La double utopie de Clarens : l’utile et l’agréable dans les jardins de Rousseau

 

Les Français si longtemps plongés dans la barbarie, n’ont point eu d’idées de la décoration des jardins ni du jardinage, avant le siècle de Louis XIV. C’est sous ce prince que cet art fut d’un côté créé, perfectionné par la Quintinie pour l’utile, & par le Nôtre pour l’agréable.

Article « Jardin », Encyclopédie
A Work to wonder at – perhaps a Stow.
Alexander Pope, Epistle to Lord Burlington

  • 1 Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), Œuvres complètes (abrégé OC ci-après), t. II, Paris, Gallimard (…)
  • 2 Confessions, livre IX, OCI, p. 427.

1Le point de départ du grand roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau,Julie ou la Nouvelle Héloïse, est une réflexion sur la puissance de l’imagination. Dans la préface, les personnages sont caractérisés par « leurs imaginations romanesques »1 ; et l’« Entretien sur les romans entre l’éditeur et un homme de lettres », qui constitue la seconde préface, présente l’œuvre comme un « Tableau d’imagination » offrant « un spectacle véritablement nouveau » (p. II), c’est-à-dire « un petit monde différent du nôtre » (p. 17). Revenant dans les Confessions sur le processus de création initié dans le cadre très propice aux méditations de l’ermitage de Montmorency et de la nature environnante, Rousseau explique qu’ » oubliant tout à fait la race humaine », il s’était fait « des sociétés de créatures parfaites » : « L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. »2

2Conformément à ce principe d’idéalisation par lequel Rousseau explique la genèse de l’œuvre, la préface dialoguée de La Nouvelle Héloïse expose clairement « la seule utilité que puissent avoir les ouvrages de l’imagination » :

[…] éloigner toutes les choses d’institution ; ramener tout à la nature ; donner aux hommes l’amour d’une vie égale et simple ; les guérir des fantaisies de l’opinion ; leur rendre le goût des vrais plaisirs ; leur faire aimer la solitude et la paix ; les tenir à quelques distances les uns des autres ; et au lieu de les exciter à s’entasser dans les villes, les porter à s’étendre également sur le territoire pour le vivifier de toutes parts. (p. 21)

Ayant pour objectif de « combattre et détruire les maximes des grandes sociétés » (p. 22), La Nouvelle Héloïse est un roman engagé, c’est-à-dire un ouvrage de l’imagination tout à la fois agréable et utile. Il ne s’agit pas de créer des « êtres romanesques qui ne peuvent exister que dans les livres » (comme, par exemple, des pasteurs d’Arcadie ou des bergers du Lignon), mais de « montrer aux gens aisés que la vie rustique et l’agriculture ont des plaisirs qu’ils ne savent pas connaître » : il s’agit de représenter la conciliation possible de l’utile et de l’agréable.

Où la puissance de l’imagination se montre-t-elle plus à l’œuvre que dans le roman, cet exceptionnel laboratoire d’idées neuves, ce lieu d’expérimentation et d’invention des possibles ? Où cette représentation de la vie rustique, annoncée dans la préface de La Nouvelle Héloïse, se montre-t-elle mieux que dans les lettres consacrées à la description de Clarens ? Or, n’est-ce pas aussi précisément dans ces lettres que certains ont pu percevoir la représentation du pouvoir la plus réaliste de toute l’œuvre de Rousseau ? La fiction d’une « petite sphère » (p. 14) sociale idéale n’est-elle en fin de compte que la simple représentation du monde tel qu’il était en réalité ?

  • 3 Lionel Gossman, « The worlds of La Nouvelle Héloïse », Studies on Voltaire and the Eighteenth Centu (…)
  • 4 Jean Biou, « Le rousseauisme idéologie de substitution », Roman et Lumières au XVIIIe siècle, Paris (…)
  • 5 Ibid., p. 116.
  • 6 Ibid., p. 127.

De ce point de vue, la microsociété de créatures parfaites créée par Rousseau a pu être lue comme une idéalisation anticipatrice de l’ordre bourgeois qu’allait instaurer la Révolution française, ou comme relevant d’une forme de néo-féodalisme3. Le domaine de Wolmar serait le lieu où s’affirme une « concordance entre La Nouvelle Héloïse et la conception féodale du monde » : en effet, explique-t-on, la description de Clarens « paraît offrir à l’aristocratie […] une solution économique, l’autarcie agricole, un mode de direction autoritaire masqué par l’illusion de l’égalité, le paternalisme, et enfin plus largement un moyen de justifier des privilèges que la passion semble nier mais que la vertu et la nécessité de l’ordre rétablissent en raison »4. Selon cette interprétation, « les mythes, les images, les concepts – en un mot l’idéologie qui soustend La Nouvelle Héloïse – pouvaient aisément être intégrés au système de représentations de l’aristocratie et même lui redonner vie en lui apportant une justification nouvelle »5. La Nouvelle Héloïse serait ainsi une œuvre idéologique, dans laquelle l’imagination jouerait un rôle impur, consistant non seulement à masquer la réalité des rapports de pouvoir, mais encore à justifier le pouvoir des anciens maîtres, et donc à contribuer à le pérenniser. En ce sens, « la nostalgie du passé ou d’un autre monde » qui s’y exprime ne serait peut-être que le signe de « l’incapacité d’imaginer une aube révolutionnaire »6.

  • 7 Discours sur l’économie politique (1755), OC III, p. 241 : « Quand il y aurait entre l’État et la f (…)
  • 8 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Œuvres, t. III, Gallimard (Pléiade), 198 (…)

Si ces lectures sont en partie justifiées, c’est dans la mesure où on ne peut s’empêcher d’être étonné par la représentation du pouvoir que l’on trouve dans La Nouvelle Héloïse, tant cette représentation, qui semble obéir au modèle patriarcal le plus traditionnel, forme un contraste avec les distinctions établies ailleurs par Rousseau entre les sphères domestique et politique (dans l’article « Économie politique », par exemple, ou dans le deuxième chapitre du Contrat social sur les premières sociétés7). Surtout, on ne peut, en relisant les lettres sur Clarens, que relever le paradoxe suivant : là où l’imagination devrait théoriquement avoir le champ le plus libre pour exercer toute sa puissance, là semble aussi se donner à voir la représentation la plus crue de la réalité des rapports de pouvoir. Ouvrage de l’imagination, nourri de rêves et tendant vers l’idéal, le roman parle pourtant « le langage de la vie réelle »8.

  • 9 Jean-Louis Haquette, « Le jardin de Julie dans La Nouvelle Héloïse : un état des lieux critiques »,(…)

Prenant acte de cet étonnement et de ce paradoxe, ne faut-il pas remarquer cependant que les critiques idéologiques de La Nouvelle Héloïseont ceci de commun qu’elles ne prennent en considération que le seul domaine de Wolmar dans leurs analyses de la description de Clarens ? Or, au contraire de ce parti pris, la lecture de ces lettres ne demande-t-elle pas que l’on élargisse l’angle de vue, et que l’on se montre plus sensible aux différentes dimensions de l’espace représenté, et notamment à sa dimension esthétique ? L’analyse du microcosme rustique autorise-t-elle que l’on lise indépendamment l’une de l’autre les lettres 10 et 11 du quatrième livre de La Nouvelle Héloïse ? Bref, peut-on tout à fait ignorer le « point focal du texte »9 qu’est le jardin de Julie ?

Certes, à l’écart, le verger de Julie est coupé du reste du domaine de Wolmar ; mais on ne peut pas interpréter Clarens sans l’Élysée. En retournant par la lecture sur les lieux décrits dans ces lettres de La Nouvelle Héloïse, il semble difficile de séparer la dimension politique et la dimension esthétique du paysage que Rousseau nous donne à voir, c’est-à-dire d’isoler les différents éléments du dispositif narratif – au moins double – qu’il a mis en place. Premièrement, si les lettres sur Clarens comportent un traité d’ « économie domestique » (livre IV, lettre 10, p. 441), elles constituent aussi le traité sur l’art des jardins de Rousseau. Deuxièmement, la structure spécifique du récit permet de juxtaposer plusieurs représentations du pouvoir, par l’effet conjugué de la mise en abyme des espaces, du jeu des références, de la concurrence des modèles et de la puissance de l’imagination. Enfin, dans ces lettres qui constituent un témoignage sur l’évolution du goût et du changement de paradigme dans la théorie des jardins, l’analyse esthétique, centrée sur la dialectique de l’art et de la nature, induit une critique de ces représentations.

  • 10 Une version de ce travail a été présentée lors du séminaire franco-canadien « Puissance de l’imagin (…)

En dépliant alors les différents jardins qui se trouvent imbriqués dans la description du domaine de Clarens, et en prenant pour fil conducteur à une relecture de ces deux lettres de La Nouvelle Héloïse les modulations du rapport entre les notions de « l’agréable » et de « l’utile », on s’aperçoit que les jardins de Rousseau se présentent à la fois comme des lieux de plaisir de l’imagination et comme des images politiques. Cette promenade dans les jardins gigognes de Rousseau comptera trois étapes, conduisant successivement dans le domaine de M. de Wolmar ; dans l’Élysée, le verger de Julie ; et dans « le parc célèbre de Milord Cobham à Staw »10.

***

10 Le potager était trop petit pour la cuisine ; on en a fait du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plait à l’œil plus qu’auparavant. Aux tristes Ifs qui couvraient les murs ont été substitués de bons espaliers. Au lieu de l’inutile maronier d’Inde, de jeunes meuriers noirs commencent à ombrager la cour, et l’on a planté deux rangs de noyers jusqu’au chemin à la place des vieux tilleuls qui bordoient l’avenue. Partout on a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné. […] le bruit de la bassecour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l’attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers, et tout l’appareil de l’économie rustique donne à cette maison un air plus champêtre, plus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joye et le bien-être, qu’elle n’avoit pas dans sa morne dignité. (IV, 10, p. 442)

  • 11 C’est le titre de l’ouvrage du jardinier des Tuileries André Mollet, Le Jardin de plaisir (1651), q (…)

11Clarens peut être lu comme un palimpseste, dont le domaine du vieux baron d’Étange serait le texte originaire – un texte toujours apparent sous les modifications qui lui ont été apportées. Le jardin du père de Julie se devine en effet en creux dans la description des changements (sur) imposés par Wolmar. C’était un jardin classique, symétrique avec ses haies d’ifs taillés en palissades, ses rangées de tilleuls et son parterre orné d’un jet d’eau – symbolique du style baroque et que Wolmar ne veut pas détruire par respect pour l’ancien maître des lieux. De ce jardin d’agrément, ou « jardin de plaisir »11, Wolmar a fait une exploitation agricole. En mettant à son usage « tout ce qui ne servait qu’à l’ornement » (IV, 10, p. 442) dans le domaine hérité de son beau-père, il a substitué l’utile à l’agréable.

12 Avec cette métamorphose du jardin dispendieux en jardin rentable, c’est l’autarcie qui est recherchée et non plus le plaisir procuré par le luxe. L’« économie rustique » qui règne désormais repose sur la subordination de l’agréable à l’utile – sur une « raison d’économie ». Wolmar pense en termes de « surabondance de production », d’« excédent », d’ » augmentation continuelle et réciproque de produit et de cultivateurs » : Clarens est un jardin dont on doit pouvoir profiter (la maxime de Wolmar étant de « tirer de la culture tout ce qu’elle peut donner », ibid.). Le jardin de Wolmar est donc le résultat de la maîtrise et de l’exploitation de la nature ; c’est l’image du règne parfait « de l’ordre et de l’exactitude » (V, 2, p. 530).

13 Le jardin reste, malgré son changement de propriétaire, le reflet d’une double domination : il est une représentation du pouvoir de l’homme sur la nature, doublée d’une représentation des rapports de pouvoir. En effet, ce jardin est le fruit du travail d’ouvriers qui sont placés sous l’autorité d’un maître. L’exploitation agricole de Clarens est une microsociété extrêmement hiérarchisée qui repose sur la « subordination des inférieurs » et la « servitude » au maître du domaine (IV, 10, p. 460). D’un côté, il y a le couple des maîtres ; et de l’autre, tout leur petit monde laborieux et diligent : les domestiques personnels, les « domestiques de la basse-cour », et les ouvriers journaliers sur lesquels on peut compter « dans tous les temps, quoiqu’on ne les paye qu’une partie de l’année » (ibid., p. 443), et auxquels « la première chose qu’on […] demande est d’être honnêtes gens, la seconde d’aimer leur maître, la troisième de le servir à son gré » (p. 445). Ces ouvriers, dont Wolmar vient lui-même surveiller le travail plusieurs fois par jour, sont constamment « observés » par des surveillants, « les gens de la basse-cour qui travaillent eux-mêmes et sont intéressés au travail des autres par un petit denier qu’on leur accorde outre leurs gages, sur tout ce qu’on recueille par leurs soins » (p. 443).

  • 12 Il faut constater la complexité du tableau, comme le fait par exemple Michel H. Conan, dans sa post (…)

14 Dans la microsociété imaginaire de Clarens se reflète donc une certaine image du pouvoir : l’économie domestique est conforme à un modèle traditionnel. Le caractère autoritaire de la politique de Wolmar se donne à voir dans la tendance paternaliste de sa gestion du personnel. Le maître est désigné comme le « chef de famille » (p. 462) ou le « père de famille » (p. 461). Il est dit qu’il a fait de son domestique « son bien » et « son enfant » (p. 467). Les ouvriers sont regardés « comme des membres de la famille » : « Ils continuent de travailler comme ils faisaient dans la maison paternelle ; ils n’ont fait, pour ainsi dire, que changer de père et de mère » (p. 445). Pour assurer la concorde entre les domestiques, tout est fait dans cette maison pour qu’ils s’y sentent comme des frères : « Ils doivent la regarder comme leur maison paternelle où tout n’est qu’une même famille », et dans cette « maison de paix », « l’union des membres y paraît venir de leur attachement aux chefs » (p. 462). En dépit donc de la différence principielle entre le domestique et le politique, à Clarens, comme dans le haut Valais, « la famille est l’image de l’État » (I, 32, p. 81). La ferme-modèle offre l’image d’un pouvoir dominateur12.

  • 13 Lors de la fête des vendanges (V, 7), qui constitue le paroxysme de cette « douce égalité » et de c (…)

15 Si Saint-Preux n’a pas « tort de comparer des maîtres si chéris à des pères et leurs domestiques à leurs enfants », c’est, constate-t-il, que « c’est ainsi qu’ils se regardent eux-mêmes » (IV, 10, p. 447). Pour instaurer et maintenir un système de représentation des rapports de pouvoir qui s’impose à tous comme allant de soi, Wolmar et Julie ont recours à des divertissements qui contribuent à faire régner un air de « familiarité ». Pour Julie, « cette familiarité modérée forme entre [eux] un lien de douceur et d’attachement qui ramène un peu l’humanité naturelle, en tempérant la bassesse de la servitude et la rigueur de l’autorité » (p. 458). Par ces dispositifs, les jeux « imaginés » par Julie (p. 455) et les bals qui font danser ensemble les bonnes et leur patronne en une sorte d’éphémère carnaval13, les maîtres contrôlent le temps libre des domestiques et les rapports entre les hommes et les femmes. La nature réelle des rapports sociaux est cachée par les idées qu’on s’en fait. C’est donc grâce à la puissance de l’imagination que cette représentation des rapports de pouvoir semble passer aux yeux de tous pour une évidence naturelle :

  • 14 Tous les soulignements dans les citations suivantes sont nôtres.

Dans la République on retient les citoyens par des mœurs, des principes, de la vertu : mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne ? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire. (IV, 10, p. 453)14

16De fait, dans cette petite communauté où on ne gêne point les gens « par des lois positives », mais où « sans paraître y songer on établit des usages plus puissants que l’autorité même » (p. 449), on n’a « jamais vu de maison où chacun fit mieux son service, et s’imaginât moins de servir » (p. 445). Et en conséquence de ce procédé subtil, « [t]el qui taxerait en cela de caprice les volontés d’un maître, se soumet sans répugnance à une manière de vivre qu’on ne lui prescrit pas formellement, mais qu’il juge lui-même être la meilleure et la plus naturelle » (p. 450). Saint-Preux dit admirer « comment avec tant d’affabilité pouvait régner tant de subordination, et comment [Julie] et son mari pouvaient descendre et s’égaler si souvent à leurs domestiques, sans que ceux-ci fussent tentés de les prendre au mot et de s’égaler à eux à leur tour ». Et il en conclut ceci : « Je ne crois pas qu’il y ait de Souverains en Asie servis dans leurs Palais avec plus de respect que ces bons maîtres le sont dans leur maison. Je ne connais rien de moins impérieux que leurs ordres et rien de si promptement exécuté » (p. 453).

  • 15 Michel Foucault,Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 204.

  • 16 Ibid., p. 254. Dans une étude de l’organisation sociale de Clarens (« Julie ou la nouvelle duplicit (…)

17Conformément à la définition du gouvernement domestique formulée par Rousseau dans l’article « Économie », « le père peut tout voir par lui-même ». Et c’est bien là ce qui caractérise le domaine de Wolmar : lepanoptisme. Clarens serait en ce sens une image de cet « appareil disciplinaire parfait » décrit par Michel Foucault, cet appareil qui « permettrait à un seul regard de tout voir en permanence »15. Système de surveillance hiérarchisée et de normalisation des conduites (dans le travail et jusques et y compris dans les moindres détails de la vie) : il est frappant de voir à quel point le domaine de Wolmar correspond aux grands traits de la société disciplinaire. S’y montre en effet de manière tout à fait explicite le fonctionnement de techniques propres à « assurer l’ordonnance des multiplicités humaines » selon une « tactique de pouvoir » qui rende l’exercice du pouvoir le moins coûteux possible – un pouvoir qui se caractérise par sa discrétion et par le peu de résistance qu’il suscite16.

18Cependant, « l’aspect de cette maison et de la vie uniforme et simple de ses habitants répand dans l’âme des spectateurs un charme secret qui ne fait qu’augmenter sans cesse » (V, 2, p. 547), comme si la description des rapports sociaux propres à l’économie domestique n’épuisait pas – ou ne ternissait pas tout à fait – le tableau qu’offre Clarens, et comme si ni le modèle antique (la simplicité lacédémonienne), ni le modèle patriarcal (proche du servage), ni même l’allusion au modèle hyperbolique du souverain absolu (le tyran asiatique), ne suffisaient à rendre compte de toutes les nuances de ce « Tableau d’imagination ».

19« Partout on a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné » : resterait donc, malgré tout, en plus de l’utile, quelque chose de plaisant. En marge de cet empire de l’ordre et de l’utilité, ne se dessine-t-il pas aussi un monde du beau, propre à solliciter l’imagination par son spectacle ? Les images du pouvoir peuvent-elles recouvrir et inhiber tout à fait le plaisir de l’imagination suscité par le spectacle de la nature ?

20Voici ce qu’évoque Clarens vu de loin à Saint-Preux : « La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse Isle de Tinian » (IV, 10, p. 441). Les réalités concrètes n’empêchent pas les associations d’images de la rêverie. Plus tôt déjà dans la correspondance des deux amants, la description du domaine de Milord Édouard Bomston (le destinataire des lettres qui nous occupent), qui préfigure celle du domaine de Wolmar, ouvrait les perspectives nouvelles, que l’on trouve réalisées à Clarens :

  • 17 Ce passage marque un jalon dans la recherche de la conciliation de l’agréable (« environs […] agréa (…)

J’ai dans le Duché d’York une terre assés considérable, qui fut longtemps le séjour de mes ancêtres. Le château est ancien, mais bon et commode ; les environs sont solitaires, mais agréables et variés. La rivière d’Ouse qui passe au bout du parc offre à la fois une perspective charmante à la vue et un débouché facile aux denrées ; le produit de la terre suffit pour l’honnête entretien du maître et peut doubler sous ses yeux. L’odieux préjugé n’a point d’accès dans cette heureuse contrée. L’habitant paisible y conserve encore les mœurs simples des premiers temps, et l’on y trouve une image du Valais […]. (II, 3, p. 199)17

21Wolmar recevait-il The Spectator à Clarens ? Les recommandations d’Addison semblent en tout cas avoir été suivies à la lettre dans son entreprise de transformation des jardins du père de Julie :

  • 18 The Spectator, nº 414, 25 juin 1712, Donald F. Bond éd., Oxford, Clarendon Press, 1987 [1965], vol. (…)

Mais pourquoi ne ferait-on pas d’un domaine entier une espèce de jardin par de fréquentes plantations, qui tourneraient aussi bien au profit qu’au divertissement du propriétaire ? Un marais couvert de saules, ou une montagne remplie de chênes, sont un objet non seulement plus agréableà la vue, mais plus utile, que si on les abandonnait à leur stérilité naturelle. Les champs couronnés d’épis forment une jolie perspective ; de sorte que si les allées qu’on voit entre deux étaient un peu cultivées, si l’émail naturel des prairies était aidé par quelques petites additions de l’art, et si les haies étaient ornées des arbres et des fleurs qui seraient propres au terroir, un homme pourrait faire un joli paysage de son domaine18.

  • 19 Rousseau avait été lecteur, dans sa jeunesse (dès 1729), du journal de Joseph Addison et de Richard (…)

22Ces deux références mettent en évidence la participation du traité d’économie domestique de la lettre 10 à une nouvelle conception esthétique du jardin : celle du jardin pittoresque, apparu au début du XVIIIesiècle en Angleterre, et présent sur le continent européen dans la seconde moitié du siècle, jardin paysager dont Rousseau (qui recevait Le Spectateuraux Charmettes19) se fait l’écho et le critique dans La Nouvelle Héloïse. Elles montrent à la fois que l’économie domestique du domaine de Wolmar emprunte des formes esthétiques, et que la puissance de l’imagination se manifeste dans la représentation du pouvoir. Réciproquement aussi, comme on va le voir en pénétrant dans le verger de Julie, les œuvres de l’imagination contiennent des représentations du pouvoir.

23En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d’une agréable sensation de fraicheur que d’obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d’eau courante et le chant de mille oiseaux portèrent à mon imagination du moins autant qu’à mes sens ; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d’être le premier mortel qui jamais eut pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d’un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile, et m’écriai dans un enthousiasme involontaire : Ô Tinian ! ô Juan Fernandez ! Julie, le bout du monde est à votre porte ! (IV, 11, p. 471)

24L’imagination transporte : le jardin de Julie ravive chez Saint-Preux les mêmes souvenirs des îles des mers du Sud (rappelant le récit de voyage de la lettre 3 du livre IV), et renvoie au même imaginaire du lointain que lorsqu’il a eu pour la première fois une vue d’ensemble du domaine de Clarens. Mais ici, on a substitué l’agréable à l’utile : dans l’Élysée, on quitte l’exploitation agricole de l’homo œconomicus pour le jardin pittoresque de l’homme sensible. Ce « prétendu verger » n’existe pas pour les fruits qu’on en attend, mais pour lui-même et pour les sensations heureuses qu’il procure immédiatement. Le visiteur n’y entre pas en maître et possesseur, mais en homme doué de sentiments. Le naturel est mis au premier plan, dérobant à la vue les effets de l’artifice. Dans le jardin de Julie brillent « mille fleurs des champs » ; mais ces fleurs sont des plantes du pays, « disposées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable » (IV, 11, p. 472). Ici, la nature parle aux sens plus qu’elle n’obéit à la raison, et le plaisir prime sur l’intérêt : le jardin de Julie est le lieu d’une pure expérience esthétique.

  • 20 Addison, The Spectator, nº 412, 21 juin 1712 ; édition citée, vol. 3, p. 540-544.

25 De même que le domaine de Wolmar correspond aux grands traits du modèle de la plantation esquissé par Addison (et vanté par Bomston), la description des différents éléments de l’Élysée et des impressions qu’en retire Saint-Preux (le plaisir et le saisissement tout à la fois) correspond de manière très précise à l’analyse des « plaisirs de l’imagination » parue dansThe Spectator quelques jours avant l’article sur l’art et la nature20 – analyse qui identifie la grandeur, le nouveau ou l’extraordinaire et le beau comme les sources des plaisirs de l’imagination. Il est remarquable que les descriptions qui illustrent ces considérations d’Addison sur les catégories esthétiques se trouvent transposées quasi mot pour mot dans le récit par Saint-Preux de sa découverte de l’Élysée. Ainsi, Addison a montré que les plaisirs de l’imagination naissent de la vue d’un paysage de campagne, ou d’un désert, et de manière générale du spectacle de la « rude magnificence », qui crée chez le spectateur un « étonnement plaisant » ; et Saint-Preux note l’aspect désertique et « sauvage » du jardin de Julie. Addison parle d’ » agréable surprise », de « tranquillité et stupéfaction délicieuses » ; Saint-Preux est « surpris », à la fois « transporté », enthousiaste, et « immobile ». Addison écrit que la vue des prés est plaisante en toute saison, mais jamais tant qu’au début du printemps, « quand ils sont tout neuf et frais » ; Saint-Preux est « frappé d’une agréable sensation de fraîcheur ». Addison mentionne encore le « vert du paysage », « la gaieté et la variété des couleurs », ainsi que le son de la musique des oiseaux ou d’une chute d’eau, comme des stimulations sensorielles très agréables propres à relever les plaisirs de l’imagination ; dans l’Élysée, Saint-Preux est très sensible à la « verdure animée et vive », au « gazouillement d’eau courante » et au « chant de mille oiseaux », qui portent à son imagination autant qu’à ses sens.

26 Dans la note de la lettre 11, on retrouve aussi « l’immensité » et le « vaste paysage » décrits par Addison, ainsi que l’effet de perte qu’ils induisent chez le spectateur ; l’imagination modifie la perception de l’espace :

Je ne sais si l’on a jamais essayé de donner aux longues allées d’une étoile une courbure légère, en sorte que l’œil ne pût suivre chaque allée tout à fait jusqu’au bout, et que l’extrémité opposée en fût cachée au spectateur. On perdrait, il est vrai, l’agrément des points de vue ; mais on gagnerait l’avantage si cher aux propriétaires d’agrandir à l’imagination le lieu où l’on est, et dans le milieu d’une étoile assez bornée on se croirait perdu dans un parc immense. Je suis persuadé que la promenade en serait aussi moins ennuyeuse quoique plus solitaire ; car tout ce qui donne prise à l’imagination excite les idées et nourrit l’esprit ; mais les faiseurs de jardins ne sont pas gens à sentir ces choses-là. Combien de fois dans un lieu rustique le crayon leur tomberait des mains, comme Le Nostre dans le parc de St. James, s’ils connaissaient comme lui ce qui donne de la vie à la nature, et de l’intérêt à son spectacle ? (IV, 11, note p. 483)

27 Le jardin donnant le champ libre à la puissance de l’imagination, à la réflexion sur le sublime s’ajoute un éloge de la ligne courbe, qui est un motif central et un élément fondamental du jardin paysager, en accord avec le sentiment d’infinitude qu’elle est censée procurer. L’Élysée est un jardin de poète, un jardin de peintre, d’où la ligne droite est bannie.

Vous ne voyez rien d’aligné, rien de nivelé ; jamais le cordeau n’entra dans ce lieu ; la nature ne plante rien au cordeau ; les sinuosités dans leur feinte irrégularité sont ménagées avec art pour prolonger la promenade, cacher les bords de l’Isle, et en agrandir l’étendue apparente, sans faire des détours incommodes et trop fréquents. (p. 479)

  • 21 William Hogarth, The Analysis of Beauty, written with a View of fixing the fluctuating Ideas of Tas (…)

28 Les « allées tortueuses » (p. 473) suivent les lignes ondoyantes et serpentines, dont William Hogarth, à la même époque, disait dans son traité sur l’analyse de la beauté qu’elles ont le pouvoir de surajouter la grâce à la beauté21.

29 Le rejet des alignements et des allées rectilignes s’inscrit plus généralement dans une critique sociale des attributs du jardin à la française. Comme le sous-entend la réflexion de Saint-Preux, c’est une conception du jardin qui est en jeu dans les remarques critiques impliquées par la description de l’Élysée :

Je me figure […] un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette maison et amenant avec lui un Architecte chèrement payé pour gâter la nature. […] Les beaux alignements qu’il prendrait ! Les belles allées qu’il ferait percer ! Les belles pattes d’oie, les beaux arbres en parasol, en éventail ! Les beaux treillages bien sculptés ! Les belles charmilles bien dessinées, bien équarries, bien contournées ! Les beaux boulingrins de fin gazon d’Angleterre, ronds, quarrés, échancrés, ovales ! Les beaux Ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets, en toutes sortes de monstres ! Les beaux vases de bronze, les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin !… (p. 480)

  • 22 Dans une note de sa copie personnelle, Rousseau ajoute : « Je suis persuadé que le temps approche o (…)
  • 23 Addison file la métaphore à propos du cours du Rhône, d’abord sinueux dans les terres de la liberté (…)
  • 24 Voir The Genius of the Place. The English Landscape Garden, 1620-1820, John Dixon Hunt et Peter Wil (…)
  • 25 Addison, The Spectator, nº 414, 25 juin 1712, cité par Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 842 : « (…)
  • 26 Alexander Pope, Epistle to Lord Burlington (1731), cité par Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 84 (…)

30 Par antiphrase, l’opposition entre la nature (la campagne) et l’art (le jardin orné)22 vient recouper l’opposition stylistique dans la formulation d’une critique des architectes paysagistes, et surtout de la signification sociale attachée aux ornements – c’est-à-dire de la richesse ostentatoire du propriétaire. C’est au nom d’une condamnation du luxe que la symétrie est décrétée l’ennemie de la nature. De plus, l’action de soumettre la nature à la règle et de la former à son bon vouloir est l’image d’un pouvoir absolu et indu – image à laquelle les tenants du style irrégulier ont explicitement opposé la ligne courbe et la nature naturelle comme des emblèmes de la liberté23. À l’équerre, au compas et au cordeau est substitué le pinceau ; au jardin de la raison géométrique, le jardin de l’imagination créatrice. Cette querelle esthético-politique des Anciens et des Modernes, dont le jet d’eau construit jadis par le père de Julie est un symbole, avait été traitée de manière humoristique par Pope, dans un essai paru dans The Guardian en 1713, sous la forme d’un poème faisant le catalogue parodique des extravagances de l’art topiaire24 – topique critique dont on retrouve les accents dans le passage anaphorique de Saint-Preux. « Les beaux Ifs taillés en dragons, en pagodes, en marmousets » raillés par Rousseau sont à inscrire à l’inventaire du mauvais goût, dressé par Pope, avec le saint Georges en buis, et son dragon, le prince Edward en cyprès et la reine Elizabeth en phillyrea. Ces sculptures, de même que les arbres taillés « en cônes, en globes, ou en pyramides », dont parle Addison dans The Spectator, gâtent la nature. Saint-Preux s’accorde donc avec Addison pour dire qu’ » un verger dont les arbres sont en fleur paraît infiniment plus agréable que tous les petits labyrinthes du parterre le plus exact », et que de manière générale « [s]i nous comparons les ouvrages de la nature avec ceux de l’art, en ce qu’ils servent à divertir l’imagination, nous trouverons que les derniers sont fort au-dessous des autres à cet égard »25. Dans sonÉpître à Lord Burlington, Pope, l’autre héraut du nouveau style, avait énoncé cette règle esthétique : « Il ne faut jamais oublier la nature. Il faut la traiter comme une belle modeste, en couvrir la nudité sans la surcharger d’ornements. »26 Cette règle est respectée dans l’Élysée de Julie, où c’est à « cacher [l’art] que consiste le véritable goût » (IV, 11, p. 482).

31 Si le jardin, un lieu en marge des villes, a été traditionnellement conçu comme un lieu permettant l’évasion et le retrait par rapport aux affaires publiques (et l’Élysée, ainsi que d’autres jardins de Rousseau, comme le verger de Mme la baronne de Warens aux Charmettes dans les Confessions, le jardin dans lequel a lieu la première rencontre des jeunes amants dans l’Émile, et l’île de Saint-Pierre des Rêveries du promeneur solitaire, confirment cette conception), il faut se demander quelle place il convient d’attribuer à l’Élysée dans le cadre général de Clarens. Le jardin de Julie ne serait-il qu’un lieu de récréation, comparable à ce qu’allait représenter le Hameau de la reine à Versailles ? L’Élysée ne serait-il qu’une pastorale en trompe-l’œil, ou est-ce que sa position marginale par rapport au reste du domaine – dedans/dehors – est justement ce qui instaure la possibilité d’une critique interne ? Le jardin de Julie, hortus conclusus en périphérie du domaine de Clarens (et donc apparemment éloigné doublement des « grandes sociétés » dont parlait Rousseau dans la seconde préface), ne peut-il pas être considéré comme ouvrant la possibilité d’une échappée hors des systèmes de représentations du pouvoir ?

  • 27 Voltaire, Candide, ou l’Optimisme (1759), chap. 17.

32 Dans Candide, l’Eldorado était décrit ainsi : « Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l’utile était agréable. »27 Comparé au jardin baroque du baron d’Étange, le domaine agricole de Wolmar inspiré du parc anglais « a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné » (IV, 10, p. 442). Après les modifications effectuées, « on ne voit rien dans cette maison qui n’associe l’agréable à l’utile » (IV, 11, p. 470). Mais il est dit du « verger métamorphosé » (p. 472) en parc paysager de l’Élysée – et cela est différent : « dans ce lieu seul on a sacrifié l’utile à l’agréable » (p. 473). C’est donc bien la dialectique de l’agréable et de l’utile qui commande la série des métamorphoses esthétique du jardin, dont le lieu exceptionnel qu’est le petit paradis de Julie, comparable au lieu utopique voltairien, marque le point d’aboutissement.

  • 28 Pope, Epistle to Lord Burlington, ouvr. cité.

33 Ce que vient illustrer la description du jardin de Julie, c’est cette vérité que « les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit » (p. 470). La critique du productivisme qui est au fondement de la description de l’Élysée serait donc l’occasion d’une remise en question du système économique de Wolmar. La description de Clarens obéirait à une structure bipolaire : aux champs s’opposerait le jardin, au travail surveillé l’activité libre, à l’idéologie de la propriété une esthétique de la nature, aux règles de l’économie le plaisir des sens et de l’imagination, aux coûts et aux profits la simplicité, la gratuité et « le charme des doux loisirs » (ibid.).Dans l’Élysée, si le travail n’apparaît pas, c’est qu’il est d’une nature tout à fait différente de celui accompli par les ouvriers de Wolmar. Au labeur s’opposent les jeux d’enfants : « L’entretien de ce lieu demande plus de soin que de peine ; il s’agit plutôt de donner un certain contour aux rameaux des plantes que de bêcher et labourer la terre » (p. 485). À la servitude volontaire des domestiques et des ouvriers agricoles de Wolmar s’oppose symboliquement la libre présence des oiseaux du bocage, qui sont des « habitants volontaires », « des hôtes et non pas des prisonniers » de la volière : « Ils sont ici les maîtres » (p. 476). Point de grand législateur dans le jardin, mais le respect du célèbre précepte légué par Pope : « In all, let Nature never be forgot. »28 Le jardin paysager ne serait donc pas seulement une enclave, mais un anti-modèle transposable à une autre échelle, comme le montre l’exemple de la Suisse des Rêveries :

  • 29 Rêveries du promeneur solitaire, VII, OC I, p. 1072.

Il n’y a que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine. La Suisse entière n’est pour ainsi dire qu’une grande ville dont les rues larges et longues plus que celle de St Antoine, sont semées de forêts, coupées de montagnes, et dont les maisons éparses et isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglais29.

  • 30 Eva Maria Neumeyer, « The Landscape garden as a symbol in Rousseau, Goethe and Flaubert », Journal (…)
  • 31 Christopher Thacker, « Voltaire and Rousseau : eighteenth-century gardeners », SVEC, vol. 90, 1972, (…)
  • 32 Voir Jean Starobinski,L’Invention de la liberté, 1700-1789, Genève, Skira, 1964, p. 194 : « L’idyl (…)

34 Certes, en réalité, le verger de Julie n’est pas absolument détaché du domaine de Clarens, puisque son existence même dépend des richesses produites par Wolmar et de sa bienveillance. La transmutation des valeurs ne peut donc pas être complète tant que subsiste cette dépendance. Reste que de l’un à l’autre l’accent a été radicalement déplacé – de l’utile vers l’agréable –, ce qui en fait un espace autre, le lieu d’une différence et une instance de distanciation critique. Et il faut bien remarquer qu’en pénétrant dans l’Élysée, « à ce point de la description de Rousseau, un ton nouveau se fait entendre : ce qui apparaît, c’est la prise de conscience de l’implication sociale du nouveau genre de jardin »30. Dans le jardin-symbole, Julie défend un certain hédonisme contre l’utilitarisme de Wolmar, mais ne reconduit pas l’agréable du jardin classique pour autant. L’Élysée se construit d’abord, et peut-être avant tout, contre le modèle ancien31. Mais dans les deux cas, c’est le naturel qui est préféré à l’art, au nom d’une philosophie de la liberté32.

35 On voit par là que la contemplation du jardin ne peut donc jamais être complètement soustraite aux considérations politiques. Construire un jardin fermé, comme l’est l’Élysée, ne suffit pas à mettre entre parenthèses les questions posées par les rapports sociaux ; tout au contraire, le jardin paysager du XVIIIe siècle doit être interprété comme le symbole d’une politisation de la nature. Les historiens de l’art des jardins ont montré que l’opposition des modèles de jardins à cette époque (d’une part, le jardin royal à la française, dont les jardins dessinés par Le Nôtre fournissent les exemples les plus purs, et, d’autre part, le jardin paysager anglais) est la formulation en des termes esthétique d’un conflit politique – conflit dans lequel l’Élysée doit être interprété comme une prise de position. Comme le dit Peter Conroy, le jardin est « polémique » :

  • 33 Peter V. Conroy, « Le jardin polémique chez J. -J. Rousseau », Cahiers de l’Association internation (…)

les jardins du dix-huitième siècle, soit anglais soit français […] possèdent chacun une idéologie politique et sociale, laquelle était bien comprise et sentie par les contemporains. Le choix d’un jardin et la préférence d’un style […] dépendent de critères qui dépassent le seul domaine horticole. […] C’est Jean-Jacques Rousseau qui articule le mieux les positions politiques de ces jardins.33

  • 34 Ibid., p. 91.

36 Cette opposition structure en effet toute la lettre 11 du livre IV de La Nouvelle Héloïse, dont la dimension esthétique ne doit pas être coupée de sa signification politique. Tout jardin ayant « une certaine idéologie enracinée dans sa forme et dans son style »34, le rejet des allées rectilignes, des alignements, des treillages, des topiaires, et de tous les ornements du jardin classique n’est-il pas l’expression en termes esthétiques d’un rejet de la monarchie absolue, dont la puissance se donne à voir dans les jardins royaux de manière particulièrement éclatante ? Ne doit-on pas voir dans l’Élysée un anti-Versailles ?

  • 35 Michel Baridon, « Utopie et sensibilité : le jardin des Lumières », Les Lumières, vol. 2, Les Lumiè (…)

37 « Que signifient ces allées si droites […] et ces étoiles par lesquelles bien loin d’étendre aux yeux la grandeur d’un parc, comme on l’imagine, on ne fait qu’en montrer maladroitement les bornes ? » (IV, 11, p. 482) Elles signifient le rôle qui a été dévolu aux jardins d’être des représentations du pouvoir, pourrait-on répondre en s’appuyant sur les parallélismes entre l’histoire des idées politiques et l’histoire de l’art. Michel Baridon a ainsi montré que les jardins de Versailles, qui déploient « les fastes d’une mathématique souveraine », et dans lesquels Louis XIV contemplait « l’image flatteuse de sa puissance », sont une forme d’expression du pouvoir absolu35. L’organisation de l’espace du jardin du roi symbolise l’organisation du royaume (unification du territoire et centralisation du pouvoir). Rejetant précisément cet ordre symétrique, mais aussi les jets d’eau, les parterres et tous les principes politico-esthétiques sur lesquels étaient construits les jardins du Roi-Soleil, dans son traité sur l’art des jardins que constitue la description de l’Élysée, Rousseau construit donc avec le jardin de Julie un « jardin polémique », au sens où la transformation radicale du modèle baroque du jardin qu’il opère est le signe d’une critique politique et un éloge de la liberté. Des images politiques peuvent se lire dans le paysage dessiné par les créateurs de jardin, comme vient l’illustrer, à l’intérieur même du dispositif élyséen, la référence au parc célèbre de Stowe.

38 C’est un composé de lieux très beaux et très pittoresques dont les aspects ont été choisis en différents pays, et dont tout parait naturel excepté l’assemblage, comme dans les jardins de la Chine […]. Le maitre et le créateur de cette superbe solitude y a même fait construire des ruines, des temples, d’anciens édifices, et les temps ainsi que les lieux y sont rassemblés avec une magnificence plus qu’humaine. (IV, 11, p. 484)

  • 36 « Stowe est situé dans le Buckinghamshire, à 60 milles de Londres et à un mille et demi de la ville (…)

39 Peut-on imaginer un « séjour […] encore plus agréable » que celui qu’offre le verger de Julie ? « Tel est par exemple le parc célèbre de Milord Cobham à Staw. » C’est ainsi qu’apparaît, comme une vignette insérée dans la lettre 11, le jardin paysager qu’avait fait aménager selon le goût du moment le grand propriétaire anglais Richard Temple dans le Buckinghamshire36. Ce domaine – comme celui de Wolmar, un héritage transformé – est l’œuvre des plus grands jardiniers de l’Angleterre du XVIIIe siècle, et peut être considéré à ce titre comme éminemment représentatif du nouveau style, dont le jardin de Julie présente le reflet contemporain, en même temps qu’une subtile critique. C’est en effet à Stowe que l’architecte paysagiste William Kent créa, dans les années 1730, les Elysian Fields, une grande étendue d’herbe au milieu de laquelle serpente un cours d’eau.

  • 37 Le terme semble être attaché à l’expérience décisive de la conservation par l’architecte Vanbrugh d (…)

40 Il convient de noter, dans la brève description des « lieux » donnée par Rousseau, outre le recours à la catégorie du « beau », dont Addison faisait l’une des sources des plaisirs de l’imagination, l’utilisation du terme « pittoresque », qui peut servir à caractériser l’esthétique du jardin de la sensibilité. On parle en effet d’un jardin pittoresque, au double sens où l’art des jardins paysagers est inspiré de la peinture, et où la vue du jardin devait se présenter elle-même comme un tableau37. Mais, là encore, la dimension esthétique n’est pas la seule à devoir être prise en compte. On peut interpréter cet exemple emblématique pris par Rousseau comme un élément de comparaison par rapport au domaine de Wolmar et au verger de Julie, et grâce auquel se reposent la question de l’opposition de l’art et de la nature (c’est le problème de « l’assemblage » des lieux et de la composition du paysage), mais aussi celle de la signification sociale, économique et politique du jardin (c’est le problème du sens attribué aux « ruines, temples et anciens édifices » par « le maître et le créateur » de ce domaine).

  • 38 Les premières descriptions de Stowe étaient déjà des explicitations de ces emblèmes ; voir Gilbert (…)
  • 39 Suzy Halimi, « Lecture d’un jardin anglais : Stowe (Buckinghamshire) », XVII-XVIII, nº 51, 2000, p. (…)

41 À Stowe, à la présence implicite d’une forme de critique politique dans le parti pris stylistique de l’irrégulier, du sinueux et du composite (en contraste avec la symétrie et l’unité du jardin classique) s’ajoutent des symboles explicites. Le parc est en effet orné de fabriques – « ruines, temples, anciens édifices » – qui doivent être interprétées comme des images politiques. Fidèle à une longue tradition herméneutique38 , Suzy Halimi, qui a décrypté cette architexture, a montré qu’il convient de lire Stowe comme un recueil d’emblèmes politiques et comme une « satire politique »39. Un rapide inventaire suffit à convaincre du sens général de ce programme iconographique.

  • 40 Tombé en disgrâce suite à ses prises de position à l’encontre d’un nouvel impôt proposé par le prem (…)

42 Dans le parc de Stowe ont été érigées les statues des rois de Hanovre (George Ier et George II), dynastie que la famille Temple avait aidée dans son accession au trône. Au temple de la Vertu ancienne (abritant les statues d’Homère, de Socrate, de Lycurgue et d’Épaminondas) font face les ruines du temple de la Vertu moderne (et la statue d’un homme sans tête : le premier ministre Robert Walpole40). Le temple des British Worthies, érigé au cœur des Champs Élysées, est un panthéon représentant les grands personnages de la nation (Pope, Inigo

43 Jones, Milton, Shakespeare, Locke, Newton, Bacon, le roi Alfred, le Prince Noir, la reine Elizabeth, le roi William III, Walter Raleigh, Francis Drake, John Hampden, contestataire de Charles Ier, Sir John Barnard, parlementaire opposé à Walpole). S’inscrivent encore dans le parc une colonne en l’honneur de Lord Cobham ; une obélisque dédiée au général Wolfe, vainqueur du Canada ; et un globe terrestre évoquant James Cook. Enfin, et surtout, a été construit dans ce parc le temple gothique, ou temple des Libertés anciennes, un édifice qui mérite une attention particulière. En effet, le lien entre le gothique et l’imaginaire politique au XVIIIe siècle se montre de manière tout à fait exemplaire dans le temple gothique de Stowe.

  • 41 Michel Baridon, Postface à « La redécouverte du gothique » d’Arthur O. Lovejoy, Le gothique des Lum (…)
  • 42 Sur la porte du temple de la Liberté, on lisait : « Je rends grâce aux dieux de n’être pas romain.  (…)
  • 43 Baridon, Le gothique des Lumières, ouvr. cité, p. 94.
  • 44 Voir Michel Baridon, « L’imaginaire antique et le palladianisme des Lumières », Dixhuitième siècle, (…)
  • 45 Baridon, « Utopie et sensibilité : le jardin des Lumières », art. cité, p. 127 et p. 124. Dans une (…)

44 Comme le rappelle Michel Baridon, « Lord Cobham, l’ami de Pope et de Burlington, se fit construire un majestueux château palladien mais il fit élever dans le parc de Stowe un temple de la liberté que l’architecte Gibbs conçut dans le style gothique et qu’il entoura d’arbres »41. Ce monument est une référence à un mythe politique : le mythe gothique des libertés parlementaires, ces libertés saxonnes d’avant la conquête normande, et rendues aux Anglais par la révolution de 1688 (le roi saxon Alfred figure au temple des British Worthies dans les Champs Élysées de Stowe)42. Le parc célèbre de Lord Cobham, où a été choisi le style gothique pour le jardin et ses fabriques, et l’antique pour la demeure43 est également représentatif d’un autre style – le palladianisme anglais – correspondant lui aussi à un mythe politique : celui de la constitution mixte44. Par le retour au style antique de Palladio, l’aristocratie anglaise se rattachait au républicanisme antique, en faisant l’« éloge du sénat aristocratique comme contrepoids nécessaire au pouvoir populaire et au pouvoir monarchique » : « l’aristocrate anglais, dont le rôle venait d’être consacré par […] la constitution “mixte” de 1688 […], entendait magnifier par sa demeure et ses jardins le rôle politique qu’il lui revenait de jouer. »45 Mélangeant ces deux mythes et faisant la synthèse des deux styles qui en sont l’expression artistique, le jardin anglais pouvait s’affirmer comme un symbole national, comme l’emblème du système politique de la monarchie limitée, c’est-à-dire comme le symbole de la liberté contre le despotisme dont le baroque versaillais était le reflet.

  • 46 Michel Baridon, « Jardins et paysage : existe-t-il un style anglais ? », Dix-huitième siècle, nº 18 (…)

45 Le jardin paysager était la représentation du pouvoir de la noblesse. Des aristocrates comme Lord Cobham ou Lord Burlington, le propriétaire du domaine de Chiswick (que Rousseau aurait pu voir lors de son rapide séjour dans cette localité, en 1766, avant de se fixer pour un temps à Wootton, dans le Staffordshire), « se considéraient comme de nouveaux Cicéron, de nouveaux Pline : comme eux, ils avaient des domaines à administrer, comme eux, ils jouaient un rôle dans les affaires publiques en partageant leur temps entre la campagne et la ville ; comme eux ils faisaient profession de croire aux vertus de la terre plus qu’aux tentations des grandes métropoles ». C’est à cette classe sociale que peuvent être assimilés Milord Édouard et M. de Wolmar, dont les domaines reposent sur ces mêmes valeurs (liberté et propriété). On pourrait dire des propriétaires terriens du duché d’York et de Clarens qu’il leur fallait, comme aux aristocrates anglais, « des parcs qui soient des “status-symbols”, impressionnants par l’étendue mais pas trop coûteux d’entretien. En finir avec les parterres de broderie, renoncer aux jets d’eaux, laisser serpenter les rivières sans creuser de bassins, confier aux moutons l’entretien des pelouses, tout cela c’était rendre la liberté rentable »46.

46 Le « parc célèbre de Milord Cobham à Staw », dont on peut percevoir le plan général et les grands principes esthétiques dans l’Élysée de Julie, et dont les valeurs sociales, économiques et politiques imprègnent le domaine de Wolmar, fait l’objet d’une critique dans ce passage de La Nouvelle Héloïse. Rousseau procède en quelques lignes à une critique du jardin anglais, dans la continuité d’une critique du jardin chinois : l’argument porte sur le goût et sur le coût.

47 D’une part, ce qui est reproché à ces jardins, c’est leur artificialité : l’assemblage de toutes les choses qu’on trouve à Stowe est trop artificiel. Comme les jardins chinois, « faits avec tant d’art que l’art n’y paraissait pas, mais d’une manière si dispendieuse et entretenus à si grands frais » que cette idée ôte « tout le plaisir » qu’on aurait pu goûter à les voir, « on y voyait entassées avec profusion des merveilles qu’on ne trouve qu’éparses et séparées. La nature s’y présentait sous mille aspects divers, et le tout ensemble n’était point naturel » (IV, 11, p. 484). Une remarque faite par le protecteur de Jean-Jacques, René-Louis Girardin, dans le premier chapitre de son traité De la composition des paysages, permettra de préciser cette critique :

  • 47 Girardin, De la composition des paysages, ouvr. cité, p. 20.

On a cru qu’on pourrait produire une grande variété à force d’entasser dans un petit espace les productions de tous les climats, les monuments de tous les siècles, et de claquemurer, pour ainsi dire, tout l’Univers. On n’a pas senti que quand bien même un mélange aussi disparate pourrait offrir quelques beautés dans les détails, jamais dans son ensemble il ne pouvait être naturel ni vraisemblable47.

48 D’autre part, à ces mélanges imparfaits Rousseau oppose un principe de simplicité : « Je voudrais que les amusements des hommes eussent toujours un air facile qui ne fît point songer à leur faiblesse, et qu’en admirant ces merveilles, on n’eût point l’imagination fatiguée des sommes et des travaux qu’elles ont coûtés » (ibid.). L’Élysée n’a rien coûté – mis à part quelques jours de travail. Point de plantes rares venues des colonies, point de tulipes de Hollande, point d’ornements artificiels. Le jardin n’est pas un lieu d’apparat (point de jet d’eau pour impressionner les visiteurs), tout à l’inverse du parc qu’ » un homme riche de Paris ou de Londres » commanderait à un « architecte chèrement payé pour gâter la nature », et de tous « ces terrains si vastes et si richement ornés que la vanité du propriétaire et de l’artiste qui toujours empressés d’étaler, l’un sa richesse et l’autre son talent, préparent à grands frais de l’ennui à quiconque voudra jouir de leur ouvrage » (p. 480). Dans l’Élysée, on ne voit « nulle part la moindre trace de culture » (p. 478) et « point de travail humain » (p. 472) : on a pris grand soin d’effacer « les vestiges du travail » (p. 479). Comparons encore, selon cette ligne de partage, le parc de Cobham et le jardin de Julie. Dans un cas, le jardinier Lancelot « Capability » Brown, qui succéda à William Kent, et qui voulut donner un air plus naturel au parc de Lord Cobham, fit déplacer des montagnes de terre pour créer la Graecian Valley. Dans l’autre, dans l’Élysée de Julie :

Ici l’on n’a transporté ni terres ni pierres, on n’a fait ni pompes ni réservoirs, on n’a besoin ni de serres, ni de fourneaux, ni de cloches, ni de paillassons. Un terrain presque uni a reçu des ornements très simples. Des herbes communes, des arbrisseaux communs, quelques filets d’eau coulant sans apprêt, sans contrainte, ont suffi pour l’embellir. C’est un jeu sans effort, dont la facilité donne au spectateur un nouveau plaisir. Je sens que ce séjour pourrait être encore plus agréable et me plaire infiniment moins. (p. 484)

49« Plus agréable » peut-être, mais moins plaisant, parce que trop artificiel, trop coûteux, et en définitive pas assez utile. On voit que le jardin anglais ne fonctionne comme anti-modèle que jusqu’à un certain point, et que la critique, dans un ultime mouvement, se retourne sur elle-même, dans la mesure où à Stowe aussi l’équilibre entre l’agréable et l’utile – et entre l’art et la nature – a été rompu. En marge de ces paysages emblématiques, l’Élysée de Julie reste alors comme un point de vue critique à la fois sur l’économie domestique et sur l’art des jardins – comme une image idéale enchâssée dans la description de Clarens.

***

  • 48 L’influence de l’Élysée de Rousseau rencontre à Ermenonville l’influence virgilienne du jardin des (…)

50Cette promenade dans les jardins utopiques de Rousseau, à la fois œuvres de l’imagination et lieux du politique, conduit tout naturellement à Ermenonville, un jardin que son créateur, le marquis de Girardin, avait voulu explicitement comme une synthèse entre l’agréable et l’utile, et dont l’inspiration provient précisément pour une grande part de la lecture de La Nouvelle Héloïse. Ce parc, qui fut conçu comme un « paysage philosophique » par René-Louis de Girardin, et dans lequel Rousseau passa ses derniers jours, peut être interprété à la fois comme un anti-Versailles, mais aussi comme un anti-Stowe48.

  • 49 Girardin, De la composition des paysages, ouvr. cité, p. 103-104.
  • 50 Ibid., p. 117.

51 Au chapitre dernier de son traité, De la composition des paysages, ou des moyens d’embellir la nature autour des habitations, en joignant l’agréable à l’utile (chapitre intitulé « Des moyens de réunir l’agréable à l’utile, relativement à l’arrangement général des campagnes »), Girardin écrit que « [d]ans l’ordre de la végétation, l’agréable qui consiste dans la perfection de tous les rapports avec les formes convenables à chaque objet est si nécessaire à l’accroissement, et par conséquent à l’utile, qu’il est impossible d’altérer l’un sans nuire à l’autre » ; et que « [l]a substitution de l’arrangement le plus naturel à l’arrangement le plus forcé doit donc, en ramenant enfin les hommes au vrai goût de la belle nature, contribuer bientôt à l’accroissement de la végétation et par conséquent au progrès de l’agriculture […] mais surtout à un arrangement plus salutaire et plus humain dans les Campagnes »49. Grand admirateur de Rousseau, Girardin associait à son goût pour l’art des jardins des « observations sur l’économie rurale » et une préoccupation pour l’intérêt général. Pour lui, dans le jardin, comme ailleurs, la liberté consiste non pas à faire ce que l’on veut, mais ce que l’on doit. Le « jardin paysage », ou « paysage philosophique », doit donc associer dans une même perspective les champs et le jardin, donnant lieu au « spectacle de campagnes heureuses ». Les jardins agréables ont une utilité morale et politique. À Ermenonville – dans ce parc où on ne trouve point de statues de rois, mais un temple rustique, la tente du Huron, l’autel de l’Amitié, et le tombeau de Jean-Jacques –, règne le principe selon lequel « en s’épargnant […] les dépenses inutiles, la perte de tant de terrain dans de vastes et tristes parcs, et surtout en écartant la misère et ramenant le bonheur, on aurait véritablement gagné le prix, en joignant l’agréable à l’utile »50.

52 Au terme de ce tour des jardins imaginaires de Rousseau, on peut alors revenir au point de départ : les commentaires critiques de la représentation du pouvoir dans le domaine de Clarens, qui, comme il a été rappelé en introduction, en ont souligné l’autoritarisme subreptice. Certes, il est indéniable que Wolmar gouverne son petit monde d’une main de maître : l’économie domestique est une forme de domination – ce que les références au modèle antique de la villa sont venues confirmer. Mais faut-il en conclure que les bienfaits du paternalisme seraient la seule leçon à tirer de Clarens ? N’est-on pas conduit par les indices présents au cœur du texte lui-même à se demander si Clarens est vraiment la culmination de La Nouvelle Héloïse, autrement dit, si le paternalisme est le seul et unique modèle politique proposé par le roman, et s’il ne faut pas bien plutôt, pour rendre compte de la complexité du motif de la petite communauté dans cet ouvrage de l’imagination, réinscrire le domaine de Clarens dans le cadre plus large de toute la série des modèles qu’on y trouve esquissés ?

  • 51 Cette série a été mise en évidence par James Fleming Jones dans La Nouvelle Héloïse : Rousseau and (…)

53 Dans cette perspective, le domaine de Wolmar doit être replacé dans la série des modèles utopiques que constituent les lettres sur le Valais (I, 23), la description du domaine de Bomston (II, 3), le récit de la découverte par Saint-Preux d’îles paradisiaques lors de son voyage dans les mers du Sud (IV, 3), et, enfin, la description du jardin de Julie51. Car c’est à l’intérieur même du domaine de Clarens que se manifestent les signes et les modalités d’une mise en cause de l’autorité du maître. Surtout, c’est encore à l’intérieur, mais déjà en marge de ce domaine, qu’existent des petites sociétés qui sortent de son orbe : la réunion des femmes dans le gynécée (IV, 10) et la réunion des amis dans le salon d’Apollon (V, 2). Mais c’est avant tout dans l’Élysée bien sûr – et c’est pour cela que la description de ce lieu constitue la culmination du roman – que l’on trouve exprimés par des images la critique des excès du pouvoir et un éloge de la liberté. C’est dans le verger de Julie, ce lieu tout proche mais tellement caché qu’on ne l’aperçoit de nulle part, que se trouvent réalisés de manière métaphorique les objectifs formulés dans la préface dialoguée : c’est là en effet que tout est ramené à la nature, que l’on éprouve l’amour d’une vie égale et simple, que l’on goûte les vrais plaisirs. C’est là que le bonheur de la vie rustique est célébré, et que les maximes des grandes sociétés sont détruites. C’est là que la liberté, l’égalité et la fraternité – valeurs toutes formelles à Clarens, puisque le maître domine, puisque l’égalité est limitée et la fraternité factice – prennent leur véritable sens.

54 Clarens est donc un ensemble composite, qui offre un spectacle varié, et dont il faut à la fois saisir la cohérence et souligner les effets de rupture. La propriété latifundiaire de Wolmar s’est édifiée sur les ruines du jardin baroque du baron d’Étange, et l’Élysée de Julie a poussé dans les interstices de Clarens – le passage d’une forme à l’autre obéissant à une dialectique esthético-politique de l’agréable et de l’utile. Du jardin agréable et inutile (artificiel), on est passé au jardin utile et agréable (idéologique), et au jardinagréable et utile (naturel et critique). S’il subsiste une unité de style entre le domaine de Wolmar et le verger de Julie, ces deux lieux sont bien discontinus. La critique du jardin baroque et la référence commune au jardin anglais (dans un cas, le domaine de Bomston dans le Yorkshire et, dans l’autre, le parc de Cobham dans le Buckinghamshire) fonctionnent comme des métaphores dans le double registre d’un discours sur l’économie domestique et de considérations sur l’art des jardins.

  • 52 Émile, IV, OC IV, p. 549.

55 Les préfaces avaient permis de poser la question du rapport entre les œuvres d’imagination et le réel existant. On pourrait dire, pour finir, que, si la main du maître dissimule son emprise à Clarens, et si « la main du jardinier ne se montre point » dans l’Élysée (IV, 11, p. 478), d’une façon analogue, la main de l’écrivain se cache elle aussi un peu dans La Nouvelle Héloïse (Rousseau faisant mine de se présenter comme « l’Éditeur » des lettres). Pouvant être lues comme une mise en garde contre toute identification trop unanime aux seuls principes de Wolmar, les préfaces deLa Nouvelle Héloïse empêchent également de réduire à une image illusoire la représentation du contre-pouvoir que permet d’imaginer la description du jardin de Julie. En effet, demandant dans la préface : « la correspondance entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que vous importe ? », Rousseau répondait : « C’est sûrement une fiction pour vous » (p. 5) – réplique à laquelle fait écho la comparaison horticole de l’Émile : « Si donc on venait me dire : rien de ce que vous supposez n’existe […] c’est comme si l’on niait que jamais poirier fut un grand arbre, parce qu’on n’en voit point que de nains dans nos jardins. »52

NOTES

1 Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), Œuvres complètes (abrégé OC ci-après), t. II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1964, p. 6.

2 Confessions, livre IX, OC I, p. 427.

3 Lionel Gossman, « The worlds of La Nouvelle Héloïse », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century (SVEC), vol. 41, 1966, p. 235-276 (p. 260).

4 Jean Biou, « Le rousseauisme idéologie de substitution », Roman et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 115-128 (p. 117).

5 Ibid., p. 116.

6 Ibid., p. 127.

7 Discours sur l’économie politique (1755), OC III, p. 241 : « Quand il y aurait entre l’État et la famille autant de rapport que plusieurs auteurs le prétendent, il ne s’ensuivrait pas pour cela que les règles de conduite propres à l’une de ces deux sociétés, fussent convenables à l’autre : elles diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrées de la même manière, et il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domestique, où le père peut tout voir par lui-même, et le gouvernement civil, où le chef ne voit presque rien que par les yeux d’autrui. »

8 Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, dans Œuvres, t. III, Gallimard (Pléiade), 1982, p. 1056.

9 Jean-Louis Haquette, « Le jardin de Julie dans La Nouvelle Héloïse : un état des lieux critiques », Le paysage : état des lieux, actes du colloque de Cerisy (1999), Françoise Chenet, Michel Collot et Baldine Saint-Girons dir., Bruxelles, Ousia, 2001, p. 175-194 (p. 187).

10 Une version de ce travail a été présentée lors du séminaire franco-canadien « Puissance de l’imagination et représentations du pouvoir, XVIe-XVIIIe siècles : esthétique et politique à l’âge classique », sous la direction de Laurent Bove et Éric Méchoulan (CNRS – UMR 5037 et Université de Montréal), ENS-LSH, Lyon, 2-5 mars 2005.

11 C’est le titre de l’ouvrage du jardinier des Tuileries André Mollet, Le Jardin de plaisir (1651), qui comptait parmi les éléments d’ornement requis pour rendre le jardin agréable les parterres bien disposés, les avenues bordées de tilleuls (éléments évoqués dans cette première allusion au jardin initial à la lettre 10), mais aussi les jets d’eau, les alignements, les perspectives et les volières (que l’on trouvera évoqués dans la lettre 11).

12 Il faut constater la complexité du tableau, comme le fait par exemple Michel H. Conan, dans sa postface (1979) à René-Louis Girardin, De la composition des paysages (1777), Seyssel, Champ Vallon, 1992 : « par la création d’un paysage idyllique le riche propriétaire témoigne de sa maîtrise du monde, de sa capacité à réformer les rapports sociaux, à imposer la modération dans sa vie et celle de sa famille, à se donner l’illusion que la réalité peut coïncider avec le rêve de fusion fraternelle entre les hommes en dehors du dérèglement des passions, rêve qui le protège de la confrontation aux contradictions entre ses aspirations de philosophe éclairé et ses intérêts de classe » (p. 202). Sur « Le verger de Clarens », voir p. 243-245.

13 Lors de la fête des vendanges (V, 7), qui constitue le paroxysme de cette « douce égalité » et de cette « familiarité » – c’est-à-dire la manifestation la plus ambiguë de l’idéologie wolmarienne –, il sera question d’« agréables saturnales » : dans ce « commun état de fête », les uns descendent et les autres montent, mais finalement « voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, [les paysans] s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur ».

14 Tous les soulignements dans les citations suivantes sont nôtres.

15 Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 204.

16 Ibid., p. 254. Dans une étude de l’organisation sociale de Clarens (« Julie ou la nouvelle duplicité », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, t. 36, 1963-1965, p. 105-152), Lester G. Crocker a souligné les phénomènes de « conditionnement » et de « contrôle » mis en place par Wolmar – qu’il va jusqu’à comparer à l’instance de Big Brother dans le roman de George Orwell. La représentation du pouvoir qu’il trouve à Clarens est symptomatique selon lui d’une « rigidité doctrinaire, typique de l’esprit autoritaire, et qui caractérise la pensée de Rousseau ». Crocker rapproche l’autorité exercée par Wolmar sur ses domestiques du rêve behavioriste d’une complète maîtrise des hommes par d’inquiétantes méthodes de contrôle exploitant les potentialités technologiques et psychologiques d’accroissement du pouvoir sur les comportements.

17 Ce passage marque un jalon dans la recherche de la conciliation de l’agréable (« environs […] agréables », « une perspective charmante à la vue ») et de l’utile (« un débouché facile pour les denrées », « le produit de la terre »).

18 The Spectator, nº 414, 25 juin 1712, Donald F. Bond éd., Oxford, Clarendon Press, 1987 [1965], vol. 3, p. 551-552 ; cité dans Michel Baridon, Les jardins : paysagistes, jardiniers, poètes, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1998, p. 843.

19 Rousseau avait été lecteur, dans sa jeunesse (dès 1729), du journal de Joseph Addison et de Richard Steele. Il mentionne que Le Spectateur ou le Socrate moderne, où l’on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle (traduit en français à partir de 1714) figurait parmi les quelques livres de sa chambre chez Mme de Warens : « Le Spectateur surtout me plut et me fit du bien », dit-il au livre III desConfessions (OC I, p. 110-111). C’est une lecture d’Émile qu’apprécie aussi Sophie (Émile, V, OC IV, p. 825).

20 Addison, The Spectator, nº 412, 21 juin 1712 ; édition citée, vol. 3, p. 540-544.

21 William Hogarth, The Analysis of Beauty, written with a View of fixing the fluctuating Ideas of Taste, Londres, 1753, chapitre VII, « Of Lines ».

22 Dans une note de sa copie personnelle, Rousseau ajoute : « Je suis persuadé que le temps approche où l’on ne voudra plus dans les jardins rien de ce qui se trouve dans la campagne ; on n’y souffrira plus ni plantes, ni arbrisseaux ; on n’y voudra que des fleurs de porcelaine, des magots, des treillages, du sable de toutes les couleurs, et de beaux vases pleins de rien » (p. 480).

23 Addison file la métaphore à propos du cours du Rhône, d’abord sinueux dans les terres de la liberté, puis rectiligne dans le royaume de l’esclavage, dans The Tatler, nº 161, 20 avril 1710, Donald F. Bond éd., Oxford, Clarendon Press, 1987, 3 volumes, vol. 2, p. 399 : « This River, after having made its Progress thro’those free Nations [in that Part of the Alpes where the Inhabitants think it the First Source of the Rhone], stagnates in a huge Lake at the Leaving of them, and no sooner enters into the Regions of Slavery, but runs through them with an incredible Rapidity, and takes its shortest Way to the Sea. »

24 Voir The Genius of the Place. The English Landscape Garden, 1620-1820, John Dixon Hunt et Peter Willis éd., Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 1988, p. 207-208 ; Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 846.

25 Addison, The Spectator, nº 414, 25 juin 1712, cité par Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 842 : « [N]os jardiniers anglais, au lieu d’imiter la nature, aiment à s’en éloigner le plus qu’il leur est possible. Nos arbres s’élèvent en cônes, en globes, ou en pyramides. Nous voyons la marque des ciseaux sur chaque plante et le moindre buisson. Je ne sais si c’est un goût singulier ; mais j’aimerais mieux voir un arbre avec tout le superflu et toute l’étendue de ses branches, que lorsqu’il est taillé en une figure mathématique ; et il me semble qu’un verger dont les arbres sont en fleur paraît infiniment plus agréable que tous les petits labyrinthes du parterre le plus exact. »

26 Alexander Pope, Epistle to Lord Burlington (1731), cité par Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 846-847.

27 Voltaire, Candide, ou l’Optimisme (1759), chap. 17.

28 Pope, Epistle to Lord Burlington, ouvr. cité.

29 Rêveries du promeneur solitaire, VII, OC I, p. 1072.

30 Eva Maria Neumeyer, « The Landscape garden as a symbol in Rousseau, Goethe and Flaubert », Journal of the History of Ideas, vol. 8, 1947, p. 187-217 (p. 191, nous traduisons).

31 Christopher Thacker, « Voltaire and Rousseau : eighteenth-century gardeners », SVEC, vol. 90, 1972, p. 1595-1614 : « les jardins et la théorie des jardins sont utilisés comme des exemples qui focalisent les oppositions classique/romantique entre la société et la nature, la symétrie et l’asymétrie, et entre le contrôle et la liberté » (p. 1595, nous traduisons).

32 Voir Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, 1700-1789, Genève, Skira, 1964, p. 194 : « L’idylle est impossible et pourtant la nature reste toujours présente. Un art singulier fait ressentir tout ensemble cette présence et cette impossibilité : l’art des jardins. La fonction supérieure de cet art, aux yeux de certains, ç’eût été de réaliser la parfaite réconciliation de la nature et de la culture ; obtenir que le travail humain, au lieu de s’opposer coupablement au donné naturel, favorisât au contraire son épanouissement ; retrouver le paradis sauvage de l’origine, sans pourtant renoncer aux apanages lentement conquis de la technique et de la réflexion ; qu’ainsi les pouvoirs de la raison, au lieu de nous séparer de la nature, fussent mis en œuvre pour nous la faire mieux rejoindre. Tel est, dans La Nouvelle Héloïse, le rôle de l’Élysée aménagé par l’héroïne : une fête végétale, qui sera la réplique symbolique du Contrat social ; le bonheur primitif rétabli dans ses droits par l’art perfectionné… »

33 Peter V. Conroy, « Le jardin polémique chez J. -J. Rousseau », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, nº 34, 1982, p. 91-105 (p. 97).

34 Ibid., p. 91.

35 Michel Baridon, « Utopie et sensibilité : le jardin des Lumières », Les Lumières, vol. 2, Les Lumières. Utopie et sensibilité, Norbert Jonard dir., Dijon, Université de Bourgogne, 1986, p. 117-136 (p. 120). « Les jardins du roi, manifestation publique de son autorité et de son prestige, pouvaient constituer une image vivante de sa politique et à cet égard la “grande manière” de Le Nôtre servait admirablement les idéaux de la monarchie. Il semblait en effet que rien ne puisse résister à la volonté de tout couler dans un système de formes régi par des relations aussi strictes que des formules géométriques. La logique interne de ce système imposait au paysage une unité sans faille » (p. 121).

36 « Stowe est situé dans le Buckinghamshire, à 60 milles de Londres et à un mille et demi de la ville de Buckingham. Il appartient à Richard Grenville comte Temple et baron Cobham, membre du conseil privé et chevalier de l’ordre de la Jarretière. Richard Grenville lord Cobham, son oncle, est le créateur de Stowe. Le terrain compris dans l’enceinte des jardins est entre 300 et 400 arpents. Ce lieu n’est fameux que par ses jardins […] » (François de Paule de Latapie, « Description des jardins de Stowe », L’Art de former les jardins modernes[1771] ; cité par Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 850). Bernard Guyon dans sa note (OC II, p. 1613) indique que Stowe est mentionné dans l’Épître à Lord Burlington de Pope (dont une traduction avait paru en 1742) et dans le Mercure de France de février 1750 « que Rousseau a sans doute lu ». Sur les sources possibles des informations de Rousseau sur le jardin anglais en général, voir l’édition de Julie de Daniel Mornet, Paris, 1924, t. I, p. 71-73 ; t. III, p. 240-241. Sur la référence de Rousseau à Stowe en particulier, voir surtout Peter Willis, « Rousseau, Stowe and Le Jardin anglais. Speculations on visual sources for La Nouvelle Héloïse », SVEC, vol. 90, 1972, p. 1791-1798. Willis fait état d’une autre source possible pour la référence à Stowe : Les Charmes de Stow, ou Description de la belle maison de plaisance de mylord Cobham. Dans cet ouvrage d’un certain J. d. C, publié à Londres en 1748, Stowe était présenté comme « le lieu le plus enchanté de toute l’Angleterre. » L’auteur y décrit bien sûr les Champs Élysées, « délicieuse contrée » au milieu de laquelle « serpente un aimable ruisseau ».

37 Le terme semble être attaché à l’expérience décisive de la conservation par l’architecte Vanbrugh de la ruine de Woodstock dans le domaine de Blenheim, laquelle « formerait l’un des objets les plus agréables qu’un peintre de paysage puisse concevoir ». John Vanbrugh, « Reason’s Offer’d for preserving some Part of the Old Manor », 11 juin 1709, The Genius of the Place, ouvr. cité, p. 120-121 ; Baridon, Les jardins, ouvr. cité, p. 801-802 et p. 840-841.

38 Les premières descriptions de Stowe étaient déjà des explicitations de ces emblèmes ; voir Gilbert West, Stowe. The Gardens of the Right Honourable Richard Viscount Cobham (1732), dans The Genius of the Place, ouvr. cité, p. 215-227 ; William Gilpin, A Dialogue upon the Gardens of the Right Honourable the Lord Viscount Cobham at Stow in Buckinghamshire (1748), ibid., p. 254-259.

39 Suzy Halimi, « Lecture d’un jardin anglais : Stowe (Buckinghamshire) », XVII-XVIII, nº 51, 2000, p. 151-165 (p. 157).

40 Tombé en disgrâce suite à ses prises de position à l’encontre d’un nouvel impôt proposé par le premier ministre, Lord Cobham s’était retiré dans ses terres en 1733. Le temple de la Vertu moderne est une condamnation des mœurs corrompues.

41 Michel Baridon, Postface à « La redécouverte du gothique » d’Arthur O. Lovejoy, Le gothique des Lumières, Paris, Gérard Monfort, 1991, p. 95.

42 Sur la porte du temple de la Liberté, on lisait : « Je rends grâce aux dieux de n’être pas romain. » « Le mythe gothique des libertés parlementaires se trouvait illustré par la rencontre des ruines gothiques et de la forêt, cette forêt où Tacite avait décrit les assemblées des peuplades germaniques et leur gouvernement plus libre que celui des Romains » (ibid., p. 90). Baridon cite Montesquieu,L’Esprit des lois, XI, 6 : « Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois. »

43 Baridon, Le gothique des Lumières, ouvr. cité, p. 94.

44 Voir Michel Baridon, « L’imaginaire antique et le palladianisme des Lumières », Dixhuitième siècle, nº 27, 1995, p. 109-127.

45 Baridon, « Utopie et sensibilité : le jardin des Lumières », art. cité, p. 127 et p. 124. Dans une remarquable conjonction de l’esthétique et du politique, « l’aristocratie anglaise, qui avait beaucoup gagné par la révolution de 1688 montrait ainsi que ses parcs, ses propriétés et ses demeures formaient une image de son pouvoir mais une image fermement intégrée à un cadre bien localisé. C’était la négation du centralisme versaillais, l’affirmation du rôle traditionnellement joué par l’aristocratie dans la défense des libertés menacées par le prince » (p. 125).

46 Michel Baridon, « Jardins et paysage : existe-t-il un style anglais ? », Dix-huitième siècle, nº 18, 1986, p. 427-446 (p. 435). Dans l’Angleterre du XVIIIesiècle, « [l]es profits accumulés grâce au nouveau système politique et grâce à l’empire colonial naissant trouvaient dans le paysage de quoi s’investir ».

47 Girardin, De la composition des paysages, ouvr. cité, p. 20.

48 L’influence de l’Élysée de Rousseau rencontre à Ermenonville l’influence virgilienne du jardin des Leasowes de William Shenston dans le Shropshire et du modèle de la « ferme ornée ».

49 Girardin, De la composition des paysages, ouvr. cité, p. 103-104.

50 Ibid., p. 117.

51 Cette série a été mise en évidence par James Fleming Jones dans La Nouvelle Héloïse : Rousseau and Utopia, Genève, Droz, 1977.

52 Émile, IV, OC IV, p. 549.

AUTEUR

Docteur en philosophie, assistant à l’École normale supérieure de Tunis