Les Notes marginales de Voltaire

Voltaire meurt le 30 mai 1778. Madame Denis, sa légataire universelle, refusa tout d’abord de vendre la bibliothèque de Voltaire à un admirateur sincère et de longue date, le landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel ; elle revint sur sa décision de conserver cette collection dans sa famille en acceptant la proposition d’achat faite par Catherine II en juillet 1778.

Les procédés de Mme Denis déplurent au neveu de Voltaire, l’abbé Mignot, et à son petit-neveu, le conseiller au Parlement Dompierre d’Hornoy, ainsi qu’à Jean-Louis Wagnière, le fidèle secrétaire de Voltaire, et à Henri Rieu, l’ami auquel l’écrivain avait légué ses livres anglais. Des divergences d’ordre moral, des calculs matériels et des projets concurrents pour une édition posthume des œuvres du patriarche divisèrent les proches de Voltaire

Henri Rieu, l’ami surnommé « cher corsaire » par Voltaire, suivit l’exemple de Madame Denis et céda à Catherine II ses ouvrages ainsi que sa collection personnelle d’éditions rares et de manuscrits de Voltaire.

A cette occasion, il fournit à Grimm, l’agent littéraire de Catherine II, deux catalogues rédigés de sa main : « la notte des Livres Anglois qui ont appartenu à Monsieur de Voltaire & qui sont à la disposition de M. Impériale » et « le Recueil des Œuvres de Voltaire ». On trouve dans ces catalogues non seulement le titre d’un ouvrage, mais aussi le lieu et la date de publication, le nombre de volumes, parfois son origine, ainsi que la présence de notes marginales de Voltaire.

Du coup, la bibliothèque de Ferney s’enrichit de plus de cinquante ouvrages dans les domaines les plus divers, dont: Remarks on several parts of Italy, d’Addison; A treatise concerning the right use of the fathers, de Daillé; Journey from Aleppo to Damascus, de John Green; A course of lectures on natural philosophy, de Helsham; An inquiry into the original of our ideas of beauty, de Hutcheson; An introduction to the true astronomy, de John Keill; A journey through England and Scotland, de Macky; Political survey of Ireland, de William Petty; A short view of tragedy with some reflections on Shakespeare, de Rymer; Cato’s letters, de Trenchard et Gordon; et An account of Russia in the year 1710, de Whitworth.

La bibliothèque de Voltaire est donc conservée presque intégralement dans la Bibliothèque Nationale de Russie à Saint-Petersbourg. Ce centre poursuit ses recherches sur l’utilisation par Voltaire de ses livres et participe à la conservation et la mise en valeur des richesses de sa bibliothèque via un programme de collaboration internationale.

Conformément à son « Catalogue » la bibliothèque de Voltaire comporte 6 814 volumes (y compris 20 volumes de manuscrits décrits par Caussy).

En analysant le répertoire des éditions de la bibliothèque on peut noter le très grand intérêt que Voltaire portait à la littérature philosophique, juridique et théologique.

Ces ouvrages furent un éminent support idéologique au philosophe dans ses combats contre la religion catholique, ainsi que contre toute religion. Les traités juridiques richement annotés des remarques marginales furent utilisés dans la lutte pour la nouvelle législation.

La bibliothèque comporte un très bon choix d’ouvrages sur l’histoire de la France, de l’Europe et de l’histoire universelle. Voltaire avait un bon répertoire des ouvrages dramatiques et poétiques en français et en italien.

Par ailleurs, comme toute bibliothèque vraiment encyclopédique, elle avait dans son répertoire les meilleurs périodiques scientifiques du temps, les œuvres de Newton, dont Voltaire fut le vulgarisateur en France, les traités médicaux du célèbre hollandais Hermannus Bœrhaave , des descriptions de voyages, des atlas, en somme des livres traitant de presque toutes les sciences et parlant de tous les arts.

Les œuvres de Voltaire occupent une place à part dans sa propre bibliothèque, elles sont richement annotées de remarques, corrections et autres traces de lecture du philosophe.

Pour exemple : « Le dictionnaire philosophique », qui est conservé à la bibliothèque dans toutes ses rééditions successives et avec les notes marginales de Voltaire, donne la possibilité de pénétrer aujourd’hui dans le laboratoire de travail du philosophe et de voir l’évolution de ces idées pendant plusieurs années de suite.

La bibliothèque et les manuscrits de Voltaire contiennent un compendium considérable de documents sur l’histoire russe : il s’agit tout d’abord de la rossica française et de cinq volumes de manuscrits, qui furent préparés en Russie et envoyés à Ferney lors du travail de Voltaire sur « l’Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre-le-Grand ».

Voltaire − membre honoraire de l’Académie des sciences de St-Pétersbourg − contribua beaucoup dans les pays de l’Europe à la propagande du nom et des réformes de Pierre-le-Grand, dans ses ouvrages historiques et polémiques ; il créa une image favorable de la Nouvelle Russie. Dans les années 1760/1770, il fit beaucoup pour la présentation idéologique dans les pays occidentaux de la politique de Catherine II qui fut pour Voltaire « l’autocratrice-impératrice-bienfaitrice Catherine la Grande », protectrice de la tolérance religieuse.

C’est pourquoi parmi les manuscrits russes de Voltaire, qui sont conservés dans sa bibliothèque, nous voyons non seulement un « Extrait du Journal de Pierre-le-Grand », mais aussi la traduction française du célèbre « Instruction pour la commission chargée de dresser le projet d’un nouveau Code des Lois » de Catherine II. Ce document fut envoyé à Voltaire en 1769, il fut utilisé par lui dans ses travaux polémiques et rentra en Russie avec sa bibliothèque.

« Ma coutume est d’écrire sur la marge de mes livres ce que je pense d’eux », écrivait Voltaire dans une lettre à Mme de Saint-Julien. Environ 2 000 volumes de sa bibliothèque portant les traces de lecture de leur propriétaire, confirment cette déclaration. On distingue à peu près 30 genres de traces de lecture qui se divisent en notes « écrites » (notes de texte) et notes dites « muettes ». A côté des annotations de la main de Voltaire, on trouve aussi dans ses livres de nombreux signets − bandes de papier glissées entre les pages, les « papillons » − petits bouts de papier collés sur le texte du livre ou en marge, les pages cornées ou pliées, les mots et phrases soulignés, ainsi que les différents signes graphiques (traits, croix, points, etc.) faits à l’encre ou au crayon, à la sanguine ou à la pointe sèche.

Les notes marginales de Voltaire, ainsi que sa correspondance, ses carnets de notes, et les autres documents personnels offrent aux chercheurs des possibilités rares pour « parvenir à une meilleure connaissance de l’univers voltairien ». Les liens entre les notes marginales de Voltaire et ses écrits sont incontestables. Bien souvent, les notes se retrouvent reproduites mot à mot, ou légèrement modifiées, dans les ouvrages historiques et philosophiques, dans les contes et les pamphlets, et surtout dans la correspondance. Leur importance est inestimable pour recréer l’image du « vrai Voltaire ». Ses annotations sont souvent la réaction immédiate à sa lecture, parfois elles expriment son opinion définitive, résultat de longues médiations. Dans tous les cas elles sont d’une sincérité frappante. Annotant ses livres, Voltaire ne se souciait ni de censure, ni de publicité.

Les notes «écrites » sont très cariées tant du point de vue de leur forme que de leur contenu. Il y en a qui sont des remarques de fait, des répliques brèves ou détaillées, des objections argumentées, mais le plus souvent ce sont des opinions franchement polémiques.

Un mot suffit d’habitude au Voltaire-lecteur pour exprimer son attitude positive ou négative par rapport à la lecture. « Bien », « bon », « vrai », « excellent », « bravo », − de cette manière, laconique mais émotionnelle, il confirme son accord avec l’auteur. « Non », « faux », «erreur », « bêtise », « sottise », « galimatias ! » − et ce sont seulement quelques exemples d’un large spectre des appréciations négatives, que nous donnent les notes marginales.

Ecrivain dont le style peut passer pour exemplaire, Voltaire est très sensible à toute nuance de la langue. Et comme tel il se montrait bien sévère à l’égard de ses confrères de plume, ne supportant ni métaphores maladroites, ni expressions ampoulées, ni rimes banales, ni inexactitude. « Mal écrit », « inintelligible », « mauvaise comparaison », « quel galimatias d’expressions »,  « quel style ! », − s’écriait le critique impitoyable. Les reproches et les remarques sarcastiques abondent dans les marges des tragédies de Belloy et de Crébillon, on les retrouve dans les ouvrages philosophiques, historiques, économiques, scientifiques de Buffon, de Dubos, d’Helvétius, d’Holbach, de Linguet, de Mably, de Montesquieu, de Rousseau et de beaucoup d’autres.

L’un des procédés préférés de Voltaire était d’ajouter quelques mots à la suite du nom de l’auteur, du titre de l’ouvrage ou du chapitre, de l’alinéa, etc. les caractérisant d’une manière brève et parfois mordante. C’est ainsi qu’à la fin de la tragédie de Baculart d’Arnaud « Fayel », après la remarque de l’auteur « Le rideau s’abaisse », on lit cette phrase ajoutée à la main : « Il ne devait pas se lever ». Il y a des annotations dont le sens est beaucoup plus général. Ce sont les opinions de Voltaire se rapportant à un auteur, un éditeur, ou un traducteur, à un livre en entier ou à une partie du livre. « Plate préface. Elle rend nécessaire ce que l’auteur veut combattre », − écrit-il en marge du « Christianisme dévoilé » de d’Holbach. « Livre dangereux » − cette note figure sur la feuille de titre de plusieurs ouvrages de la critique philosophique présents dans sa bibliothèque.

A partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et jusqu’à nos jours, l’intérêt pour les notes marginales de Voltaire ne s’est jamais épuisé. Les premières publications des marginalia de Voltaire datent de l’époque de son vivant. En 1760, Jen Formey a cité dans l’introduction à son ouvrage « Histoire abrégée de la philosophie » les notes de Voltaire dans un exemplaire du livre d’André Bourreau-Deslandes « Histoire critique de la philosophie » dont Formey était le possesseur. En 1890, E. Radlov publia un article consacré aux notes marginales du philosophe sur l’exemplaire du « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » de J.-J. Rousseau. Ces travaux furent continués par K. Derjavine, qui publia les remarques de Voltaire sur « L’Emile » et par des chercheurs américains G.R. Havens et N.L. Torrey.

Dans les années 1960, on envisagea pour la première fois d’effectuer une édition de toutes les notes de lecture de Voltaire conservées dans sa bibliothèque. En vue de la réalisation de ce projet, l’administration de la Bibliothèque forma une équipe, dont les membres étaient des paléographes et des historiens du livre, ainsi que des spécialistes des langues et des littératures romanes. Le Comité de rédaction, présidé par O. Golubéva, directeur-adjoint de la Bibliothèque, devait coordonner le travail et porter la responsabilité de l’édition. T. Voronova, S. Manévitch, N. Elaguina et L. Albina furent nommés membres du Comité. Les professeurs L. Gordon, V. Liublinsky et A. Lublinskaja, savants réputés, prirent part à la publication, en qualité de consultants scientifiques. Le travail technique a été effectué par R. Afanassieva, L. Kolgoy, T. Bobyleva, N. Cheina, S. Katalnikova, I. Frolova, E. Bernadskaya, A. Goldberg et S. Dmitryuk.

Après la parution en 1979 du premier volume du Corpus des notes marginales de Voltaire dans les éditions « Académie-Verlag », plusieurs comptes-rendus favorables furent publiés dans la presse russe et européenne. Dans une lettre adressée à O. Golubéva, Robert Shackleton, Président de la Fondation Voltaire à Oxford, écrivait : « Je crois pouvoir affirmer que le retentissement international de l’édition des notes marginales de Voltaire fera époque dans les annales du Siècle des Lumières ».

L’activité de « l’équipe voltairienne » de la Bibliothèque Publique dura de 1969 à 1994. Au cours de cette période, les membres de l’équipe rédigèrent les notices descriptives de 1687, ouvrages portant les signes de lecture de Voltaire. Cinq volumes du Corpus furent donnés au grand public. La préparation et la publication des deux derniers volumes (tomes 6 et 7) seront effectuées par la Bibliothèque Nationale de Russie en coopération avec la Voltaire Fondation (Oxford) et les Editions de la Sorbonne (Paris).

La publication « traditionnelle » des notes marginales de Voltaire fut complétée en 1998 par une édition fac-similé du « Contrat social » de J.-J. Rousseau de la Bibliothèque de Voltaire (édition « Le Serpent à Plumes »). En 2002, les Bibliothèques Nationales de Russie et de France décidèrent d’effectuer une série d’éditions numériques des livres avec des notes marginales de Voltaire. On prévoit déjà en 2003 la mise sur Internet du Traité de CL.-A. Helvétius « De l’esprit » (Paris, 1758) et de la « Lettre de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris… » (1763).

L’organisation d’expositions fut toujours un travail prioritaire pour les conservateurs de la Bibliothèque de Voltaire et les dernières années ne firent pas exception. En 1994, lors de la commémoration du tricentenaire de la naissance du grand français, la Bibliothèque Nationale de Russie participa à trois expositions internationales : « Voltaire et ses combats » ( Oxford ), « Voltaire chez lui » (Genève), « Voltaire et l’Europe » (Paris).

En 1998/99 des exemplaires annotés par le philosophe furent montrés aux visiteurs du Musée J.-J. Rousseau à Montmorency, au mois de Juin 1999 eut lieu une exposition « Voltaire, la justice et l’opinion publique », organisée par la Cour de Cassation de France, la Bibliothèque Nationale de France.

En 2000, les autographes des lettres de Voltaire au roi de Prusse, Frédéric-le-Grand, furent exposés dans le Nouveau Palais de Potsdam, en 2001, les échantillons des tissus du château de Ferney transportés au XVIIIe siècle en Russie par J.-L. Wagnière rentrèrent pour quatre mois à Ferney-Voltaire.

Le travail des conservateurs de la Bibliothèque de Voltaire et la consolidation de l’intérêt international pour cette collection amenèrent à l’idée de la création à la Bibliothèque Nationale de Russie du « Centre d’étude de l’Encyclopédisme et du XVIIIe siècle » (« Centre Voltaire ») ayant comme base informatique la bibliothèque et les manuscrits de Voltaire et plus largement la bibliothèque de Catherine II. Le « Centre Voltaire » permettra d’offrir des conditions favorables à la conservation et à l’utilisation de ces collections, il effectuera la coordination des recherches scientifiques et bibliographiques sur l’œuvre de Voltaire en Russie. « Le Centre Voltaire » de St-Pétersbourg continuera les projets d’édition du « Corpus des notes marginales de Voltaire » préparera la réédition du « Catalogue » de la bibliothèque de Voltaire avec des additions et des corrections. Un grand projet de numérisation des manuscrits de Voltaire et de leur description scientifique sera aussi effectué.

La reconstitution de la Bibliothèque de D. Diderot et celle de Catherine II,  disséminées dans l’ensemble des fonds étrangers de la Bibliothèque Nationale de Russie, est une des tâches scientifiques primordiale.

L’idée de la création du « Centre Voltaire » à St-Pétersbourg fut soutenu par le président de la République Française, Jacques Chirac, qui avait visité la Bibliothèque Nationale de Russie le 26 Septembre 1997.

Les travaux architecturaux et de construction ont débuté en 2001 et terminés en 2003.

Source : LA BIBLIOTHEQUE DE VOLTAIRE A SAINT-PETERSBOURG. 

 Dessiné par l’architecte, le Sr Racle, en 1779.

Cette planche fait partie du dossier envoyé à Catherine II et accompagne les plans. Encre de chine et aquarelle – St-Péterbourg – Bibliothèque Nationale de Russie.

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