, mais qu’il apprît, du degré où il se trouve de nos jours, à reporter vers lui ses regards »[19]. Le drame de la carrière philosophique de Rousseau repose tout entier sur l’incompréhension et l’interprétation maladroite de son œuvre par un public dénaturé par l’usage instrumental de la raison, à qui Rousseau eut l’audace de proposer un modèle organique pour lors inacceptable (premier constat):

 

En attendant, j’écrirai des livres, je ferai des vers et de la musique, si j’en ai le talent, le temps, la force et la volonté : je continuerai à dire très franchement tout le mal que je pense des lettres et de ceux qui les cultivent, et croirai n’en valoir pas moins pour cela. Il est vrai qu’on pourra dire quelque jour : cet ennemi si déclaré des sciences et des arts, fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; et ce sera, je l’avoue, une satire très amère, non de moi, mais de mon siècle (préface de Narcisse, II, 974).

 Les contradictions dont fut accusé Rousseau sont les conséquences immédiates de ce premier constat. Lorsque Rousseau dit moi, il distingue plusieurs moi, dont un seul compte : le moi naturel se révélant après la chute du masque imposé par la société civile et la raison instrumentale. Par sa prépondérance théorique, ce moi essentiel, dont seule une démarche organique permet de rendre compte, a tôt fait de renvoyer aux oubliettes de l’histoire toutes les arguties liées aux soi-disant errances du comportement de Rousseau à titre d’individu, et même à titre de philosophe. L’entreprise autobiographique n’est rien d’autre qu’une tentative deux fois renouvelée d’exprimer à l’aide d’un outil inapproprié (le langage) une totalité de l’être : totalité logique analytique par la génétique des Confessions(Michel Foucault disait écriture linéaire) ; totalité logique dialectique par la forme dialogique (que Foucault appelait écriture verticale, laissant place à l’intervention de l’autre)[20] ; totalité métaphysique par l’anagogie des Rêveries. Dans cette dernière œuvre en effet, on observe un rejet patent de l’instrumentalité du discours logique (entre autres par l’absence théorique de destinataire), rejet naturellement accompagné d’une dévaluation du corps, annoncée dès les Dialogues par une dépossession de ce corps, comme l’a très bien montré Paule Adamy[21]. On le voit: l’autobiographie rousseauiste présente une configuration susceptible d’être étudiée selon une perspective organique (deuxième constat)[22], la désagrégation du corps entraînant celle du lien social, entraînant aussi, par la solitude et le retour sur soi qu’elle suppose, la mise en place d’une relation métaphysique au monde. Celle-ci, libérée de tout ordre dénaturé, est enfin capable d’exprimer l’unité de l’homme, et l’universalité du système que forment ses idées : le concours perpétuellement actualisé des trois parties de l’autobiographie (et au-delà, de l’œuvre) forme une architecture téléologique ; le paradigme de la raison instrumentale et le mode de perception qui le soutient (la logique), semblent vaincus[23].

 

Une à une, les caractéristiques de la raison instrumentale furent critiquées par Rousseau : la promesse mensongère du progrès (premier discours), la hiérarchisation de la société (second discours), l’instrumentalisation de l’individu (Julie), le manque de conscience morale des institutions politiques (Du contrat social), la vanité des sciences cartésiennes et newtoniennes (Profession de foi), l’impossibilité d’une lecture analytique ou dialectique de l’essence naturelle du moi (Confessions, Dialogues), et enfin, l’opacité de ce moi au sein de la société civile (Rêveries) (troisième constat). Pour peu qu’il atteigne ponctuellement une conscience suffisante de cet état de fait, l’individu éprouve cette déchirure entre le règne de la raison instrumentale, et une aspiration naturelle à la philosophie organique ¾ ce qui cause son malaise : il vainc, le temps d’une stase, la contamination cognitive, et c’est la dissonance cognitive qui apparaît alors, rendant les contradictions de l’individu apparentes à sa propre conscience (troisième constat)[24]. 

  1. Aspects organiques des Dialogues

Les Dialogues furent longtemps négligés par la critique. Pour peu qu’on prenne la peine de la lire entièrement, comme le réclame Rousseau dans l’avertissement, l’œuvre a cependant de quoi saisir, tant est grand l’intérêt qu’elle présente sur les plans philologique et philosophique. Tout d’abord, les Dialogues proposent une affirmation de taille : celle de l’existence effective d’un « système » rousseauiste : les pensées égrainées par Rousseau au long de sa carrière ne sont en rien contradictoires, mais au contraire se complètent en un tout qu’on ne peut envisager autrement que sous un angle unitif. Au-delà donc de la succession des œuvres, il y a une volonté de cohésion, un dessein supérieur, une véritable architecture philosophique :

Je ne tardai pas à sentir en lisant ces livres qu’on m’avait trompé sur leur contenu, et que ce qu’on m’avait donné pour de fastueuses déclamations, ornées de beau langage, mais décousues et pleines de contradictions, étaient des choses profondément pensées et formant un système lié qui pouvait n’être pas vrai, mais qui n’offrait rien de contradictoire[25].

C’est étrangement dans les Dialogues, œuvre dialectique par excellence, que se trouve affirmée l’unité systématique de la pensée rousseauiste[26], et que nous pouvons déceler ce qu’Arnaldo Pizzorusso appelait le centre « dynamique », le centre « mystérieux et proliférant » de ce système[27]. A priori, le choix du dialogue et de l’hétérodiégèse, lorsqu’on ne veut parler que de soi, paraît en effet étrange[28], et seule la vocation argumentative des Dialogues semble le justifier : « La forme du dialogue m’ayant paru la plus propre à discuter le pour et le contre, nous dit Jean-Jacques, je l’ai choisie pour cette raison »[29]. Et combien d’occurrences ne trouve-t-on pas, au sein de l’avant-propos « Du sujet et de la forme de cet écrit », de termes liés à l’activité linguistique (qu’elle soit parlée, écrite, ou argumentative) : une simple lecture suffit pour mesurer l’insistance et la concentration du discours sur ce que Rousseau dénonce par-dessus tout : la rhétorique[30], même s’il est vrai que cette rhétorique est littéralement ensevelie par la masse textuelle (peut-être plus informe que le journal des Rêveries), masse qui transforme les Dialogues en galimatias. Face à ce désordre assumé[31], deux réactions sont possibles : soit on se contente de la consternation, soit on décide de vérifier si cette écriture sauvage ne correspond pas à une stratégie linguistique.

« Prenez garde, Monsieur Rousseau ; c’est vous-même qui prouvez trop » (I, 878). L’inflation de l’écriture et de l’argumentation dans les Dialogues peut servir différents objectifs de l’auteur. Le premier serait de sélectionner le lecteur, soit en le décourageant[32], soit en l’évinçant littéralement de la situation communicationnelle. L’établissement du dialogue (dont les interlocuteurs sont une même personne, et dont l’objet est lui aussi cette personne) clôt la situation communicationnelle et rend fausse la situation de réception du texte, puisque celle-ci a déjà lieu en son sein : le lecteur semble littéralement évincé, et le pouvoir mensonger de l’écriture semble ainsi anéanti. Cette éviction crée un malaise évident, mais commode pour l’auteur : la négation pure et simple de l’intervention subjective du lecteur pourrait garantir d’une certaine manière son objectivité. Y parvient-elle réellement ? Rien de moins sûr : les Dialogues demeurent quoi qu’il en soit soumis à un tiers, en tant que texte : le pouvoir de l’écriture ainsi rétabli, le langage a tout le loisir de saper littéralement la description d’un moi qui serait libéré de son empreinte civile. Raison pour laquelle Rousseau fut contraint à maintenir, dans ces Dialogues, les signes d’une écriture contractuelle, comme l’a signalé M. Launay[33]. Autre stratégie possible : l’acharnement textuel que constituent l’autobiographie rousseauiste, et plus précisément les Dialogues, vise une pure protestation d’innocence. Cette lecture est juste : les Dialogues ont la mission platonicienne de révéler la vérité, par opposition aux mensonges de l’opinion, du complot fomenté par la Ligue.

Pourtant, cet acharnement textuel pourrait, au-delà de la simple défense, constituer une démonstration de l’incommunicabilité de la vérité du moi par la méthode dialectique : certes, le Français finira par être gagné à la cause de Jean-Jacques, mais jamais il ne faut perdre de vue au sein de ces Dialogues deux passages d’une importance capitale : d’une part, la citation d’Ovide, Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis ; et de l’autre, l’existence de cet appendice que constitue l’Histoire du précédent écrit. Le premier, cette citation devenue signature, indique clairement une nécessaire évasion : mais derrière cette notion d’évasion, que trouve-t-on au juste ? un ex-vadere, un ex-ambulare (promenade), un re-ex-vagare (rêverie), un di-vertissement, une inadvertance volontaire ? Ou s’agit-il plutôt du terrifiant ex-ire, de l’exil, du bannissement, de la fin (l’anglais dit : exit) ? Dans la phrase d’Ovide, le barbarus donne bien de la douleur, mais c’est l’intelligor qui en est la cause. Il faut donc, dans l’idéal, lever le manque de communication, lever le manque d’intelligence. Signer les Dialogues de cette belle mais cruelle citation, revient à avouer son échec. Quant au second passage, l’Histoire du précédent écrit, il s’agit, comme j’ai tenté de le prouver ailleurs[34],  d’un brouillon de la Première promenade : le désespoir y est déjà aussi présent, ainsi que la solitude. La fin des Dialogues n’était qu’une étape provisoire, trop vite contredite par l’Histoire. Rousseau ne sera pas compris : le prix de la rêverie est un exil, et le destin des Dialogues est d’être abandonnés par Dieu même. L’œuvre devient le récit poignant d’un échec formidable, somptueux, qui annonce l’ouverture tout aussi solennelle des Rêveries.  « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même » (I, 995). Rousseau n’y fait que rendre explicite une solitude que transpirent les Dialogues, à chaque page. Ainsi ces Dialogues jouent-ils leur rôle au sein de ce bel édifice : ils poursuivent le processus de concentration progressive des moments d’espoir et de désespoir entamé par les Confessions, et annoncent la versatilité des Rêveries, entre calme olympien et crainte perpétuelle, entre Paradis, et Enfer : voilà comment le Rousseau de l’autobiographie rejoint Dante au Purgatoire, sur la courbe de ce ciel arqué : « Par le mouvement à peu près insensible qu’il fait d’occident en orient, d’un degré en cent ans, il signifie les choses incorruptibles, qui tinrent de Dieu leur création et qui n’auront pas de fin : c’est ce dont traite la métaphysique »[35].

 

 

Rousseau juge de Jean-Jacques : 

ni dialogue ni monologue ?

       par Martine-Drouet

 

Poser le problème de la forme en ces termes, ni dialogue, ni monologue, c’est supposer une troisième voie qui, si elle émerge des deux premières, en soit indépendante. Toute réponse unilatérale revient à placer les Dialogues du côté de la folie (monologue) ou de la non folie (dialogue) et à demeurer dans la stricte logique d’un monde en noir et blanc. La voie médiane consiste à éviter de choisir entre ces termes, sans pour autant les rejeter. Il s’agit de définir une forme originale qui place l’auteur dans un entre-deux entre folie et non folie.

 

  1. Ni dialogue ni monologue :

Pour qu’il y ait dialogue, il faudrait comme cela a déjà été maintes fois souligné qu’il y ait véritablement altérité et entretien entre deux personnes à égalité. Or, il n’y a pas vraiment altérité ; il n’y a jamais réciprocité : « Le Français » dans les deux premiers dialogues n’a pas lu l’œuvre ; dans le dernier, il n’a pas vu « J.J. » et se refuse à le connaître. Ce n’est pas non plus un monologue : nous pouvons repérer des moments essentiels où le dialogue se noue et évolue.

. Autour du nom :

Dans le premier dialogue, à la suite de la description par « Rousseau » du monde enchanté, l’œuvre se noue autour du patronyme de l’auteur :

« Le Français » : « Mon cher Monsieur Rousseau, vous m’avez bien l’air d’être un des habitants de ce monde-là ! » (p. 673)

L’objet des Dialogues se définit comme suit : le sujet « J.J. », auteur d’Emile et de la Nouvelle Héloïse.

L’auteur et l’homme, du même coup, se divisent : il y a l’Auteur des livres et celui des crimes. Il y a un « J.J. » pour « Rousseau », un autre pour « Le Français ». Qui est le vrai « J.J. » ?

. Autour du visage de « Rousseau » qui s’anime :

Toujours dans le premier dialogue, « Le Français » révèle que « J.J. » n’a pas été jugé et n’a nul besoin de l’être puisque l’évidence du délit fait force de preuve. « Rousseau » découvre la faille dans le discours de l’autre : son visage s’éclaire ; « Le Français » lit ce changement :

– « Rousseau » : « Ah, grâces au Ciel, je respire ! vous délivrez mon cœur d’un grand poids.

– « Le Français » : Qu’avez-vous donc ? D’où vous naît cet épanouissement subit après l’air morne et pensif qui ne vous a point quitté durant tout cet entretien …? » (p.726-727)

Ceci nous mène au cœur du dilemme : « J.J. » est-il un être singulier ? Y a-t-il possibilité pour un lecteur de s’identifier à cet auteur ? « Rousseau » répond affirmativement, mais à l’imparfait. Il est un lecteur orphelin auquel se pose le problème de recouvrer son intimité avec l’Auteur.

. Autour de la présence morale :

Le récit du second dialogue se noue autour des termes de la lettre adressée par « Rousseau » à « J.J. » : « si vous êtes l’homme de vos livres, ouvrez-moi votre porte avec confiance … » (p. 776-777)

La confiance est le maître-mot de la visite à « J.J. ». Dans le lien inextricable des traits de l’homme avec ceux de l’œuvre, s’ouvre la question de la ressemblance, de la coïncidence entre les traits de l’un et ceux de l’autre, la question de la sincérité de l’homme et de la vérité de l’œuvre. La contradiction et l’hypocrisie liées au métier d’auteur se font jour. Reste à savoir si l’on peut avoir raison, seul contre tous ?

L’unité de « J.J. » se noue à la fin du dernier dialogue. Elle est, semble-t-il, une fin attendue et sans surprise. Examinons, toutefois, les conditions dans lesquelles elle se réalise.

  1. L’unité, oui, mais à quel prix ?

L’unité se noue autour du lit de mort de « J.J. ». Elle se réalise sur la base de son innocence et de la réalité du complot.

. Le complot est réel

– « Le Français » : « J’ai vu de trop près les manœuvres dont il est la victime pour laisser dans mon esprit la moindre autorité à tout ce qui peut en résulter. […]

Vous demandiez s’il existait un complot. Oui, sans doute, il en existe un, et tel qu’il n’y en eut et n’y en aura jamais de semblable. » (p. 942).

Ce constat mène à sacrifier, au nom du consensus, le seul pas qui permettrait de manisfester la vérité aux yeux du public : « c’est de nous réunir pour forcer enfin vos Messieurs à s’expliquer hautement en sa présence et à confondre un coupable aussi impudent, ou du moins à nous dégager du secret qu’ils ont exigé de nous, en nous permettant de le confondre nous-mêmes » (p. 939).

Dans ce monde du silence qui entoure la victime, cette proposition fait peur au « Français » qui récuse la démarche comme inutile pour l’intéressé et dangereuse pour ceux qui s’y risqueraient : « Je veux être juste mais sans témérité. Je ne veux point me perdre inutilement sans sauver l’innocent auquel je me sacrifie, et c’est ce que je ferais en suivant votre conseil ; c’est ce que vous feriez vous-même en voulant la pratiquer » (p. 939).

. Silence et malentendu :

Or, ce silence apparaît au cours du premier dialogue comme une condition préalable à la fiction. « Le Français » sans cela n’aurait jamais pu instruire « Rousseau » de la personnalité du « monstre » ni des agissements du complot. « Rousseau » s’engage à respecter cette clause ; un malentendu toutefois pèse sur la durée de validité des conditions du contrat. Pour « Rousseau », il regardait « le temps qu’il a fallu mettre à m’expliquer les secrets affreux que vous m’avez révélés….

– « Le Français » : Ne vous y trompez donc plus. Votre engagement, auquel vous ne pouvez manquer sans violer votre foi, n’a quant à sa durée d’autres bornes que celles de la vie. » (p.700).

L’image de l’unité, réalisée sur le lit de mort de « J.J. » confirme combien l’obéissance et la soumission à l’obligation de silence faite par le complot reste vivante et active, jusqu’aux bornes de la vie.  Ainsi réalisée, elle noue cependant la possibilité d’un dialogue dans l’au-delà, avec le lecteur de la postérité.

3. Du contrat avec le lecteur au contrat post-mortem

Dans ce nouveau contrat, le corps de l’œuvre se substitue au corps de l’homme. La reconstruction d’un dialogue avec le lecteur se révèle comme  un projet, une intention toujours présente en arrière-plan. Le choix de la forme dialoguée en est indissociable. La fin des Dialogues n’est plus un plein succès dont le résultat serait connu d’avance, mais un semi-échec car le dialogue avec le lecteur ne se reconstitue pas « ici et maintenant, dans le présent ; il s’ouvre comme un possible, au regard de l’avenir. Seul est conservé l’espoir qu’il triomphe un jour et se renoue autour du nom de l’auteur et de l’oeuvre.

Ce qui advient, sur ce lit de mort, ce n’est pas la mort mais le retour au moins partiel de la foi en son nom, en sa singularité et en la providence, fruit d’une alliance à trois qui met l’accent sur la structure ternaire de l’œuvre.

. La structure ternaire :

Cette structure insistante dans les Dialogues est l’idéal de la petite communauté de Clarens. Elle est ce que recherche l’auteur des Confessions pour rompre, grâce à la musique ou à la loi du silence ce que la relation à deux avec Mme de Warens peut avoir d’attrait sensuel. La singularité du sujet s’écrit : voilà ce qui fait le lien entre tous les âges de la vie depuis le départ de Genève. De la lettre à Madame de Warens jusqu’aux exemples tirés de l’expérience de l’homme, dans l’Emile en passant par le Persifleur, le récit de mon histoire est un moyen d’attirer l’attention, de se faire entendre, de gravir les degrés de l’échelle sociale jusqu’au rang d’écrivain et de penseur. Le récit des Confessions est reprise d’un procédé qui a si bien réussi dans la jeunesse. Là, un dialogue à trois se noue entre l’enfant, le philosophe et l’homme en train d’écrire. Plus cette trilogie fait défaut dans les Dialogues et plus elle s’y affirme dans la structure d’une œuvre en trois dialogues, à trois personnages. Choisir la forme dialoguée, c’est rechercher un rythme ternaire sur lequel s’élabore la force d’énonciation du sujet.

. Le dialogue, forme ternaire ?

Mettre en présence deux interlocuteurs ne suffit pas à instaurer un dialogue. Pour cela, il faut, au mieux, qu’il y ait coordination dans la langue, que la langue fonctionne comme un espace commun où puiser des points d’accroche, où les mots revêtent le même sens. Ici, si le dialogue se crée, c’est autour d’un double malentendu – sur la durée de validité du silence – et sur les mots :

– « Le Français » : « Faste ou force, qu’importe le mot, si l’idée est toujours la même ? Si ce sublime jargon tiré par l’hypocrisie d’une tête exaltée n’en est pas moins dictée par une âme de boue ?

– « Rousseau » : Ce choix du mot me paraît moins indifférent qu’à vous. Il change pour moi beaucoup les idées, et s’il n’y avait que du faste et du jargon dans les écrits de l’Auteur que vous m’avez peint, il m’inspirerait moins d’horreur… » (p.667-668)

Voilà ce qui, dès l’ouverture, rend le sentiment de « Rousseau » sur « J.J. » si divergent de celui du « Français ». Un silence s’est apesanti sur les mots où leur définition se brouille, où le sens commun l’emporte sur le sens cher à Jean-Jacques Rousseau. Ce changement se fait sentir dans le contrat de l’auteur au lecteur.

  1. Quel changement dans le contrat de l’auteur au lecteur ?

Le mot « force », entendu comme force physique, est force du complot ; entendu comme force féminine, selon l’Emile, il est pudeur et réserve naturelles, faculté d’exprimer autrement – grâce à l’expression du visage et à l’intonation de la voix – ce qui ne saurait être énoncé par la bouche. C’est cette force de résistance qui caractérise « J.J. » :

– « Rousseau » : « En un mot, son âme est forte ou faible à l’excès, selon les rapports sous lesquels on l’envisage. Sa force n’est pas dans l’action mais dans la résistance ; toutes les puissances de l’univers ne feraient pas fléchir un instant les directions de sa volonté » (p. 818-819).

Le drame des Dialogues c’est l’antagonisme entre des forces qui n’échangent plus mais se vivent dans un rapport conflictuel entre force de l’opinion et faiblesse d’un sentiment intérieur qu’il n’est plus possible de faire partager. Dans l’Emile, la double négation – ni force ni faiblesse – permet, dans l’amour et la relation sexuelle, de sortir de l’impasse. Le doute devient salvateur : « Alors ce qu’il y a de plus doux pour l’homme dans sa victoire est de douter si c’est la faiblesse qui cède à la force ou si c’est la volonté qui se rend, et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours ce doute entre elle et lui » (p. 696).

Dans les Dialogues, la double négation porte sur l’auteur des crimes et celui des livres. Ici, la femme et l’amour, toujours absents rendent le doute insupportable. Ce n’est pas le philosophe mais l’homme « J.J. » qui en émerge, dans toutes ses contradictions. D’une œuvre à l’autre, l’intention de l’auteur paraît s’être limitée dans son objet.

. L’intention de l’auteur :

Le silence imposé par le complot limite la portée de la démarche de « Rousseau », porte-parole de l’auteur. Le consensus obtenu sur le lit de mort de « J.J. » marque un retrait sur soi, sur ses propres forces. Ce vent de paix n’a de valeur que pour soi et non vis-à-vis de ses contemporains. A l’impossible, semble dire « Rousseau », nul n’est tenu :

– « Rousseau » : « Dans la démarche que j’aurais désiré de faire j’avais plus pour objet notre entière et commune satisfaction que de ramener ni le public ni vos Messieurs aux sentiments de la justice et au chemin de la vérité. (p.946)

L’intention de l’auteur, limitée à un cercle aussi restreint, ne suffit plus à le placer face à la solitude de l’écrivain ; elle suffit simplement pour que la solitude, après les Dialogues, change de nature : elle n’est plus, dans les Rêveries, exclusion radicale du « monstre » hors des chemins de l’humanité mais solitude de l’être au monde. Elle se définit par rapport à son prochain, son ami, son frère. Elle redevient, dans le champ de l’appartenance au genre humain, affirmation d’une possible singularité.

  1. Dialogue et singularité

Retrait sur soi et ouverture sur le monde, la forme dialoguée devient caractéristique de ces deux courants contradictoires. Rarement usitée chez Jean-Jacques Rousseau, elle est cependant à l’honneur dans la seconde préface de la Nouvelle Héloïse. Elle place l’auteur sur le terrain de sa singularité, entre dialogue imaginaire avec des êtres fictifs et dialogue avec le lecteur et pose le problème du passage de l’un à l’autre.

. Une forme de transition :

Forme de transition, elle prépare un changement d’état ; elle opère le passage de la fiction au réel (défini par l’agir, l’écrire ou le signer) ; elle tend à assurer à l’œuvre et à l’homme, un destin séparé. Dans les Dialogues, ce détachement est subordonné à la mort de « J.J. ». Dans la Nouvelle Héloïse, il se formalise autour du choix de la signature, entre Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève et Jean-Jacques Rousseau, tout court. Là, la forme dialoguée se révèle être une force ; dans les Dialogues, elle est faiblesse. Cette faiblesse y ressemble, selon l’auteur d’Emile, à celle d’une femme qui, si elle sait exercer sa liberté et conquérir sa force au sein de la cellule familiale, ne peut pour autant se dégager du joug de l’opinion publique. Le dialogue intérieur vise à rétablir le poids de l’intime conviction, le sens de l’authenticité de la signature, la vérité d’une singularité qui tient à l’histoire personnelle de l’homme et fonde l’anthropologie de l’auteur. Ecrit, il suppose le geste premier, avant la lettre.

 

Ce qui importe dans les Dialogues, ce n’est donc pas la forme, c’est le geste ; ce n’est pas de savoir s’il s’agit d’un dialogue ou d’un monologue. Ce qui importe, c’est que le geste fasse date et imprime une retenue, un silence, un espace. Ce qui importe, c’est que Rousseau juge de Jean-Jacques se recompose dans une alliance entre « un nom de famille que le public a jugé à propos de m’ôter, un nom de baptême auquel il lui a plu de me réduire » et un Français, pour interlocuteur (Du sujet et de la forme de cet écrit, 663). Ce qui importe, c’est qu’elle montre, entre tradition et singularité, la nécessité du sujet de se structurer dans et par l’écriture, qu’elle serve l’espoir de recréer, comme par magie, le dialogue avec soi et avec le lecteur, là où il fut interrompu. Ce qui importe, c’est que la forme dialoguée, dans un texte où le moi est omniprésent, permette de s’abstraire, que la chaîne des générations soit appelée à se poursuivre. Ce qui importe, c’est qu’elle favorise un possible resurgissement où le sujet, pour s’instituer comme auteur, en vienne à jouer « le rôle du mort dans le jeu de l’écriture » (Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » dans Dits et écrits, p.821). L’écriture, liée au sacrifice de la vie, fait apparaître le dialogue comme un espace laissé vide par la disparition de l’homme. La signature une fois apposée, il est clair, au regard de l’Histoire du précédent écrit, que l’homme et l’œuvre n’en acquièrent pas pour autant un destin séparé. Il est clair, au regard du Du sujet et de la forme de cet écrit qu’il ne se justifie pas vraiment, si un « silence fier et dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, et eut été bien plus de mon goût » (p. 665). La forme dialoguée donnée comme propre à favoriser la discussion entre le pour et le contre relève décidément de l’écueil d’une logique duelle. Jean-Jacques Rousseau ne s’aperçoit pas que cette forme littéraire lui sourit mal, que ce sacrifice-là eut peut-être été plus judicieux. N’avait-il pas raison de préférer en faire une enveloppe vide?

 

Les Dialogues, une théorie matérialiste du fanatisme

                                                Par Yves Vargas

 

Les Dialogues sont la mise au jour d’un complot. Jean-Jacques Rousseau est couvert d’opprobre, traîné dans la boue, insulté, interdit partout. De deux choses l’une : ou bien il mérite ce sort terrible  car il est le pire des scélérats, ou bien c’est un homme bon et vertueux, et alors cette infamie est le fruit d’une malveillance à son égard, un complot.

Ce complot, les Dialogues ne se bornent pas à le dénoncer, à partir de la bonté de Jean-Jacques. Après tout, il suffisait de montrer que Jean-Jacques Rousseau est vertueux et bon pour que la malveillance tenace de ses ennemis soit établie. Mais le texte ne s’en tient pas là, et le complot est l’objet d’une description minutieuse, qui le fouille dans ses détails et ses ruses, ses ramifications, sa logique. Sans rien connaître de ce complot, sans pouvoir citer un seul fait patent, l’auteur nous en donne tous les détails par le menu. C’est sur ce point que s’est édifiée, comme on sait le diagnostic de maladie mentale de Jean-Jacques Rousseau, allant du paranoïa à la mélancolie, au gré des modes psychiatriques. Je renvoie chacun au travail très remarquable de Claude Wajcman, Les fous de Rousseau, qui dresse l’histoire des diagnostics[36].

Je voudrai souligner que la description du complot, si elle n’est certes pas étayée n’est pas pour autant le pur produit d’un délire ; je crois qu’il s’agit de la résurgence d’une théorie que Rousseau avait antérieurement élaborée et à laquelle il a renoncé : la théorie du fanatisme ecclésiastique. Du coup, son délire nous apprend comment il a analysé l’église, ses causes et ses effets.

 

Pour valider l’hypothèse, il faut d’abord remarquer à quel point « L’inspiré » mis en scène par le récit du Vicaire savoyard ressemble aux « philosophes » des Dialogues.

Le premier principe dénoncé chez l’inspiré est le cercle logique de la cause et de l’effet. L’inspiré parle au nom de Dieu, la vérité de ses propos en est la preuve, mais inversement tout ce qu’il dit est vrai parce qu’il parle au nom de Dieu :

« Je vais vous prouver invinciblement que c’est Lui qui m’envoie […] Mes preuves sont sans répliques, elles sont d’un ordre surnaturel »[37].

Contre cette pétition de principe le Raisonneur le prie de dissocier la cause et l’effet et de procéder par ordre : la cause avant l’effet.

« Il serait bon de montrer vos titres avant d’user de vos privilèges ».

 

On trouve la même pétition de principe dans les Dialogues, où on veut montrer la méchanceté de Jean-Jacques par ses actes en affirmant que ses actes sont mauvais pour la raison qu’il est méchant :

« Vous m’avez ci-devant donné ses crimes pour preuve de sa méchanceté et vous me donnez à présent sa méchanceté pour preuve de ses crimes »[38].

Le deuxième principe de l’Inspiré est l’usage des témoins :

« Des miracles ! Je n’ai rien vu de tout cela.

– D’autres l’ont vu pour vous. Des nuées de témoins, le témoignage des peuples […]. Quand il est unanime, il est incontestable »[39].

L’argument de l’unanimité des témoignages se retrouve en l’état dans les premiers propos du Français :

« Supposons que vous trouviez un honnête homme […] et tout le monde vous montre un scélérat, qu’en s’ensuivra-t-il ? »

L’aveu universel dans les deux cas est un argument de poids, et dans les deux cas la réponse est la même, pour le vicaire comme pour « Rousseau » : il faut aller voir soi-même, et pas seulement voir mais aussi comprendre ce qu’on voit.

Ecoutons le Vicaire :

« Quoi ! Toujours des témoignages humains ? Toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ? […] Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions »[40].

« Il faut comparer les objections aux preuves »[41]

« Laissez-moi, de grâce, aller voir dans ce pays lointain où s’opèrent tant de merveilles inouïes  dans celui-ci […] . Vous sentez bien qu’il faut que j’aille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même »[42].

Les Dialogues,  à présent :

« Tous les témoignages portés contre lui […] je ne les admettrai qu’après avoir bien examiné, etc. »[43].

« Que puis-je faire […] ? C’est de rejeter dans cette affaire toute autorité humaine, toute preuve qui dépend du témoignage d’autrui, et de ne me déterminer uniquement sur ce que je puis voir de mes yeux et connaître par moi-même […] Et de le juger en tout ce que verrai de lui […] par la mesure de bon sens et de jugement que je puis avoir reçue »[44].

Troisième point, l’établissement des preuves.

On sait que Jésus est déclaré divin dans son inspiration et dans sa mort. Sur quoi se fonde la certitude du vicaire ? Elle se fonde sur le rapport entre le livre – les Evangiles – et leur auteur – Jésus. Le vicaire effectue un raisonnement causal qui relève du déterminisme le plus strict : un livre et l’effet d’un auteur qui en est la cause, cet auteur est un homme, lui-même effet d’une société dans laquelle il vit et qui est la cause de ses vertus et de ses vices. Ainsi, les livres inspirés par Socrate respire la vertu, ce qui indique que Socrate fut un homme vertueux, et il l’était parce que la Grèce était toute entière pétrie de vertu : de la société à l’homme et de l’homme au livre la conséquence est linéaire. C’est parce que cette linéarité est brisée qu’on doit chercher pour Jésus une cause surhumaine : Jésus est divin parce q u’il est Juif et que la société juive n’était pas en mesure de produire un tel prodige moral :

« Où Jésus aurait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l’exemple ? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre »[45].

Dans les Dialogues l’axiome de base est le même : un livre vertueux est nécessairement l’effet d’un homme vertueux qui en est l’auteur ; dans les écrits d’un méchant sa méchanceté apparaît toujours.

« J’aurai défié tous les coureurs de filles de Paris d’écrire jamais une seule des lettres de l’Héloïse »[46]

« Je ne croirai jamais de ma vie que l’Emile […] soit l’ouvrage d’un cœur dépravé, que l’ Héloïse […]ait été écrite par un scélérat […] que le recueil entier des écrits du même auteur soit d’une sorti d’une âme hypocrite »[47]

A partir de cet axiome s’établissent deux recherches. L’une qui va de l’homme aux livres, « Hébien, Monsieur, l’avez-vous vu ? », l’autre qui va des livres à l’homme, « Hébien, Monsieur, l’avez-vous lu ? »[48].

Finalement, tout comme Jésus était rendu par ses seuls livres à sa divinité, Jean-Jacques Rousseau est rendu par les siens à sa bonté[49].

Comme on voit, l’atmosphère qui règne dans les Dialogues a les mêmes senteurs que celle qu’on respire chez le vicaire. Mais ce parallélisme ne prouve pas encore que le complot soit calqué sur un modèle du fanatisme religieux. Après tout, il peut s’agir simplement dans l’un et l’autre cas d’une identité de méthode et de ressemblances fortuites.

Par chance, ce parallélisme est annoncé en toute clarté par Rousseau lui-même, et avant même l’époque du complot. A l’opposé de Voltaire qui explique que « l’esprit philosophique adoucit les mœurs des hommes », que « l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille »[50], Rousseau a toujours pensé que cette douceur ne vient pas de leur doctrine mais seulement de leur impuissance. Qu’on leur donne le pouvoir, ils se comporteront comme leurs ennemis d’aujourd’hui.

Le vicaire l’annonce : « Reste à savoir encore si la philosophie à son aise et sur le trône […] pratiquerait cette humanité si douce qu’elle nous vante la plume à la main »[51] ;

La lettre à Monsieur de Beaumont le répète : « J’ai prédit […] qu’aussitôt que les Jansénistes seraient les maîtres, ils seraient plus intolérants et plus durs que leurs ennemis »[52].

Les Dialogues reprennent l’argument :

« Grands imitateurs de la marche des Jésuites, ils furent leur plus ardents ennemis […], et maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire, avec la même dextérité, que les autres gouvernaient les consciences […] ils deviennent sans qu’on s’en aperçoive aussi dangereux que leurs prédécesseurs »[53].

« En paraissant prendre le contre-pied des Jésuites, ils tendent néanmoins au même but […]. Ils se sont établis […] une autorité non moins absolue que celle de leurs ennemis »[54].

Jésuites, Jansénistes ou philosophes, ils mènent tous le même combat d’intolérance, rendus jumeaux par le pouvoir.

L’affaire est entendue, le fanatisme suit la pente du pouvoir, mais cela ne nous dit pas ce qu’est exactement le fanatisme. Il ne suffit pas de le réfuter ou le dénoncer pour le connaître. Dans Emile, le fanatisme est terrassé dans ses effets sans en décrire les causes.  Je propose d’analyser le complot : il paraît fantasmatique car sans objet avéré, sans fait désignable, mais il devient terriblement précis si on le rapporte au pouvoir ecclésiastique qui en fournit le modèle. Et, pour le coup, au cœur même de sa souffrance délirante, Rousseau apparaît comme un remarquable sociologue de la politique. Peut-être alors verra-t-on que Max Weber et Gramsci ont repris, à partir d’autres horizons, la même problématique que celle inaugurée par Rousseau dans les Dialogues.

Le fanatisme (le mot apparaît à la fin du texte[55]) est défini comme d’abord comme une contagion, une épidémie de jaunisse :

« Faisons pour un moment cette supposition triviale que tous les hommes ont la jaunisse […]. Il est, pour ainsi dire, des épidémies d’esprit qui gagnent les hommes de proche en proche comme une espèce de contagion »[56].

Cette supposition triviale est directement empruntée à Voltaire qui explique ainsi le fanatisme religieux dans son Dictionnaire philosophique :

« Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable […] Il n’y a d’autre remède à cette maladie épidémique, etc. […] Dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié »[57].

Mais si Voltaire se borne à présenter la philosophie comme le remède à la maladie, Rousseau se pose une question tout autre : comment une telle contagion est-elle possible ? « Que faut-il penser du genre humain »[58]. La réponse ne porte pas sur l’analyse du genre humain mais sur les mécanismes du pouvoir. Il suffit d’en distinguer les points principaux pour s’apercevoir que la théorie du complot est une analyse du totalitarisme idéologique tel que le pouvoir clérical en avait donné le spectacle dans les temps antérieurs.

Que faut-il pour dresser les esprits à croire n’importe quoi ? En premier lieu, il faut que se constitue un groupe et des chefs.

« Depuis que la secte philosophique s’est réunie en un corps sous des chefs, ces chefs […] sont devenus les arbitres de l’opinion publique »[59].

Mais comment passe-t-on d’un groupe à la « masse »[60], à l’ « opinion publique » ? Voyons la suite.

En deuxième lieu, il faut pratiquer la corruption, par l’argent ou par les titres et avantages.

« A force de temps, d’intrigue et d’argent, de quoi la puissance et la ruse ne viennent-elles à bout ? »[61].

« Avec beaucoup d’adresse, un peu d’argent et de grandes promesses ils gagnèrent tout ce qui l’entourait »[62].

« Tous ceux […] qui ont fourni quelque fait contre lui ;[…] ont été récompensé de manière ou d’autre »[63].

En troisième lieu, la formation de l’opinion publique ne doit pas être générale et diffuse, elle se moule sur les structures sociales, les catégories sociologiques, ce qu’au siècle de Rousseau on appelle « les états ». On sait que dès son article Economie politique Rousseau avait analysé la logique des corps constitués et avait montré leur auto-centrisme, on voit à présent que ces groupes repliés sur eux-mêmes sont manipulables aisément : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le « clientélisme ».

« Ils n’ont épargné ni fiction ni mensonge pur inciter contre lui l’amour-propre, et dans tous les états et chez tous les individus […] Dans les écrits qu’on fait passer sous son nom, l’on a pris un soin particulier à lui faire insulter brutalement tous les états de la société »[64].

En quatrième lieu, ces dispositions impliquent l’alliance avec la pouvoir politique, le gouvernement, l’administration : il n’y a pas de fanatisme durable sans l’appui de l’Etat politique. Je ne veux pas faire ici d’anachronisme et je me garderai de dire que Rousseau a  l’intuition d’une conception de l’infrastructure politico-sociale porteuse de la superstructure idéologique ! Il suffit de constater que pour lui l’ignorance, l’obscurantisme, l’aveuglement, la méchanceté même ne suffisent pas pour expliquer la généralisation et la pérennité d’un égarement.

« Un projet de cette espèce […] n’aurait pu s’exécuter sans le concours du gouvernement […] L’administration se prête donc aux manœuvres nécessaires pour l’enlacer et le surveiller »[65].

« Si l’administration, si la police elle-même trempe dans le complot […] quel homme au monde […] pourra se garantir de l’erreur »[66].

Arrêtons-nous un instant sur cette apparente enflure du délire : le gouvernement s’en mêle à présent ! Demandons-nous plutôt : pourquoi le gouvernement est-il si nécessaire à une telle entreprise ? Il faut revenir à la théorie : pour Rousseau le pouvoir a le temps. Le temps, cela ne signifie pas qu’il attend sans rien faire, bien au contraire : cela signifie qu’il peut organiser ses plans en les étalant de façon qu’ils ne soient jamais visibles aux particuliers, jusqu’au moment où il est possible de passer à la réalisation, c’est-à-dire au moment où il désormais trop tard pour s’y opposer. Cette idée de sratégie graduelle se trouve détaillée dans les Lettres de la Montagne :

« Ce n’est pas par des entreprises marquées que vos magistrats ont amené les choses au point où elles sont, c’est par des efforts modérés et continus, par des changements presque insensibles […]. De ces riens là […] le Conseil sait avec le temps faire quelque chose »[67].

« Celui qui a la puissance exécutive n’a jamais besoin d’innover par des actions d’éclat […]. Il lui suffit, dans l’exercice continu de sa puissance de plier peu à peu chaque chose à sa volonté »[68].

Le complot reprend cette théorie car elle permet d’expliquer la diffusion lente et insensible des idées mensongères :

« Le complot dont il est le sujet n’est pas de ces impostures jetées au hasard qui font un effet rapide mais passager […], c’est […] un projet médité de longue main, dont l’exécution lente et graduée ne s’opère qu’avec autant de précaution que de méthode »[69].

Cette lenteur, cette insensible croissance, cette pérennité, ne peut exister sans l’appui de l’appareil administratif. La théorie l’emporte sur le fantasme.

En cinquième lieu, ce projet hégémonique de la secte a besoin de professionnels qui assurent la diffusion, les contacts, ce que l’église appelle des missionnaires.

« On envoie des gens de confiance chargé de bonnes instructions et de beaucoup d’argent, à Venise, à Turin… »[70].

Le vicaire, concernant les missionnaires, n’entrait pas dans le détail de leurs mission et se contentait d’évoquer les contradictions logiques de leur missions ; à présent Rousseau précise le trait et les présente comme des agents peu scrupuleux sur les moyens pour assurer leur propagande. Le parallèle entre les philosophes et l’église n’est pas ici une sur-interprétation, le mot « missionnaire » se trouve quelques pages plus loin, et ce n’est pas un hasard :

« Cette doctrine de matérialisme et d’athéisme prêchée et propagée avec toute l’ardeur des plus zélés missionnaires… »[71].

En sixième lieu, une entreprise idéologique de masse doit veiller à manier à la fois l’éducation et la menace, l’éducation pour la jeunesse et la menace pour les autres.

L’éducation transforme toutes les idées en évidence pour les nouvelles générations, Rousseau reprend ici la théorie de Hobbes :

« Cette aversion […]  devient en quelque sorte un sentiment inné qui s’affermit dans les enfants par l’éducation […]. Toute la jeunesse est nourrie dans ce sentiment […]. C’est dans leurs mains que sont placés les gouverneurs des enfants […]. Ils ont trouvé l’art de faire circuler leur doctrine […] dans les séminaires, dans les collèges, et toute une génération naissante leur est dévouée dès le berceau »[72].

Quant aux aînés qui n’ont pas été éduqués dès le berceau à ces doctrines, la crainte les rend silencieux voire lâches. Cette crainte s’étend depuis les premiers sectateurs jusqu’au public. Pour le premier cercle, la crainte est un simulacre de pacte social :

« Demeurant ainsi tous unis par la crainte […], ils forment un corps indissoluble dont chaque membre ne peut plus être séparé »[73].

Pour le public, affronter la secte relève de l’inconscience, de la bravade absurde où l’on a tout à perdre sans rien gagner ; on sait la prudence effrayée du « Français » :

« N’attendez pas […] que j’aille étourdiment me porter pour son défenseur […]. J’ai un état, des amis à conserver, une famille à soutenir, des patrons à ménager. Je ne veux point faire ici le Dom Quichotte en lutte contre les puissances »[74].

Le septième point sur lequel se terminera cette revue n’est pas le moindre : il s’agit de comprendre le rapport aux masses, aux gens qui n’ont cure de tous ces dogmes et qu’il faut enrôler pour que l’entreprise s’enracine dans le peuple, dans les traditions, dans les faits. Si on peut comprendre comment une ligue fanatique peut effrayer, circonvenir, surveiller, menacer, flatter, on comprend moins comment elle peut s’appuyer sur la masse des gens qui, après tout, n’en a rien à faire :

« Comment est-on parvenu à y faire participer tout le monde, et même ceux sur qui nuls des motifs qui l’ont fait naître ne pouvait agir »[75].

La réponse est encore ici radicalement matérialiste : ni l’ignorance ni la faiblesse humaine ne sont invoquée, mais l’indignation et l’engagement. L’indignation : se souvenant de la leçon de Spinoza, Rousseau sait que l’indignation est la passion des masses, celle qui les fait entrer en politique :

« Pour l’intéresser, cette populace […], ils ont admirablement tiré parti d’une ridicule arrogance de notre homme, qui fait le fier sur les dons et e vouloir pas qu’on lui fasse l’aumône »[76].

Mais cela ne suffit pas, car l’adhésion d’un groupe à un projet est fonction du temps, des efforts, de l’argent, que ce groupe y investit, de sorte que l’effort pour le projet devient plus important que le projet lui-même. Le projet justifie d’abord l’effort, c’est ensuite l’effort qui justifie le projet. La psycho-sociologie a multiplié ce type d’expérience appelées « manipulations », mais surtout les religions usent de cet artifice qui exige des sacrifices afin que le paradis devienne nécessaire sous peine d’avoir souffert pour rien. C’est le principe de base du matérialisme : la primauté de la pratique sur la pensée. Rousseau expliquera donc l’adhésion des masses par l’organisation d’une charité étendue à toute la population pour l’engager dans le projet de la secte, ce qu’il appelle « entrer dans la grande confidence » :

« On a imaginé de lui faire en détail et à son insu beaucoup de petits dons qui demandent le concours de beaucoup de gens et surtout du petit peuple qu’on fait ainsi entrer dans la grande confidence »[77].

Oublions un instant le complot et posons-nous ingénument la question : comment peut-on faire avaler des absurdités à des populations entières, leur faire donner du sens au non-sens, et même les convaincre d’avoir été témoins de l’impossible ? Cela semble inconcevable en raison mais c’est bien réel puisque les églises y sont parvenu. Ce n ‘est pas dans l’esprit humain qu’il faut en chercher la cause, non plus que dans le contenu des dogmes. Tout est affaire d’organisation. Peu importe que les absurdités soient pieuses ou athées, spiritualistes ou matérialistes, que les hommes soient savants ou ignorants : l’organisation vient à bout de tout. Cette position matérialiste, à faire pâlir Helvétius lui-même, commande la théorie du complot, qui est une analyse socio-politique du système jésuite conçu comme une idéologie de gouvernement.

Construire un noyau et une hiérarchie, user de corruption, travailler la société selon ses structures, s’allier à l’administration gouvernementale, former des professionnels de la propagande, occuper le terrain de l’éducation et des loisirs, paraître menaçant, organiser des actions de masses : voilà en quoi consiste la prise en main des esprits, l’établissement de la déraison, du fanatisme, qui sont le fait des églises et des sectes totalitaires. Le complot est l’occasion pour Rousseau d’en révéler les mécanismes.

Quand le fanatisme est puissant, on peut multiplier les témoins qui ont vu des miracles, de leurs yeux vus, en toute bonne foi. Et si on veut un miracle de plus au firmament du fanatisme, ajoutons, pour finir, celui-ci :

« Si d’Alembert o Diderot s’avisaient d’affirmer aujourd’hui quil a deux têtes, en le voyant passer demain dans la rue, tout le monde lui verraient deux têtes distinctement »[78]

ã Yves VARGAS
 A la recherche du lecteur introuvable dans

l’Histoire du précédent écrit

par Béatrice Durand

Le texte des Dialogues proprement dits est entouré d’un abondant paratexte (Du sujet et de la forme de et écrit, l’Histoire du précédent écrit, le fameux « billet circulaire » À tout Français aimant encor la justice et la vérité). Ces textes sont autant de commentaires –  anticipés ou a posteriori – sur la réception du manuscrit par le public, c’est-à-dire sur la relation réelle (extérieure au texte) que le texte (et, par ce biais, l’auteur) peut établir avec les contemporains.

L’objet de cet exposé sera donc une réflexion sur les rapports entre cette relation que le texte pourrait vouloir établir avec des lecteurs réels et la relation qui se noue au sein des Dialogues entre Rousseau-personnage du dialogue et le Français.

J’évoquerai d’abord les différentes figures de lecteurs et l’échec de la réception telle que la souhaite Rousseau.[79] J’essaierai ensuite de mettre en relation cet échec avec le fonctionnement du procès fictif des Dialogues. Ce faisant, je voudrais essayer de définir l’enjeu psychique du texte, en plaidant pour l’unité des choix d’écriture et du vécu psychique. Je voudrais m’inscrire en faux à la fois contre les lectures purement  « diagnostiques » du texte[80] et contre les approches « littéraires » qui balaient d’un revers de main le vécu psychologique (la souffrance) comme étant du ressort des « psychologues »  au motif que l’ouverture par la fiction d’un espace littéraire transcenderait ce vécu psychique.[81]

 

1. À la recherche du lecteur introuvable

La relation avec les lecteurs potentiels – la lecture du texte par des personnes réelles – est à la fois espérée (le texte des Dialogues est conçu comme un appel, une demande d’écoute qui mettra fin à cette injustice qu’est le déni d’écoute) et redoutée (une mauvaise réception du texte accroîtra encore le sentiment d’exclusion). Du sujet et de la forme de et écrit anticipe cette réception dans l’angoisse, l’Histoire du précédent écrit, qui fonctionne comme la vérification d’une prophétie, en fait un bilan négatif : le texte n’aura pas trouvé le lecteur qu’il cherchait.[82]

La question du lecteur est pourtant cruciale puisque c’est elle qui décidera de la « destinée » de l’écrit : « Que deviendra cet écrit ? Quel usage pourrai-je faire ? Je l’ignore, et cette incertitude a beaucoup augmenté le découragement qui ne m’a point quitté en y travaillant » (p.666). Les Dialogues doivent avoir une efficace dans la vie réelle, un « usage ». Or rendre le texte efficace, c’est d’abord trouver le bon lecteur.

Du sujet et de la forme de et écrit peut être résumé comme l’opposition entre les bons et les mauvais  lecteurs. Les mauvais existent, Rousseau les a rencontrés ; le bon, Rousseau le cherche encore. Il se définit par opposition aux lecteurs frivoles et pressés, qu’il a déjà rencontrés,  « …ceux qui ne veulent qu’une lecture agréable et rapide, ceux qui n’ont cherché, qui n’ont trouvé que cela dans mes Confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue ni soutenir une attention suivie pour l’intérêt de la justice et de la vérité… » (ibid.). À ceux-là, Rousseau conseille de « s’épargner l’ennui de cette lecture » : « ce n’est pas à eux que j’ai voulu parler, et loin de chercher à leur plaire, j’éviterai du moins cette dernière indignité que le tableau des misères de ma vie soit pour personne un objet d’amusement » (ibid.). Le texte s’ouvre donc sur un geste d’exclusion.

À l’endroit du bon lecteur, celui qu’il n’a pas encore exclu, Rousseau formule deux exigences : 1) tout lire  ; et 2) garder le secret tant que la lecture n’est pas achevée.[83]  Or, ces deux exigences sont encore une forme indirecte d’exclusion : tout lire, c’est précisément ce qu’on ne peut jamais exiger du lecteur (dans la République des lettres, laisser tomber le livre fait partie des droits imprescriptibles du lecteur). Faire lire un écrit en exigeant du lecteur la confidentialité de la lecture est aussi une exigence paradoxale, puisque chercher un lecteur, c’est en principe chercher la publicité. Exiger du lecteur le secret revient à vouloir le contrôler.

L’usage du verbe disposer (le lecteur disposera de la personne de l’auteur à sa guise, c’est-à-dire certainement pour lui faire du mal) exprime l’angoisse que suscite cette forme particulière de la relation à autrui qui consiste à être lu. De même que toute relation humaine comporte une part de risque, « d’exposition » à autrui, être lu comporte le risque d’être mal lu. Le seul moyen d’échapper à cette menace qu’est la liberté de jugement du lecteur (sa liberté de ne pas être convaincu) est de le contrôler (en l’obligeant par exemple à tout lire ou en exigeant de lui qu’il ne communique pas avec d’autres avant d’avoir tout lu). C’est aussi une manière de le disqualifier en cas de désaccord : s’il n’a pas lu comme Rousseau voulait qu’il lise, c’est qu’il est un mauvais lecteur. Le lecteur (potentiel) est ainsi enfermé dans une impasse logique : ou bien il est d’accord (de bonne foi, empathique), ou bien il est disqualifié. Du sujet et de la forme de et écrit est ainsi une captatio benevolentiae paradoxale et agressive. Ce sont de curieuses précautions oratoires qui interdisent la lecture du texte qu’elles précèdent.

Cette relation impossible au lecteur se laisse très bien décrire en termes de double bind, une catégorie logique élaborée par la théorie des systèmes, qui a trouvé, entre autres, une application dans la psychiatrie systémique. [84] Le double bind désigne une structure logique contradictoire du type « plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère ».

Le double bind pourrait ici se formuler de la manière suivante : 1) je cherche désespérément la communication avec un lecteur-juge  qui restaurera l’image que je voudrais qu’on ait de moi ; mais 2) plus je m’expose, plus je risque d’être mal jugé et d’être persécuté. Le système est bloqué, dans la mesure où, si on tire dans un sens, on ne fait que resserrer le nœud : si je recherche la publicité, je m’expose à être persécuté ; si je choisis la retraite (en ne cherchant pas un lecteur-juge), je renonce à ce que justice me soit faite. Quoi que je fasse (pour utiliser une métaphore qui n’est pas seulement celle de Laing, mais qui est déjà celle de Rousseau), je resserre le nœud qui m’étrangle. Mes possibilités d’action paraissent réduites à néant dans la mesure oùune chose et son contraire sont également vouées à l’échec.

L’Histoire du précédent écrit n’est que la chronique vérifiant cet échec annoncé.[85] Le texte est structuré par l’évocation de différents destinataires possibles. Il commence par un rappel de l’expérience d’être mal reçu, lu à mauvais escient (par Duclos, le lecteur traître, celui qui a divulgué le manuscrit des Confessions  et l’a fait lire à des médisants, « des gens qu’on avait mis autour de moi » (p.977), par les Egmont, qui, à l’exception de Madame d’Egmont, n’ont réagi à la lecture des Confessions que par l’indifférence).

Par opposition, les lecteurs / destinataires –  « les dépositaires » –  du texte choisis par Rousseau étaient pressentis comme de bons lecteurs. J’en rappelle la liste : Dieu (épisode de Notre-Dame),[86] l’homme de lettres vertueux (Condillac), Brooke Boothby, le jeune Anglais, la nation française et, pour finir, à nouveau l’instance surnaturelle – ici la « providence » ou le « Ciel ». On remarquera au passage que le destinataire surnaturel commute toujours avec « n’importe qui » : Dieu, lors de l’épisode de Notre-Dame s’avère n’être qu’un prétexte, puisque Rousseau avoue après coup avoir flirté avec l’idée que le manuscrit pourrait atteindre le Roi (donc aussi une figure de pouvoir suprême, mais beaucoup plus temporelle…) ou n’importe qui (comme l’indique le texte de la suscription « Qui que vous soyez que le Ciel a fait arbitre de cet écrit… »). À la fin de l’Histoire du précédent écrit également, quand Rousseau a parcouru le cycle de tous les destinataires envisageables, et qu’on a le sentiment que la boucle est bouclée, intervient une sorte de coda, dans laquelle Rousseau invoque à nouveau s’en remettre au « ciel », à qui est en fait dévolu le rôle de faire apparaître le dernier des justes. La quête n’est donc jamais arrêtée. Le psychisme ne se résigne pas à accepter l’échec de la relation de lecture. Il continue à la rechercher tout enprogrammant minutieusement son échec.[87]

La recherche d’un destinataire obéit toujours à un schéma identique. Le destinataire choisi est justifié comme étant le meilleur et le seul possible (un choix évident, Rousseau étant parfois tenté de présenter ce choix comme une volonté de la Providence : Boothby lui est envoyé par « le doigt de Dieu »),[88] la rencontre est préparée de manière minutieuse et anticipée avec beaucoup d’intensité. Ce luxe de précautions dans l’anticipation et la préparation contraste avec le caractère absurde et aléatoire de toute l’entreprise. Mais la rencontre est un échec, soit parce que la réponse escomptée ne vient pas (de la part de Dieu), soit parce que Rousseau essuie un refus (de la part des Parisiens qui répondent cyniquement  au billet circulaire…), soit parce qu’il récuse lui-même le lecteur comme insuffisant (Condillac, Boothby ). Dans ces deux derniers cas, mais surtout dans l’épisode Condillac, ce qui est frappant, c’est la persévérance de Rousseau pour faire échouer la relation.

Ce qui l’a le plus choqué dans la réaction de Condillac est qu’elle était technique : Condillac n’a pas répondu sur le fond, mais seulement sur les moyens de rendre le texte publiable, alors que Rousseau attendait une justification de sa personne (du « sujet »  et non pas la « forme » de cet écrit »).[89] Rousseau refuse la relation littéraire que lui propose Condillac (la publication), parce qu’en fait il voulait une relation humaine (la reconnaissance par Condillac des torts qui lui sont faits). Malgré l’hostilité avec laquelle Rousseau rapporte l’épisode, on imagine en Condillac un lecteur scrupuleux et un ami bienveillant,  inquiet de l’état de Rousseau (il reviendra lui faire plusieurs visites…) et accommodant (prêt à passer outre aux brusqueries de Rousseau pour qu’il soit satisfait).[90] Condillac est renvoyé de manière assez insultante à sa qualité de « Français », d’académicien imbu des honneurs, de membre de l’establishment littéraro-mondain.[91]   De même, Brooke Boothby, qui, dans un premier temps, avait été présenté comme un dépositaire idéal parce qu’il est étranger, fait l’objet de la même méfiance de principe : Rousseau interprète ses marques d’intérêt et de sympathie comme des gestes forcément insincères. C’est un des effets du double bind que d’interpréter une chose et son contraire dans un sens nécessairement négatif : si Boothby a l’air sympathique, c’est qu’il est hypocrite – mais il aurait été pareillement disqualifié s’il n’avait pas paru sympathique.

Puisqu’il ne sont pas les lecteurs attendus (les juges qui innocenteront), Rousseau attribue tant à Condillac qu’à Boothby un rôle subalterne : être les « dépositaires » de son manuscrit, c’est-à-dire les intercesseurs de la postérité. Plus aucune « lecture » n’est exigée d’eux, mais seulement de transmettre le « dépôt » intact. Le « dépositaire » est un succédané de lecteur pas à la hauteur. Sorte de juif errant de la production textuelle, l es Dialogues attendront le temps qu’il faudra pour trouver leur lecteur-juge . Le « dépôt » est une pièce à conviction, un document à valeur juridique, qui doit être conservé en vue de laver l’erreur judiciaire, quand un tribunal se sera enfin trouvé pour juger le cas.[92]

En réalité, ce lecteur-juge toujours attendu et jamais trouvé, ce dernier des justes qu’il convient d’attendre encore et qui aura raison contre tous est un double de Rousseau lui-même. La position du lecteur-juge (avec toutes les attentes formulées par Rousseau à son endroit) ne peut être occupée que par lui-même, ce qui est une nouvelle manifestation de circularité de la recherche.

D’ailleurs Rousseau, manifestement, n’a fait confiance ni à Condillac, ni à Boothby, pas même pour être ses « dépositaires », puisqu’à la fin de l’Histoire du précédent écrit, il est toujours à la recherche d’un dépositaire.[93] Ce piétinement est la marque du double bind. Les précautions oratoires dont Rousseau entoure le texte pourraient ne jamais s’arrêter – et elle ne sont arrêtées que de manière arbitraire (« je me tais ») – tant que la tension psychique qui impose de se justifier tout en craignant d’être persécuté un peu plus n’a pas faibli.

D’où le caractère virtuellement interminable du paratexte, à l’image d’ailleurs du texte lui-même). D’où la redondance dans les précautions oratoires, les divers conseils ou exigences formulées à l’endroit du lecteur.

 

2.L’impossible rédemption par l’écriture

On a parfois présenté le procès fictif comme une remédiation imaginaire à l’échec de la relation à autrui, dont l’échec à trouver un lecteur n’est qu’une ultime variante.

Je crois au contraire qu’on ne peut pas parler de « résolution » du conflit dans l’imaginaire, ce qui supposerait une confusion des ordres. Le conflit est d’abord un conflit psychique et sa résolution doit se trouver dans cet ordre (l’ordre de la vie réelle). On sait que la question de « l’usage » du texte (de ses retombées dans la vie réelle) est posée avec insistance par Rousseau dans ses réflexions sur le statut de la fiction et sur la pratique de l’écriture.

 

Qu’est-ce qu’un dialogue dans lequel la même instance fait les demandes et les réponses ? Quel est le statut psychique d’un tel dialogue ?

La relation de Rousseau-personnage avec le Français reproduit en fait la circularité de la relation entre Rousseau-l’auteur et le lecteur. Le Français joue le rôle du contradicteur. Il occupe donc la position qui est virtuellement celle du lecteur dans la relation réelle, à la différence près qu’il accepte finalement de se rallier à la thèse de la bonté de Jean-Jacques. Ce contradicteur  qui va changer d’avis, que Rousseau cherche sans le trouver dans la société, il se l’est donné dans la fiction. En ce sens, la création de ce personnage résout apparemment dans la fiction la recherche d’un bon lecteur. La relation est un succès, au sens où le Français se « convertit » à la fin, mais au prix de la négation de sa liberté de contradicteur.

On a maintes fois souligné la disproportion entre le volume de parole du Français et de Rousseau. On pourrait aussi évoquer le titre, qui exclut le Français (alors que Rousseau et le Français sont juges de Jean-Jacques, seul Rousseau est mentionné). Il faut surtout prêter une attention très grande aux réflexions de Rousseau lui-même sur la difficulté qu’il a éprouvée à composer le personnage du Français (à fabriquer l’être de papier). Rousseau affirme avoir choisi la forme du dialogue comme étant « la plus propre à discuter le pour et le contre » (p.663). Mais, de son propre aveu, composer le personnage qui représente le « contre » était une chose très difficile. Cela a nécessité quelques ajustements dans le passage de la réalité à la fiction. Alors que Rousseau aurait pu l’accabler beaucoup plus tout en restant dans les limites du réalisme (de la mimésis),[94] il a éprouvé le besoin d’améliorer le personnage par rapport au modèle.[95] Ce traitement de faveur était nécessaire pour relever le niveau du débat (pour ne pas condescendre à une certaine bassesse de l’argumentation), mais aussi pour apprivoiser le personnage. Il est impossible à Rousseau d’écrire un dialogue « réaliste », en composant ses contradicteurs comme il a réellement éprouvé ses « ennemis ». Car aucun dialogue ne serait possible avec ces gens-là. Le dialogue avec eux est donc impossible à écrire et Rousseau est condamné à une certaine dose de mauvaise foi idéalisante pour créer un personnage apte au dialogue . Le travail de la fiction est un travail d’idéalisation en retrait par rapport à l’expérience vécue.[96]

La construction du personnage obéit donc au même principe que la construction du lecteur, mais en l’inversant : le personnage doit être « amélioré » pour devenir un interlocuteur possible, tout comme le lecteur était disqualifié pour ne pas être affronté. Si tout lecteur est un persécuteur potentiel, le Français est un contradicteur virtuellement neutralisé. Par là même, en relayant dans le texte la position de l’interlocuteur-lecteur-juge, il est un dispositif contribuant à verrouiller le texte contre les intrusions de l’extérieur. Si la création du personnage du Français est une revanche sur le lecteur qui ne se trouve pas, elle est aussi une façon d’exclure le lecteur réel (avec sa liberté de contredire), en anticipant sur sa propre position : il n’y a pas de place pour lui dans les Dialogues, parce que sa place est déjà occupée par le Français.[97]

Ce qui, selon ses caractéristiques formelles, se présente comme un dialogue à l’intérieur de la fiction, n’est donc paradoxalement pas dialogique vers l’extérieur, vers le lecteur. Le texte ne cherche pas à établir une communication, il l’anticipe pour mieux l’éviter. En un sens, la fiction ne fait que confirmer la situation de double bind. De fait, c’est l’un de ses effets, l’une de ses retombées psychiques.

 

On peut cependant renverser la question et se demander pourquoi, si le Français est ce méchant qui deviendra gentil, s’il n’est qu’un être de papier que l’auteur invente à sa guise, pourquoi il faut quatre ans et 400 pages à Rousseau-l’auteur pour venir à bout d’un tigre de papier. Cette nouvelle question est celle de la résistance du personnage fictif à la manipulation (création) dont il est l’objet : pourquoi reste-t-il malgré tout si coriace ?[98]

Là encore, il faut prêter attention aux réflexions de Rousseau sur la difficulté qu’il a éprouvée a rédiger les Dialogues, entreprise longue et pénible, qui l’a plongé régulièrement  dans le découragement. Pourquoi s’est-il astreint à mettre en mots ce qui le fait souffrir ? Pourquoi n’a-t-il pas déposé les armes, alors que tous les textes qui entourent les Dialogues proprement dits ne cessent d’évoquer la possibilité de tout laisser tomber ?  Pourquoi « tout lâcher » n’était-il pas une solution envisageable ?

Si les Dialogues ne sont pas un vrai dialogue (au sens où le contradicteur serait toujours libre de ne pas se laisser convaincre), ils ne sont pas non plus, comme on l’a dit parfois, un monologue au sens où il parlerait tout seul. Ce n’est pas avec soi-même que Rousseau dialogue, mais avec un soi-même clivé, colonisé comme par un bernard-l’hermite par les discours de ses persécuteurs. Il dialogue bel et bien avec ses ennemis. Là est d’ailleurs leur force agissante, en dépit des efforts de Rousseau-auteur pour les maîtriser à travers le personnage du Français : il se parle avec ses ennemis sans pouvoir leur échapper. Cette impossibilité donne la mesure de son aliénation (au sens propre : il est habité par une puissance étrangère).

C’est ainsi qu’il faut comprendre à la fois la longueur des Dialogues, leur caractère répétitif et, de l’aveu même de Rousseau, insuffisamment « écrit » et composé.[99] Rousseau parle d’ailleurs d’une simple « transcription » : « faute de pouvoir faire mieux, je me borne à transcrire ». Il écrit sous la dictée de cette pression intolérable que représentent ces intrus qui l’habitent. D’où cette écriture brute qu’il n’arrive pas à polir. La perspective de sa défense reste celle des ennemis à qui il faut répondre. Il lui est impossible de développer une perspective autre, transversale, qui permettrait de relativiser et de reformuler les chefs d’accusation.

En ce sens, la fiction n’est pas (qu’) une revanche de l’imaginaire sur l’échec réel. Elle est aussi paradoxalement son contraire : la perpétuation la perpétuation de cette souffrance qui consiste à être habité par quelqu’un qui vous veut du mal. La relation (même imaginaire) avec les ennemis ne peut pas être dissoute. Le Français est en lui ; il l’a incorporé et il ne peut plus s’en débarrasser. Le conflit le tient enchaîné. Le conflit pour effet contradictoire de cliver et de démultiplier les instances en débat (les Messieurs, les lecteurs, le Français d’une part, Jean-Jacques, Rousseau-personnage, Rousseau-auteur…), mais aussi de les réunir d’une manière inextricable, de continuer à serrer le nœud qui les attache l’un à l’autre. L’écriture du conflit fournit au conflit lui-même un combustible toujours renouvelé. Il n’est pas déplacé de lire les Dialogues comme une écriture de l’aliénation.

 

À un moment donné, l’Histoire du précédent écrit envisage un autre usage possible du travail d’écriture. Rousseau raconte être tombé par hasard sur un passage de l’Émile qu’il n’avait plus en tête : « Un passage de l’Émile que je me rappelai me fit rentrer en moi-même et m’y fit trouver ce que j’avais cherché vainement au-dehors. Quel mal t’a fait ce complot ?… » (p.985). Émile, le personnage de fiction qu’il a lui-même créé, lui donne une leçon de stoïcisme, lui tend un modèle sur lequel calquer son comportement. Mais toute la suite du texte indique la fragilité de cette pose stoïco-contemplative et la difficulté de « rentrer en soi-même » quand on n’y trouve que le fracas du débat permanent avec les ennemis. La projection en soi-même ou dans un personnage de fiction apparaît comme un piètre recours, un volontarisme impuissant  face à la souffrance qui continue à se déchaîner. À ce stade, écrire n’est pas encore le moyen d’une reconstruction du moi. Dans le texte  – et dans le temps – des Dialogues, l’écriture se contente , comme le dit Rousseau lui-même, de transcrire  un conflit intérieur qui ne se laisse ni mettre à distance, ni surmonter par la mise en forme.

 

Comment faire sa propre apologie:

le recours à l’alter ego chez Rousseau et le recours à l’historien chez Diderot

par Hisayasu Nakagawa

 

1

 

On sait que Diderot a toujours été très critique par rapport aux discours et aux actes de Rousseau qui lui paraissaient contradictoires. Par exemple, dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron (2e éd. , 1782), Diderot écrit : « Il [Rousseau] se fit catholique parmi les protestants, protestant parmi les catholiques, et […] au milieu des catholiques et des protestants il professa le déisme ou le socinianisme », « il écrivit contre les spectacles, après avoir fait des comédies », « il se déchaîna contre les lettres, qu’il avait cultivées toute sa vie » (E, 127-128), etc.

Toujours est-il qu’on s’aperçoit dès le début des Confessions de l’existence, sinon d’une contradiction, du moins d’une inconséquence. L’auteur fait savoir ouvertement au lecteur que Dieu connaît toute la vérité à son sujet, si bien qu’il ose déclarer « que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise » (C, 5). Il répétera encore dans ses Rêveries du promeneur solitaire que « Dieu est juste; il veut que je souffre ; et il sait que je suis innocent » (R, 1010). Si Dieu voit tout comme le prétend ici Rousseau, pourquoi alors a-t-il besoin d’avouer tous ses actes et discours par l’écriture, de préciser dans le début des Confessions :  « J’ai dévoilé mon intérieur tel que tu [Dieu] l’as vu toi-même » (C, 5).

Toutefois, cette contradiction ou inconséquence n’est qu’en apparence. Tout en croyant en l’omniscience du souverain juge, Rousseau s’attache tout autant aux sentiments de ses contemporains à son égard et à sa postérité. Or, la réaction des auditeurs après la lecture des Confessions a été pour lui plus que décevante : « Tout le monde se tut ; Made d’Egmont fut la seule qui me parut émue ; elle tressaillit visiblement ; mais elle se remit bien vite, et garda le silence ainsi que toute la compagnie » (C, 656).

L’écrivain comprit que tous ses efforts pour se justifier auprès de ses lecteurs avaient finalement manqué leur but. Devant cet échec total de son auto-justification, l’auteur a dû avoir recours, pour sauver son honneur, à une étrange mise en scène littéraire dans son ouvrage suivant, les Dialogues : diviser sa propre identité en deux avec d’une part J.J. l’accusé et de l’autre Rousseau son défenseur, son alter ego, bien que J.J. n’apparaisse jamais en tant que protagoniste. Les Dialogues ne sont en effet qu’un entretien entre Rousseau et un Français dont l’objet est J.J., entretien au cours duquel Rousseau rapportera par endroits les propres paroles de J.J.

Au commencement de l’ouvrage, le Français est sous l’influence des accusateurs de J.J. désignés, quelques exceptions mises à part, de manière très vague, par « nos Messieurs », « nos Dames », les « ligueurs », « on »,  « ils », « eux ». Le Français, prévenu tout d’abord par ces « Messieurs », se permet de répéter l’opinion que ceux-ci ont de J.J dans les termes suivants : « Il fallait peindre le personnage [de J.J.] à tout le monde sans que jamais ce portrait passât sous ses yeux. Il fallait instruire l’univers de ses crimes, mais de telle façon que ce fût un mystère ignoré de lui seul. Il fallait que chacun le montrât au doigt sans qu’il crût être vu de personne. En un mot, c’était un secret dont le public entier devait être dépositaire sans qu’il parvînt jamais à celui qui en était le sujet » (D, 709). Et le Français de continuer :  « En poussant la bonté jusqu’à lui laisser une liberté du moins apparente, ne fallait-il pas l’empêcher d’en pouvoir abuser ? Ne fallait-il pas en le laissant au milieu des Citoyens s’attacher à le leur bien faire connaître ? » (D, 709-710). Pour le pouvoir garantir, et pour l’empêcher de nuire, il fallait «le faire abhorrer» (D, 110). Ce grand devoir est combiné avec le tendre intérêt que ces «Messieurs» lui témoignent. C’est le vrai motif des soins infinis et des dépenses immenses qu’ils prennent «pour l’entourer de tant de pièges, pour le livrer à tant de mains, pour l’enlacer de tant de façons qu’au milieu de cette liberté feinte il ne puisse ni dire un mot, ni faire un pas, ni mouvoir un doigt qu’ils ne le sachent et ne le veuillent» (ibid.). Bien que le projet des «Messieurs » ou des « ligueurs » concernant J.J et rapporté par le Français soit fort compliqué et curieux, il s’en dégage néanmoins trois caractéristiques :

 

1- L’invisibilité de la volonté des « Messieurs »

2- La bienveillance des « Messieurs »

3- L’assujettissement absolu de J.J. sous l’apparence de sa parfaite liberté.

Au tout début des Dialogues, Rousseau qui est un lecteur attentif de J.J. voit dans ses ouvrages toute la vertu de ce dernier. Le Français, quant à lui, instruit par ces « Messieurs », est convaincu sans rien connaître de ses écrits de tous les crimes abominables de l’écrivain et il n’éprouve pour J.J. que dégoût. Toutefois, dans le troisième dialogue, le Français ayant pris connaissance des ouvrages de J .J., conclut de sa lecture qu’il n’y a aucune contradiction entre l’homme et son œuvre. Par conséquent, «toute ma confiance en eux  [« Messieurs »] s’évanouit, et je ne doutai plus que ce que sur leur parole j’avais pris pour bienfaisance et générosité ne fut l’ouvrage d’une animosité cruelle, masquée avec art par un extérieur de beauté» (D, 929). Le Français arrive enfin à croire J.J. innocent et vertueux à tel point qu’il n’a plus besoin d’autre confirmation, mais craignant toujours l’influence des « Messieurs », il ne veut pas se porter à découvert pour son défenseur, ni faire ici le « Don Quichotte » (D, 946) parce que l’opinion publique a été trop adroitement circonvenue, et que ce serait se compromettre et s’exposer au blâme des siens.

Devant la peur du Français, Rousseau n’exige de lui rien qui pourrait lui déplaire puisque qu’en l’absence de confrontation directe avec J.J., il ne peut apporter de preuve formelle de son innocence. Pourtant, intérieurement persuadé comme lui de l’innocence de J.J., il propose au Français, afin de soumettre la vérité à une dernière épreuve, «celle précisément qu’élude si soigneusement vos messieurs » (D, 947), de leur dire sans trop se compromettre : « Nous ne saurions approuver qu’aux dépens de la justice et de la sûreté publique, vous fassiez à un scélérat une grâce tacite qu’il n’accepte point et qu’il dit n’être qu’une horrible barbarie que vous couvrez d’un beau nom » (ibid.). Tous deux demanderont aux « Messieurs » jusqu’à quand ils souffriront cet odieux scandale qu’avec la sécurité de l’innocence le crime ose insolemment provoquer la vertu qui maladroite à se défendre, se cache dans l’obscurité. Ils les forceront à s’expliquer ouvertement ou à convenir tacitement de leur imposture et par la discussion contradictoire des faits ils pourront porter un jugement certain sur les accusateurs et l’accusé et se prononcer définitivement entre eux et lui.

Rousseau finit par dire : « Qui sait s’il n’a point trouvé quelque confident discret qui […] saisira pour se faire écouter le moment où les yeux commenceront à s’ouvrir? Qui sait si quelque dépositaire fidèle ne produira pas en temps et lieu de telles preuves de son innocence que le public, forcé de s’y rendre sente et déplore sa longue erreur? Qui sait si dans le nombre infini de leurs complices il ne s’en trouvera pas quelqu’un que le repentir, que le remord fasse parler? » (D, 951; c’est moi qui souligne).

Le lecteur sentira ici par les « Qui sait si » mis au début de trois phrases que s’annonce l’imminence de la rupture des « triples murs de mensonges et d’impostures » (D.950). Rousseau et le Français qui s’opposaient tout d’abord sont tombés d’accord pour faire œuvre commune de disculpation et de réhabilitation de J.J. injustement opprimé. J’ai déjà signalé les trois caractéristiques du complot des « Messieurs ». Il apparaît pourtant que ces mêmes caractéristiques puissent être dégagées dans les échanges en faveur de J.J.:

 

1- L’invisibilité de la volonté de Rousseau et du Français

2- La bienveillance de Rousseau et du Français

3- L’assujettissement absolu de J.J. sous l’apparence de sa parfaite liberté.

 

Nous ferons référence à ces caractéristiques par les chiffres 1,2,3 respectivement dans l’examen de deux passages de Rousseau et du Français.

 

Rousseau au Français :

(2)Je me dévoue donc à cette œuvre de justice en tout ce qui dépend de moi, et je vous exhorte à y concourir, puisque vous le pouvez faire sans risque et que vous avez vu de plus près des multitudes de faits qui peuvent éclairer ceux qui voudront un jour examiner cette affaire. Nous pouvons à loisir et sans bruit faire nos recherches, les recueillir, y joindre nos réflexions, et reprenant autant qu’il se peut la trace de toutes ces manœuvres dont nous découvrons déjà les vestiges fournir à ceux qui viendront après nous un fil qui les guide dans ce labyrinthe. (3)Si nous pouvions conférer avec J.J. sur tout cela, je ne doute point que nous ne tirassions de lui beaucoup de lumières qui resteront à jamais éteintes, et que nous ne fussions surpris nous-mêmes de la facilité avec laquelle quelques mots de sa part expliqueraient des énigmes qui sans cela demeureront peut-être impénétrables par l’adresse de ses ennemis. Souvent dans mes entretiens avec lui j’en ai reçu de son propre mouvement des éclaircissements inattendus sur des objets que j’avais vus bien différents, faute d’une circonstance que je n’avais pu deviner et qui leur donnait un tout autre aspect. (1) Mais, gêné par mes engagements et forcé de supprimer mes objections, je me suis souvent refusé malgré moi aux résolutions qu’il semblait m’offrir, pour ne pas paraître instruit de ce que j’étais contraint de lui taire (D, 973-974).

Le Français à Rousseau :

(1) Il ne tiendra qu’à lui de connaître que je partage vos sentiments à son égard, et si je ne puis lui révéler les mystères de ses ennemis, il verra du moins que forcé de me taire je ne cherche pas à le tromper. (2) Je concourrai de bon cœur avec vous pour dérober à leur vigilance et transmettre à de meilleurs temps les faits qu’on travaille à faire disparaître, et qui fourniront un jour de puissants indices pour parvenir à la connaissance de la vérité. (3) Je sais que ses papiers déposés en divers temps avec plus de confiance que de choix en des mains qu’il crût fidèles, sont tous passés dans celles de ses persécuteurs, qui n’ont pas manqué d’anéantir ceux qui pouvaient ne leur pas convenir et d’accommoder à leur grès les autres » (D, 975).

J’ai déjà dégagé les trois caractéristiques du complot organisé par les « Messieurs » ainsi que celles de la tentative de réhabilitation de J.J. faite par Rousseau et le Français. La première triade met en avant la noirceur des « Messieurs » alors que la seconde s’attache au contraire à montrer la bonne volonté des deux protagonistes des Dialogues. La première triade doit d’ailleurs être cachée aux yeux de J.J. puisqu’il s’agit d’un secret absolu. Alors, une question se pose ici : si Rousseau et le Français se mettent à travailler pour le bien de J.J. et qu’il n’y ait plus de désaccord entre eux deux, pourquoi ne veulent-ils pas avouer franchement à J.J. tout ce qu’ils connaissent du complot? Pourquoi continuent-ils de se comporter sous la contrainte imposée par les « Messieurs », qui est de cacher tous les procédés qui servent à calomnier J.J. Ont-ils encore peur des accusateurs? Non certes pas!

Pourquoi donc se comportent-ils toujours comme auparavant, comme s’ils étaient « ligueurs ». En premier lieu, il faut réfléchir sur le statut du Français. J’ai signalé de prime abord que Rousseau était l’alter ego de J.J. A la fin du troisième dialogue, le Français promet qu’il se comportera désormais en accord avec Rousseau de telle sorte de ne faire qu’un avec ce dernier. En conséquence, la fonction du Français elle aussi se transformera en celle de l’alter ego de J.J. Dans ces conditions, si Rousseau et le Français avouaient tout ce qu’ils connaissaient du complot contre J.J., cela aurait pour résultat de les identifier à J.J. et il en découlerait la perte de l’altérité qu’ils avaient gardée jusque-là vis-à-vis de ce dernier. Les dialogues prendraient  la forme d’un soliloque.

En deuxième lieu, il faut ajouter qu’en ce qui concerne l’œuvre pour le salut de J.J., Rousseau précise comme suit : « Transmettre à la postérité des éclaircissements sur ce point, c’est préparer et remplir l’œuvre de la providence » (D, 973). Tout ce que Rousseau et le Français sont en mesure de faire est de « préparer » et « remplir » l’œuvre du Ciel ; mais ils ne pourront jamais remplacer la providence elle-même du fait qu’elle est l’altérité absolue et insondable face à l’œuvre humaine. L’altérité de Rousseau et du Français par rapport à celle de J.J. reflète ainsi au niveau humain cette Altérité de l’ordre de la transcendance. N’est-ce pas J.J. lui-même en effet qui déclare à Rousseau qu’ « elle choisit son heure et non pas la nôtre, qu’elle aime à frapper son coup au moment qu’on ne l’attend plus » (D, 953). Il fallait donc nécessairement que Rousseau et le Français restent à part, pour poursuivre leur « aparté » justement. Cela ne nous laissera pas de saisir que si les deux interlocuteurs des Dialogues sont certes Rousseau et le Français, dans le for intérieur de l’écrivain les véritables protagonistes s’avèrent être Jean-Jacques Rousseau et la Providence.

 

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Diderot avait également besoin de se justifier, de sauver son honneur devant ses contemporains, devant la postérité, tout particulièrement en ce qui concerne sa querelle avec Rousseau. Comme nous le savons, Rousseau avait déclaré dans une note de sa préface à sa Lettre à M. D’Alembert sur les spectacles sa rupture avec Diderot. Il s’agit en effet d’un extrait de l’Ecclésiastique : « Quand vous auriez tiré l’épée contre votre ami, ne désespérez pas ; car il y encore du retour. Quand vous auriez dit à votre ami des paroles fâcheuses, ne craignez pas ; car vous pouvez encore vous remettre bien ensemble, pourvu que cela n’aille point jusqu’aux injures, aux reproches, à l’insolence, à révéler le secret [mysterii revelatione], et à porter des coups en trahison ; car dans toutes ces rencontres votre ami vous échappera » (L, 7, note de Rousseau*[100] ; B, 851-852 ; c’est moi qui souligne).

Rousseau écrit : « pourvu que cela n’aille jusqu’à […]révéler le secret. » Pour rendre compte des évènements qui ont entraîné la rupture, il faut se référer à la « Note sur la désunion de Diderot et de J-J. Rousseau » (N, 627-630) rédigée par Diderot sans doute au moment de leur rupture en 1757-1758. Cette note est une liste de « sept scélératesses » (N, 627) commises par Rousseau qui d’après l’auteur l’ont conduit à l’éloignement d’avec tous ses amis. Il s’agissait des troubles, des conflits et finalement de la rupture du citoyen Rousseau avec Mme d’Epinay, Diderot, Grimm, Mme d’Houdetot et Saint-Lambert. On peut trouver la version de Rousseau de ces mêmes évènements dans les livres 9 et 10 de la deuxième partie des Confessions.

Notre problème ici concerne les sixième et septième « scélératesses » décrites par Diderot. A cette époque Rousseau était amoureux de Mme D’Houdetot, amie de Saint-Lambert. Or, pour faire avancer ses propres affaires, Rousseau jetait dans l’esprit de cette femme « des scrupules sur sa passion pour M. de Saint-Lambert » (N, 628). Sa septième « scélératesse »  serait qu’il aurait accusé Mme d’Epinay d’avoir instruit Saint-Lambert de la passion qu’il éprouvait pour sa maîtresse.

Diderot raconte que Rousseau, ne sachant comment se conduire auprès de Mme D’Houdetot, le fit venir à L’Hermitage pour lui demander son avis. « Je lui conseillai, écrit Diderot, d’écrire[tout]à M. de Saint-Lambert, et de s’éloigner de Mme d’Houdetot. Ce conseil lui plut ; il me promit qu’il le suivrait » (ibid.). Par la suite Diderot revoie son ami et ce dernier lui dit « l’avoir fait » (ibid.). Mais il semble bien, d’après Diderot, que ce n’était pas vrai. En effet quand Saint-Lambert qui était alors à l’armée vint voir Diderot à son retour, «Persuadé, écrit ce dernier, que Rousseau lui avait écrit sur le ton, dont nous étions convenus, je lui parlais de cette aventure comme d’une chose qu’il devait savoir mieux que moi. Point du tout, c’est qu’il ne savait les choses qu’à moitié et que par la fausseté de Rousseau je tombai dans une indiscrétion » (N, 629 ; c’est moi qui souligne). Donc, au lieu de faire comme ils en étaient convenus, Rousseau avait écrit une lettre atroce au sujet de laquelle Saint-Lambert dira qu’on ne pouvait y répondre qu’ « avec un bâton  (N, 628). Très étonné, et « pour savoir s’il était fou ou méchant » ( N, 629), Diderot va à l’Hermitage pour accuser Rousseau d’avoir voulu brouiller Saint-Lambert avec sa maîtresse. Rousseau nie les faits et, pour se disculper, montre une lettre de Mme d’Houdetot. Quand Diderot lui fait remarquer que cette lettre exprime ce que lui-même nie, il rougit et devient furieux.

Rousseau l’accusa donc « de l’avoir trahi, d’avoir violé la loi du secret » (ibid.) qu’il lui avait confié et il fit imprimer cet extrait de l’Ecclésiastique cité ci-dessus « quoiqu’il sût bien, précise Diderot, que je n’étais pas un traître ni un indiscret ». Il faut porter notre attention sur ces termes « indiscrétion » et « indiscret » (ibid. ; c’est moi qui souligne). Comme cela est explicité dans l’Ecclésiastique, la raison officielle de leur rupture est selon Rousseau « une révélation du secret » et selon Diderot « une indiscrétion ». Toutefois, si l’on en croit le témoignage de Diderot, une « indiscrétion » est évidemment une révélation de la chose confiée, mais il s’agit d’un simple manque de discrétion sans intention de nuire, intention dont Rousseau l’accuse.

En considération de cette querelle assez curieuse entre Rousseau et Diderot, attardons-nous un peu sur l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron de Diderot et tout particulièrement sur l’assassinat d’Agrippine par Néron. Ce matricide plonge le scélérat et superstitieux empereur de Rome dans un silence hébété car la terreur le saisit et sa conscience se révolte ; des visions atroces ne cessent de le tourmenter. Son chagrin et son supplice durent encore lors de son voyage en Grèce. Les centurions et les tribuns sont les premiers dont la basse flatterie le rassure. Ses amis vont au temple en rendant grâce aux dieux. Les villes de la Campanie lui marquent leur allégresse par des députations et des sacrifices. Le sénat et les grands de la cour impériale avaient déjà donné l’exemple aux peuples de la Campanie. On immole de tous côtés des victimes. On ordonne des jours annuels aux fêtes de Cérès. Cependant, le crime atroce reste fixé devant les yeux du tyran par le redoutable aspect de la mer et de la colline. Il se retire finalement à Naples d’où, sous la dictée du ministre Sénèque, il écrit au sénat :

« Que l’assassin Agérinus, affranchi d’Agrippine et son confident le plus intime, a été surpris avec un poignard ».

« Qu’Agrippine est morte par la même fureur qui lui avait inspiré le crime. »

« Qu’elle prétendait s’associer à l’Empire, exiger le serment des prétoriens, et soumettre le sénat et le peuple aux ordres d’une femme (E, 148). » (ibid. ; c’est moi qui souligne).

 

Après avoir rapporté le discours de Néron (=Sénèque), Diderot écrit comme suit :

Cette lettre, devenue publique, détourna les yeux du cruel Néron, et l’on ne s’entretint plus que de l’indiscrétion de Sénèque, qu’il avait dictée (ibid.).

La première édition de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778) s’arrête là, mais dans la seconde édition (1782), Diderot ajoute immédiatement après la phrase suivante :

« La lettre adressée au sénat, une indiscrétion ! »

C’est l’expression de Tacite (ibid.).

Pourtant, dans les Annales de Tacite sur lesquelles Diderot s’appuie ici, il ne se trouve point le mot « indiscrétion », mais « aveu » (confessio en latin[101] ; A, 78-79). D’où vient cette déformation intentionnelle de Diderot ? Rappelons-nous ici qu’une trentaine de pages avant (dans la version Hermann de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron), il a mis les lecteurs en garde contre un livre qui allait paraître dans lequel l’auteur pourrait dire du mal de Diderot et de ses amis. Il s’agissait bien entendu des Confessions de Rousseau. A propos de ce livre, il s’écrie avec irritation :

« Jetez loin de vous son infâme libelle, et craignez que, séduit par une éloquence perfide, et entraîné par les exclamations aussi puériles qu’insensées de ses enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez l’ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs ; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis ; détestez le lâche qui laisse sur sa tombe la révélation des secrets qui lui ont été confiés, ou surpris de son vivant» (E, 120).

Rappelons-nous encore que, toujours dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, Diderot développe diverses manières de défendre Sénèque dont l’une est la suivante : Il faut exiger du juge qu’il se mette à la place de l’accusé et qu’il comprenne les circonstances dans lesquelles celui-ci a commis le crime. La question qui se pose est la suivante : peut-on vraiment accuser quelqu’un si l’on tient compte des circonstances atténuantes ? Il n’est question, affirme Diderot, dans les Annales que d’un bruit populaire que Tacite n’approuve ni ne désapprouve, et par lequel Sénèque est taxé d’une faute qu’il n’a pas même commise : car il n’y a nulle « indiscrétion » dans la lettre de Sénèque, et la rumeur ne l’accuse ni de crime, ni de lâcheté, ni de bassesse. « Pourquoi faut-il que nous nous montions pires que la canaille dont le caractère est de tout envenimer ? » (E, 149). Ce principe Diderot l’applique pour défendre Sénèque, mais ne s’en est-il pas aussi servi pour défendre l’« indiscrétion » qu’il a lui-même commise ?

Devant cette falsification de la part de Diderot, je pourrais conclure en premier lieu que l’ « indiscrétion » n’est pas un crime proprement dit puisqu’il ne s’y trouve pas de volonté de nuire et qu’il n’y a que la maladresse d’avoir manqué à la discrétion. Tout en prêtant le terme « indiscrétion » à l’auteur des Annales, Diderot ne voulait-il pas prétendre que toute « indiscrétion », même s’il s’agit de celle de Sénèque, est absolument pardonnable si l’on prend en considération les circonstances où il se trouvait. Ainsi, en utilisant l’historien romain – en fait, Tacite n’est ici que la projection de Diderot lui-même ou de son alter ego – Diderot n’essaya-t-il pas de se défendre contre l’accusation à paraître dans Les Confessions de Rousseau ?

En deuxième lieu, il faut considérer que Diderot ne voulait pas montrer qu’il tentait de se sauver lui-même, même si le sauveur était un alter ego ; il avait besoin d’être réhabilité devant la postérité par l’histoire ou les lois « d’une équité, d’une généralité absolus » (NR, 79), si je me sers d’une expression de « Moi » dans Le Neveu de Rameau, lois incarnées par un historien, Tacite en cette occurrence. En fin de compte, les grands protagonistes de l’Essai sur Sénèque sont l’Histoire et Diderot philosophe engagé.

 

 

Sigles

A : Tacites, Annales, t.IV, Les Belles Lettres, 1996.

B : La Bible, traduction de Lemaître de Sacy, Robert Laffont, « Bouquins », 1990.

C : Les Confessions, in Rousseau, Œuvres complètes, t.I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, pp. 1-656.

D : Rousseau juge de Jean Jaques. Dialogues, in Rousseau, Œuvres complètes, t.I, pp. 657-992.

E : Essai sur les règnes de Claude et de Néron, in Diderot, Œuvres complètes, t.XXV, Hermman, 1986, pp. 1-441.

L : [Lettre de]J.J Rousseau Citoyen de Genève, à M. D’Alembert, in Rousseau, Œuvres complètes, t.V, 1995, pp. 1-125.

N : « Note sur la désunion de Diderot et de J.-J. Rousseau », in Diderot, Œuvres complètes, t.XIII, Le Club français du Livre, 1972, pp. 627-630.

NR : Le Neveu de Rameau, in Diderot, Œuvres complètes, t.XII, 1989, pp. 69-196.

Interactivité, ironie, persiflage : sur le personnage

du Français dans Rousseau juge de Jean-Jacques

 


par Jean-François Perrin

L’accent ment moins que la parole; c’est peut-être pour cela que les gens bien élevés le craignent tant. C’est de l’usage de tout dire sur le même ton qu’est venu celui de persifler les gens sans qu’ils le sentent. J.-J. Rousseau, Émile, livre I.

 

Le Français: Laissons donc tous ces persiflages. (GF, p. 253)

 

Si cette communication ne procédait pas d’abord de la nécessité ressentie de mettre en oeuvre sur Rousseau juge de Jean-Jacques une problématique de l’énonciation dialogique, je pourrais aussi la présenter en disant qu’elle recoupe une idée d’Érik Leborgne écrivant p. 19 de l’édition G-F., que « les deux interlocuteurs des Dialogues […] dénoncent par l’ironie antiphrastique ce terrorisme du mensonge qui prive J.J. de toute parole sûre ». L’ironie du texte serait donc partagée; les deux interlocuteurs coopéreraient dans la prise de distance à l’égard du mensonge; l’intégralité du texte serait travaillée par l’antiphrase, laquelle ne serait pas le seul fait de l’auteur ou du personnage-Rousseau – c’est du moins ce que je vais m’employer à montrer. Si j’y parviens, on aura désormais plus de mal à soutenir que les personnages de ce texte, et tout particulièrement le Français, sont de simples ectoplasmes ou des marionnettes sans épaisseur, et que corrélativement, le dialogue dans les Dialogues se ramène à un monologue sempiternel entre Rousseau et lui-même. L’enjeu n’est pas indifférent, on l’accordera[102].

Pour travailler cela, je vais concentrer l’analyse sur le personnage du Français, en prenant le risque calculé de déformer un peu la réalité du dispositif relativement équilibré de coopération énonciative sur la scène judiciaire qu’a mis en scène l’auteur: il faut bien commencer par réévaluer ce pôle du dispositif, fort négligé par la critique, pour se donner chance, ultérieurement, d’entrer dans la compréhension de l’ensemble. Je rappellerai d’abord de quelle façon le Français est présenté et programmé dans Du sujet et de la forme de cet écrit ainsi que dans le reste du paratexte des Dialogues; j’étudierai ensuite son ethos tel qu’il se présente dans la fiction même, en dégageant ce qu’il partage sur ce plan avec son interlocuteur; puis je passerai à l’étude de la contradiction que cet éthos implique dans son discours de supposé porte-parole sérieux de l’argumentaire de la « ligue ». J’interrogerai alors la dimension d’ironie citationnelle et de persiflage qui me semble inhérente à ce discours, et j’en esquisserai l’enjeu du point de vue de l’interprétation générale du texte.

On peut aborder la question en rappelant le point de vue de l’auteur sur le personnage du Français, tel qu’il le présente au lecteur dans Du sujet et de la forme de cet écrit. Il dit qu’il le « met en scène » en le donnant comme interlocuteur à l’un de ses deux représentants sur cette scène: le personnage de « Rousseau » (l’autre étant celui de « J.J. »). Ce caractère de Français, il le charge d’une mission précise: il sera le porte-parole du discours des ennemis de Jean-Jacques Rousseau – plus précisément: de l’argumentaire juridique de ce discours, un argumentaire dont l’auteur dit avoir été contraint de le reconstituer par hypothèses et déductions, car il n’y a pas accès dans le réel. Le Français a donc cette fonction: il est chargé, d' »épuiser tout ce qui se pouvait dire » en faveur des adversaires de l’auteur, de développer tous leurs « motifs plausibles et arguments spécieux », de porter contre lui « toutes les charges imaginables »: c’est un personnage « conceptuel » (au sens de Deleuze), il est porteur d’une accusation argumentée dont au début du Ierentretien, le personnage de Rousseau vient d’écouter le premier volet: l’énumération des fameuses « preuves » si « fortes » contre J.J., qu’elles rendent inutile un procès en forme contre lui. Cet argumentaire, l’auteur en dit pourtant au lecteur qu’il n’est pas solide, malgré tous ses efforts pour lui donner cohérence et vraisemblance. Il n’est pas solide, puisqu’il a souvent « rougi » de la faiblesse des raisons qu’il fut, dit-il, forcé de « prêter à ses adversaires »: en effet, dans un procès public réel, en sa présence, aucune de ces raisons n’aurait résisté à ses arguments: « il me paraît certain, écrit-il, qu’aucune n’aurait tenu contre mes réponses: parce que celles-ci dérivent immédiatement des premiers principes de la justice, des premiers éléments du bons sens et qu’elles sont applicables à tous les cas possibles d’une situation pareille à celle où je suis. » (p. 59)

Ainsi, avant que commence notre lecture du premier Dialogue, nous sommes avertis, premièrement: de ce que l’argumentaire du Français est une construction hypothétique au défaut de l’accusation réelle, et deuxièmement: de la faiblesse constitutive de cet argumentaire au regard de celui qui l’a conçu. Nous nous trouvons donc d’emblée dans une posture distanciée à son égard, comme d’ailleurs à l’égard de l’ensemble de la dramaturgie judiciaire dans laquelle nous allons pénétrer. L’auteur pose nettement qu’il s’agit-là d’une fiction. Cette distance, voire cette distanciation, Rousseau a voulu la rappeler régulièrement tout au long de la lecture, en se servant pour cela de l’appareil des notes en bas de page. Dans ces notes, l’auteur s’adresse au lecteur virtuel inscrit, en commentant pour lui ce qui se dit sur la scène entre les deux acteurs. Or ce commentaire est lui-même un dispositif complexe: je le ramènerai à deux modalités: confirmation et distanciation. Il arrive assez souvent que la note en bas de page accrédite les propos tenus sur la scène par l’un ou l’autre des personnages, je n’y insiste pas; en revanche, je voudrais insister sur les endroits où l’auteur indique une distance. Par exemple, à la page 123, le Français parle des moyens qu’on s’est donnés pour assurer la « diffamation universelle » de J.J.; or la note en bas de page vient apporter un commentaire, d’où il ressort que l’auteur a choisi, pour des raisons de vraisemblance, de ne pas développer sur la scène certains aspects de cette diffamation: parler de ce qui s’imprime sur lui à l’étranger, ou de ce qui se dit de lui au théâtre, lui a semblé impossible, parce que, dit-il: « cela passe toute croyance »: autrement dit, le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, et il est à ce titre rejeté sur le théâtre de Rousseau juge de Jean-Jacques, comme chez les classiques.

Un autre endroit des notes souligne encore plus nettement peut-être la dimension de la fiction construite, c’est à la page 179: nous sommes vers la fin du premier entretien, à l’endroit où le personnage Rousseau essaie de répondre aux questions que lui pose le Français, concernant l’objectivité de l’enquête qu’il va entreprendre auprès de J.J.. Il lui répond qu’il va rejeter toute autorité extérieure pour s’en tenir à ses propres observations. Or la note intervient ici, pour introduire une distinction entre ce que Rousseau-personnage dit de l’erreur généralisée dans laquelle le public se trouve, et ce que l’auteur en pense pour son propre compte. Voici la note: « Pour excuser le public autant qu’il se peut, je suppose partout son erreur presque invincible: mais moi qui sens dans ma conscience qu’aucun crime jamais n’approcha de mon coeur, je suis sûr que tout homme vraiment attentif, vraiment juste, découvrirait l’imposture à travers tout l’art du complot, parce qu’enfin je ne crois pas possible que jamais le mensonge usurpe et s’approprie tous les caractères de la vérité. » Ainsi, il y a l’ordre de la vérité et l’ordre du mensonge; c’est sur le terrain du mensonge que combat la fiction des Dialogues: art contre art, fiction contre fiction; or pour que cela fonctionne efficacement, dit l’auteur, il faut, dans la fiction, excuser le public – lui accorder, par bienséance et sens tactique, qu’il n’est pas responsable de son erreur, qu’il est mystifié sans recours. Mais cela n’est que respect des bienséance, dit la note s’adressant au lecteur; il y a dans le public des gens capables de distinguer le vrai du faux par eux-mêmes. Nous avons là un bon exemple de la stratégie d’adresse au lecteur de Rousseau, telle qu’elle se développe depuis la Nouvelle Héloïse. Il s’agit de modifier le rapport du lecteur à ce qu’il lit, de modifier l’ethos de la lecture, de problématiser celle-ci en interrogeant systématiquement le rapport de la vraisemblance à la vérité, de la fiction à la réalité.

Je prends encore un dernier exemple de ce travail, p. 393. Nous sommes à la fin du IIIe entretien: nous sommes sortis de la scène judiciaire, puisque le Français et son interlocuteur sont tombés d’accord pour reconnaître en J.J. la réalité innocente de l’homme naturel doué de raison, et pour congédier comme fiction la figure du monstre criminel. Le débat s’est ensuite engagé sur ce qu’il convient de faire; et à partir de là, le dialogue est venu sur la scène politique. Le Français est en train de convaincre son interlocuteur qu’il n’y a rien à faire parce que l’opinion et l’État sont verrouillés par la ligue; il lui recommande donc de conseiller à J.J. d’agir le moins possible pour éviter que ses actes et ses dires soient retournés contre lui. C’est là que l’auteur intervient en note pour souligner une divergence et affirmer que ce qui vaut pour la fiction ne vaut pas pour le réel: « il ne m’est pas permis de suivre ce conseil en ce qui regarde la juste défense de mon honneur. Je dois jusqu’à la fin faire tout ce qui dépend de moi, sinon pour ouvrir les yeux à cette aveugle génération, du moins pour en éclairer une plus équitable, etc. »

On peut donc admettre que le paratexte de l’ouvrage souligne nettement son caractère fictionnel, son caractère esthétiquement construit: à fins de persuasion, évidemment, puisqu’il s’agit premièrement, par la fiction du procès dialogué, de reconstruire l’ethos véritable du personnage J.J.; et deuxièmement, par l’adresse au lecteur inscrite dans le paratexte, de reconstruire l’ethos de l’auteur en modifiant parallèlement celui du lecteur. Je laisse de côté à cet égard, faute de temps, ce qu’on pourrait montrer sur ce dernier plan, en étudiant l’Histoire du précédent écrit.

Mais le Français n’est pas bâti comme pure fonction neutre de vicariance du discours d’autrui sous point de vue critique; il est également doté d’un caractère. Du sujet et de la forme de cet écrit le présente en trois points: premièrement, il se distingue des Français réels par sa conduite, il ne sera jamais rendu complice des actions menées contre J.J.: « je me suis abstenu de le rendre complice d’une conduite que je désapprouve »; le Français est donc porteur de la parole adverse, mais il n’est pas engagé par les actions de la ligue – à une réserve près qui apparaîtra seulement au Ier entretien: il applique et fait appliquer scrupuleusement le pacte du silence auprès de J.J.. Le second aspect de la programmation de son caractère, c’est qu’il sera « ramené à des sentiments plus raisonnables » à l’égard de l’auteur, sentiments tels que celui-ci « n’en a trouvé dans aucun de ses compatriotes ». Le lecteur doit donc s’attendre soit à un modération initiale de l’opinion du Français sur J.J., soit à sa transformation progressive, soit au deux. En tout cas, il est averti d’un décalage net aux yeux de l’auteur entre l’opinion publique réelle sur l’auteur, et celle de ce personnage sur J.J.; nous sommes prévenus que ce personnage est engagé par la fiction dans un processus de désinvestissement relatif à l’égard de l’opinion générale. Le troisième trait caractéristique du Français, c’est qu’il constitue aux yeux de l’auteur une figure de Français idéal: « celui que j’ai mis en scène est tel qu’il serait aussi heureux pour moi qu’honorable à son pays qu’il s’y en trouvât beaucoup qui l’imitassent ». Ce personnage propose donc une fiction idéale du caractère français, tel qu’il est rêvé par un autre caractère national – produit idéal s’il en fut de l’œuvre de J.-J. Rousseau – celui du citoyen de Genève.

Ces trois traits rassemblés programment un ethos de prudence et de réserve: le Français n’engage pas sa conduite, c’est-à-dire son honneur, au service pratique de la cause dont il est le porte-parole dans le texte; en outre il n’y adhère qu’à un certain point et doit au cours du texte la désinvestir en passant son discours à l’étamine du raisonnable; il incarne enfin aux yeux de l’auteur un ethos du Français tel qu’il devrait être, soit naturellement droit et bon; un Français conforme à l’étymologie de son nom, telle qu’elle est rappelée dans le billet circulaire, ce « vieux nom de Franc » synonyme de « franchise », de « douceur » et d' »hospitalité » (p.425), ou telle qu’elle apparaît dans le dialogue, quand le personnage de Rousseau félicite son interlocuteur de reconnaître que l’innocence prouvée de J.J. le rendrait plus haineux encore contre lui: « homme véridique et franc, lui dit-il, je n’en veux pas davantage, et je prends acte de cet aveu » (p.171). Autrement dit, dès le paratexte, le Français est muni à la fois de la réserve intérieure et de la ressource naturelle nécessaires à la recevabilité de la transformation de son opinion sur J.J.. Le lecteur attentif doit s’attendre à ce que son discours dans le texte soit moins le témoignage d’une adhésion sérieuse à l’opinion, qu’un discours virtuellement citationnel – c’est-à-dire un discours virtuellement ironique.

C’est cette dimension d’ironie dans le discours du Français que je vais maintenant explorer, en travaillant sur la fiction dialoguée. Or, disons-le d’emblée, toute la difficulté de l’interprétation tient dans cette virtualité même de l’ironie du personnage, qui demeure assez longtemps implicite; cependant la lecture est contrainte de la prendre rigoureusement en compte à partir du moment où le Français reconnaît explicitement devant son interlocuteur qu’il n’assumait pas comme énonciateur l’argumentaire dont il était le locuteur[103]. Ce moment survient dans le IIIe entretien, lorsqu’il reconnaît clairement qu’il a toujours méprisé la « maligne ostentation de bienfaisance » dont s’assortit la victimisation de J.J. (p. 355), pratique qu’il justifiait pourtant abondamment dans le 1er entretien. Cet aveu une fois lu, la lecture doit nécessairement reprendre tout le dialogue depuis le début, pour s’exercer à repérer ce qui d’une distance ironique s’y inscrit dans la parole du Français, à l’égard du discours qu’il vicarie. À mon avis, Rousseau a risqué dans ce texte une opération stylistique extrêmement délicate consistant à développer une explicitation progressive de l’ironie du Français – une explicitation qui vise parallèlement (ou en dernier ressort) le lecteur en tant que coénonciateur des Dialogues[104], lequel se trouve ainsi stratégiquement conduit à s’interroger de plus en plus activement sur le sens de ce qu’il lit et de ce qu’il a déjà lu et cru comprendre; le corollaire de l’approche ici proposée, étant de devoir postuler la coextensivité de cette pratique littéraire de l’ironie à la coopération dialogique instaurée dès les deux premières répliques du texte.

Pour prendre les choses moins techniquement, peut-être l’ironie en général, procède-t-elle d’une capacité à dire sans tout dire, d’une capacité à beaucoup réserver, à beaucoup taire dans ce qu’on dit; et donc à une certaine prudence dans la pratique du discours. Laquelle prudence au sens classique, (je pense à Ulysse), inclut l’adresse et la ruse: une capacité à la « mètis », à l’art de tendre des pièges. Or la prudence du Français n’est pas seulement programmée dans le paratexte; elle est progressivement thématisée dans le texte, et particulièrement dans le IIIe entretien, où elle apparaît explicitement lorsqu’il refuse de s’engager dans une campagne publique en faveur du procès de J.J., cause qu’il juge désespérée, inutile et dangereuse; on découvre alors un personnage socialement très lesté: « Je ferais en cela une démarche aussi imprudente qu’inutile à laquelle je ne veux point m’exposer. J’ai un état, des amis à conserver, une famille à soutenir, des patrons à ménager. Je ne veux point faire ici le don Quichotte et lutter contre les puissances pour faire un moment parler de moi et me perdre pour le reste de ma vie. » (p.375). Prudence donc du Français, comme résultante pratique des nombreux liens qui le relient au corps social: famille, amis, dépendance aux puissants, etc..

Mais pour autant, son ethos n’est pas d’une âme serve, puisqu’il indique tout à la fin qu’il a aussi de quoi se faire respecter par la ligue, y compris en acceptant de visiter J.J., mais justement en usant de prudence avec elle: « je tâcherai de me conduire sans fausseté, de manière à leur donner le moins d’ombrage qu’il me sera possible. S’ils ont quelque sujet de me craindre, ils en ont aussi de me ménager, et je me flatte qu’ils me connaissent trop d’honneur pour craindre des trahisons d’un homme qui n’a jamais voulu tremper dans les leurs. » (p.407). L’honneur est en effet un des traits dominants du caractère du Français, lequel est parfaitement reconnu par son interlocuteur comme un semblable, c’est-à-dire comme un honnête homme au sens classique; Rousseau-personnage lui reconnaît ainsi explicitement les qualités suivantes: justice (p. 324), courtoisie (passim) et galanterie (p. 116), capacité à l’amitié (p.102), noblesse de coeur et d’âme (p. 126), franchise (p. 171), fierté (p. 124), etc. Les deux hommes se connaissent et s’estiment d’ailleurs depuis longtemps: Rousseau personnage l’indique à deux ou trois reprises, notamment lorsqu’il développe son histoire intérieure passée, aux p. 132-137: « Vous connaissez assez ma destinée, dit-il à son ami, pour savoir qu’elle ne m’a guère laissé goûter les prospérités de la vie … etc. » Nous lisons donc le dialogue de deux honnêtes hommes qui sont deux amis, au sujet d’un troisième dont l’un souhaite qu’il devienne leur ami commun, et dont l’autre refusera d’aller jusqu’à cette amitié en dépit de l’estime qu’il lui accordera finalement, après avoir reconnu son innocence: « si votre J.J., dit le Français, p. 365, n’est pas tout à fait devenu le mien, il a l’honneur […] d’avoir arraché mon estime sans que mon penchant ait rien fait pour lui. »

C’est bien à l’aune de l’éthique de l’honnêteté que s’examinent les choses dans ce débat. Une éthique partagée par les deux interlocuteurs et qui leur fournit un terrain d’entente préalable pour examiner en conscience ce que vaut le vrai caractère de J.J.. Un terrain d’entente dont le Français accorde qu’il prévaut à ses yeux sur celui qu’il partage, par ailleurs ou parallèlement, avec les tenants de la ligue. C’est en effet l’un des corollaires de son refus de tremper dans leurs agissements: l’honneur le lui interdit. Son interlocuteur le sait fort bien et s’appuie là-dessus pour tester le degré de sérieux de son discours; par exemple au Ier entretien, p. 126: « Mais, Monsieur, vous en qui j’ai connu toujours un coeur si droit, cela se peut-il que vous approuviez de pareilles manoeuvres ? »; ou encore, lorsque le Français conclut que selon son interlocuteur toute la génération contemporaine serait malhonnête, celui-ci rétorque: « A Dieu ne plaise! si j’étais tenté de l’admettre, ce ne serait pas auprès de vous dont je connais la droiture invariable et la sincère équité. mais je connais aussi ce que peuvent sur les meilleurs coeurs les préjugés et les passions. » (p.171). Mais surtout, le Français atteste lui-même explicitement son désaccord avec la ligue au nom de l’ethos qu’il partage avec son interlocuteur; il le dit nettement au IIIe Dialogue: « Vous le savez, quelque prévenu, quelque irrité que je fusse contre J.J., quelque mauvaise opinion que j’eusse de son caractère et de ses moeurs, je n’ai jamais pu goûter le système de nos Messieurs, ni me résoudre à pratiquer leurs maximes » (p.335-56); puis il va plus loin encore, attestant de l’inquiétude morale induite en lui par les entretiens du Ier Dialogue: « déjà flottant sur le jugement que, fondé sur tant de preuves j’en portais auparavant, inquiet depuis notre entretien, je l’étais devenu davantage encore depuis que mes lectures m’avaient convaincu de la mauvaise foi de nos Messieurs » (p. 360-361). Nous avons là une histoire abrégée de la déprise progressive du Français à l’égard du discours qu’il a tenu en faveur des arguments de la ligue: très vite, c’est-à-dire durant le premier entretien, il « flotte » déjà, face à la maïeutique de son interlocuteur; après le Ier Dialogue, il est en proie à l’inquiétude, laquelle s’amplifie puissamment avant même le IIe Dialogue, à la suite de son premier contact avec les textes de J.J.

Pour préciser encore cela: a. durant le Ier Dialogue, le Français est en train de commencer à « décrocher » intérieurement de son discours, dont par conséquent le caractère citationnel s’accentue; b. quoiqu’à partir du second Dialogue, il ne soit plus globalement en situation d’adhésion sérieuse au discours du complot, il continue néanmoins à le réciter sans faiblir: il le dit d’ailleurs tout à fait explicitement p. 297-298, après le rapport d’enquête qu’il vient d’entendre: « je vous ai écouté avec une attention dont vous devez être content. Au lieu de vous croiser par mes idées je vous ai suivi dans les vôtres, et si quelquefois je vous ai machinalement interrompu, c’était lorsqu’étant moi-même de votre avis, je voulais avoir votre réponse à des objections souvent répandues. » Enfin c. c’est dans le IIIe Dialogue qu’on trouve la confirmation la plus nette du caractère exclusivement citationnel du discours du Français pendant la deuxième moitié du IIe Dialogue: « le récit de ce que vous aviez-vu me frappa, dit-il. J’y trouvai si peu de rapport avec les relations des autres que, forcé d’opter pour l’exclusion (l’exclusion, c’est-à-dire rejeter une image de J.J. au profit de l’autre), je penchais à la donner tout à fait à ceux pour qui j’avais déjà perdu toute estime. » (p. 359). À ce point de son évolution intérieure donc, il est présenté comme sachant que les gens de la ligue ne sont pas des honnêtes gens, les méprisant par conséquent; et d’autre part, comme orienté à rejeter comme fiction menteuse le discours accusateur à l’égard de J.J..

Comme le texte est bien fait, on retrouve la trace de cet état d’esprit du personnage à l’endroit indiqué dans le IIe entretien, c’est-à-dire après le rapport de « Rousseau »: « je conviens franchement, lui dit le Français, que votre J.J. et celui de nos Messieurs ne sauraient être le même homme. L’un, j’en conviens encore, semble avoir été fait à plaisir pour le mettre en opposition avec l’autre » (p. 297). Mais une fois cela reconnu, le Français va être reconduit dans sa fonction inaugurale de porteur du discours critique contre J.J., en étant chargé de questionner systématiquement la possibilité que son interlocuteur se soit trompé (c’est-à-dire se soit laissé abuser par son sujet ou par son penchant), dans ses observations; ce rôle, il ‘avait déjà joué à la fin du Ier entretien, où « Rousseau » avait efficacement fait front à ses objections[105]. Mais cette fois, le questionnement sera si efficace que « Rousseau » sera amené à reconnaître qu’il lui est impossible 1. de prouver décisivement qu’il lui était impossible de se tromper durant son enquête; 2. de prouver qu’il n’est pas fou de vouloir avoir raison contre tout le monde: « pour vous rendre ici franchise pour franchise, répond-il, je commence par vous déclarer que cette seule objection à laquelle vous me sommez de répondre, est à mes yeux un abîme de ténèbres où mon entendement se perd. » (p. 301). Le Français est donc ici construit pour mettre en difficulté son interlocuteur sur le terrain de l’objectivité et de la raison, alors même qu’il est déjà acquis pour l’essentiel à sa thèse – une adhésion y compris sur le plan rationnel, puisqu’il ajoute dans le passage du IIIe Dialogue que je citais: « la force même de leurs preuves me retenait moins. Les ayant trouvés trompeurs en tant de choses, je commençais de croire qu’ils pouvaient bien l’être en tout » (p. 359). Le Français est donc ce personnage de fiction donné pour capable de développer efficacement contre son interlocuteur une argumentation à laquelle il ne croit plus lui-même. C’est la dimension proprement sophistique du personnage (si la sophistique peut être retournée contre la sophistique); ce n’est pas la moindre de ses ressources comme personnage conceptuel.

On aurait d’ailleurs tort de négliger les capacités proprement maïeutiques de ce personnage; si la maïeutique et l’ironie socratique sont bien le fait de Rousseau-personnage dans le Ier Dialogue, elle passe à mon avis du côté du Français à partir de la IIe moitié du IIe Dialogue, comme méthode de mise à l’épreuve de la validité des fameuses déductions sur le caractère de J.J. à partir de l’observation de son seul tempérament; il faudrait enfin relire de ce point de vue toute la IIe moitié du IIIe entretien, pour voir comment la rationalité réaliste et extrêmement bien informée du Français, contredit ironiquement (mais c’est d’une ironie tragique au sens grec qu’il s’agit alors), et avec une grande efficacité, le projet de militantisme public contre la ligue défendu par son interlocuteur. Car il est de fait que celui-ci admettra l’inutilité et l’impossibilité pratique de son projet.

Je laisse cet aspect de côté, pour en venir au dernier point de mon propos. Je voudrais maintenant examiner quelques aspects du persiflage dans les Dialogues, du point de vue de ce que j’ai essayé de montrer jusqu’ici, c’est-à-dire la construction de la fiction du Français comme une instance implicitement divisée, ou implicitement critique, comme on voudra, à l’égard de son propre dire. Élizabeth Bourguinat nous a rappelé dans un excellent livre, que le persiflage est à la mode au XVIIIe siècle; de cet art, elle nous donne une synthèse en 9 définitions tirée des dictionnaires d’époque[106]; je dirais pour aller vite qu’il s’agit de trois formules énonciatives interactives travaillant dans l’implicite: type 1 : dire n’importe quoi en société de telle façon que les sots s’y révèlent aux yeux de l’excellente compagnie; type 2: « mettre en boîte » plus ou moins méchamment et à son insu, un tête de turc élue par telle ou telle aimable compagnie de beaux-esprits; type 3: tenir un discours dont le propos n’est décodable que par le jeu qui l’accompagne. Le problème que ce dernier type nous pose, comme lecteurs des Dialogues, est formulé à la fin du Ier entretien: Rousseau-personnage s’y inquiète en effet de savoir s’il n’a pas été roulé dans la farine pendant tout le débat par un Français qui n’a pas encore dit un mot clair de ce qu’il pense vraiment. Il vient de lui demander, une fois de plus, ce qu’il pense des façons de ces Messieurs, et le Français répond ironiquement qu’il constate que son interlocuteur n’est pas satisfait des réponses déjà données sur ce point; Rousseau enchaîne alors: « ni vous non plus, je le vois aussi. J’ai donc mes raisons pour y revenir. Presque tout ce que vous m’avez dit dans cet entretien me prouve que vous n’y parliez pas de vous-même. Après avoir appris de vous les sentiments d’autrui, n’apprendrai-je jamais les vôtres ? Je le vois, vous feignez d’établir des maximes que vous seriez au désespoir d’adopter. Parlez-moi donc enfin plus franchement. » (p.182). Intuition donc d’avoir affaire à du double langage; une intuition fondée sur deux sortes d’indices: airs et manières d’une part (ce qu’on voit qui est feint, qui est jeu et rôle de composition); ressenti d’autre part (qui atteste sourdement un désinvestissement, une distance implicite sous le propos tenu).

Il est très rare dans les Dialogues qu’on ait une description, comme chez le Diderot du Neveu, par exemple, du jeu des personnages, de leur allure, de leur physionomie quand ils parlent; en voici pourtant une occurrence au 1er entretien, p. 159, lors de l’échange sur le vers: « C’est en le trahissant qu’il faut punir un traître »; voici ce que proteste « Rousseau » : « voudriez-vous que je répondisse à cela sérieusement ? Me l’avez-vous dit sérieusement vous-même ? Non, votre air seul en le prononçant me dispensait d’y répondre ». Cet « air », c’est l’allure, le style, c’est ce qui ne trompe pas l’honnête homme habitué au persiflage de société. Cet « air », c’est aussi ce qui nous manque, à nous, comme lecteurs, pour apprécier exactement le degré d’ironie des propos du Francais[107]. Encore le texte nous signale-t-il ici explicitement un fait de persiflage; mais une telle attestation est une rareté à l’échelle de l’ensemble; cet « air » relevé pour une fois par « Rousseau », est, par exemple, ce qui nous fait défaut pour apprécier la signification exacte du préambule du IIIème dialogue: ce préambule où, véritablement, le Français paraît persifler cruellement son interlocuteur en jouant sur son désir impatient de le voir enthousiasmé, comme lui, par les textes de J.J.; nous le savons, le Français aura de l’estime sans penchant pour J.J.: pas question d’enthousiasme, pas question d’être sauvé au bord du désespoir par la rencontre de sa pensée, comme ce fut le cas de son interlocuteur; il le met donc en boîte: « Je les ai lus enfin ces livres si justement détestés. Rousseau: Monsieur! … Le Français: Je les ai lus, non pas assez pour les bien entendre; mais assez pour y avoir trouvé, nombré, recueilli les crimes irrémissibles qui n’ont pu manquer de faire de leur auteur le plus odieux de tous les monstres, et l’horreur du genre humain. Rousseau: Que dites-vous ? Est-ce bien vous qui parlez, et faites-vous à votre tour des énigmes ? De grâce expliquez-vous promptement. » (343).

Ce qui m’intrigue dans un tel passage, c’est que je ne sais pas comment c’est joué; je me dis qu’après tout, on pourrait très bien avoir deux interlocuteurs parfaitement souriants, un Rousseau parfaitement à l’aise par exemple: une connivence dans le jeu en somme, qui leur ferait filer le persiflage de concert – la persiflée étant alors l’opinion générale sur J.J.. Cette petite fiction dans mon exposé n’est pas tout à fait sérieuse elle-même: elle veut seulement sensibiliser au défaut de notations sur l’interprétation des rôles dans le texte; un défaut qui a peut-être une fonction cardinale: celle de constituer une zone de manque, qui serait le pendant, dans le texte, du silence universel qui entoure J.J.; ce défaut d’indices herméneutiques, ce défaut d’interprétants extra-discursifs, ce défaut d’opérateurs de réduction de l’équivocité – pourtant sensible – du discours tenu par le Français, est sans doute là pour mettre le lecteur au travail, pour questionner sa posture quant au sens et à l’interprétation des textes[108]. La fin de Du sujet et de la forme de cet écritle dit très clairement d’ailleurs: les procédures de la « lecture agréable et rapide » ne conviennent ni pour les Confessions ni pour les Dialogues; autrement dit, il faut construire la signification, laquelle n’est pas de l’ordre de l’évidence univoque et doit procéder d’une élaboration sérieuse, selon l’expérience de travail qui en est évoquée par le texte lui-même, à travers ce qu’en mettent en scène les deux interlocuteurs (« Rousseau » au Ier entretien et le Français dans le IIIe)[109].

Cela dit, il y a des endroits dans le texte du Ier Dialogue, qui se laissent assez aisément identifier comme zones de persiflage – un persiflage complice des deux interlocuteurs, visant les tenants sérieux du discours dont le Français est seulement le citateur. En voici un cas flagrant, p. 85; nous sommes en plein coeur de la démolition maïeutique de l’argumentaire sur l’imposture de J.J. musicien; le point en débat est l’accusation de vol de la partition du Devin à un autre musicien, thèse que conforterait un plagiat ou un vol antérieur d’un motet de Pergolèse; le Français qui, à l’occasion, se montre très au fait de l’histoire musicale récente[110], accuse Rousseau de s’embrouiller: « Le Salve dont vous parlez, Pergolèse l’a fait de son vivant, et celui dont je parle en est un autre qu’il a fait vingt ans après sa mort, et que J.J.. s’appropriait en disant l’avoir fait pour Mlle Fel, comme beaucoup d’autres motets que le même J.J. dit ou dira de même avoir faits depuis lors, et qui par autant de miracles de M. d’Alembert sont et seront toujours tous de Pergolèse dont il évoque l’ombre quand il lui plaît. » Et « Rousseau » réplique illico: « Voilà qui est vraiment admirable. Oh! je me doutais depuis longtemps que ce M. d’Alembert devait être un saint à miracles, et je parierais bien qu’il ne s’en tient pas à ceux-là … ». J.J. aurait donc volé un motet que Pergolèse a fait vingt ans après sa mort …! cette proposition correspond à la définition 3 d’É. Bourguinat: « tenir, de propos formé, des discours sans idées liées », autrement dit: dire n’importe quoi; quant à d’Alembert en saint à miracles, voilà une occurrence caractérisée de complicité ironique des deux interlocuteurs sur le dos de l’Encyclopédiste.

Il y a d’autres exemples de complicité persifleuse dans le texte; ils apparaissent au cours du rapport de Rousseau dans le IIème Dialogue, notamment sur les médecins et sur la figure de l’empoisonneur, le passage concernant ladite se finissant d’ailleurs par un « laissons donc tous ces persiflages » (p. 253) prononcé par le Français, qui, jusque-là, faisait semblant, avec des arguments de plus en plus invraisemblables, de croire que les herborisations et la pauvre vaisselle de J.J. prouvaient qu’il était un empoisonneur de haut vol.

Un autre façon de repérer l’ironie citationnelle dans le propos du Français, consiste à y lire la pratique ordinaire des procédés satiriques mis au point par les Lumières contre leurs principales cibles: intolérance, fanatisme, arbitraire, etc. Il y a des passages dans les Dialogues et particulièrement dans les propos du Français, qui imitent le style de l’humour à froid à la façon de Montesquieu et Voltaire sur l’esclavage des nègres ou de Swift sur l’utilité de soigner la famine par le cannibalisme. Par exemple, cette séquence où le Français décline toute la série des persécutions dont J.J. a été la victime en les assortissant du refrain-commentaire: « quel mal lui a-t-on fait » ? Je donne juste une occurrence ici, de cette mise en scène cyniquement froide de la cruauté impudente: « On l’a fait lapider à Môtiers, mais les cailloux qui cassaient ses fenêtres et ses portes ne l’ont point atteint: quel mal lui ont-ils donc fait ? » (p.113); le sophisme consiste ici à prendre un pur hasard pour une volonté expresse de ne pas nuire au lapidé; la dénonciation ironique consiste à soutenir  l’argument, sans un mot sur le danger encouru par la victime en cette circonstance. La parenté me semble nette avec la technique de réfutation par l’absurde de la doxa sur l’esclavage, pratiquée dans l’Esprit des Lois, XV, 5.

Un autre procédé récupéré par Rousseau chez les grands satiriques contemporains, est la présentation faussement naïve de paradoxes intenables en raison autant qu’en sensibilité. En voici un exemple, au Ier Dialogue, p. 119; après avoir écouté le Français énumérer les moyens mis en oeuvre par la ligue pour insinuer ses gens auprès de J.J., « Rousseau » conclut ironiquement : « tous ces moyens que vous m’avez détaillés me paraissent ne pouvoir manquer de faire de ce J.J. la risée, le jouet du genre humain et de le rendre le plus abhorré des mortels« . Or le Français abonde dans son sens par une tournure tout aussi superlative, mais où s’enchâsse paradoxalement  un lexique exactement antithétique: constituer J.J. en bouc émissaire universel est un témoignage de générosité à son égard: « Eh! sans doute, répond-il, Voilà le grand, le vrai but des soins généreux de nos Messieurs »; et la suite du propos retourne la figure comme confirmation, intenable en logique ordinaire, de la bonté qu’il y aurait à réussir une victimisation sans exemple: « Et grâce à leur plein succès, je puis vous assurer que depuis que le monde existe, jamais mortel n’a vécu dans une pareille dépression« ; Rousseau l’interrogeant alors sur le souci précédemment affirmé du bien-être de l’individu concerné, le Français répond en hyperbolisant encore l’isotopie de la générosité, antiphrastiquement couplée cette fois avec le style des pires malédictions bibliques: « Oui, vraiment, dit-il donc, et c’est là surtout ce qu’il y a de grand, de généreux, d’admirable dans le plan de nos Messieurs, qu’en l’empêchant de suivre ses volontés (mauvaises), on cherche cependant à lui procurer les douceurs de la vie … on veut qu’il soit rassasié du pain de l’ignominie et de la coupe de l’opprobre » (120). La séquence se conclut enfin par un adynaton signalé: « on voudrait, qu’il ne manquât à son bonheur que les moyens de troubler celui des autres […] s’il demandait avec un peu d’empressement le temps qu’il fait, on ne le lui dirait pas » (p. 122). Un tel passage et un certain nombre du même genre, laissent penser que Rousseau a beaucoup retenu – jusqu’au quasi pastiche, voire à la parodie, et pas toujours des plus subtils – du style satirique de Voltaire; les Confessions n’indiquent-elles pas que c’est en l’imitant que l’autodidacte des Charmettes a appris à écrire[111]?

J’en terminerai avec une brève séquence où l’on voit apparaître très tôt, du moins me semble-t-il, une complicité entre les deux interlocuteurs, pour accorder implicitement que le pire n’est pas du côté de J.J.. C’est au bout de trente pages du Ier entretien: il est question de l’effet moral produit par les écrits de J.J. sur leur lecteur. Rousseau-personnage affirme que cette lecture l’a rendu meilleur. « Jamais, poursuit-il, je ne me suis occupé de ces livres, sans profit pour la vertu. » Or voici la réponse du Français, p. 98: « Oh je vous certifie que ce n’est pas là l’effet que leur lecture a produit sur nos Messieurs. » On se trouve ici dans un persiflage de forme 1: celui qui joue sur l’équivocité des termes, en l’occurrence sur le sens qu’on doit attribuer à la périphrase: « l’effet qu’il a produit », lequel semble devoir être qu’il les a rendus pires – ce qui n’est pas explicitement dicible, évidemment, par celui qui se donne comme leur porte-parole; c’est néanmoins l’interprétation implicitement recevable, au regard de la réplique de Rousseau: « Ah, je le crois! mais ce n’est pas la faute des livres »; cependant, avec cette réplique, on est passé dans un persiflage de forme 8: dire plaisamment des choses sérieuses; autrement dit: badiner sur la perversité foncière des hommes de la ligue, une perversité telle qu’ils en sont insauvables: c’est bien ce que livre par antiphrase – mais toujours en travaillant implicitement dans l’équivocité du mot « effet » -, la suite de sa réplique: « je suis sûr que cet effet qu’ils ont produit sur moi sera le même sur tout honnête homme qui les lira avec même impartialité. » Le Français relance alors une dernière fois le jeu de langage, en semblant prendre le contrepied de la thèse par la production du terme antithétique d’impartialité: « Dites avec la même prévention »; mais c’est pour assortir cela d’une louange des Messieurs dont le caractère emphatique assorti du rappel du fameux effet contraire en question, suggère implicitement tout le mal qu’il en pense: « car, poursuit-il donc, ceux qui ont senti l’effet contraire, et qui s’occupent pour le bien public de ces utiles recherches, sont tous des hommes de la plus sublime vertu et de grands philosophes qui ne se trompent jamais. » Avis au lecteur malin.

 

Pour conclure, je dirai que l’interprétation du texte doit passer par l’analyse systématique de la dimension interactive des rapports entre les deux interlocuteurs, cette interactivité s’exerçant peut-être plus fondamentalement dans l’implicite de l’ironie persifleuse que dans l’explicite avéré du propos. D’où il résulte que c’est au travail interprétatif du lecteur qu’est laissée, comme dans les Confessions au fond (fin du livre IV), la tâche risquée d’assigner la signification. La prise en compte méthodique de cette activité permettrait aussi de combattre le risque d’une interprétation univoque commandée par les seuls points de vue couplés de « Rousseau » et J.J. Travailler l’approche interactive permet de voir que l’efficacité de la maïeutique de Rousseau-personnage, comme celle de la confrontation en lecture à l’oeuvre de J.J., ne résument pas à elles seules les enjeux du combat argumentatif déroulé sur la scène de ce texte: le Français se dévoile ainsi progressivement au cours des trois entretiens, comme un efficace contrepoids au « penchant » affirmé de son interlocuteur pour son héros, le scepticisme foncier du personnage aidant notamment l’auteur à interroger les limites de la raison et du bon sens de l’interlocuteur qu’il lui a donné – contribuant ainsi à la rationalité du débat; l’auteur a d’ailleurs voulu que le Français obtienne finalement gain de cause sur l’impossibilité d’obtenir le procès public dont rêvait son interlocuteur, tournant alors ce dernier vers une approche plus réaliste du combat pour la protection de l’oeuvre de J.J. en vue de la postérité.

Enfin, c’est le Français, dans sa prudence et sa défiance ironique à l’égard de toute attitude enthousiaste, qui est montré dans la seconde partie du IIIe entretien, comme l’analyste le plus précis et le mieux informé de la situation politique concrète et de la conjoncture historique; le soin des perspectives optimistes étant laissé à son interlocuteur, confronté sur ce plan (et avec lui JJ dont il est porte-parole), à un scepticisme à la Fontenelle, à la Bayle – ou à la Montaigne (voir notamment p. 387), qui est peut-être le fond du caractère « français » du Français vu par le citoyen de Genève. Il semble à cet égard, que ce personnage soit plus proche que son interlocuteur des analyses politiques et du pessimisme historique de l’auteur lui-même, tels qu’on peut les déduire de l’ensemble du paratexte des Dialogues. La fin du troisième entretien pourrait ainsi se lire comme mise en scène d’un débat interne à la pensée politique du Rousseau de cette époque, entre certaines perspectives émanées d’une approche providentialiste de l’Histoire, et d’autres perspectives déduites de l’observation désenchantée du fonctionnement réel de la sphère publique, en tant qu’arrivée désormais à maturation sous hégémonie « philosophique »[112]. Peut-être alors Rousseau juge de Jean-Jacques devrait-il s’analyser comme un questionnement systématiquement ironique, mais au sens tragique et proprement philosophique du terme, sur la validité générale de la théorie de l’homme de Rousseau – envisagée comme pensée de l’Histoire.

L’ombre de Socrate dans Rousseau juge de Jean-Jacques

Par Michael O’Dea

 

Je ne veux parler ici qu’à votre raison.

(« Rousseau » au Français, GF, p. 139)

Tout part d’une question, dans la meilleure tradition socratique… A l’issue d’un de mes cours d’agrégation, où j’avais évoqué le genre du dialogue au XVIIIème siècle, un étudiant me demande quels liens je vois entre les dialogues de Platon et ceux de Rousseau juge de Jean-Jacques. Sa question a déclenché une série de lectures et d’interrogations toujours en cours quelques mois plus tard. J’essaierai de donner quelques éléments de réponse aujourd’hui : ceux-ci porteront sur les thèmes des dialogues de Rousseau, sur les formes interrogatives de l’œuvre, et finalement sur le caractère des relations créées à travers l’échange dialogué, relations d’abord personnelles mais où se dessine le problème fondamental de la relation avec la vérité que conversation et débat permettent d’instaurer.

Rappelons d’abord que Socrate est nommé deux fois dans le deuxième dialogue, une fois dans une liste d’êtres bons que le public, en tant que satellite de ces Messieurs, ferait passer pour des monstres (p. 318), une fois pour évoquer les accusations d’empoisonnement dont JJ est constamment taxé par le Français : contrairement aux juges athéniens, qui ont dû faire administrer deux écuellées de ciguë à Socrate, JJ sait faire des concentrés d’une redoutable efficacité à partir de ses graines, rangées selon le système linnéen (p. 251). L’apparition de Socrate dans le texte est donc incidente : elle correspond à un référence culturelle familière, sans plus. Pourtant, sachant que chez Rousseau certaines œuvres de Platon ne sont jamais loin, on poursuit l’interrogation des dialogues. La présence de La République en particulier est constante: c’est là que Rousseau avait trouvé l’image de la statue de Glaucus défigurée par les vagues (début du Discours sur l’inégalité), c’est là surtout qu’il avait lu l’histoire de l’anneau de Gygès, qui donnera des pages célèbres de la sixième promenade des Rêveries, et qui est intimement liée à la réflexion sur la justice chez Platon, permettant de poser la question : que fera l’homme juste quand il est libre de toute contrainte ? Lorsqu’on pense à l’interrogation qui occupe le début de La République — qui est plus heureux, celui qui inflige une injustice ou celui qui la subit ? — on est tenté de chercher aussi des échos dans Rousseau juge de Jean-Jacques. Ces échos sont diffus. Certes, les parallèles ne manquent pas : ainsi, au livre VI de la République, Socrate insiste sur la retraite, voire l’exil, comme condition d’un digne commerce avec la philosophie : le philosophe est « celui qui sait qu’il n’a point d’allié avec qui il pourrait se porter au secours de la justice sans se perdre, mais qu’au contraire, comme un homme tombé au milieu de bêtes féroces, se refusant à participer à leurs crimes et par ailleurs incapable de résister seul à ces êtres sauvages, il périrait avant d’avoir servi sa patrie et ses amis, inutile à lui-même et aux autres »[113]. De nombreux passages des dialogues et des Rêveries font le même constat ; l’image des bêtes féroces est frappante quand on pense à Rousseau juge de Jean-Jacques[114]. Par ailleurs, Platon, et Socrate, sont à l’origine de la tradition si brusquement renversée par Diderot lorsqu’il écrit qu’ « Il n’y a que le méchant qui soit seul ». L’éthique de la solitude, qui réunit tous les philosophes, est brusquement renversée : « voici (dira Rousseau personnage) par un coup de plume inattendu, ce goût paisible et doux jadis si universellement admiré, transformé tout d’un coup en une rage infernale » (p. 200). Dans d’autres écrits, Rousseau reviendra deux fois sur la façon dont le choix entre solitude et société est traité dans La République, d’abord dans un fragment de Mon Portrait[115], puis dans la lettre à Franquières, écrite à Bourgoin et datée du 15 février 1769, plus proche donc dans le temps à Rousseau juge de Jean-Jacques, et présentant quelques similarités de vocabulaire avec cette œuvre. Il s’agit cette fois de l’absence de consolation que va connaître l’incroyant dans les vicissitudes de la vie : Glaucon « peint le juste accablé des outrages de la fortune et des injustices des hommes, diffamé, persecuté, tourmenté, en proye à tout l’opprobre du crime et méritant tous les prix de la vertu »[116]. Rousseau affirme qu’il vaut mieux avoir pour témoin Dieu lui-même pour tenir bon dans pareille adversité.

Le bilan thématique est à la fois maigre et suggestif. Le débat sur la justice dans La République irrigue toute la réflexion de Rousseau sur la solitude du juste, mais aucun lien précis avec RJJJ ne se révèle, du moins aux yeux du présent lecteur.

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Platon attribue à Socrate dans les dialogues au moins deux modes d’interrogation de ses interlocuteurs. L’un d’entre eux, celui que nous connaissons mieux, est la maïeutique, l’art de la sage-femme, dont Socrate se réclame dans le Théétète. La comparaison avec l’accouchement est double : Socrate ne possédant aucune sagesse, l’accouchement est d’abord le fait de ses disciples eux-mêmes. C’est ainsi qu’il déclare à Théétète : « Et il est clair comme le jour qu’ils n’ont jamais rien appris de moi, et qu’ils ont eux-mêmes trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses »[117]. Pourtant, il ajoute tout de suite : « Mais s’ils en ont accouché, c’est grâce au dieu et à moi », et un peu plus loin il prévient Théétète dans les termes suivants : « Et si, en examinant telle ou telle des choses que tu diras, je juge que ce n’est qu’un fantôme sans réalité, et qu’alors je te l’arrache et la rejette, ne te chagrine pas comme le font au sujet de leurs enfants les femmes qui sont mères pour la première fois […] il ne m’est permis en aucune manière ni d’acquiescer à ce qui est faux ni de cacher ce qui est vrai »[118]. C’est-à-dire que l’image populaire de Socrate accoucheur n’est juste qu’en partie: il assiste à la naissance, mais il opère immédiatement après un tri rigoureux, et les enfants non viables de la pensée sont rejetés sans le moindre scrupule. Vue ainsi, la maïeutique est un processus plus rude qu’on ne le dit parfois. Quand on regarde les pages suivantes du dialogue, d’ailleurs, on voit à quel point l’intervention de la sage-femme est importante : Théétète, qui certes n’est qu’un jeune garçon, est réduit à la portion congrue. Voici sa part du dialogue après sa déclaration que « la science n’est autre chose que la sensation » : Oui – Oui, et plus d’une fois – C’est bien ce qu’il veut dire – C’est bien certain – Il semble bien que oui – Si – Effectivement – C’est vraisemblable – Evidemment… et ainsi de suite sur des pages et des pages. Le dialogue est dirigé par Socrate, le raisonnement est de lui. Or, dans Rousseau juge de Jean-Jacques, le débat a une autre forme. « Rousseau », il est vrai, parle plus longuement que le Français, mais la vérité qu’il défend est une vérité méconnue, assiégée, mise en minorité. Jamais le Français ne lui accordera ses propositions comme Théétète admet celles de Socrate. Peut-on vraiment évoquer la maïeutique pour rendre compte de ces dialogues ? L’analogie est légitime, mais la correspondance formelle est loin d’être parfaite.

Or l’elenchus, qu’on traduit par réfutation ou contestation, semble, à en juger par son nom, plus vigoureux, voire violent, encore que la maïeutique. Si le terme est moins connu, il est utilisé couramment par les spécialistes depuis le XIXème siècle. Et si aujourd’hui il avance sur le devant de la scène, c’est grâce à un remarquable universitaire américain, Gregory Vlastos, décédé en 1991, auteur d’un ouvrage traduit en français, Socrate : ironie et philosophie morale[119], et d’un article important qui, sauf erreur, reste à traduire, »The Socratic elenchus : method is all »[120]. L’exploit de Gregory Vlastos pour les historiens de la philosophie est d’avoir renouvelé un vieux débat dont la vanité semblait évidente : quelle est la doctrine du Socrate historique ? Comment faire la part de ce qui est propre à Platon et ce qu’il tient de son maître ? Or, si G. Vlastos a recours à des détails de la biographie de Platon pour étayer sa réponse à cette question, son argument essentiel est intellectuel : selon lui, dans les premiers dialogues, Socrate pratique l’elenchus, méthode d’interrogation qui lui est propre et qui disparaît des dialogues par la suite[121]. Tant que l’elenchus est présent, nous sommes en présence du Socrate historique ; plus tard, Platon expose par la voix de son maître d’autres doctrines.

Qu’est-ce que l’elenchus ? Je cite une des définitions de G. Vlastos : « Sous sa forme habituelle, c’est un type d’argument contradictoire dans lequel Socrate réfute une thèse p, défendue par son interlocuteur comme sa croyance personnelle, en obtenant de lui des prémisses supplémentaires — par exemple {q, r}, dont la conjonction entraîne la négation de p. […] La proposition à réfuter p, proposée et défendue par l’interlocuteur, est réfutée par ses propres déclarations : il est démontré que p est incompatible avec des propositions qui font partie de son propre système de croyances »[122]. Parmi les thèses établies par Socrate en ayant recours à cette méthode figurent selon G. Vlastos, les suivantes :

-Que le poète fait des vers et que le rhapsode récite non pas par art mais par une sorte de folie (Ion)

-qu’en matière de justice il faut suivre non pas la foule mais celui qui sait (Criton)

-qu’il ne faut jamais rendre le mal pour le mal (Criton).

On voit que l’elenchus est une arme non négligeable dans l’arsenal socratique. Il faut en souligner un aspect important, dans la version défendue par G. Vlastos : il ne s’agit pas simplement de montrer une contradiction dans les convictions de l’interlocuteur et par conséquent de conclure qu’il n’est pas digne de foi, qu’il faut avoir recours à un autre raisonnement, mais d’amener l’interlocuteur à reconnaître que s’il croit les propositions q et r, il ne peut pas croire aussi p, celle qu’il avait d’abord énoncée.

Je reviens maintenant à Rousseau : est-ce que dans RJJJ il a recours à l’elenchus ? La question concerne évidemment le premier dialogue, seul à être consacré à des débats de type contradictoire, et l’intérêt du modèle serait de donner un mode d’interrogation et de réponse plus proche des vigoureux échanges de cette œuvre, où le Français ne cède pas facilement le terrain sous le feu des questions de son interlocuteur. Il est clair que si on cherche un argument abstrait et proprement philosophique, on ne peut pas faire de parallèle. Socrate ne recule pas devant des questions telle « Qu’est-ce que le bonheur ? », alors que dans RJJJ ces questions-là, sans être absentes, restent à l’arrière-plan ; il s’agit d’abord de la vie d’un homme. Pourtant, si l’on admet que le terme d’elenchus s’applique à un argument qui n’est pas de type abstrait, on peut trouver des débats ayant une forme apparemment analogue, même si dans RJJJ le raisonnement a parfois des méandres que les dialogues de Platon ne connaissent pas. L’exemple suivant porte sur une question qui, apparemment secondaire, marque en fin de compte une étape dans l’évolution du débat. Il s’agit de l’aumône :

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Exemple de l’aumône, premier dialogue, GF p. 124 :

 

Le Fr.

« ils ont admirablement tiré parti d’une ridicule arrogance de notre homme, qui est de faire le fier sur les dons et de ne vouloir pas qu’on lui fasse l’aumône ».

Proposition 1. JJ refuse l’aumône.

Proposition 2. Ce refus est une manifestation d’arrogance.

 

R.

« mais je crois que vous et moi serions assez capables d’une pareille arrogance : qu’en pensez-vous ? »

(Interrogation portant sur la notion d’arrogance)

 

Le Fr.

« Cette délicatesse est permise à d’honnêtes gens ».

(Concession à l’interlocuteur… suivie d’un retour à la charge 🙂

« mais un drôle comme cela qui fait le gueux quoiqu’il soit riche… »

Proposition 3. JJ fait le gueux.

 

« quoiqu’il en soit, s’il fait le gueux, il reçoit donc ou demande l’aumône ? »

(Interrogation ayant la forme d’une définition)

 

Le Fr.

« Eh non ! Celui-ci ne la demande pas directement »

(Concession qui en fait infirme la proposition 3)

« Au contraire, il la rejette insolemment d’abord ; mais il cède à la fin tout doucement quand on s’obstine »

(Concession qui infirme la proposition 1 et la proposition 2 : il ne refuse pas  absolument l’aumône et…)

… R.

« Il n’est donc pas si arrogant que vous disiez d’abord. »

 

[R. peut désormais passer à une question révélatrice d’une autre contradiction

R.

« je demande à mon tour pourquoi ils s’obstinent à lui faire l’aumône comme à un gueux, puisqu’ils savent si bien qu’il est riche »]

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R pourra bientôt poser une autre question exposant les contradictions du Français (« Trouvez-vous que l’intention de l’avilir mérite une grande reconnaissance ? », p. 125), ce qui pousse le Français à donner une longue justification alambiquée. On me dira que le tout ressemble davantage au débat contradictoire de type juridique réclamé par Rousseau personnage pour JJ qu’à un dialogue philosophique. Considérons cependant les dernières phrases du Français sur la question : « Je hais JJ, nos Messieurs l’aiment, ils veulent le conserver à tout prix ; il est naturel qu’eux et moi ne nous accordions pas sur la conduite à tenir avec un pareil homme. Leur système, injuste peut-être en lui-même, est rectifié par l’intention » (p. 126). Le Français est loin encore de la position qu’il adoptera à la fin de l’œuvre, mais le débat l’a fait avancer, à travers la révélation des contradictions de son propre discours, sur le chemin de la vérité. Il déclare maintenant que leur système est injuste, alors que, p. 120, il évoquait encore ce que le plan de ces Messieurs avait « de grand, de généreux, d’admirable ». Un peu plus loin il déclare « Il y a dans tout cela, je dois l’avouer, des choses que je n’entends pas fort bien moi-même » (p. 128), avant de relancer la défense des Messieurs sur un nouveau sujet quand « Rousseau » le presse sur le refus d’un procès (à partir de la p. 131). Ce n’est que lors des toutes dernières phrases du premier dialogue (p. 182), au moment où il annonce son intention de lire l’œuvre de JJ, que le Français avouera à nouveau explicitement un doute. La question de l’aumône, et plus généralement le système de fausse bienfaisance des Messieurs, n’est donc pas complètement accessoire dans le mouvement de l’œuvre. De plus, si pour G. Vlastos, une des caractéristiques essentielles de l’elenchus est que l’interlocuteur découvre lui-même la contradiction qui invalide l’une ou l’autre de ses convictions incompatibles, c’est, semble-t-il, le cas du Français ici. Cette figure complexe devient parfois une espèce de pantin n’existant que pour montrer son propre ridicule au tiers invisible du dialogue, qui n’est pas JJ mais le lecteur rêvé, cet autre Français, celui qui aime encore la justice et la vérité. C’est ce pantin qui affirme (par exemple) que Pergolèse a composé de la musique vingt ans après sa mort. Mais le pantin ne peut pas faire avancer le dialogue vers sa conclusion : c’est l’autre face du Français, celle de l’homme de bonne foi, trompé mais juste, qui reconnaîtra progressivement, dans des étapes dont la plupart sont clairement signalées, que JJ n’est pas un monstre.

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Il faut souligner deux autres caractéristiques de l’elenchus pour G. Vlastos. D’abord, l’elenchus ne peut fonctionner que si l’interlocuteur de Socrate parle pour lui-même. Il ne faut pas qu’il se fasse le relais de la conviction d’autrui, car dans ce cas-là la méthode ne peut apparemment pas aboutir. Deuxième caractéristique de l’elenchus : dans les dialogues socratiques, G. Vlastos remarque une bizarrerie : lors de la confrontation entre une première proposition p et d’autres propositions , q et r, par exemple, c’est toujours p qui est fausse, mais rien n’explique ce phénomène, qui soulève un problème de logique important. G. Vlastos avance l’hypothèse suivante : qu’il faut comprendre que si jamais q et r étaient fausses, on pourrait les invalider par le recours à d’autres propositions encore, s et t, et au-delà au besoin en prolongeant la recherche. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’insistance de Socrate sur le caractère personnel des convictions énoncées par celui qui est en face de lui : nous portons la vérité en nous, sans toujours la reconnaître comme telle, et la confrontation de nos croyances les unes avec les autres nous permet d’aller enfin à sa rencontre.

Que trouvons-nous dans RJJJ ? D’abord que « Rousseau » insiste inlassablement sur la nécessité pour le Français de donner sa propre opinion, d’arrêter de répéter ce que d’autres lui ont appris à dire. Les exemples dans le premier dialogue sont innombrables, et les dernières phrases prononcées par « Rousseau » dans ce dialogue les résument tous :

Presque tout ce que vous m’avez dit dans cet entretien me prouve que vous n’y parliez pas de vous-même. Après avoir appris de vous les sentiments d’autrui, n’apprendrai-je jamais les vôtres ? Je le vois, vous feignez d’établir des maximes que vous seriez au désespoir d’adopter. Parlez-moi donc enfin plus franchement. (p. 182).

C’est la condition de la vérité : il faut échapper à la tyrannie de l’opinion, cesser de répéter le discours public, dire ce qu’on pense soi-même. Pour cela, il faut en l’occurrence s’informer, ce qui pour le Français veut dire lire l’œuvre de JJ ; mais même avant, la vérité commence à se faire entendre : « je n’aime pas JJ, mais je hais encore plus l’injustice, encore plus la trahison » (p. 182). Au début du deuxième dialogue, à la page suivante, le Français interrogera Rousseau personnage : « Dites-moi donc enfin ce qu’il faut penser de cet étrange personnage ? » et « Rousseau » répond : « Non ; dire ce qu’il en faut penser n’est pas de ma compétence ; mais vous dire, quant à moi, ce que j’en pense, c’est ce que je ferai volontiers, si cela vous suffit ». Cet engagement, de dire ce qu’on pense, est-il suffisant, chez Jean-Jacques Rousseau comme chez Socrate, pour faire sortir la vérité ? Il permettra au Français d’accéder à la vérité : après sa lecture de l’œuvre, il rendra compte de ses sentiments comme Rousseau personnage lui avait demandé de faire bien avant (« Lisez vous-même les livres dont il s’agit et sur les dispositions où vous laissera leur lecture jugez de celle où était l’Auteur en les écrivant, et de l’effet naturel qu’ils doivent produire quand rien n’agira pour le détourner » p. 99). Au-delà du Français s’ouvrent des horizons plus vastes. Cependant, là où Socrate a plusieurs interlocuteurs, deux hommes sont seuls en présence chez Rousseau : il faut donc trouver d’autres moyens pour élargir le propos vers autrui. Et c’est ainsi que, dans un monde apparemment envahi par les ténèbres, la conviction que la vérité chez l’homme est plutôt cachée que perdue s’affirme plusieurs fois. C’est le Français qui le dit après sa deuxième lecture de l’œuvre, avec une discrète allusion à la statue de Glaucus :

Ces traits si nouveaux pour nous et si vrais une fois tracés trouvaient bien encore au  fond des cœurs l’attestation de leur justesse, mais jamais ils ne s’y seraient remontrés d’eux-mêmes si l’historien de la nature n’eût commencé par ôter la rouille qui les cachait. (p. 364)

Plus loin, il est vrai, il doute du triomphe de la vérité, et c’est Rousseau personnage qui lui répond :

Croyez-vous donc être le seul homme au cœur duquel parle encore la justice indépendamment de tout autre intérêt ? Non, Monsieur, il en est encore, et peut-être plus qu’on ne pense, qui sont plutôt abusés que séduits, qui font aujourd’hui par faiblesse et imitation ce qu’ils voient faire à tout le monde, mais qui rendus à eux-mêmes agiraient tout différemment. (p. 401-402).

Rendus à eux-mêmes : les termes de « Rousseau » ici sont ceux d’une vérité plus explicitement morale que celle de Socrate, mais chez l’un comme chez l’autre réside la conviction que l’homme qui échappe à l’opinion, qui rend compte authentiquement de ses propres croyances, entre par ce fait même en rapport avec la vérité. Cette vérité vit éventuellement dans une confusion qu’il faut démêler. Il n’en reste pas moins vrai qu’elle est présente en nous.

L’elenchus, comme la maïeutique, est évidemment un modèle au mieux partiel pour Rousseau juge de Jean-Jacques. Son intérêt et ses limites sont dans l’exigence de vérité personnelle, car si les dialogues représentent le Français s’acheminant vers cette vérité, dans le premier dialogue il est surtout porteur d’une parole qui n’est pas à lui. Ainsi, dans l’exemple de l’aumône, l’interrogatoire de « Rousseau » le confronte moins à des contradictions dans des convictions qui lui seraient propres qu’à des contradictions dans une parole venue d’ailleurs dont il ne semble être, lui qui ne connaît pas JJ, que le relais. Ou bien faudrait-il évoquer des niveaux de conviction différents ? Le Français, après tout, croit les affirmations de ces Messieurs : il passerait alors de la conviction, intellectuelle, à la persuasion intime, qui échappe aux seules catégories du raisonnement : on apprend dans le Contrat social que le Législateur est celui qui sait « persuader sans convaincre »[123]. Cette opposition, fondamentale chez Rousseau, n’est pas sans rapport avec le « monde idéal » du premier dialogue ; mais on voit ainsi l’écart se creuser entre Socrate et Jean-Jacques, on s’éloigne de l’univers du raisonnement et de la logique.

Comment conclure sur une question où tout est affaire de rapprochements partiels ? Plutôt que de trouver une homologie de forme entre les premiers dialogues de Platon dans la lecture que Gregory Vlastos en propose et notre texte, je défendrais simplement l’idée d’une série de rencontres entre Socrate et Jean-Jacques. Jean-Jacques Rousseau n’a pas tenté de reproduire systématiquement un modèle socratique dans RJJJ. Pourtant, au delà de quelques ressemblances formelles, fugitives mais frappantes, le parcours du Français ne peut se comprendre qu’à travers une vérité, ou une aptitude à la vérité, qui est en lui. Sa conversion est due à la contestation systématique des propos du public par le personnage Rousseau, et pour une grande part à la lecture de l’œuvre de JJ, mais plus que tout à lui-même :

Pour juger du vrai but de ces livres, je ne m’attachai pas à éplucher çà et là quelques phrases éparses et séparées, mais me consultant moi-même et durant ces lectures et en les achevant, j’examinai comme vous l’aviez désiré, dans quelles dispositions d’âme elles me mettaient et me laissaient, jugeant comme vous que c’était le meilleur moyen de pénétrer celle où était l’Auteur en les écrivant, et l’effet qu’il s’était proposé de produire. (p. 358).

Ni maïeutique ni elenchus, alors, ne peut donner la clef des procédés du premier dialogue. Tous les deux sont cependant fondés sur la notion d’une vérité nous appartenant, déjà présente en nous, qui aide à comprendre notre texte. Compléter le modèle maïeutique, plus familier, par l’elenchus, c’est compléter un modèle où Socrate doit faire le tri des différentes affirmations de son interlocuteur, par un autre où c’est l’interlocuteur lui-même qui, plus activement, est amené à tirer la conclusion imposée par les contradictions de son propre discours. Reste un autre modèle encore, celui du débat juridique contradictoire, qu’il faudrait étudier pour avoir une vision complète des procédés mis en œuvre dans Rousseau juge de Jean-Jacques.

 

ECHOS DU TARTUFFE DANS LES DIALOGUES

Laurence VIGLIENO

 

 

« Pauvres aveugles que nous sommes

Ciel, démasque les imposteurs

Et force leurs barbares cœurs

A s’ouvrir aux regards des hommes ».

 

C’est avec cette prière, on s’en souvient que Rousseau datait ses lettres au début de 1770.  Mais ni le ciel ni les correspondants de Jean-Jacques n’ont répondu à ce pathétique appel. Les lectures à haute voix des Confessions n’ont pas mieux réussi. Aussi les Dialogues représentent-ils, un ultime effort pour faire éclater l’imposture. C’est le seul livre que Jean-Jacques juge encore nécessaire d’écrire.

« Dans la position où je suis si j’avais à faire des livres, je n’en devrais et n’en voudrais faire que pour la défense de mon honneur, pour confondre et démasquer les imposteurs qui le diffament »..

Mais au dire de ses ennemis n’est-il pas lui-même un imposteur ? Il s’est déjà défendu contre cette accusation dans sa Lettre à Christophe de Beaumont. En 1762 il est encore en mesure de lutter pied à pied contre son adversaire. Avec un ton naturel, il fait état du caractère qu’on lui connaît. « Je n’ai pas trop, ce me semble, l’air d’un homme qui se déguise » (IV, 962).

Dix ans plus tard il ne se reconnaît plus d’interlocuteur. On a détourné, déformé sa parole. Il lui faut donc avoir recours à une mise en scène propre à démasquer les imposteurs et à rendre à Jean-Jacques son vrai visage. Or quand on évoque le personnage de l’imposteur au dix-huitième siècle, comment ne pas penser à Tartuffe ou L’Imposteur ? C’est l’une des pièces de Molière les plus jouées à l’époque et les plus appréciées du public. On s’inspire de Tartuffe dans le roman (le Monsieur de Climal de Marivaux) comme au théâtre. Il est vrai que Rousseau n’y fait aucune allusion dans sa Lettre sur les spectacles, sans doute parce que l’intrigue du Tartuffe ne peut rentrer dans le cadre qu’il a défini : un trompeur qui a généralement la sympathie du public berne un personnage naïf qui est ridiculisé : Marmontel) en réplique à Rousseau, pour défendre la moralité du théâtre de Molière, donne précisément l’exemple du Tartuffe. Il n’empêche que nous trouvons un témoignage de la vive admiration de Rousseau pour le Tartuffe dans la Lettre à M. Grimm au sujet des Remarques ajoutées à sa lettre sur Omphale, écrite en 1752, à une époque où il fréquentait le théâtre, la pièce de Molière est citée comme modèle du « sublime », notamment la scène d’exposition ; il mentionne aussi la tirade d’Orgon : « C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien » (V, 1, vers 1604) preuve que le personnage d’Orgon a retenu son attention, nous y reviendrons.

Enfin il ne faut évidemment pas perdre de vue que les Dialogues font par trois fois référence au Tartuffe ; Dans deux cas c’est à Jean Jacques qu’est accolé le terme. Mais une note de l’auteur renvoie le compliment aux hypocrites lecteurs : « Ce sont ceux là qui sont vraiment des Tartuffe » (I, 952).

A notre avis Rousseau ne se limite pas à ces allusions ponctuelles. On pourrait définir ainsi l’enjeu des Dialogues : l’auteur tente de démasquer les innombrables Tartuffe qui l’obsèdent mais il lui faut aussi arracher de son visage le masque de Tartuffe qu’il lui ont imposé. Le souvenir de la pièce de Molière l’incite à donner un certain mouvement dramatique aux dialogues, à leur communiquer par instants une certaine verve en dépit des longueurs dont il se plaint lui-même. Certes il se défend dans « Du sujet et de la forme de cet écrit », de vouloir donner le moindre agrément à ce qu’il écrit, il veut éviter « que le tableau des misères de sa [sa] vie soit pour personne un sujet d’amusement » (I, 666).

L’en croira-t-on sur parole ? Rousseau reste un artiste jusque dans ses cauchemars. Les Rêveries le prouveront encore.

PORTRAIT DE JEAN JACQUES EN TARTUFFE

Les Dialogues destinés en principe à démasquer les imposteurs qui diffament Jean-Jacques débutent par un coup de théâtre. L’écrivain que le personnage « Rousseau » admirait avec ferveur est en fait un imposteur qu’a dénoncé le Français avant « le lever du rideau ».. «  Rousseau » se trouve donc au début de l’œuvre dans une position symétrique à celle d’Orgon au quatrième acte de la pièce de Molière. Son idole a été déboulonnée !

Les deux personnages se font écho dans leur découverte atterrée de la véritable personnalité de leur héros.

Orgon : « Voilà je vous l’avoue un abominable homme » (Acte IV, VI, v. 1529).

Rousseau : « Juste ciel, quel abominable homme. Qu’il m’a fait de mal » (I, 667).

L’action du Premier Dialogue commence « in medias res » à l’exemple de la plupart des scènes d’exposition du théâtre de Molière, notamment celle du Tartuffe admirée par Rousseau, comme nous l’avons dit. La surprise indignée du personnage Rousseau est ainsi mise en relief.

Le Jean-Jacques dévoilé par le Français est un « scélérat » (terme récurrent à son propos : plus de cinquante fois dans le Premier Dialogue) doublé d’un « hypocrite ». Il n’a rien à envier à Tartuffe : ses « crimes » ont été détaillés en coulisse. Le Français pourrait les résumer dans les mêmes termes que lExempt du Tartuffe.

« Et c’est un long détail d’actions toutes noires

Dont on pourrait former des volumes d’histoires »

(V, scène dernière, v. 1925-1926)

Tout concourt à rendre le personnage méprisable : il n’est pas même doté de cette grandeur dons le crime qu’admirait Diderot. Il suffit de regarder ses portraits. Passe encore pour celui de Ramsay qui pouvait suggérer à la rigueur un Alceste poussé au noir, mais le médaillon de plâtre qui en a été tiré donne au modèle « un sourire traître et sardonique » (I, 782). Et que dire de la gravure de Fiquet d’après le pastel de La Tour (image d’un Rousseau idéal) qui représente « un petit fourbe, un petit menteur, un petit escroc, un coureur de tavernes et de mauvais lieux » (Ibidem), bref un Tartuffe au petit pied, minable, à qui on ne saurait attribuer La Nouvelle Héloïse.

Toutefois l’excès d’infamie finit par soulever des doutes. Une pareille accumulation de forfaits impunis est peu crédible, comme le Français est forcé d’en convenir : « Peut-être pour le rendre plus exécrable a-t-on cru devoir charger un peu le tableau de ses crimes » (I , 723).

Mais peu importe le nombre de crimes, un seul suffirait pour discréditer l’œuvre qui n’apparaît plus que comme « une immense compilation de préceptes de vertu rédigés par un coquin ».( I,697).

 

L’orientation que l’écrivain a donnée à ses livres qui veulent montrer aux hommes la route du vrai bonheur le rend particulièrement vulnérable : il a tendu ses filets trop haut. Comment soutenir sans faillir une devise aussi exigeante que « vitam impendere vero » ? Ses détracteurs ont beau jeu de prendre Rousseau en flagrant délit d’inconséquence et d’en conclure qu’il ne croit pas à ce qu’il « prêche » avec tant d’ardeur. On peut alors l’assimiler à Tartuffe qui «prêche » le détachement des biens de ce monde à la famille d’Orgon tout en travaillant à détourner un héritage et en tentant de séduire la femme de son bienfaiteur. Ces deux personnages se manifestent comme de beaux parleurs qui par la magie de leur verbe trompent leur monde. Tartuffe hypnotise Orgon avec ses beaux discours, réussit grâce à son éloquence pathétique à se faire passer pour un innocent calomnié.

Finalement le beau style que même ses adversaires concèdent à Rousseau ne témoigne en rien de sa bonne foi, bien au contraire il est dénoncé comme un instrument pernicieux au service de son hypocrisie. On pourrait citer à ce propos force allégations du docteur Tronchin, du pasteur Vernes, etc… Déjà dans l’Avertissement aux Lettres de la Montagne Rousseau priait les lecteurs de mettre à part son beau style.

« car enfin de cela seul qu’un Auteur s’exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s’en suivre que cet Auteur ne sait pas ce qu’il dit » (III, 686).

 

Peut-être faut-il remplacer désormais « ne sait pas » par « ne croit pas ». Car pour les lecteurs que ses adversaires ont pris soin de désabuser, il n’y a que « forfanterie » dans ce beau style, comme dans l’entrée en scène de Tartuffe : « que d’affectation et de forfanterie » commentait Dorine. Détrompé, le public ne voit plus que « de la forfanterie où il avait vu du désintéressement » (I, 703).

Le terme est utilisé à plusieurs reprises par le Français associé à celui de « faste ». Il donne matière à une discussion entre les deux personnages, « Rousseau », n’admettant pas que des termes aussi dépréciatifs puissent s’appliquer à des écrits qui parlent au cœur.

Mais la démonstration de la sincérité des écrits est toujours à reprendre . Quand « Rousseau » rend à Jean-Jacques sa vraie voix, ce dernier, exhalant un mélancolique « chant du cygne » ne peut assez se résigner

« pour penser sans impatience […] que [ses] écrits où le cœur qui les dicta est empreint à chaque page passeront pour les déclamations d’un Tartuffe qui ne cherchait qu’à tromper le public » (I, 952).

 

Au terme des Dialogues « Rousseau » est arrivé à la conclusion que le personnage de Jean-Jacques–Tartuffe n’a aucune vraisemblance, aucune cohérence : « Vous me forgez un monstre tel qu’il n’en exista jamais » (I, 739).

C’est « l’être le plus chimérique et le plus extravagant que le délire de la fièvre puisse faire imaginer » (I,758).

En critiquant l’élaboration de ce personnage qu’il a noirci à plaisir, comme pour renchérir sur ses détracteurs, Rousseau se libère sans doute d’une hantise qui a pris la forme de Tartuffe. Ne s’était-il pas dit à lui-même après l’épisode du ruban volé : « Tu fais l’honnête homme et tu n’es qu’un scélérat » (I, p. 1272).

 

« NOS MESSIEURS » EN TARTUFFE

 

Il est temps de s’interroger sur ces « Messieurs » qui peignent Jean-Jacques à leur image.

« Hommes savants dans l’art de feindre

Qui ne prêtez des traits si doux,

Vous aurez beau vouloir me peindre,

Vous ne peindrez jamais que vous » (I, 718).

 

Comment peindre à son tour ces personnages invisibles, insaisissables qui forment un bloc opaque. Ici encore, nous semble-t-il, l’exemple de Molière aide Rousseau à faire une satire parfois enlevée de ces imposteurs. Le rôle du Français est déterminant dans cette entreprise. S’il donne au début du Premier Dialogue l’illusion de démasquer un Jean-Jacques-Tartuffe, c’est qu’il retransmet sans esprit critique les propos de ses directeurs. Ce nouvel Orgon prête à sourire pour l’admiration béate avec laquelle il commente les manœuvres de ses messieurs. Il n’use que d’hyperboles à leur sujet, exalte « leurs nobles vues », la force de leur génie : ce sont des hommes « sublimes ». Pareille emphase ridiculise aussi bien le Français que les objets de son admiration. Il n’est pas jusqu’à la constante référence à « nos messieurs » faite dévotieusement qui ne nous introduise dans le monde de la comédie ; on pourrait parler de comique de répétition évoquant le célèbre « Et Tartuffe ? ».

Mais que représente au juste cette expression ? Personne n’en donne, nous semble-t-il d’explication très satisfaisante. Si l’on s’en réfère aux dictionnaires, « Messieurs » désigne essentiellement les membres du Parlement (qui avaient d’ailleurs, comme on sait, condamné Rousseau). Mais il faut sans doute aussi se souvenir  qu’à l’époque du Tartuffe on appelait « Messieurs » les membres des confréries religieuses plus ou moins clandestines, tels ces M.M. du Saint Sacrement, ou cette Congrégation des Messieurs, anciens élèves des Jésuites que cite Georges Couton dans l’édition citée. Tartuffe a bien l’allure d’être l’un de ces messieurs, laïc aux pieuses activités secrètes. Quand Molière polémique contre ses adversaires dans la Préface de sa pièce, il les désigne par le nom de « Messieurs ». On se souvient de l’anecdote sur la comédie de Scaramouche que les dévots tolèrent mais c’est que « la comédie de Scaramouche joue  le ciel et la religion dont ces messieurs ne se soucient point » (X, 888).

Que Rousseau ait senti l’usage ironique qu’on pouvait faire de ce terme, avant même de l’introduire dans Les Dialogues, nous en avons un exemple intéressant dans Les Lettres écrite de la Montagne. Le terme de « Messieurs » s’adresse d’abord aux membres du Petit Conseil de Genève qui l’ont condamné sans l’entendre. Rousseau prend ses distances par rapport à eux « ces », « vos », dénonce leur mauvaise foi dans des termes qui annoncent Les Dialogues.

« Mais ce n’est pas ainsi que ces Messieurs s’y prennent, recueillent ce qui est suspect pour l’accuser d’être un empoisonneur » (I,707).

 

« Ces Messieurs » désignent aussi les ministres traités avec encore plus d’ironie : éloges feints.

 

« Ils sont adroits, ces Messieurs » (I, 721)

« Voyez d’abord que ces Messieurs sont agréables » (II, 757)

 

dénonciation d’absurdités.

 

« Ces Messieurs déterminés à me faire malgré moi rejeter la Révélation » (730).

 

De tels Messieurs par leur arrogance, leur hypocrisie font pressentir la Ligue des Dialogues. Mais dans Les Lettres de la Montagne, les attaques sont nettement ciblées : les patriciens de Genève, les prédicants. Au cours des années 1770 le corps enrôlé contre Jean-Jacques est beaucoup plus composite. On y trouve encore des dévots de tous bords, les Oratoriens notamment. Mais depuis la querelle avec Hume, le danger vient surtout des philosophes, ils sont les inspirateurs du complot qui assiège un ancien confrère coupable de ne pas s’être enrôlé dans la lutte contre l’infâme et de croire encore en Dieu. Cela n’empêche pas la collusion entre la cabale religieuse et la ligue philosophique réunies contre lui.  « Ces Messieurs voient si souvent M. de Voltaire » insinuait une lettre de la Montagne (II, 799). De façon plus explicite une note des Confessions :

« … puisque le fanatisme athée et le fanatisme dévot se touchant par leur commune intolérance peuvent se réunir comme ils ont fait à la Chine  et comme ils font contre moi » (I, 567).

 

Les méthodes des Tartuffe philosophes ne diffèrent guère de celles des Tartuffe de la religion :

« En paraissant prendre le contre-pied des Jésuites ils ont tendu néanmoins au même but par des routes détournées en se faisant comme eux chef de parti ». (I, 967).

 

Tout comme les membres des confréries ils s’insinuent dans les familles, ce sont les nouveaux directeurs de conscience tout aussi pernicieux que l’abbé Tartuffe évoqué par Rousseau dans les Confessions qui aliénait au jeune Saint Brisson le cœur de sa mère « dévote outrée ». Le Français justifie leurs procédés quand ils paraissent trop discutables par la morale jésuitique de l’intention. : « Leur système, injuste peut-être en lui-même est vérifié par l’intention » (I, 722).

Dans cette ligue la loi du secret est de rigueur, comme elle l’était pour les confréries religieuses clandestines, particulièrement les Messieurs du Saint Sacrement. Le Français craintif adepte des Messieurs s’y conforme scrupuleusement : il la respectera même après sa « conversion », ce qui rend impossible toute réhabilitation de Jean-Jacques. Cette contrainte, ce mystère effarouchent on le sait l’imagination de l’écrivain, nourrissent ses fantasmes. On peut supposer qu’il trouve une sorte de compensation à se divertir aux dépens de ces « Messieurs des Lumières », comme les appelle joliment Alain Grosrichard, en leur donnant l’allure de bigots, comme s’ils avaient été contaminés par leurs adversaires et modèles, les Jésuites en particulier. Un réseau de termes appartenant au langage de la dévotion caractérise les prétendus mérites de nos Messieurs : zèle, charité, œuvre méritoire.

Le terme de zèle est fréquemment employé dans Tartuffe pour définir les élans chrétiens du dévot, non sans effets comiques.

« Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle », s’extasie Orgon lorsque Tartuffe écarte les galants d’Elmire. Un « transport » de zèle pousse Tartuffe à serrer les doigts d’Elmire.

Un semblable transport de zèle pousse Hume « le zélé protecteur, le bienfaiteur à toute outrance de Jean-Jacques ».(I, 779) Foule de Traîtres « qui en affectant le plus pur zèle n’ont en effet d’autre but que de l’enlacer de plus en plus dans les pièges de ceux qui les emploient » (I, 904).

La feinte admiration de « Rousseau » souligne ironiquement le caractère suspect de ce zèle. « Le zèle de vos messieurs n’oublie rien »,(I, 715) sous entendu : n’oublie rien pour nuire.

La charité fait partie des vertus chrétiennes cultivées par nos messieurs. Les oxymores mettent en évidence la fourberie de cette charité.

« C’était pour le forcer charitablement d’aller en Angleterre »,(I, 710) comprenons : à sa perte. Charité au demeurant bien ostentatoire qui rappelle celle de Tartuffe répandant les aumônes sous le regard d’Orgon attendri.

 

« Cette douceur et cette bienveillance dont se vantent vos Messieurs avec tant de bruit ».(I, 753)

« Cette générosité si bruyante qu’on admire dans nos Messieurs ».(I, 876)

«  Cette charité qu’on s’attache à rendre bruyante ».(I, 718)

 

Nos Messieurs s’adonnent aux bonnes oeuvres comme les membres des confréries religieuses, tels Tartuffe allant visiter les prisonniers, « une œuvre méritoire », « une œuvre de bienfaisance et de charité », « une œuvre de miséricorde » et le tout pour un scélérat.

« La feinte douceur de cette âme hypocrite » disait Damis. Il en va de même pour nos messieurs. Rousseau sensible comme il l’est aux variations de l’expression, aux inflexions de la voix note l’air « béat et doucereux » (I, 906, note) des Oratoriens que tous les Messieurs ne parviennent pas à égaler, le ton patelin de ceux qui l’abordent.

C’est en définitive une assez triste comédie que lui donne la ligue. Il n’y a pas que de bons acteurs, mais aussi de petits historiens grimaciers « jouant mal leur rôle ».

La forme dialoguée de Rousseau juge de Jean-Jacques permet à Rousseau de ne pas renoncer totalement  à l’humour, de railler ses persécuteurs comme il le fera encore dans les Rêveries.

Cependant au terme de la confrontation entre Tartuffe-Rousseau et les Tartuffe-Messieurs, rien n’est réglé, les imposteurs continuent de régner sur l’opinion. Seuls le Français et « Rousseau » savent à quoi s’en tenir, d’où de nouveaux écrits complémentaires.

Mais la pièce peut-elle bien finir à l’exemple du Tartuffe de Molière ?

EPILOGUE

Rousseau, comme il le raconte dans Histoire du Précédent Ecrit a tenté de donner un dénouement aux Dialogues, dénouement qui curieusement avait quelque parenté avec celui de Tartuffe. C’est pour le moins paradoxal si l’on songe qu’il avait sévèrement critiqué la conclusion de cette pièce dans un fragment politique (Du pacte social) (IV, 490).

La première version du texte donnait :

« Demandez à un homme de lettres pourquoi le dénouement de Tartuffe lui paraît si mauvais et par sa réponse vous comprendrez ce que je veux dire ».

 

De fait le dénouement de Tartuffe a été la cible des critiques dès la parution de la pièce, Jacques Scherer en cite un grand nombre dans ses Structures de Tartuffe.

Au dix-huitième siècle les réserves sont toujours nombreuses, Voltaire par exemple juge ce dénouement « forcé » (op. cit. 193) ; Le recours au « deus ex machina », en l’occurrence l’intervention royale, est condamné comme une facilité. C’est le critère de la vraisemblance qui détermine ce point de vue négatif.

Ce que veut dire Rousseau n’est pas pour autant parfaitement clair sous sa première forme, car la remarque s’insère dans un contexte politique et non littéraire. L’auteur vient de souligner le contraste entre « le caractère du monarque » et « l’esprit de la monarchie ». La nouvelle formulation est mieux adaptée à la réflexion développée dans ce fragment.

 

« Entendez sourdre et murmurer le Parterre au dénouement du Tartuffe ; ce murmure terrible qui devrait faire frémir les Rois vous expliquera tout ce que je veux dire » (Ibidem).

 

Ce texte n’en pose pas moins un certain nombre de questions. D’abord sur la réception de la pièce : nous n’avons pu trouver de documents signalant ces rumeurs du public à la fin de représentations de Tartuffe, ce qui ne signifie pas forcément que Rousseau les ait inventées, mais les réactions qu’il signale sont surtout les siennes. Il se fait l’interprète de ce Parterre mécontent, et amplifie le mouvement dans une vague d’éloquence : « ce murmure terrible qui devrait faire frémir les Rois ».

Qu’y a-t-il donc de scandaleux dans la Tirade de l’Exempt qui démasque l’imposteur et ramène le calme dans la maison d’Orgon ? Peut-être comme nous le suggère Erik Leborgne que nous remercions vivement pour la part qu’il a prise à cette interprétation, Rousseau stigmatise-t-il l’exercice d’une justice partiale qui ne protège que les sujets fidèles. Il faut toutefois noter que bien que sujet fidèle Orgon s’est fait le complice d’un ami qui a participé à la Fronde, ce qui pourrait lui valoir un châtiment exemplaire dont le Roi l’exempte. Rousseau (le Parterre) est sans doute surtout irrité par l’éloge dithyrambique qui est fait du Roi et de sa clairvoyance.

« Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude

Un Prince dont les yeux se font jour dans les œuvres,

Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs »

(V, v. 1904-1906).

 

C’est faire par trop de crédit à la monarchie que de compter sur elle pour régler les conflits sociaux. Mais Rousseau le donne à penser sans l’expliciter dans ce style laconique qu’il adopte en tant qu’écrivain politique.

On pourrait aussi noter qu’il semble méconnaître les risques courus par Molière lors de la querelle du Tartuffe, qui le contraignent à rendre grâce au Roi. En effet dans le Troisième Dialogue il évoque le cas de Molière en relation avec le sien, tous deux faisant la satire des Médecins : alors que lui Rousseau est en butte à leurs manœuvres hostiles, Molière n’avait rien à craindre : « il avait de bons appuis ; il était aimé de Louis quatorze » (I, 925).

Il aurait dû se souvenir de la Préface du Tartuffe :

« Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins ont souffert doucement qu’on les ait représentés […] mais les hypocrites n’ont point entendu raillerie ». (Ed. citée 883).

 

Mais à l’époque des Dialogues Rousseau ne conçoit plus d’autre persécuté que lui-même. Du coup il imagine à son drame un dénouement digne de celui du Tartuffe : le Roi va démasquer les imposteurs dont il est la victime.

Sans doute en décidant de déposer son manuscrit sur l’autel  de Notre Dame veut-il remettre son dépôt à la Providence, mais sans omettre de jeter un coup d’œil en direction des hommes, comme le fait malicieusement observer Jean Starobinski.

« Il pouvait arriver que le bruit de cette action fit parvenir mon manuscrit jusque sous les yeux du Roi ».

 

On connaît la suite. Jean-Jacques trouve la grille du chœur fermée (elle l’était toujours en fait !) et sort hors de lui de l’Eglise. Une fois calmé il comprend la vanité de sa tentative.

« Car l’idée que mon manuscrit parviendrait directement au Roi, et que ce jeune Prince prendrait lui-même la peine de lire ce long écrit, cette idée, dis-je était si folle que je m’étonnais moi-même d’avoir pu m’en bercer un moment ».

 

Louis XVI qui venait d’accéder au Trône avait tout de même trente ans, mais ne passait pas pour être un intellectuel.

Robert Osmont fait observer dans son Introduction aux Dialogues que Rousseau est conscient de la situation politique du moment. Au début du règne de Louis XVI la collusion du Parlement, de l’Eglise et de la Cour n’était pas favorable à une telle entreprise. Voilà pourquoi l’idée aurait été moins folle sous le règne de Louis XV. Ajoutons que Rousseau avait aimé Louis XV qui fredonnait son Devin du Village. La popularité du « bien aimé » est évoquée à l’occasion de sa maladie dans La Nouvelle Héloïse (II, p ; 559).

Mais pourquoi avoir tant attendu ? En fait cette expédition à Notre Dame a l’allure d’un rêve éveillé qui tourne au cauchemar….

 

Molière comptait sur la comédie pour « du faux avec le vrai faire la différence ». Rousseau, quant à lui, affirme dans une note du Premier Dialogue :

« Je ne crois pas possible que jamais le mensonge usurpe et s’approprie tous les caractères de la vérité » (I, 769).

 

Néanmoins ses efforts multiples pour imposer « les caractères de la vérité » échouent. Sa dernière tentative, le billet circulaire adressé « à tout français aimant encore la justice et la vérité » ne rencontre aucun écho. Décidément le dénouement du Tartuffe, erreur politique pour le Parterre, folie dans le cas de Jean-Jacques, ne saurait conclure la pièce qui se joue dans Les Dialogues. Ne vaudrait-il pas mieux citer celui du Misanthrope, comédie amoureusement analysée et critiquée dans La Lettre sur les spectacles. L’opposition entre les deux dénouements est marquée avec beaucoup de justesse par Michel Delon :

« Au deus ex machina rassurant de la première pièce s’oppose le silence angoissant de la seconde » (« Lectures de Molière au dix-huitième siècle », Europe, nov.-déc., 1972, p. 95.)

« Trahi de toutes parts, accablé d’injustices

Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,

Et chercher sur la terre un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté »

(V, 4,  v. 1803-1806).

Références

Rousseau, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade. Nous indiquons le tome et la page.

Molière, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, T. I.

 

"Heureux en dépit d'eux"

 

Claude Habib

Le bonheur de Jean-Jacques est la révélation du deuxième Dialogue. C’est une surprise majeure du texte. La victime de la pire persécution possible prétend connaître le bonheur, et non pas un bonheur au rabais mais un bonheur insurpassable. Pour le lecteur pressé, l’impression est étrange, comme si Rousseau exigeait d’une même voix qu’on compatît à ses souffrances et qu’on admirât son bonheur, non pas à des époques distinctes de sa vie mais dans le même temps. Ce bonheur est donné comme l’effet d’un retour à soi. Il correspond au goût profond d’un « homme qui aime à se circonscrire ». C’est aussi un repli défensif en réponse aux agressions. Simple réflexe ou mouvement réfléchi, libre choix ou réaction, impulsion ou calcul, le retour à soi est une panacée qui prend toutes les formes. Rousseau se flatte si souvent d’y être parvenu qu’on peut douter des chances de l’entreprise. Comment s’établir fermement en soi, comment s’y retrancher en toute sécurité ? Pour le comprendre, il faudrait préciser quel est le soi auquel il s’exhorte à faire retour.

Dans l’Histoire du précédent écrit, Rousseau raconte l’insuccès du billet circulaire « A tout Français aimant encore la justice et la vérité ». Le billet est sa  dernière tentative pour alerter l’opinion, et ce nouvel échec devrait lui faire toucher le fond. Or un passage d’Emile, dont le souvenir lui revient à point, le sauve du désespoir. « Un passage de l’Emile que je me rappelai me fit rentrer en moi-même et m’y fit trouver ce que j’avais cherché vainement au dehors. »  L’allusion peut sembler vague, mais elle s’éclaire par les réflexions qui suivent : « Quel mal t’a fait ce complot ? Que t’a-t-il ôté de toi ? Quel membre t’a-t-il mutilé ? Quel crime t’a-t-il fait commettre ? « [124]. Ce couplage de l’intégrité corporelle et de la pureté morale permet d’identifier le passage en question. Vingt ans auparavant, on trouve cette association au début du livre II d’Emile[125]. Rousseau y scrute l’exemple d’un homme gai et en bonne santé qui reçoit une lettre. « A l’instant son air change, il pâlit, il tombe en défaillance. » Et l’auteur d’interroger : « Insensé, quel mal t’a donc fait ce papier ? Quel membre t’a-t-il ôté ? Quel crime t’a-t-il fait commettre ? Enfin qu’a-t-il changé dans toi-même pour te mettre dans l’état où je te vois. »[126] La reprise terme à terme d’une interrogation -« Quel crime t’a-t-il fait commettre? »- ne laisse guère de doute sur la référence.

Rousseau ne nous dit rien du contenu de cette lettre qui a eu le pouvoir de détruire en un instant des biens réels, tels que la santé et le contentement de soi. Le contexte laisse penser qu’il s’agit d’une atteinte à la propriété. On lit en effet à la page précédente : « Que de Princes se désolent pour la perte d’un pays qu’ils n’ont jamais vu ? Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris ? »[127]. Ces réflexions reprennent le fil d’une pensée ancienne. Dès 1754 dans le Deuxième Discours, Rousseau figurait la richesse, non seulement comme un abus, mais comme une vulnérabilité accrue[128].

Le riche fait imaginairement corps avec ses biens, il ne peut manquer de le faire (sans quoi il les perdrait et cesserait d’être riche). Il devient donc un corps démesuré, irréel en un sens, et cependant très réellement vulnérable, exposé qu’il est aux vols, aux agressions, à la ruine. C’est ce riche meurtri que Rousseau traite d’insensé dans Emile, et qu’il invite à rentrer dans les limites de son corps biologique. En retournant à cet exemple, il reformule pour son propre compte une version particulièrement sanglante de l’intégrité morale :

« Tant que les hommes n’arracheront pas de ma poitrine le cœur qu’elle enferme pour y substituer, moi vivant, celui d’un malhonnête homme, en quoi pourront-ils altérer, changer, détériorer mon être ? Ils auront beau faire un J.J. à leur mode, Rousseau restera toujours le même en dépit d’eux. »[129] Garder le même cœur, rester soi en dépit des hommes : la revendication passionnée de l’identité se confond avec la recherche d’un refuge inexpugnable, qu’on voie là un goût pervers de la position imprenable ou l’amour intransigeant de la liberté. De toute manière, pour qu’il se réadresse à lui-même cette consigne qui valait pour le riche, il faut qu’il estime être indûment sorti de lui. Il faut qu’il ait en quelque manière donné prise à ses ennemis, et qu’il soit comparable au riche dont le cœur, comme le trésor, est corruptible[130].

Malgré l’allure décisive du propos, Rousseau ne condamne pas toute extension de l’homme en dehors des limites du corps propre. Il existe une sorte de lettres susceptibles de ravager la vie un homme, aussi totalement, aussi instantanément que l’annonce de la chute d’un cours à la bourse, sans que la semonce d’Emile ait lieu de s’appliquer.  L’auteur de La Nouvelle Héloïse est le mieux placé pour savoir qu’une lettre peut à bon droit détruire en un instant le bonheur apparent :

« Je relis votre terrible lettre et je frissonne à chaque ligne. » (I, XVI) « Il n’y a pas une ligne dans votre lettre qui ne me fasse glacer le sang… »(I, LI) Telle lettre qui exige l’éloignement de l’amant, telle autre qui exprime la honte de l’amante ne supporteraient pas une attelle de stoïcisme. La souffrance qu’elles entraînent veut une autre compréhension. Les départs, les adieux, et par dessus tout la mort de l’aimée appellent d’autres consolations, s’il en existe, mais d’abord l’aveu qu’il y a de justes raisons de souffrir car le bonheur de l’homme est suspendu à l’ordre passionnel. Cela, Rousseau le dit jusqu’au bout. Il le maintient dans les Dialogues, alors qu’il n’a aucun intérêt à l’admettre, lui qui s’y exhorte à la solitude. Et pourtant il affirme  : « Notre plus douce existence est relative et collective, et notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. » [131]

Il faut garder à l’esprit cette perspective passionnelle, chaque fois que nous rencontrons sous la plume de Rousseau cette insistante invitation à se resserrer en soi-même. « Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi,  tu ne serais plus misérable. »[132] La leçon est d’allure stoïcienne, mais elle diffère en son fond, car le moi dont il est question a changé. Rousseau retient d’Epictète la conviction que le moi est le garant d’une liberté inexpugnable, mais il n’écrirait jamais comme lui

«Si tu aimes un pot de terre, dis-toi : « J’aime un pot de terre. » S’il se casse, tu n’en feras pas une maladie. En serrant dans tes bras ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J’embrasse un être humain. » S’ils viennent à mourir, tu n’en seras pas autrement bouleversé.»[133]

Cette rude consolation n’a plus lieu d’être du moment que le vrai moi déborde le moi. Ce vrai moi est par nature passionnel.  Il n’est pas tout entier en nous, précisément parce qu’il est épars dans ces passions humaines que sont l’amour, les liens familiaux, la pitié pour le prochain, l’amitié, le sentiment patriotique. Rousseau, que son destin a jeté hors de ces liens, continue de les honorer. Il n’engage jamais à se détacher de telles relations : ce conseil n’aurait pas plus de sens que de guérir d’une bonne santé, ou de se prémunir d’un bien. Ce dont il faut s’affranchir, ce sont les faux biens qui conduisent à l’oubli de soi ou le traduisent : ce sont les hochets de la mondanité, de la cupidité, du carriérisme. De ces faux biens naissent les vrais maux : la mésentente entre les hommes  et en chacun d’eux, la confusion, les aspirations conflictuelles « qui tiraillent en sens contraire ceux qui marchent avec ardeur sur la route sociale »[134].

Sans se contredire, Rousseau peut se définir comme solitaire[135] et se plaindre d’être « séquestré du commerce des hommes par la foule même empressée à l’entourer »[136]. Il peut prôner le retrait du monde tout en dénonçant « l’horreur de cette solitude où on le force de vivre au milieu du genre humain »[137]. C’est que la solitude qu’il choisit est infiniment plus humaine que la société telle qu’elle est. Cette solitude ouverte lui permet de rêver à une société idéale, tandis que la société réelle inflige l’expérience cruelle d’une solitude sans issue. Au milieu des autres, la solitude n’apparaît plus comme un choix personnel et momentané, mais comme une condamnation à vie. Il devient flagrant qu’elle résulte de l’incompréhension des autres, de leur mépris définitif. Ainsi la société comprime l’âme sensible. Elle l’emmure dans une séparation consternante et sans issue : « Pour un homme sensible, sans ambition et sans vanité, il est moins cruel et moins difficile de vivre seul dans un désert que seul parmi ses semblables »[138]. Aussi l’isolement que choisit Rousseau est-il, paradoxalement, la solution la plus douce et la moins asociale. C’est la seule voie ouverte vers un semblant de société. Celle-ci ne sera qu’une compagnie imaginaire, certes, mais au moins conservera-t-elle les vertus sociales que la société s’acharne à bafouer. Le retranchement de Rousseau n’est donc pas une contraction :  c’est pour ménager la qualité expansive de son âme qu’il doit quitter « un siècle haineux et malveillant par caractère »[139]. S’il coupe les ponts avec ses anciennes connaissances, c’est parce qu’il est aimant et facile à blesser.  « Sa passion la plus vive et la plus vaine était d’être aimé. »[140]. S’il est farouche et défiant, c’est parce qu’il se sait facile et confiant, et que sa sensibilité est la meilleure prise que ses ennemis ont sur lui : « Tous ses malheurs ne vinrent que de ce besoin d’aimer qui dévora son cœur dès son enfance et qui l’inquiète et le trouble encore… »[141]

Ayant renoncé à la présence des autres, Rousseau se voit réduit à un moi qui n’est pas égoïste.[142] Le moi solitaire demeure passionnel. Fidèle à sa constitution originelle, il est amour de soi, selon l’expression choisie en 1754. Cette expression mérite d’être soulignée. Que ce soit par instinct de conservation ou par amour de soi, il n’y a aucun mal à tenir à la vie. Non moins que les animaux, l’homme tient à la vie. Mais dans l’homme, et dès l’origine, cette attache à l’existence ne relève pas de l’automatisme : elle n’est pas un instinct mais d’emblée un sentiment. L’amour est un rapport à soi. Il s’accompagne d’une douceur et d’un contentement qui n’ont rien à voir avec le mécanisme du réflexe ou l’âpreté de la survie. Non seulement l’amour de soi n’est pas un égoïsme, mais Rousseau en fait la matrice des meilleurs penchants humains : « La bonté, la commisération, la générosité, ces premières inclinations de la nature (…) ne sont que des émanations de l’amour de soi. »[143]. L’amour lui-même se laissera comprendre comme une expansion de l’âme aimante, un débordement sur un autre des sentiments dont le cœur est plein.

Le retour heureux de Rousseau à lui-même fait la différence entre lui et ses contemporains. Eux sont entièrement incapables d’un tel mouvement. Seul Jean-Jacques peut s’aimer car, seul parmi les hommes, il ne se compare pas. Le secret de l’intériorité heureuse, c’est le refus de l’extériorité humiliante : « [Jean-Jacques] s’aimant sans se comparer n’est pas plus susceptible de vanité que de modestie, content de sentir ce qu’il est, il ne cherche point quelle est sa place parmi les hommes, et je suis sûr que de sa vie il ne lui entra dans l’esprit de se mesurer avec un autre pour savoir lequel était le plus grand ou le plus petit. » [144]. L’évitement du rapport concurrentiel apparaît comme le secret du bonheur individuel. Chez les contemporains, l’amour propre a recouvert et étouffé le sentiment naturel. Du coup la haine gagne tout : « Chacun hait tout ce qui n’est pas lui plutôt qu’il ne s’aime lui-même. On s’occupe trop d’autrui pour savoir s’occuper de soi ; on ne sait plus que haïr, et l’on ne tient point à son parti par attachement, encore moins par estime, mais uniquement par haine du parti contraire. »[145]. S’il en est ainsi, le persécuté devrait être plus insouciant et plus heureux que ses bourreaux. C’est bien ce que Rousseau déclare, contre toute vraisemblance : « Il s’aime et ils le haïssent. »[146]. Au milieu d’un texte aussi pathétique que les Dialogues, Rousseau célèbre avec aplomb la lune de miel de l’amour de soi :  « Jamais il ne fut plus satisfait de lui-même, moins soucieux des affaires d’autrui, moins occupé de ses persécuteurs, plus content ni plus heureux, autant qu’on peut l’être de son propre fait vivant dans l’adversité.»[147] La précision finale soulève la question de la mesure d’un tel bonheur : autant qu’on peut l’être, cela fait combien? Tandis que les Dialogues multiplient les images de torture – il est « enfermé vif dans un cercueil »[148], il est « enterré tout vif » [149]-, Rousseau produit le témoignage incongru du bonheur de Jean-Jacques, aussi inattendu qu’une  perle dans le fumier.

Par une heureuse prédisposition, les aspirations Jean-Jacques ne l’exposaient pas à la concurrence. Spontanément, il a toujours été attiré par des biens qui ne sont pas exclusifs (des biens dont on peut jouir sans en priver autrui) : « Il a trop désiré le bonheur pour désirer beaucoup la richesse »[150]. Frustré dans la société, ce désir de bonheur se déploie dans la solitude. Par un renversement spectaculaire de la sentence de Diderot, la solitude devient un garant de moralité. C’est vrai négativement, parce qu’il n’y a pas moyen de nuire en étant seul [151]. C’est aussi vrai positivement, parce que seul un homme bon est capable d’être seul : « Eh qui ne voit au contraire qu’il est impossible que le méchant aime à vivre seul et vis-à-vis de lui même? Il s’y sentirait en trop mauvaise compagnie, il y serait trop mal à son aise, il ne s’y supporterait pas longtemps… »

La Rochefoucauld –que Rousseau a lu de près dans sa jeunesse – suggère un contre argument, dans une maxime qui fustige la gloriole de s’aimer : « Nous nous vantons souvent de ne nous point ennuyer; et nous sommes si glorieux que nous ne voulons pas nous trouver de mauvaise compagnie. »[152] Un tel soupçon oriente vers l’angle mort du raisonnement de Rousseau. Il y a une hypothèse que celui-ci ne fait pas, mais dont le moraliste aurait pu lui donner l’idée : celle d’un homme qui ferait tenir son amour propre dans le fait de n’en avoir pas, un homme qui placerait son amour-propre dans l’affirmation de l’amour de soi –l’homme qui se fait fort de s’aimer lui-même.

Une telle formule n’a guère de sens dans la doctrine de Rousseau : c’est presque un énoncé contradictoire, comme se faire fort d’être tendre, s’enorgueillir d’être commun. L’hypothèse,  surtout, a l’inconvénient d’orienter le soupçon vers les failles du moi. Du point de vue défensif qui gouverne les Dialogues, c’est prendre un risque inutile. Rousseau prétend explorer les thèses de ses adversaires, mais sans fragiliser sa propre position : il ne veut pas se nuire à lui-même (il se reproche d’ailleurs d’en avoir pris le risque par les aveux imprudents des Confessions). Son bonheur est une forme de résistance, de même que son suicide est le véritable but du complot.

Dans la solitude, ce bonheur advient par le biais de la rêverie. Les Dialogues en soulignent le caractère central. La rêverie est l’explication : « je la regarde comme la clef des singularités de cet homme. »[153]. La propension au rêve éveillé éclaire à la fois son bonheur et ses bourdes, ses distractions perpétuelles et l’incompréhension dont il est l’objet.

Tantôt donnée comme un penchant – c’est la « pente aux douces rêveries »- tantôt présentée comme un élan exaltant, la rêverie permet de jouir d’un bonheur qui demeure humain malgré le rejet du rêveur en dehors de la communauté humaine. C’est une différence capitale entre l’homme de nature et Jean-Jacques : si tous deux s’abandonnent au sentiment de l’existence, l’homme de nature ne rêve à rien. Il n’a pas de raison, ni d’imagination et ses passions sont encore endormies : « Son imagination ne lui peint rien; son coeur ne lui demande rien (…) Son ame que rien n’agite se livre au seul sentiment de son existence actuelle sans aucune idée de l’avenir… »[154]. Pour Jean-Jacques, en revanche, la jouissance de soi est indissociable du rêve éveillé. Cette jouissance témoigne donc à la fois de son rapport à l’origine – puisqu’il se suffit à lui-même, comme l’homme de l’état de nature – et d’une étrange participation au présent. Celui qui « sait s’élancer dans les régions éthérées, y planer et s’y soutenir par de sublimes contemplations, peut de là braver les coups du sort et les insensés jugements des hommes. Il est au-dessus de leurs atteintes, il n’a pas besoin de leur suffrage pour être sage, ni de leur faveur pour être heureux. » [155].

On peut se demander si la dimension conflictuelle est purement absente (comme Rousseau le prétend), si elle est seulement suspendue ou si elle est portée à incandescence. Il y a certes un oubli de la réalité dans le rêve, mais il y a aussi un défi à la société chez ce rêveur qui à lui seul se permet de « braver […] les insensés jugements des hommes. » (Ce déséquilibre est une donnée du problème que Rousseau n’oublie jamais : « Vous êtes seul contre tous : la vraisemblance est-elle pour vous? »[156]  Ce qui d’ordinaire est une objection, voire une inquiétude, se présente ici comme un motif d’enthousiasme).

Lorsque Rousseau entonne l’hymne du bonheur par le rêve, il y a lieu de douter qu’il y croie absolument : « Au milieu de tous leurs succès, il leur échappe, et se réfugiant dans les régions éthérées, il y vit heureux en dépit d’eux : jamais, avec toutes leurs machines, ils ne le suivront jusque là. »[157] Comment comprendre cette affirmation ? La rêverie peut-elle servir d’armure? Peut-elle protéger de la réalité des coups? L’argument a quelque chose d’extravagant. Si Jean-Jacques est aussi content de son sort, quel besoin d’écrire les Dialogues? S’il en souffre, à quoi bon ces rodomontades d’invulnérabilité ? Pourquoi cet étalage de jouissances imaginaires? Subrepticement, le bonheur de Rousseau a cessé d’être une expérience solitaire pour devenir un argument dans le conflit qui l’oppose aux hommes : il n’est pas seulement heureux en dépit d’eux, mais heureux pour faire leur dépit. En général, son bonheur prouve la justice de sa cause, tandis que leur chagrin illustre la noirceur de leurs dessins. Ici, de plus, son bonheur tient du bluff.

Rousseau le présente comme un refuge inexpugnable, et tout aussi spacieux qu’on peut le désirer : « Si l’on vous disait qu’un mortel, d’ailleurs très infortuné, passe régulièrement cinq ou six heures par jour dans des sociétés délicieuses (…) pensez-vous que la moitié de chaque jour ainsi passée ne rachèterait pas les peines de l’autre moitié? »[158] On connaît l’origine pascalienne de ce problème. « Si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’[il] est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui  rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il est un artisan. »[159] S’il pose l’égalité des heures de veille et des heures de rêve, Pasacal infléchit d’un « presque » l’équilibre des deux plateaux. Rousseau prend au sérieux ce cas d’école et répond : les deux se valent. La condition de Jean-Jacques n’a rien à envier à celle de l’homme le plus heureux de la terre : « et croyez-vous qu’à tout prendre l’homme le plus heureux de la terre compte dans le même espace plus de moments aussi doux? »[160] La conclusion est d’une fermeté qui étonne  (mais sans doute est-elle plus exaltée que ferme) : Nul ne peut être dit plus heureux que Jean-Jacques. « Pour moi je pense, et vous penserez, je m’assure, que cet homme pourrait se flatter malgré ses peines de passer de cette manière une vie aussi pleine de bonheur que tel autre mortel que ce soit. » [161]

Ce dernier raisonnement peut sembler étrange, de la part d’un homme qui s’enorgueillit de ne pas se comparer (interviennent ici, indéniablement, deux termes de comparaison : « l’homme le plus heureux de la terre », et « tel autre mortel que ce soit », c’est à dire n’importe qui). A vrai dire ces termes sont quasiment des abstractions mathématiques. Un tel raisonnement n’est pas une comparaison au sens courant du terme. Sa fonction n’est pas réaliste : il ne compare pas Jean-Jacques à tel ou tel, mais vise à empêcher toute comparaison. Du fait de son rapport à l’imaginaire, Jean-Jacques n’a rien à envier à qui que ce soit. Il ne doit pas essayer. Il est hors de toute comparaison.

Rousseau n’a pas l’intention de faire croire que son bonheur est maximal (supérieur à tout autre, aussi grand qu’il pourrait l’être). Il arrive qu’il en donne une évaluation modeste : « ces courts mais doux moments de joie que la nature lui fournit encore et que les hommes n’ont pu lui ôter » [162]. L’amplitude des variations est spectaculaire : nul n’est plus heureux que lui/ il est heureux autant qu’on peut l’être dans sa situation/ il a de courts moments de joie/ il est l’homme le plus malheureux du monde. C’est que seule importe la structure sous-jacente : son bonheur, petit ou grand, lui vient de lui, ses maux d’autrui. Autrement dit, il ne souffre jamais sans être hors de lui. Mais cela, il ne peut guère l’éviter, tant sont multiples les accidents consternants. Jean-Jacques est donc heureux « autant qu’on peut l’être de son propre fait vivant dans l’adversité ».

Nul ne peut déserter entièrement la réalité pour se mettre à l’abri des coups. Si l’adverbe « autant » désigne un bonheur élastique, tantôt immense et tantôt infime, le repli sur soi n’est pas une parade efficace. En dépit des coups à venir, en dépit des à-coups qui en résulteront, Rousseau refuse de concéder l’instabilité de sa position. Il s’affirme détenteur de deux cartes maîtresses : la rêverie et la foi. Les hommes dominent le champ du réel. Ils règnent sur les temps de l’indicatif : ils récrivent son passé, ils empoisonnent son présent, ils disposent à leur gré de la postérité en falsifiant ses écrits. Privé du passé, du présent et du futur, Rousseau s’arroge l’avenir  au sens chrétien et le rêve éveillé, c’est-à-dire l’éternel et l’actuel. Les hommes le privent de tous les biens ? Qu’à cela ne tienne. Il espère en Dieu et rêve en attendant : « Dépouillé par des mains cruelles de tous les biens de cette vie, l’espérance l’en dédommage dans l’avenir, l’imagination les lui rend dans l’instant même : d’heureuses fictions lui tiennent lieu d’un bonheur réel; et que dis-je? Lui seul est solidement heureux, puisque les biens terrestres peuvent à chaque instant échapper en mille manières à celui qui croit les tenir : mais rien ne peut ôter ceux de l’imagination à quiconque sait en jouir. »[163] Quelle est donc la puissance de la persécution ? Elle est nulle. Ôtez-moi tous les biens : Dieu me les rendra – sans attendre je me les rends.

L’estimation de la puissance du complot et celle du bonheur fluctuent en proportion inverse. L’un ou l’autre occupe tour à tour tout le champ de la conscience. En  prônant le retour à soi, dans un argumentaire d’apparence stoïcienne, Rousseau a découvert la subjectivité moderne. Il expérimente son extraordinaire instabilité, ses prodigieuses variations. C’est qu’il ne s’est pas contenté de viser dans le moi un principe d’indépendance. Il y a cherché l’équivalent des biens qu’il abandonnait – non seulement « le mépris de ce qui ne dépend pas de nous »[164], mais le bonheur et l’extase. Explorant la subjectivité, il y a découvert des trésors et des pièges (qu’il se garderait d’appeler ainsi, car pour lui tous les pièges trahissent la main d’un autre).  Enivré d’un bonheur nouveau, Rousseau paraît hésiter sur la présentation à en faire. Pour une part, il surgit comme un aérolithe. Que vient-il faire là ? L’être rêveur, euphorique et distrait rencontré dans le deuxième dialogue ne peut pas être le monstre que vise la vindicte universelle : tout laisse à penser qu’il y a erreur sur la personne. Simultanément, le bonheur de Jean-Jacques apparaît sous un autre jour : ce n’est pas une bizarrerie, c’est la clef du problème. Le complot ne s’est pas trompé de cible : Jean-Jacques est persécuté précisément parce qu’il est capable d’un bonheur inconnu aux hommes qui sont ligués contre lui. Un tel bonheur leur est étranger, il leur échappe : à lui seul il fait pièce à toutes leurs machines.

Le bonheur de Jean-Jacques est surdéterminé. C’est parce qu’il défend la cause de la bonté originelle qu’on s’acharne sur lui, et c’est parce qu’il incarne cette bonté qu’il jouit de lui-même. Le bonheur est donc intimement lié à la doctrine. Relativement à la persécution, il occupe une double position : il  en est une des causes, il est une des réponses que Jean-Jacques y apporte (l’autre réponse étant le texte des Dialogues).

Bonheur saugrenu ou bonheur nécessaire, bonheur précaire ou bonheur tout puissant ces deux aspects renvoient aussi au double public des Dialogues. Rousseau veut dessiller les yeux de l’homme aveuglé : celui qui persécute par mégarde, par entraînement collectif et faute d’y avoir songé. Mais il ne peut compter sans son hôte : Rousseau se perçoit comme un otage, il s’attend à être lu d’abord – et seulement peut-être – par les pires de ses bourreaux : ceux qui sont déterminés à l’être et résolus à le rester. Ceux-là, il cherche, sinon à les intimider, du moins à leur prouver qu’il demeure invaincu. C’est à leur intention qu’il brandit une version durcie et scintillante de ses jouissances imaginaires. D’où les variations dans la présentation de ce bonheur dont les Dialogues donnent parfois un avant-goût et dont les Rêveries  vont développer le charme. Si le bonheur du rêveur est impliqué dans le monde, il forme un défi aux persécuteurs. S’il est hors de ce monde, il est un déni de la réalité. Toujours déplacé, ce bonheur s’éclaire de reflets changeants, et l’on est tour à tour porté à le trouver pacifique ou belliqueux, inoffensif ou insultant, réel ou inconsistant. Dans tous ses avatars, il reste pathétique : couverture trop légère dont cherche à s’envelopper un corps tremblant.

 

 

[1] Nous signalons que la référence au vers d’Ovide est Tristes, Livre X, Elégie V, vers 37, et corrigeons ainsi les références erronées dans les éditions des deux œuvres concernées de la Bibliothèque de la Pléiade, édition des Œuvres Complètes utilisée pour l’ensemble des citations  : OC I, note 1, p. 1635 ; OC, III, note 3, p. 1239. Il en va de même pour la note 1, p. 503 de l’édition Garnier Flammarion de Rousseau juge de Jean-Jacques.

[2] Michel Foucault : Préface à l’édition de Rousseau juge de Jean-Jacques, Bibliothèque de Cluny, Armand Colin, 1962, p.VII, reprise dans Dits et écrits I, 1954-1975, tome 1, Quarto Gallimard, 2001, p. 200.

[3] Ovide meurt en exil. Sur l’exil comme sanction de la censure qui frappe Ovide voir l’article d’Evelyne Micou « Pour une approche juridique de la censure sous l’Antiquité romain » in Censure, autocensure & art d’écrire. De l’Antiquité à nos jours, ouvrage collectif du CTEL dirigé par Jacques Domenech, Editions Complexe, Bruxelles, sous presse.

[4] Robert Darnton in Pratiques de la lecture, éd. Roger Chartier, Payot, 1993, p.192-193.

[5] Inspiré de la philosophie antique et de l’Enlightenment, ce fondement-principe de la morale n’est pas spécifique à Rousseau, mais il en conçoit une application intransigeante, à l’origine de bien des polémiques, notamment avec Helvétius. Ni Voltaire (voir René Pomeau, La religion de Voltaire, Nizet, 1974) ni Diderot ne le suivent dans sa conception. Voir notre étude L’Ethique des Lumières, Vrin, 1989, p. 57-98, et notre article « Rousseau lecteur et critique d’Helvétius » in Jean-Jacques Rousseau et la lecture, ouvrage collectif dirigé par Tanguy L’Aminot, Voltaire Foundation, Oxford, 1999.

[6] Expression empruntée à Louis Marin et en particulier à son étude La voix excommuniée, PUF, Paris, 1981, et L’écriture de soi, PUF, 1999.

[7] Sur l’image de la vertu comme Protée, empruntée à Mirabeau l’Ami des hommes de Mirabeau voir notre article Morale/Vertu du Dictionnaire J.-J. Rousseau, éd. R. Trousson et F. Eigeldinger, Champion, Paris, 1996.

[8] Cf. P. Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées ?, Paris, Minuit, 2000, p. 23 : « Cette invraisemblable stratégie d’énonciation crée dès le départ chez le lecteur, qui perçoit mal quel rôle on essaie ici de lui faire jouer, un malaise que l’œuvre ne parvient pas jamais à dissiper ».

[9] J’utilise ici l’édition de référence des Œuvres complètes, M. Raymond et B. Gagnebin, Paris, Gallimard (Pléiade), 1959-1995, en cinq volumes que je signale par un chiffre romain, suivi de la page en chiffres arabes. Mon texte ne contenant aucun commentaire d’ordre linguistique, j’ai délibérément modernisé l’orthographe.

[10] Cf. la préface du Monde comme volonté et représentation. André Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris, Puf, 1985, p. 723), donne pour le terme « organique » la définition suivante (acception D): « Par opposition à mécanique, se dit d’un développement qui résulte d’une force unique, centrale, interne, agissant d’une manière téléologique, et non d’une action extérieure, ou d’une somme d’actions élémentaires simplement additionnées ».

[11] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, p. 109. On notera l’ironie du malentendu : ce n’est pas parce qu’il y a contradiction qu’il y a mépris de la logique ; mais c’est parce qu’il y a universalité et dictature, dirais-je, de la logique, qu’il y a perception, puis mépris, de la contradiction. La dialectique demeure profondément inscrite, elle aussi, dans la logique, et cela malgré l’effort que constitue la dialectique d’un point de vue organique. Sur ce point, j’invite le lecteur à redécouvrir ce passage de Hegel (dont on excusera la longueur, mais dont on admirera aussi la lucidité): « Mais le Bien, dans lequel est placé le but final du monde, est d’emblée déterminé comme notre Bien, comme la loi morale de notre raison pratique ; de sorte que l’unité ne va pas plus loin que l’accord de l’état du monde et des événements du monde avec notre moralité. Outre que, même avec la position de cette borne, le but final, le Bien est une abstraction sans détermination, comme aussi ce qui doit être un devoir. Plus précisément, face à cette harmonie, l’opposition qui dans le contenu de celle-ci est posée comme non-vraie est à nouveau réveillée et affirmée, de sorte que l’harmonie est déterminée comme quelque chose de seulement subjectif, comme quelque chose qui doit seulement être, c’est-à-dire qui en même temps n’a pas de réalité ; comme un ob-jet de foi auquel appartiendrait seulement une certitude subjective, non pas une vérité, c’est-à-dire non pas cette objectivité qui correspond à l’Idée. Si cette contradiction paraît être recouverte, du fait que la réalisation de l’Idée est reportée dans le temps, dans un avenir où l’Idée aurait aussi l’être [il faut dire qu’] une condition sensible telle que le temps est bien plutôt le contraire d’une solution de la contradiction, et [que] la représentation d’entendement correspondante, le progrès à l’infini, n’est immédiatement rien d’autre que la contradiction elle-même perpétuellement posée » (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I : la science de la logique, Paris, Vrin, 1970, pp. 320 et sq.).

[12] Galileo Galilei, Dialogue des grands systèmes, Paris, Hermann, 1966, p. 105. La réponse de Sagredo à Salviati (p. 109) indique que l’unité et la certitude découle de la ligne droite, et non de la courbe.

[13] « Quand on ne vit pas en soi, mais dans les autres, ce sont leurs jugements qui règlent tout, rien ne paraît bon ni désirable aux particuliers que ce que le public a jugé tel, et le seul bonheur que la plupart des hommes connaissent est d’être estimés heureux » (V, 62).

[14] J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 20.

[15] Essai philosophique sur l’entendement humain, Paris, Vrin, 1972, p. 138.

[16] « Quand on considère d’un œil  de philosophe le jeu de toutes les parties de cet univers, on s’aperçoit bientôt que la plus grande beauté de chacune des pièces qui le composent ne consiste pas en elle-même et qu’elle n’a pas été formée pour demeurer seule et indépendante ; mais pour concourir avec toutes les autres à la perfection de la machine entière » (Fragment, III, 554).

[17] Cf. l’exemple de la montre au §. V, 374 (Analytique du jugement téléologique) de la Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985 (Folio essais 134), p. 337.

[18] B. Groethuysen, J.-J. Rousseau, Paris, Gallimard, 1949, pp. 46-47 ;  R. Derathé, « L’homme selon Rousseau », dans Pensée de Rousseau, ouvrage collectif, Paris, Seuil, 1984 (Points), p. 116.

[19] E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (II, E), dans Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986 (Bibliothèque de la Pléiade), volume 3.

[20] M. Foucault, Introduction aux Dialogues, dans M. F., Dits et écrits 1954-1988, volume 1 : 1954-1969, Paris, Gallimard, 1994 (Bibliothèque des sciences humaines), pp. 175-176.

[21] P. Adamy, Les corps de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Champion, 1997, p. 125.

[22] J’ai étendu la perspective organique à l’œuvre entière de Rousseau dans ma thèse de doctorat, Jean-Jacques Rousseau. L’unité organique d’un système de pensée en question, dir. Raymond Trousson, Université Libre de Bruxelles, 2003 (dactyl.). Ce paradigme existe au sein de la critique rousseauiste depuis longtemps, mais à titre de tentationseulement ; jamais il n’a été choisi pour mener une étude d’ensemble. On le retrouve ainsi chez L. Brédif, Du caractère intellectuel et moral de Jean-Jacques Rousseau étudié dans sa vie et ses écrits, Paris, Hachette, 1906 ; chez L. Ducros, Jean-Jacques Rousseau, Paris, Fontemoing, 3 vol. 1908, p. 291; chez G. Lanson, « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », AJJR 8 (1912), p. 7, M. Launay, Jean-Jacques Rousseau écrivain politique (1712-1762), Grenoble, ACER, 1971, p. 368 ; chez Jean Starobinski, dans l’introduction qu’il donne au livre d’E. Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau, Hachette, 1987, p. XVII; et plus récemment encore, chez L. Mall, Emile ou les figures de la fiction, Oxford, SVEC 2002 :04, p. 255.

[23] Quoique Wittgenstein ait toujours raison lorsqu’il affirme que « nous ne pourrions pas dire à quoi ressemblerait un monde ‘illogique’ » (op. cit., p. 41).

[24] Texte méconnu mais superbe que le Court préambule de Maxime Nemo : « Ce que nous exhibons de l’Histoire a souvent cette apparence satisfaisante de la rigidité et de la pâleur spectrale. Nous tirons cette ombre de l’Ombre et prétendons qu’elle fut ainsi, dans la période qui la connut vivante. Parce que tout est glacé et rigide, notre esprit est satisfait. La vie fut-elle vraiment ainsi ? » (L’homme nouveau. Jean-Jacques Rousseau, Paris, La Colombe, 1957, p. 10). Même malaise chez Stefan Zweig : « Et ainsi, moi qui ai employé toute une vie à décrire les hommes d’après leurs œuvres et à objectiver la structure intellectuelle de leur univers, je constatais, précisément par mon propre exemple, combien reste impénétrable dans chaque destinée le noyau véritable de l’être, la cellule plastique d’où jouit toute croissance » (La confusion des sentiments, Paris, Stock, 1994, p. 11). A noter que Sigmund Freud décrivit le questionnement de Zweig comme des avancées « dans la compréhension de l’inquiétante immensité » (S. Freud et S. Zweig, Correspondance, Rivages, 1991, p. 50). Il ne s’agit évidemment pas de promouvoir ici la philosophie organique au détriment de la raison instrumentale (d’autant que cette tentative serait désespérée), mais bien de signaler l’existence de cette alternative, aujourd’hui facilement opacifiée et réduite au silence, puisque d’une part, elle demande la réalisation d’un effort cognitif certain (la quête de soi), et que d’autre part, le résultat de cet effort, s’il est mené à bien, restera en grande partie indicible.

[25] Dialogue troisième, I, 930.

[26] Cf. ce que dit R. Trousson de son « unité infrangible » (Jean-Jacques Rousseau, Paris, Tallandier, 2003, p. 713).

[27] A. Pizzorusso, « Le ‘personae’ nei Dialogues », dans Rousseau selon Jean-Jacques, Genève, Faculté des Lettres, 1979 (Actes du colloque de Rome, 5 et 6 mai 1978), p. 74.

[28] C. Van Staen, « Le sourires crépusculaires de Jean-Jacques Rousseau », Etudes Jean-Jacques Rousseau, 13, p. 274.

[29] « Du sujet et de la forme de cet écrit » (I, 663).

[30] Les termes dire, conclure, détromper, jugement, réponses, plume à la main, raisons, supposition, interlocuteurs… ne sont que quelques exemples de ce foisonnement.

[31] « Voyant l’excessive longueur de ces dialogues j’ai tenté plusieurs fois de les élaguer, d’en ôter les fréquentes répétitions, d’y mettre un peu d’ordre et de suite ; jamais je n’ai pu soutenir ce nouveau tourment » (I, 665).

[32] « Quant à ceux qui ne veulent qu’une lecture agréable et rapide, ceux qui n’ont cherché, qui n’ont trouvé que cela dans mes Confessions, ceux qui ne peuvent souffrir un peu de fatigue ni soutenir une attention suivie pour l’intérêt de la justice et de la vérité, ils feront bien de s’épargner l’ennui de cette lecture ; ce n’est pas à eux que j’ai voulu parler, et loin de chercher à leur plaire, j’éviterai du moins cette dernière indignité que le tableau des misères de ma vie soit pour personne un objet d’amusement » (I, 666).

[33] M. Launay, « Signes et formes-sens de l’écriture contractuelle dans Rousseau juge de Jean-Jacques ¾ Dialogues », dans J. Givel et R. Osmont, Index de Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, Paris, Champion, 1977, p. 242.

[34] C. Van Staen, « De l’espoir et du désespoir: la ‘folle tentative’ du billet circulaire et la genèse des Rêveries », Bulletin de l’Association Jean-Jacques Rousseau, n°58, 2001, pp. 3-24.

[35] Dante Alighieri, Le Banquet, introduction, traduction et notes de Philippe Guiberteau, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 171.

 

 

[36]  Claude Wajcman, Fous de Rousseau, éd. L’Harmattan, 1992.

[37]  Emile,

[38]  Dialogues, I, p. 746.

[39]  Emile, ibid.

[40]  Emile, IV, p. 610.

[41]  Emile, IV, p. 618.

[42]  Emile, IV, p. 623.

[43]  Dialogues, I, p. 766.

[44] Dialogues, I, p. 769.

[45]  Emile, IV, p. 627.

[46]  Dialogues, I, p. 688.

[47]  Dialogues, I, p. 689.

[48]  Dialogues, II, p. 773.

[49]  L’aspect sociologique n’est pas oublié, et Rousseau ne manque pas de faire remarquer à quel point la Suisse est une terre de vertu ‘p. 768). Si en effet ce n’eût point été le cas, il ne lui restait plus qu’à prétendre à la divinité. On doit relire en ce sens les passages qui présentent Jean-Jacques comme un juif, solitaire, sans attaches, sans protecteur, et celui où Rousseau , contre Diderot, rappelle le désintéressement de Jean-Jacques, qui ne saurait donc être juif.

[50]  Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. « Fanatisme », éd. Garnier, p. 197 et 198.

[51]  Emile, IV, p. 633 note.

[52]  Lettre à M. de Beaumont, p. 933.

[53]  Dialogues, II, p. 890.

[54]  Dialogues, III, p. 967.

[55]  Dialogues, III, p. 971.

[56]  Dialogues, II, p. 878.

[57]  Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. « Fanatisme ».

[58]  Dialogues, II, p. 878.

[59]  Dialogues, III, p. 964.

[60]  Dialogues, ibid, note.

[61]  Dialogues, I, p. 767.

[62]  Dialogues, p. 701.

[63]  Dialogues, I, p. 706.

[64]  Dialogues, II, p. 888.

[65]  Dialogues, I, p. 706.

[66]  Dialogues, II, p. 910.

[67]  Lettres écrites de la Montagne, VII, p. 817.

[68]  Lettres écrites de la Montagne, IX, p. 872.

[69]  Dialogues, III, p. 944.

[70]  Dialogues, I, p. 706.

[71]  Dialogues, III, p. 968.

[72]  Dialogues, II, p. 889.

[73]  Dialogues, III, p. 967.

[74]  Dialogues, III, p. 946.

[75]  Dialogues, II, p. 883.

[76]  Dialogues, I, p. 719.

[77]  Dialogues, I, p. 721.

[78]  Dialogues, III, p.961.

[79] Je me contenterai ici, de manière exemplaire, du paratexte. On pourait bien sûr étendre l’analyse à l’ensemble du texte des Dialogues, qui réfléchissent en permanence aux conditions de leur réception.

[80] Documentées par Claude Wajsman, Les jugements de la critique sur la ‘folie’ de Rousseau : représentations et interprétations, 1760-1990, SVEC (1996) 337.

[81] Ce que faisait par exemple Foucault dans son Introduction aux Dialogues (1962), in Dits et Écrits, t.1 (1954-1969), Paris, Gallimard, 1994, p.172-188. Pour une critique de la position de Foucault, voir Agathe Sauvageot, « Papier filtre ou La folie est-elle soluble dans l’encre ? », Les Temps modernes, (1988) 502. Wajsman (op. cit., p.199) oppose précisément la réception « littéraire » et la réception médicale et psychiatrique, les uns abordant le « cas Rousseau » à partir de l’œuvre (au risque parfois de ne plus le « situer dans une optique de vie »

[82] Cf. la note ajoutée dans l’édition de Paris : « On trouvera à la fin de ces dialogues dans l’histoire malheureuse de cet écrit comment cette prédiction s’est réalisée » (p.666). Les citations renvoient à l’édition de la Pléiade (t.1, Gallimard, 1959) et sont données dans le texte.

[83] « Si j’osais faire quelque prière à ceux entre le mains de qui tombera ce livre, ce serait de vouloir bien le lire tout entier avant que d’en disposer et même avant que d’en parler à personne ; mais très sûr d’avance que cette grâce ne me sera pas accordée, je me tais et remets tout à la providence » (p.659).

[84] Sur la notion de double bind, voir Ludwig Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1973. Sur son application en psychothérapie, voir Ronald. D. Laing, Nœuds, Paris, Stock, 1971 ; voir également les travaux de l’École de Palo-Alto : Paul Watzlawick, J. Helmick-Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972 ; Gregory Bateson (éd.), Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 2 vol., 1980 ; et Mony Elkaïm, Si tu m’aimes, ne m’aime pas – Pourquoi ne m’aimes-tu pas toi qui prétends m’aimer. Approche systémique et psychothérapie, Paris, Seuil, 1989.

[85] La vérification de la prédiction pessimiste avait été déjà annoncée à maintes reprises : cf. la note ajoutée p.666. Cf. aussi cette déclaration dans Du sujet et de la forme de cet écrit : « D’ailleurs le mal est déjà fait, la prédiction pessimiste s’est déjà vérifiée : « Ceux qui disposent de moi en ont eu connaissance aussitôt qu’il a été commencé, et je ne vois, dans ma situation, aucun moyen possible d’empêcher qu’il ne tombe entre leurs mains tôt ou tard. Ainsi, selon le cours naturel des choses, toute la peine que j’ai prise est à pure perte. » (ibid.) Le préambule n’arrive pas à anticiper une autre réception que l’hostilité ou l’indifférence bien connues. Tout lecteur est un persécuteur en puissance et il est donc à exclure. Watzlawick a bien mis en évidence le rôle des prédictions autovérifíées dans les conduites d’échec (Faites vous-même votre malheur, Seuil, 1984, Comment réussir à échouer. Trouver l’ultrasolution, Seuil, 1988).

[86] « Dans cette situation, trompé dans tous mes choix et ne trouvant plus que perfidie et fausseté parmi les hommes, mon âme, exaltée par le sentiment de son innocence et par celui de leur iniquité, s’éleva par un élan jusqu’au siège de tout ordre et de toute vérité pour y chercher les ressources que je n’avais plus ici bas. Ne pouvant plus me confier à aucun homme qui ne me trahit, je résolus de me confier uniquement à la providence et de remettre à elle seule l’entière disposition du dépôt que je désirais laisser en de sûres mains » (p.978).

[87]Rousseau se déclare à nouveau prêt à affronter les méchants, si cela doit permettre à la figure biblique du dernier des justes d’émerger : « Mais si parmi ceux qui m’auront lu il se trouvait un seul cœur d’homme ou seulement un esprit vraiment sensé, mes persécuteurs auraient perdu leur peine et bientôt la vérité percerait aux yeux du public » (p.987).

[88] Cf. à propos de Condillac : « …un homme de lettres de ma plus ancienne connaissance avec lequel j’avais eu quelque liaison, que je n’avais cessé d’estimer et qui passait une grande partie de l’année à la campagne… », « … un point aussi bien établi que sa probité l’était dans mon esprit… ». Condillac est une « exception, d’autant plus honorable qu’elle était rare », qui « ne faisait qu’augmenter ma confiance en lui. […] quel plus digne instrument le Ciel pouvait il choisir pour son œuvre, que la main d’un homme vertueux ? » (p.981). L’enjeu est immense : « …le voile de ténèbres qu’on tient depuis vingt ans sur mes yeux allait tomber, et […] de manière ou d’autre j’aurais de mon dépositaire des éclaircissements qui me paraissaient devoir nécessairement suivre de la lecture de mon manuscrit » (p.982).

[89] « Rien de ce que j’avais prévu n’arriva. Il me parla de cet écrit comme il m’aurait parlé d’un ouvrage de littérature que je l’aurais prié d’examiner pour m’en dire son sentiment. Il me parla de transpositions à faire pour donner un meilleur ordre à mes matières ; mais il ne me dit rien de l’effet qu’avait fait sur lui mon écrit, ni de ce qu’il pensait de l’auteur. Il me proposa seulement de faire une édition correcte de mes œuvres en me demandant pour cela mes directions. »

[90] Rousseau interprète toujours dans le sens le plus défavorable : « Cette même proposition [d’aider Rousseau à publier les Dialogues], qui m’avait été faite et même avec opiniâtreté par tous ceux qui m’ont entouré, me fit penser que leurs dispositions et les siennes étaient les mêmes. » Par la suite, on sent Condillac accommodant : « Voyant ensuite que sa proposition ne me plaisait point, il offrit de me rendre mon dépôt. Sans accepter cette offre, je le priai seulement de le remettre à quelqu’une plus jeune que lui, qui put survivre assez et à moi et à mes persécuteurs pour pouvoir le publier un jour sans crainte d’offenser personne. Il s’attacha singulièrement à cette dernière idée, et il m’a paru pour la suscription qu’il a faite pour l’enveloppe du paquet et qu’il m’a communiquée, qu’il portait tous ses soins à faire en sorte, comme je l’en ai prié, que le manuscrit ne fut point imprimé ni connu avant la fin du siècle présent. Quand à l’autre partie de mon intention, qui était qu’après ce terme l’écrit fut fidèlement imprimé et publié, j’ignore ce qu’il a fait pour la remplir. » Condillac se comporte en ami fidèle et discret, respectueux des volontés de Rousseau. C’est Rousseau qui refuse le lien : « Depuis lors, j’ai cessé d’aller chez lui. Il m’a fait deux ou trois visites que nous avons eu bien de la peine à remplir de quelques mots indifférents, moi n’ayant plus rien à lui dire, et lui ne voulant rien me dire du tout. » Rousseau parle même de Condillac d’une manière insultante : « …j’ai perdu ma peine et mon dépôt… ». Si tel était vraiment le cas, on se demande alors pourquoi il lui laisse quand même le manuscrit…

[91] « Je me dis que mon mauvais succès venait de mon mauvais choix, qu’il fallait être bien aveugle et bien prévenu pour me convier à un François trop jaloux de l’honneur de sa nation pour en manifester l’iniquité, à un homme de lettres, à un philosophe, à un Académicien trop jaloux de l’intérêt de son corps pour en dévoiler la turpitude, à un homme âgé, trop prudent, trop circonspect pour s’échauffer pour la justice et pour la défense d’un opprimé » (p.982-983). Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage : la façon dont Rousseau accable Condillac après l’avoir repoussé contraste avec la façon dont il l’a encensé et présenté comme le meilleur choix possible auparavant.

[92] Le dernier dépositaire, le dernier juge, le dernier des justes (qui n’a pas encore paru) aura une fonction ambiguë : témoigner (en conservant le dépôt), sans prendre parti : il doit laisser parler l’écrit, assurer sa transmission / diffusion matérielle et l’écrit parlera de lui-même (ce qui est, au passage,  exactement ce que lui proposait Condillac : or Rousseau l’a évincé, ou ne lui a pas fait confiance, même comme dépositaire). Son rôle est à la fois essentiel et subalterne. Il doit être un messager fidèle qui se contente de transporter de l’information, mais il détient les clefs de l’unité du personnage.

[93] Ce en quoi Rousseau leur a fait tort, dans la mesure où chacun de son côté s’est montré respectueux des volontés de Rousseau quant à la publication des Dialogues.

[94] « …je n’aurais rien fait d’injuste en lui donnant ici le personnage que toute sa nation s’empresse de faire à mon égard… » (p.663).

[95] « celui que j’ai mis en scène est tel qu’il serait aussi heureux pour moi qu’honorable à son pays qu’il s’en trouvât beaucoup qui l’imitassent » (ibid.).

[96] La difficulté à donner corps au personnage du contradicteur a son symétrique dans la difficulté à se faire justice à lui-même : « Une autre difficulté me l’a rendu fatigant [le travail de rédaction des Dialogues] ; c’était, forcé de parler de moi sans cesse, d’en parler avec justice et vérité, sans louange et sans dépression… » (p.664).

[97] Au passage, on peut faire remarquer que ce n’est pas flatteur pour le lecteur d’être insulté de la sorte, d’être traité de « Français ». Mais c’est bien ce qui est arrivé au pauvre Condillac, en dépit de toute sa sollicitude.

[98] De même qu’on peut se demander à propos de l’Émile, quelle est, dans un roman à thèse, la résistance qu’oppose la fiction à la thèse qu’elle est censée servir. Je me permets de renvoyer sur ce point à mes analyses dans Le Paradoxe du bon maître (Paris, l’Harmattan, 1999).

[99] « Voyant l’excessive longueur de ces dialogues, j’ai tenté plusieurs fois de les élaguer, d’en ôter les fréquentes répétitions, d’y mettre un peu d’ordre et de suite ; jamais je n’ai pu soutenir ce nouveau tourment… (p. 665). Rousseau a auparavant rappelé combien l’écriture des Dialogues a été douloureuse : « Il fallait m’occuper d’idées tristes et déchirantes, de souvenirs amers et révoltants, de sentiments les moins faits pour mon cœur ; et c’est en cet état de douleur et de détresse qu’il a fallu me remettre, chaque fois que quelque nouvel outrage, forçant ma répugnance, m’a fait faire un nouvel effort pour reprendre cet écrit si souvent abandonné. Ne pouvant souffrir la continuité d’une opération si douloureuse, je ne m’a suis livré que durant des moments très courts, écrivant chaque idée quand elle me venait et m’en tenant là, écrivant dix fois la même quand elle m’est venue dix fois… » (p. 664).

[100] Ad amicum etsi produxeris gladium, non desperes ; est enim regressus ad amicum. Si aperueris os triste, non timeas ; est enim concordatio: excepto convitio, et improperio, et superbiā, et mysterii revelatione, et plagā dolosa. In his omnibus effugiet amicus (Ecclesiastic. XXII, 26,27 ; c’est moi qui souligne).

[101] Ergo non iam Nero, cuius immanitas omnium questus anteibat, sed Seneca aduerso rumore erat, quod oratione tali confessionem scripsisset (c’est moi qui souligne).

[102] Pour une démonstration plus strictement technique de « l’exacerbation constante de la dialogalité » dans l’oeuvre, je renvoie à l’excellente étude de Catherine Détrie: « Rousseau juge de Jean-Jacques, Étude de langue« , dans L’agrégation de lettres modernes 2004, Armand Colin 2003, p. 319 et suiv.

[103] On reconnaît ici la conception polyphonique de l’ironie proposée par Oswald Ducrot: « parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L., à présenter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E., position dont on sait par ailleurs que le locuteur L. ne prend pas la responsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l’énonciation, L. n’est pas assimilé à E., origine du point de vue exprimé dans l’énonciation. » Le Dire et le dit, éd. de Minuit, 1984, p. 211.  Pour une synthèse commode sur l’ironie au point de vue de l’énonciation, voir Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Belin, 1993, chap. 8).

[104] Par rapport à la définition de Ducrot, je souligne que l’intérêt des Dialogues est de faire travailler la lecture sur ce point précis du degré d’assimilation recevable/déchiffrable (ou non) entre L. (le Français) et E. (nos Messieurs); cette évaluation est elle-même conditionnée: a. dans la plan de la fiction dialoguée, par la coopération des deux interlocuteurs, dont l’un (Rousseau) est explicitement ironique; et b. dans le plan général de l’oeuvre, par la coopération de l’auteur et du lecteur, et cela sur deux vecteurs: 1. celui du paratexte où cette coopération est inscrite comme un fait dans les notes et comme un désir dans les textes d’ouverture et de clôture; 2. celui de la fiction dialoguée, où le travail de lecture est thématisé comme enjeu argumentatif entre les deux interlocuteurs.

[105] Ses objections étaient en gros les suivantes: 1. est-il possible d’observer J.J. sans le manipuler; à moins que ce ne soit lui qui parvienne à manipuler l’observateur; 2. sera-t-il possible de conduire une observation dénuée de préjugés, puisque: a. Le secret imposé par la ligue conditionne le degré de sincérité de l’observateur, en un sens préprogrammé par ce secret même; et puisque: b. cet observateur, comme sujet de désir, n’est pas sans intérêt personnel à ce que l’observation soit favorable à J.J.. À quoi « Rousseau » répondait: 1. par la clarté de l’intention, laquelle déterminera le style même de l’observation; 2. par la visée exclusive de la connaissance, doublée de la pratique du doute méthodique; 3. par la récusation systématique du témoignage d’autrui au profit du primat de l’observation concrète par soi-même; 4. par le refus du scepticisme et la confiance accordée à la faculté de jugement et au bons sens; 5. par admission de principe de la possibilité de l’erreur, laquelle aura du moins été méthodiquement circonscrite. Mais le fond de la réponse est d’ordre pratique: il tient à une méthode d’observation expérimentale procédant de l’application au sujet J.J. des méthodes de l’histoire naturelle contemporaine.

[106] Sa typologie est la suivante: Type I : 1. Se livrer à un badinage d’idées et d’expressions, qui laisse du doute ou de l’embarras sur leur véritable sens. 2. Tenir un discours que ni celui qui le fait, ni ceux qui l’écoutent ne se piquent point de comprendre. 3. Tenir, de propos formé, des discours sans idées liées. Type II : 4. Railler quelqu’un en lui adressant d’un air ingénue des paroles qu’il n’entend pas, ou qu’il prend dans un autre sens. 5. Die à quelqu’un ou de quelqu’un des choses flatteuses d’une manière assez fine pour qu’il les croie sincères, et que les autres personnes qui les entendent sentent qu’elles ne sont que des ironies. 6. Rendre quelqu’un instrument et victime de la plaisanterie par les choses qu’on lui fait dire ingénument. 7. Plaisanter, railler indécemment quelqu’un. Type III. 8. Dire plaisamment des choses sérieuses, et sérieusement des choses frivoles. 9. Parler ironiquement, d’un ton moqueur. (dans Élisabeth Bourguinat, Le Siècle du persiflage. 1734-1789, Paris, PUF, 1998).

[107] A moins de travailler sur son degré de « dialogisme » inscrit, si l’on entend par là « ces déplacements de sens, ces altérations subtiles de la structure de l’énonciation qui sont provoquées par une dialogisation intense […] (où) tu te places pour recevoir mon message du point de vue de la voix qui t’interpelle. » Francis Jacques, Dialogiques, PUF, 1979, p. 349

[108] A ce propos, la citation du Tartuffe (IV, 6) inscrite dans la première réplique de Rousseau-personnage, qu’a relevée Laurence Viglieno dans sa communication (« Je n’en reviens pas, je n’en reviendrai jamais. Juste ciel! quel abominable homme! »), suggère d’emblée un ton persifleur à l’égard des charges criminelles contre J.J. dont il vient d’être avisé. D’ailleurs, citant implicitement le « Voilà je vous l’avoue un abominable homme!/ Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme » d’Orgon enfin démystifié après la fameuse scène de séduction d’Elmire par Tartuffe, « Rousseau » cite implicitement du même coup le persiflage dont Elmire accueille l’aveu de son mari: « laissez-vous bien convaincre… etc. » Cette ironie liminaire de « Rousseau » est cohérente avec l’assurance dont il fait preuve quelques répliques plus loin, en assurant d’emblée qu’un tel homme ne peut pas être l’auteur des textes dont il défend d’ailleurs efficacement la « force » dès la première passe d’arme avec le Français. C’est ici un cas où, à défaut de didascalies, le persiflage se prouve en quelque sorte par l’intertextualité. Mais surtout, on se demande jusqu’à quel point la tonalité de l’incipit ne détermine pas celle de tout le dialogue.

[109] En recoupant ici l’analyse de C. Détrie: « Si « Rousseau » et « Le Français » assurent la colocution, la coénonciation renvoie à une sphère d’échange infiniment plus vaste. Il ne faut donc jamais perdre de vue, au-delà de l’interlocution propre au dialogue, l’interaction verbale dans laquelle ce dialogue fictif a été produit, dont les coénonciateurs sont le scripteur Rousseau et ses lecteurs. » Article cité, p. 320-321.

[110] Soit dit en passant, le Français est construit comme aussi cultivé qu’honnête homme qui ne se pique de rien. Certes, il est censé n’avoir rien lu ni entendu de J.J. (mais il a une idée de l’Émile et de la Nouvelle Héloïse, p. 72); certes, il tient dans le Ier entretien le rôle du naïf soumis à l’opinion et au discours des Maîtres (quoique jamais réticent à reconnaître ou déclarer les lacunes qu’il leur doit); pour autant il n’est pas donné comme dépourvu de culture: pour s’en tenir simplement à l’explicite, il connaît telle anecdote de Brantôme (p. 114-115), il se réfère deux fois à Don Quichotte, il cite le Tasse (cf. l’application de l’Aletès à J.J., p. 388-389), Voiture, Balzac, Boileau (p. 361), la Bible (p. 120 et passim); il dispose d’une réelle culture juridique (Ier entretien); enfin son recul historico-politique et sa capacité à penser stratégiquement se dévoilent (avec sa prudence rusée et sa liberté de jugement) dans le IIIème entretien.

[111] Voir le livre V, OC I, p. 214.

[112] Je renvoie ici à ma contribution: « Penser l’hégémonie: intolérance et Lumières dans Rousseau juge de Jean-Jacques« , aux Journées d’agrégation en ligne http://www.artemis.jussieu.fr/agreglettres

 

[113]  Platon, La République, livre VI, 496. Traduction de Robert Baccou (Paris, GF-Flammarion, 1966), p. 254.

[114]  Ainsi « Rousseau » parlant de JJ : « Je l’ai vu, serré dans leurs lacs, se débattre très peu pour en sortir, entouré de mensonges et de ténèbres attendre sans murmure la lumière et la vérité » (p. 243) ; JJ parlant de lui-même : « Quelqu’un peut-il ne pas voir qu’investi de toutes parts, gardé à vue comme je le suis, il m’est impossible de faire entendre la voix de la justice et de la vérité ? » (p. 259). Pour la chasse à l’homme, voir p. 199 (« Rousseau » ) : « Ils le cherchent et il les fuit comme dans les sables d’Afrique où sont peu d’hommes et beaucoup de tigres , les hommes fuient les tigres et les tigres cherchent les hommes ; s’ensuit-il de là que les hommes sont méchants, farouches, et que les tigres sont sociables et humains ? »

[115]  Mon Portrait résume l’argument d’Adimante dans le deuxième livre du dialogue de Platon : le solitaire doit être vertueux ou sa vie devient insupportable, l’homme vivant en société peut se contenter d’être hypocrite. Pour réfuter ce discours, déclare Rousseau, Socrate est obligé d’établir une république idéale. Or, selon Rousseau, c’est uniquement dans cette république imaginaire que les gens de bien pourront vivre en société (Mon Portrait, OC, I, p. 1125).

[116][116]  Lettre à M. de Franquières, 15 février 1769, OC, IV, p. 1144. Pour les similarités de vocabulaire (matérialisme, absence de liberté), comparer OC, IV, p. 1145, à RJJJ, p. 260 : dans les « brillants Auteurs de ce siècle » visés par JJ (car c’est lui qui parle ici), il ne s’agit évidemment pas de l’obscur Franquières mais de Diderot, qui à maintes reprises utilise ces mêmes termes (lettre à Landois de 1756, article Liberté de l’Encyclopédie). La lettre à Franquières peut aussi être consultée dans Jean-Jacques Rousseau, Lettres philosophiques, édition de Jean-François Perrin (Paris, Le Livre de poche, 2003).

[117]  Platon, Théétète, 150, traduction d’Emile Chambry (Paris, Garnier Flammarion, 1967), p. 71

[118]  Théétète, 151, p. 72.

[119]  Traduit de l’anglais par Catherine Dalimier (Paris, Aubier, 1994). Première édition en anglais 1991

[120]  Publié dans Socratic Studies, recueil posthume, édité par Myles Burnyeat (Cambridge, Cambridge University Press, 1994).

[121]  Les dialogues de l’elenchus d’après G. Vlastos : l’Apologie, Charmide, Criton, Euthyphron, Gorgias, Hippias Mineur, Ion, Lachès, Protagoras, République I.

[122]  Vlastos, Socrate, p. 363-364.

[123] Contrat social, OC, III, p. 383.

[124] Rousseau, Dialogues, p. 419-420. Pour la commodité des étudints agrégatifs, les références aux Dialogues sont données dans l’édition d’Erik Leborgne, Garnier-Flammarion, 1999. Les autres renvoient à l’édition des Œuvres complètes en P°léiade.

[125] O.C.,  t. III, p. 308.

[126] Le passage d’Emile n’est pas identifié ni par Erik Leborgne – la note 196 propose un renvoi à Emile et Sophie – ni par Robert Osmont dans Pléiade, O.C., t. I, p. 985,  note 2. En revanche, dans Emile,  Pléiade, O.C., t. IV, p. 308, une note de Raymond Burgelin signale la réutilisation de ce passage, et l’application que Rousseau s’en fait à lui-même dans l’Histoire du précédent écrit.

[127]Emile, livre II, O.C., t. IV, p. 307.

[128]« Les riches surtout durent bientôt sentir combien leur étoit désavantageuse une guerre perpétuelle dont ils faisoient seuls tous les fraix, et dans laquelle le risque de la vie étoit commun, et celui des biens, particulier. » Discours sur l’origine de l’inégalité, deuxième partie, Pléiade, O.C. , t. III, p. 176.

[129] Histoire du précédent écrit, G-F, p.420, pléiade, t. I, p 985.

[130] Voir Mathieu, 6, 19-21 : « 19 Ne vous amassez pas de trésor sur la terre où mites et vers consument, où les voleurs percent et dérobent. 20 Amassez–vous des trésors dans le ciel où ni mites ni vers ne consument, où les voleurs ne percent ni ne dérobent. 21 Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur »

[131] Dialogues, p. 227.

[132] Emile, O.C., t. IV, p. 308.

[133] Epictète, Manuel. Ce qui dépend de nous traduit du grec par Myrto Gondicas, Arléa, 1995, p.16.

[134] Dialogues, p. 239.

[135]  Op. cit., p. 240.

[136] Op. cit., p. 242.

[137]  Op. cit. p. 409.

[138] Op. cit., p. 226.

[139] Op. cit., p. 315.

[140] Op. cit., p. 296.

[141] Op. cit., p. 244.

[142] Ibid. .

[143] Op. cit., p. 285.

[144] Dialogues, p. 210.

[145] Op. cit. , p. 316.

[146] Op. cit., p. 280.

[147] Op. cit., p. 273-274.

[148] Op. cit. p.243.

[149] Op. cit. p.. 420.

[150] Op. cit. p. 276.

[151] Rousseau exprime très souvent cette idée : hors de la société, le méchant est hors d’état de nuire. Aussi faut-il se défier de la phrase « Eh plût à Dieu que le méchant fût toujours seul ! Il ne se ferait guère de mal. » p. 200. (Les O.C.,  qui contiennent la même leçon, t. I, p. 789.) Christopher Kelly comprend le « il » en un sens personnel : « he would hardly hurt himself ». Je suggère un sens impersonnel : « Il n’y aurait guère de mal sur terre ». Le méchant solitaire peut en effet se faire beaucoup de mal : il peut se masturber ou se tuer.

[152] La Rochefoucauld, Maximes, 140.

[153] Dialogues, p. 232.

[154] Discours sur l’origine de l’inégalité, première partie, pléiade, O.C.  t. III, p.144.

[155] Dialogues, p. 230.

[156] Op. cit., p. 300. Patrick Hochart a l’amabilité de me signaler le passage suivant, qui va dans le même sens : « Se sentir seul plein de bons sentiments et ne trouver personne pour les partager est un état trop cruel. On est al ors tenté de se croire la dupe de son propre cœur… », op. cit., p. 359.

[157] Op. cit., p.229-230.

[158] Op. cit., p. 229.

[159] Pascal, Pensées, Le Guern 662, Brunschvicg 666, Lafuma 801, Tourneur-Anzieu 845.

[160] Dialogues, p. 229.

[161]  Ibid.

[162] Op. cit. , p. 207.

[163] Op. cit. , p.228.

[164] Epictète, Manuel, op. cit, 24.

 

Sources:

LANGAGES  DES  DIALOGUES

Journée d’étude organisée par Tanguy L’Aminot et l’Equipe J.-J. Rousseau

(UMR 8599 du CNRS) à la Sorbonne, Le 14 février 2004

Le programme  était le suivant :

  • Sylvain Menant: Ouverture.
  • Jacques Domenech : L’écriture de soi après les Confessions, ou Rousseau le barbare.
  • Christophe Van Staen : L’architecture organique de l’autobiographie. Les Dialogues : second cercle de l’Enfer ou second ciel du Paradis ?
  • Martine Drouet : Rousseau juge de Jean-Jacques : ni dialogue ni monologue ?
  • Yves Vargas : Le « complot » : une théorie du fanatisme.
  • Béatrice Durand: A la recherche du lecteur introuvable dans l’Histoire du précédent écrit.
  • Hisayasu Nakagawa : Comment faire sa propre apologie : le recours à l’alter ego chez Rousseau et le recours à l’historien chez Diderot.
  • Jean-François Perrin : Interactivité, ironie, persiflage : sur le personnage du Français dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
  • Michael O’Dea : L’ombre de Socrate dans Rousseau juge de Jean-Jacques.
  • Laurence Viglieno : Echos du Tartuffe dans les Dialogues.
  • Claude Habib : « Heureux, en dépit d’eux »