Le Dictionnaire de musique de Rousseau a contribué à construire « une nouvelle sémiologie musicale qui met au cœur de l’activité de sens non pas le sujet pensant mais l’homme sensible », explique Violaine Anger : « Il s’agit d’un ‘cogito du cœur’, si l’on peut dire, où la sensation est première. »1
De fait, la pensée de Rousseau a nourri le mouvement de sensibilité musicale qui a triomphé dans le dernier tiers du XVIIIe siècle et elle a durablement marqué le romantisme, de façon directe ou indirecte2. Les mutations esthétiques et intellectuelles du XIXe siècle ont néanmoins tendu à reléguer progressivement la théorie rousseauiste au second plan, avant que la modernité ne s’en désintéresse fondamentalement. Aussi semble-t-il a priori paradoxal de s’attarder sur les résonances contemporaines d’une pensée reposant sur des valeurs que les avant-gardes du XXe siècle ont battues en brèche. Quel héritage peut avoir eu le rousseauisme au cœur d’une époque qui s’est élevée contre le pouvoir expressif de la musique (songeons aux écrits théoriques de Stravinsky) et qui a cherché à fonder la création sur des paramètres moins subjectifs qu’objectifs (dans la hantise de revivre les dérives politiques et idéologiques du romantisme) ?
La pensée de Rousseau est certes désuète sur bien des points : trop circonstanciés paraissent aujourd’hui les réflexions sur la consonance (un siècle après l’apparition de la musique atonale), les débats sur les modèles de la musique française et de la musique italienne (à l’heure de la mondialisation culturelle), ou les propos polémiques concernant la primauté du paramètre mélodique dans l’écriture musicale. Et pourtant, croyons-nous, la pensée musicale de Rousseau n’a pas totalement disparu du paysage actuel. Cet article partira donc en quête de ses traces.
Rousseau visionnaire ?
On commencera par évoquer un fait éditorial qui nous semble emblématique : la réimpression de l’édition originale du Dictionnaire de musique, en fac-similé, qui a servi en 2007 de tome complémentaire à la dernière encyclopédie musicale publiée, celle d’un autre Jean-Jacques – Nattiez celui-là3 ! Comment le comprendre ? Cette hardiesse éditoriale, de la part de Nattiez, relevait peut-être d’une double volonté d’adoubement symbolique et d’hommage fervent. Visionnaire, Rousseau l’a été, assurément, dans l’ordre de ce que pouvait être alors une encyclopédie musicale. Car loin des anciens glossaires, son Dictionnaire de musique daté de 1768 élabore une vraie réflexion sur la signification esthétique de l’art musical et de ses composantes ; autant prescriptif que descriptif, ce genre du dictionnaire, condamné à la discontinuité, permet à Rousseau de penser la complexité, de réunir les ambivalences, de faire dialoguer les particularismes et l’universel et, comme l’a bien montré Claude Dauphin, de conjuguer les faits éphémères de la culture avec l’impérissable état de nature. De quoi élaborer, de façon encyclopédique, une vraie pensée musicale.
Sans commune mesure avec les entreprises similaires de son temps, ce Dictionnaire de musique se montre également visionnaire par certaines implications théoriques. Absente des articles conçus pour l’Encyclopédie(rédigés entre 1748 et 1749), l’entrée Bruit est ainsi ajoutée pour le Dictionnaire de musique (rédigé entre 1755 et 1764). Rousseau commence par reprendre la position courante – « En musique le mot Bruit est opposé au mot Son, & s’entend de toute sensation de l’ouïe qui n’est pas sonore et appréciable » – mais pour la première fois dans l’Histoire, un penseur « accorde au bruit un véritable espace argumentatif »4. Rousseau convoque une expérience : si l’on produit un bruit à proximité des cordes non étouffées d’un clavecin, celles-ci entrent en résonance. Quand on presse toutes les touches en même temps, on crée une « sensation totale » comparable au bruit. Or l’expérience fait vaciller les anciennes certitudes :
« Je ne sache pas qu’on ait observé aucune propriété de l’air qui puisse faire soupçonner que l’agitation qui produit le Son, & celle qui produit le Bruitprolongé, ne soient pas de même nature, & que l’action & réaction de l’air & du corps sonore, ou de l’air & du corps bruyant, se fassent par des lois différentes dans l’un & dans l’autre effet. Ne pourrait-on pas conjecturer que le Bruit n’est point d’une autre nature que le Son ; qu’il n’est lui-même que la somme d’une multitude confuse de sons divers, qui se font entendre à la fois et contrarient, en quelque sorte, mutuellement leurs ondulations ? […] Pourquoi donc le bruit ne serait-il pas du son, puisqu’il en excite ? Car tout Bruit fait résonner les cordes d’un Clavecin, non quelques-unes, comme fait un Son, mais toutes ensemble, parce qu’il n’y en a pas une qui ne trouve son unisson ou ses harmoniques. Pourquoi le Bruit ne serait-il pas du Son, puisqu’avec des sons on fait du bruit ?
Jean-Jacques Nattiez a bien commenté ce texte : « Ne pourrait-on conjecturer que le bruit, écrit-il […] n’est lui-même que la somme d’une multitude de sons divers qui se font entendre à la fois ? La question n’est pas de Cage, mais de J.-J. Rousseau qui, dans sa vision prophétique, annonce un temps où l’on ne peut plus dire si c’est le bruit qui a été admis dans la musique, ou si la musique a été absorbée par le bruit, et où il n’y a plus de séparation entre la musique et la vie. »5
Bien sûr, Rousseau condamne le bruit en musique – c’est-à-dire aussi, dans son esprit, la musique harmonique6. Sa pensée prépare néanmoins le dépassement de l’opposition entre son et bruit qu’opéreront bien plus tard des compositeurs comme Russolo7, Schaeffer ou Cage. Aujourd’hui, on sait bien désormais qu’aucune frontière objective ne saurait délimiter musique et bruit : « Les critères qui, d’un point de vue perceptif, font qualifier un son de bruit sont nombreux et divers : l’intensité trop élevée, l’absence de hauteur définie ou le manque d’organisation (complexité, cacophonie, etc.) On remarque que ces critères se définissent toujours par rapport à un seuil d’acceptabilité (une intensité supportable, l’existence de hauteurs fixes, une notion d’ordre) mais qui n’est défini comme norme qu’arbitrairement. […] La frontière entre musique et bruit est toujours culturellement définie, ce qui implique qu’au sein d’une même société, elle ne passe pas au même endroit, donc qu’il y ait rarement consensus. »8
De la même façon que Rousseau a posé les fondements d’une pensée du continuum entre musique et bruit, il a bouleversé la conception de la voix et de ses rapports à la parole. Dans l’entrée Voix de son Dictionnaire, il s’oppose à l’Encyclopédie (et notamment à l’article de Duclos, Déclamation des Anciens) en refusant d’établir une rupture objective entre voix parlée et voix chantée. Sa perception de l’unité du phénomène vocal est très visionnaire : elle l’incite par exemple à intégrer une entrée Cri dans son dictionnaire. « Crier, c’est forcer tellement la voix en chantant que les sons n’en soient plus appréciables, et ressemblent plus à des cris qu’à du chant ». On note que même condamné, le cri fait partie de la musique : il peut donc y avoir plusieurs timbres de la voix. Violaine Anger a justement montré que « Rousseau construit l’anthropologie nécessaire pour penser la voix parlée comme un timbre »9. Même s’il est difficile à Rousseau, en son temps, de concevoir que la voix chantée peut être le lieu de la déchirure intérieure10, sa pensée anticipe tout un travail d’atténuation des ruptures artistiques entre la parole et le chant que mèneront bien plus tard Schoenberg (à travers le Sprechgesang) puis Berio ou Aperghis par exemple.
Quel héritage rousseauiste ?
Certes circonscrits, ces éléments visionnaires montrent combien le XXe siècle a pu approfondir, sans le savoir, des intuitions rousseauistes. Mais quel est le degré de conscience rousseauiste des créateurs contemporains ? Ont-ils lu sa théorie musicale ? Qu’en pensent-ils ? En réalité, l’héritage direct semble fort succinct. Quelques sondages à travers des écrits de compositeurs montrent la grande rareté des références à Rousseau. Son nom n’apparaît par exemple ni chez Berio, ni chez Ligeti, ni chez Nono, ni chez Dufourt, ni chez Dusapin, et les rares mentions issues de la plume de Boulez concernent l’esthétique de Berlioz11.
Il semblerait que l’imagerie rousseauiste ait souvent desservi la pensée de Rousseau, réduite à quelques topoi – à la façon de Debussy écrivant qu’il ne serait « pas indispensable de revenir à la naïve esthétique de Jean-Jacques Rousseau »12 ! Peu de compositeurs semblent au final l’avoir lu. Et lorsque c’est le cas, il est souvent cité à titre de contre-modèle. C’est ainsi que Michèle Reverdy n’a cessé de lutter contre l’idée rousseauiste d’une incompatibilité intrinsèque entre la voix chantée et la langue française :
« J’ajouterai quelques mots pour dénoncer l’aberrante condamnation de l’utilisation chantée de la langue française tant décriée par un musicien amateur nommé Jean-Jacques Rousseau dont se réclament encore jusqu’à présent certains compositeurs français qui peuvent ainsi justifier leur impuissance à composer pour la voix. Combien d’œuvres vocales magnifiques ont-elles été écrites dans notre langue ! Je me contenterai de rappeler les leçons de prosodie que nous livre la lecture des mélodies de L’Horizon chimérique de Gabriel Fauré, de toutes les mélodies d’Henri Duparc, des Histoires naturelles ou des Chansons madécasses de Ravel et de certains passages de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. »13
L’absence présumée de musicalité de notre langue – l’un des chevaux de bataille de l’auteur de la Lettre sur la musique française – a fini par devenir un topos rousseauiste, régulièrement avancé dans les débats liés à la mélodie ou à l’opéra français.
A côté de ces convocations de Rousseau assez stéréotypées, on observe la résurgence récente de références explicites au philosophe genevois. Celle-ci est liée au phénomène des commémorations nationales – le tricentenaire de la naissance de Rousseau fêté en 2012 – qui a suscité au moins deux partitions d’importance : Rêverie de Philippe Hersant14, et JJR de Philippe Fénelon, opéra créé à Genève le 11 septembre 2012 sur un livret de Ian Burton, et mis en scène par Robert Carsen. Huit tableaux enchaînés évoquent dans JJR différentes thématiques rousseauistes (la nature, Dieu, le plaisir du texte, l’enfance et l’éducation, la botanique, le sexe et la sensibilité, l’argent, la musique). Un vaudeville ludique met en musique de façon désopilante certains extraits du Dictionnaire de musique (Musique, Castrato, Récitatif, Air, Duo, Chœur, Pantomime, Opéra) en revisitant toute l’histoire de la musique15, mais de théorie il n’est pas vraiment question. En effet, Ian Burton a privilégié la dimension prophétique de Rousseau sur le plan politique (il préparerait la révolution) ou idéologique (il serait le premier écologiste) : cet opéra n’a donc pas pour objet de s’attacher à la pensée musicale de Rousseau. Le vaste vaudeville de Fénelon constitué à partir des définitions du Dictionnaire de musique constitue moins une réflexion sur la pensée du philosophe qu’un plaidoyer pour la libre appropriation de toutes les musiques par le compositeur d’aujourd’hui. Il serait ainsi hors de propos d’évoquer, ici, le « rousseauisme » de Fénelon16. Pour trouver les traces de la pensée musicale de Rousseau au XXe siècle, il faut donc emprunter d’autres voies.
La veine rousseauiste du XXe siècle
Il ne faut pas exclure une imprégnation indirecte par la lexicographie musicale. Rousseau n’a cessé d’être repris, cité, plagié depuis la fin du XVIIIe siècle, et de façon durable. L’Encyclopédie de la musique de François Michel, parue chez Fasquelle entre 1958 et 1961, prétend, elle encore, s’être « fait un honneur [de] reproduire textuellement un certain nombre [d’articles de Rousseau] qui ont semblé avoir gardé toute leur saveur » ! De même que la pensée de Rameau a durablement conditionné l’enseignement du solfège, celle de Rousseau nous entoure donc peut-être encore à notre insu.
Mais c’est par les sciences humaines que s’est effectué un vrai renouveau des études rousseauistes, dans le sillage de Starobinsky ou de Derrida. En 1962, Levi-Strauss tient une conférence intitulée Rousseau, fondateur des sciences humaines, qu’il ouvre par cette phrase tirée de l’Essai sur l’origine des langues : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés. »17 Rousseau, retient Levi-Strauss, a su porter son regard au loin pour remettre en cause l’hégémonie du regard occidental. De fait, on sait combien il fut l’un des premiers à prendre en considération les musiques extra-occidentales18 ; d’aucuns le considèrent même comme le fondateur de l’ethnomusicologie. En réalité, Rousseau cherchait dans les musiques non européennes (comme dans les musiques antiques, au demeurant) la marque d’un art des origines qui le fascinait : peut-être celles-ci pouvaient-elles permettre de retrouver l’énergie perdue d’une parole originelle.
Le primitivisme qui s’est déployé dans les arts au cours du XXe siècle est donc lointainement rousseauiste et la musique n’est évidemment pas étrangère à ce courant puissant qui a traversé l’imaginaire occidental. On songe au primitivisme de Berio (marqué par les trompes des bandas lindas de Centrafrique) ou de Ligeti (passionné par la musique africaine subsaharienne avec ses polyrythmies complexes). Mais l’un des plus intuitivement rousseauistes de tous les compositeurs du XXe siècle fut Jean-Louis Florentz. Les œuvres de ce musicien qui ne cessa d’entremêler anthropologie culturelle, ethnologie, mythologie et ornithologie, peuvent parfaitement être lues par un prisme rousseauiste. On songe par exemple à L’Enfant des îles, un poème symphonique partagé entre « brises marines » et « sylves insulaires », qui se fonde sur l’incroyable expérience vécue par l’ethnomusicologue et compositeur près d’un lagon malgache. Une longue incantation de flûte plante le décor, entre mangrove et récifs de corail, et bientôt surgit un chant originel, confié au premier violon solo. Noté par Florentz au cœur de la nature, d’après la voix d’une fillette apparue au milieu de ce paysage tropical, celui-ci fut ensuite tamisé au prisme de la poésie de Joseph Rabearivelo. Attention au chant populaire, primat de la mélodie et de la sensibilité, valeur de primitivité fantasmatique attachée à la simplicité du chant africain : autant de paradigmes rousseauistes réinvestis dans cette vaste rêverie musicale aux accents primitivistes.
Avant Florentz, la pensée rousseauiste était réapparue en creux dans les débats théoriques liés à la musique spectrale, tant ceux-ci avaient d’une certaine façon réactivé la vieille querelle entre Rameau et Rousseau. L’école spectrale, on le sait, était la lointaine héritière du théoricien de l’harmonie : elle entendait régénérer l’écriture musicale en se fondant sur la nature même du son, et plus précisément sur la physique des harmoniques produits par la vibration des corps sonores. On peut se référer à la pensée de Hugues Dufourt19 – un agrégé de philosophie, qui aurait lui-même enseigné Rousseau en 1968 – pour le rappeler :
« Rameau s’est discrédité auprès des Encyclopédistes en proclamant que le principe de la résonance ne valait pas seulement pour l’acoustique musicale et les lois de l’harmonie mais qu’il constituait le véritable ressort de la philosophie naturelle. Cependant, aujourd’hui, la résonance est bien considérée comme la loi d’organisation des complexes dynamiques. La transduction, la vibration forcée et la résonance sont les trois concepts fondamentaux qui ont guidé le développement de la technique électroacoustique et ont inspiré aussi bien les créateurs des premiers synthétiseurs de commande de tension que les créateurs des programmes de synthèse numérique des sons. »20
Au ramisme de l’école spectrale s’oppose le rousseauisme d’un François-Bernard Mâche, à qui les sons de la nature importent plus que la nature du son. Cet héritier de Rousseau ne recherche pas, lui, les universaux dans la tonalité, l’harmonie ou la résonance, mais dans les mythes et au sein d’une nature moins physique que biologique. « Partout, consciemment ou non, écrit-il, les musiques trahissent leurs attaches avec les sons du biotope »21. Son art s’ancre parallèlement dans la pensée d’une origine commune entre musique et langage, en écho au postulat énoncé par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues : il n’existait à l’origine ni parole ni musique, mais un chant entendu comme parole accentuée. Dans Musique au singulier, François-Bernard Mâche s’en explique :
« Le vrai rapport de la musique et du langage, plutôt que métaphorique, est vraisemblablement de type métonymique, c’est-à-dire qu’il s’agit de deux organisations sonores qui participent sans doute d’une origine commune, encore immergée dans la pensée animale. Selon cette perspective, la parole est une musique spécialisée, tandis que la musique demeure une pensée générale. La poésie reste cependant encore partiellement engagée dans ce fonds commun d’où parole et musique semblent être sorties pour prendre des directions divergentes. On voit qu’en musique, plutôt que de s’empresser de remonter du sonore au logique, de la parole aux lois du langage, comme si l’essentiel était de découvrir, d’inventer, ou d’appliquer des lois, il est possible de concentrer son attention sur le domaine concret du jeu avec les symboles sonores, conçu comme un développement du jeu primitif où les mêmes sons ont pu fonctionner tantôt comme signaux et tantôt comme symboles. »22
Cherchant à retrouver les racines archaïques du phénomène musical, Mâche s’est employé à marier langues humaines et animales (dans Korwar par exemple) et à utiliser des langues rares ou mortes (guayaki et selk’nam dans Rituel d’oubli, eskimo, arménien, dargwa, kawi, abkhaz, lude dans Uncas, hittite, étrusque et gaulois dans Trois chants sacrés, etc.) : « Lorsque ma musique s’empare de ces langues oubliées, écrit-il, elle ne fait que remplir la fonction qui lui est dévolue depuis le temps immémorial de son divorce avec la parole. »23
De François-Bernard Mâche à Jean-Louis Florentz, avec des esthétiques certes différentes, se donnent ainsi à entendre des échos de la pensée musicale rousseauiste, selon une veine primitiviste et/ou ethnomusicologique que le XXe siècle a su développer, dans les marges de la modernité, ou sous une forme d’antimodernité jugée salutaire. Mâche oppose ainsi sa conception de la musique (modelée sur les universaux contenus dans la nature) à la sclérose du sérialisme et des avant-gardes : dans son essai intitulé Mythe, musique, nature, il estime que l’échec de certains courants d’avant-garde tiendrait à « l’illusion prométhéenne que le compositeur, comme les technocrates, pouvait créer une seconde nature, libérée des servitudes de la première par un arbitraire souverain, et que la musique, au lieu d’être une énergie ou une matière première, était un jeu de signes socialement échangeables, comme un papier-monnaie »24. Comment ne pas voir là une résurgence féconde de la pensée musicale de Rousseau, qui opposait de même, en son temps, à la tragédie lyrique française et au modèle harmonique – une dégénérescence de l’art en artifice, selon lui – l’universalité d’un modèle naturel et mélodique ?
1 Violaine Anger, « La voix dans le Dictionnaire de musique » dans E. Reibel (éd.), Regards sur le Dictionnaire de musique de Rousseau des Lumières au romantisme, Paris, Vrin, 2016.
2 Voir E. Reibel, Comment la musique est devenue « romantique », de Rousseau à Berlioz, Paris, Fayard, 2013.
3Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 2003-2007, 5 volumes.
4 Alessandro Arbo, « Une brève histoire du bruit, de Rousseau à Grisey », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et bruit, mis à jour le : 25/01/2012, URL : http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=220.
5 J.-J. Nattiez, Musicologie générale et sémiologie, Christian Bourgois, 1987, p. 81.
6 Rousseau estime la musique harmonique « bruyante ». Cf. sa Lettre sur la musique française : par rapport à l’accompagnement essentiel et schématique des Italiens, les Français, « en rendant tous les accords pleins, ne font qu’un bruit confus » (Œuvres complètes,V p. 312). A vrai dire, lit-on dans le chapitre XIV de l’Essai sur l’origine des langues, « le seul bruit ne dit rien à l’esprit, il faut que les objets parlent pour se faire entendre, il faut toujours dans toute imitation qu’une espèce de discours supplée à la voix de la nature ».
7 « La différence vraie et fondamentale entre le son et le bruit se réduit uniquement à ceci : le bruit est bien plus riche de sons harmoniques que ne l’est généralement le son. C’est là la raison de la très grande variété des timbres des bruits par rapport à celle, limitée, des sons » (Russolo, L’Art des bruits, 1913/1975, p. 53-54)
8 J.-J. Nattiez, op. cit., p. 72 et 75.
10 Comme le rappelle l’entrée Chant du Dictionnaire de musique : « Le chant mélodieux et appréciable n’est qu’une imitation paisible et artificielle des accens de la Voix parlante ou passionnée ».
11 Textes consultés : Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Ecrits choisis, Contrechamps, 2010 ; Ligeti, Gesammelte Schriften, Schott, 2007 ; Nono, Ecrits, éd. Feneyrou, Contrechamps, 2007 ; Hugues Dufourt, Mathesis et subjectivité. Des conditions historiques de possibilité de la musique occidentale. Essai sur les principes de la musique 1, MF Editions, 2007 ; Dusapin, Une musique en train de se faire, Seuil ; Boulez, Regards sur autrui, Paris, Christian Bourgois, 2005.
12 « La musique de notre époque sut échapper à ce travers romantique de la vision littéraire mais elle a d’autres faiblesses. On a pu noter, en ces dernières années, son indulgence particulière pour la rigueur mécanique de certains agencements de paysages. Il n’est évidemment pas indispensable de revenir à la naïve esthétique de Jean-Jacques Rousseau mais, tout de même, le passé nous donne quelques spirituelles leçons » (Debussy, Monsieur Croche, Paris, Gallimard, 1971, p. 246).
13Composer de la musique aujourd’hui, Paris, Klincksieck, p. 167.
14Rêveries, pour 8 voix mixtes, violon, clarinette et piano, commande des Solistes de Lyon dirigés par Bernard Tétu, création 20 janvier 2012 à Chambéry, puis Saint-Etienne. L’œuvre mêle des textes de Rousseau et de Hölderlin.
15Derrière la cascade de définitions se cache une réflexion sur ce que peut être un opéra aujourd’hui : un genre qui, par sa dimension intrinsèquement hybride, permet de mettre en scène l’éclectisme de notre époque postmoderne et de penser notre rapport à la mémoire, dans un monde où toutes les musiques historiques se côtoient dans la fulgurance de l’instant.
16 « Non, non, pas de « philosophie » rousseauesque dans l’œuvre… j’ai essayé de montrer la diversité des comportements, la facilité dérangeante (encore aujourd’hui) avec laquelle il s’approprie les musiques, par exemple : et alors ? aurait-on envie de répondre » (Fénelon, communication personnelle).
17Œuvres complètes, V, p. 394.
18 Voir les planches du Dictionnaire de musique comprenant des exemples musicaux notés.
19 Cf. « Les bases théoriques et philosophiques de la musique spectrale », Kairos n°21, 2003, p. 227-282.
21 Mâche, Musique, mythe, nature, ou les dauphins d’Arion, Paris, Klincksieck, 1983, p. 72 / Aedam Musicae, 2015.
22 Cf. Musique au singulier, Odile Jacob, 2001, p. 93.