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« Le souci d’authenticité entre vie soutenable et soin de la médiation » in Jean-François Perrin (éd.), Jean-Jacques Rousseau et l’exigence d’authenticité, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 419-438.

 

Comment situer la figure de Rousseau dans le renouveau des débats touchant à l’exigence d’authenticité en notre début de XXIe siècle qui fête aussi somptueusement le tricentenaire de sa naissance ? Que nous dit aujourd’hui sa revendication de « mettre sa conduite d’accord avec ses principes » ? Comment distinguer, chez lui comme chez nous, ce qui relève de l’illusion de ce qui relève de la nécessité lorsqu’il est question d’authenticité ?

Après un bref survol de quelques positionnements philosophiques récents qui nous aident à recadrer les références faites à « l’authentique » dans nos discours contemporains, je tenterai de pointer ce qui explique que l’exemple de Jean-Jacques Rousseau continue à jouer un rôle central dans ce type de discussion. Au cœur de ce qui fait la force de son écriture, la beauté de sa pensée, la radicalité de son message, l’intransigeance de ses prises de position, c’est peut-être dans son souci d’authenticité qu’il faut aller chercher la vertu propre de son entreprise indissociablement scripturaire, éthique et politique.

L’authenticité entre arnaque consumériste et tradition philosophique

La soif d’authenticité et la dénonciation symétrique d’inauthenticité ont connu leur heure de gloire, au XXe siècle, avec l’apogée du mouvement existentialiste, autour des écrits de Jean-Paul Sartre et de Martin Heidegger. Au fil de multiples interventions ultérieures (de Theodore Adorno ou de Lionel Trilling), un mouvement contradictoire de flux et de reflux s’est rapidement établi entre ceux qui redécouvraient périodiquement les attraits ou la mélancolie de l’authentique, et ceux qui en dénonçaient avec agacement les impostures. Ce mouvement se poursuit à notre époque, avec des livres à succès oscillant entre le rejet d’une modernité industrialisée et médiatisée au point de perdre tout contact avec « la vie réelle », au nom même de « ce que les consommateurs désirent vraiment », et la moquerie envers la naïveté sans fin de ceux qui succombent à « l’arnaque de l’authentique », qui nous égare dans la recherche de nous-même1. Comme le résument bien Phillip Vanini et J. Patrick Williams, ces débats répétitifs reposent généralement sur l’absurdité de voir « les industriels culturelles contemporaines investir toute leur énergie dans la production de cette même authenticité dont elles nous disent qu’elle ne saurait être fabriquée »2. N’est-on pas allé jusqu’à mettre sur le marché des cosmétiques « bio » se glorifiant du prestige de l’authenticité3 ‒ sans même mesurer l’ironie de la contradiction qui tiraille le consommateur entre la naturalité (supposée) du « bio » et l’artificialité constitutive du maquillage.

1 Voir par exemple David Lewis, The Soul of the New Consumer: Authenticity What We Buy and Why in the New Economy, New York, Brealey Publishing, 2000; David Boyle, Authenticity: Brands, Fakes, Spin and the Lust for Real Life, New York, Harper, 2003; James Gilmore & Joseph Pine, Authenticity: What Consumers Really Want, Harvard Business School Press, 2007; Andrew Potter, The Authenticity Hoax: How We Get Lost Finding Ourselves? New York, Harper, 2010.

2 Phillip Vanini et J. Patrick Williams (éd.), Authenticity in Culture, Self and Society, Farnham, Ashgate, 2009, p. 2. (Ma traduction.)

Malgré sa superficialité souvent agaçante, la querelle de l’authenticité revient périodiquement occuper la sphère publique parce qu’elle touche à une question centrale de la modernité, question qui paraît s’être renouvelée à partir du début des années 1990. Dans sa réflexion sur L’éthique de l’authenticité publiée en 1992, Charles Taylor situe l’émergence de cette valeur à la fin du XVIIIe siècle, au carrefour de deux déplacements majeurs, dont la popularité de Rousseau a été le symptôme tout autant que le catalyste. Nos esprits éprouvent le besoin de se raccrocher à quelque chose d’authentique dès lors (a) que la source du Bien n’est plus située dans une entité transcendante (Dieu, l’Idée du Bien) mais dans l’immanence du monde humain, et dès lors (b) que l’on refuse de réduire cette immanence aux seuls rapports d’intérêts calculables par des logiques économistes. La source des exigences éthiques ne vient plus ni d’En-Haut (une divinité), ni de l’extérieur (les rapports sociaux), mais d’une intériorité qui paraît relever de la proprioception (« le sentiment de l’existence ») ou d’une voix intuitive (« la conscience »). Mon sentiment de l’existence a la force et la jouissance de l’authenticité lorsque l’image que je perçois de moi-même me paraît coïncider avec celle que je désire en percevoir.

Quelques années après Rousseau, la réception des écrits de Johann Gottfried von Herder témoignera d’une autre dimension essentielle des attentes constitutives de l’exigence d’authenticité, le pluralisme : chaque culture et chaque individu est appelé à découvrir un authentique propre à son expérience unique. Nos voix internes et nos sentiments intimes peuvent bien converger vers certaines orientations générales, mais c’est en nous sensibilisant et en restant fidèles à leur singularité que nous pouvons espérer mener une existence véritablement authentique4.

À travers une série d’ouvrages parus depuis la fin des années 1980, Alessandro Ferrara développe ce qu’il appelle la thèse de l’authenticité : la notion de subjectivité authentique joue le même rôle pour la modernité contemporaine que la notion de subjectivité autonome jouait pour la modernité antérieure. Alors que les Lumières étaient l’âge de l’autonomie par excellence, notre époque est l’âge de l’authenticité.5

Conçue globalement comme un complément (et un contrepoids) au projet d’autonomie constitutif de la modernité, ainsi que comme un antidote à son universalisme abstrait, l’exigence d’authenticité s’incarne, selon Alessandro Ferrara, dans une tradition philosophique inaugurée par Rousseau, puis développée par Herder, Schiller, Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger. De tels penseurs mettent au cœur de leur conception de l’humain un besoin d’individuation où la « capacité à être soi », « l’affirmation de sa singularité » ou l’aventure de « devenir ce que l’on est » ont la primauté sur la capacité à transformer le monde de façon instrumentale, ou sur l’ambition de formuler des normes universelles auxquelles chacun sera appelé à se soumettre de façon libre et consentie6. Ils sont ainsi conduits à dénoncer la prégnance d’un rationalisme calculateur sur la pensée moderne, et à revaloriser le rôle des affects (émotions, intuitions, passions, enthousiasmes) dans la conduite de nos vies. Ce sont bien deux systèmes de valorisation qui se sont opposés depuis deux siècles à travers les traditions rivales de l’autonomie et de l’authenticité ‒ Rousseau jouant le rôle problématique de référence commune aux deux, ce qui explique à la fois la chaleur des débats qui l’ont entouré et la persistante vivacité des interprétations qui le prennent pour objet.

3 Voir par exemple le site de vente en ligne http://www.bioauthentique.com/.
4 Charles Taylor, The Ethics of Authenticity (Cambridge, Harvard University Press, 1992), trad. fr. sous le titre de l’édition anglaise Le malaise de la modernité, Paris, Éditions du Cerf, 1994.
5 Alessandro Ferrara, Reflective Authenticity. Rethinking the Project of Modernity, London, Routledge, 1998, p. 5. (Mes traductions.)
6 Ferrara, Reflective Authenticity, op. cit., p. 8. Voir sur ce point la contribution de Laurent Jaffro à ce volume.

Au sein de la tradition de l’authenticité, Ferrara cartographie quatre oppositions (liées entre elles de façon complexe), qui aident à comprendre les différences entre écoles, ainsi que le type d’approche qui peut être le mieux à même de nous orienter dans la conjoncture présente. Une première distinction oppose les conceptions substantialistes du soi (illustrée par le moment existentialiste), qui en font une donnée originelle intime, existant par elle-même antérieurement à tout rapport social (lequel ne peut dès lors être vécu que sous le mode de l’aliénation), aux conceptions intersubjectives du soi, qui admettent que nos individuations dépendent de nos rapports à autrui sur au moins trois niveaux : nous ne pouvons nous reconnaître un « moi » que (a) au sein d’une relation avec un autre sujet, (b) à travers la reconnaissance que nous accorde ce sujet et (c) au sein de systèmes de valorisations qui sont collectifs par nature.

Une deuxième distinction oppose les conceptions antagonistes de l’authenticité, qui la situent avant tout dans ce qui s’oppose aux normes dominantes pour leur résister ou les abattre, et les conceptions intégratives, qui reconnaissent une vertu positive et un rôle incontournable aux normes collectives dans l’aspiration à mener une vie authentique. Une troisième distinction oppose les conceptions décentrées de la subjectivité, qui n’y voient qu’une succession discontinue d’expériences plus ou moins authentiques, auxquelles on fait violence en tentant de les hiérarchiser ou de les subsumer sous une identité totalisante, aux conceptions centrées de la subjectivité, qui font résider l’authenticité dans la consistance d’un projet existentiel soutenu dans la durée et capable d’organiser les expériences au sein d’une hiérarchie de valeurs ‒ la fonction narrative (en particulier dans sa forme autobiographique) jouant alors un rôle central dans cet effort de mise en consistance de nos rencontres à l’intérieur d’une trajectoire unifiante. Enfin, une quatrième distinction oppose les conceptions immédiates (ou spontanéistes) aux conceptions réflexives de l’authenticité. Selon la conception immédiate, notre singularité consiste en « la somme des traits qui nous distinguent du reste des humains » : elle repose donc sur « l’unicité factuelle de certains traits, qui vont de nos empreintes digitales à nos expériences formatives ». Selon la conception réflexive de l’authenticité, au contraire, notre singularité résulte de la façon dont nous articulons ce qui nous est propre avec ce qui est commun aux autres membres de nos communautés7.

Une telle cartographie est précieuse tout d’abord en ce qu’elle permet de déjouer les condamnations sommaires à travers lesquelles de nombreux polémistes se croient autorisés à liquider « le jargon de l’authenticité ». Ce que l’on dénonce trop facilement comme les naïvetés (néo)romantiques de la soif d’authenticité ne vise en réalité qu’une conception caricaturale de celle-ci, qui la réduit à ses polarités substantialiste, antagoniste, décentrée, immédiate et spontanéiste. La « thèse de l’authenticité » que défend Alessandro Ferrara nous propose au contraire d’y voir une réalité éminemment intersubjective, collective, intégrative et réflexive, qui nous aide à recentrer nos activités autour de priorités mieux définies.

L’authenticité comme souci, attention et soin (care)
Tout en gardant le cadrage général proposé par Ferrara en fil rouge de ma réflexion,

j’aimerais revisiter quelques domaines émergents de la pensée contemporaine pour montrer à

7 Sur ces quatre oppositions, voir Ferrara, Reflective Authenticity, op. cit., p. 53-59, ainsi que 15-18. 3

la fois quel rôle peut y jouer une référence à l’authenticité et en quoi Rousseau se trouve préfigurer le rôle en question. Bien entendu, il n’y a guère de mérite à « reconnaître » l’auteur des Confessions au sein de problèmes structurés de cette façon puisque, comme tout le monde s’accorde à le signaler, sa légende et ses écrits ont catalysé autour d’eux la cristallisation moderne de l’exigence d’authenticité. Mon « application » (parfaitement circulaire) de la thèse de l’authenticité au cas Jean-Jacques Rousseau n’a donc pas valeur de preuve, mais de balise : quelque chose (le danger d’un récif, la sortie d’un détroit) mérite d’être repéré là où telle phrase de l’écrivain se trouve recouper tel propos d’un débat contemporain. Mon espoir étant de nous conduire à penser que l’exigence d’authenticité est aujourd’hui aussi incontournable que la référence à Rousseau pour nous tirer des impasses dans lesquelles notre modernité est en train de faire naufrage.

Dès lors que l’authenticité ne se définit plus comme une substance originelle qui oppose « le moi » aux « autres », dès lors qu’elle se veut non moins intégrative, au sein des exigences réciproques de la vie sociale, qu’antagoniste envers les excès de standardisations appauvrissantes, la question centrale que pose l’exigence d’authenticité est celle de la convenance de mes pratiques avec le tissu relationnel dont se trame ma singularisation. On reconnaît ici ce que Rousseau inscrit au registre de « la situation », en particulier dans la « grande maxime de morale » exprimée dans le livre II des Confessions et répétée dans les Dialogues : « ne jamais se mettre en situation à pouvoir trouver son avantage dans le mal d’autrui »8. Or cette face « matérialiste », « objectiviste », de la pensée morale de Rousseau (ce sont les circonstances matérielles qui conditionnent les pensées et les comportements) se double d’une insistance très appuyée sur la complexion subjective requise des individus pour que les désirs d’authenticité de chacun ne se neutralisent pas les uns les autres, mais contribuent au contraire à se nourrir réciproquement. De ses premiers à ses derniers écrits, Rousseau est resté fidèle à une fondation apparemment minimaliste de la morale fondée sur le souci de ne pas nuire à autrui : à la «maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse », il préfère dès le second Discours une plus modeste « maxime de bonté naturelle » : « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible », tandis que la plus importante leçon de morale est dans l’Émile de « ne jamais faire de mal à personne », et que les Dialogues répètent souvent que « ne jamais faire de mal paraît [à J.-J.] une maxime plus utile, plus sublime, et beaucoup plus difficile que celle même de faire du bien »9.

Ce souci de ne pas nuire à autrui prend la double forme d’une attention prêtée à ceux qui peuvent souffrir autour de nous et d’une responsabilité de soin à prendre envers eux. Cette triple attitude ‒ que condense le terme anglais de care dont une philosophie ancrée dans le féminisme développe la théorie depuis une vingtaine d’années10 ‒ se fonde non tant sur la raison calculatrice que sur l’affect de pitié que Rousseau a mis au fondement de son anthropologie. Comme l’illustre l’éducation d’Émile, c’est en ne refusant pas notre attention au « triste tableau de l’humanité souffrante » que nous sommes conduits à faire mieux convenir nos comportements sociaux : « si nos besoins communs nous unissent par intérêts,

8 Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean Jaques. Dialogues in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1959, tome I, p. 824 (noté dorénavant OC I, 824).
9 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, tome III, p. 156 ; Emile ou de l’éducation in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1969, tome IV, p. 340 & Dialogues, OC I, 855. Sur la dimension morale de l’entreprise rousseauiste, voir la contribution de Martin Rueff à ce volume.

10 Pour une bonne introduction sur ce courant de pensée et ses implications, voir Sandra Laugier, Pascale Molinier & Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.

nos misères communes nous unissent par affection »11. On touche dès ici au cœur de ce qui distingue les pensées féministes du care des philosophies dominantes de la modernité : l’idéal d’autosuffisance (individualiste, phallogocentrique) promu par le projet d’autonomie dénie la réalité de notre vulnérabilité relationnelle, dont les femmes ont presque partout dû subir le plus gros poids12. C’est sur cette vulnérabilité que Rousseau fonde sa morale en rappelant que nous sommes tous nés « nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce ». Le souci envers cette vulnérabilité poussera naturellement Émile à désirer prendre soin des plus vulnérables d’entre nous : « que l’intérêt des indigents soit toujours le sien »13.

Les nombreux passages où Rousseau évoque le plaisir spontané qu’il éprouve à faire l’aumône illustrent une forme très particulière du « sentiment de l’existence » qu’il met à la racine de sa philosophie. La lettre V,2 de la Nouvelle Héloïse en donne un bon exemple. Contrairement aux philosophes qui théorisent les principes abstraits de la justice universelle, on fonde ici une éthique du care sur une réalité éminemment relationnelle et contextuelle : en passant dans ma rue devant tels mendiants particuliers, « je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le faible secours qu’ils me demandent ». Ce qui paraît relever d’un sacrifice financier altruiste (par la perte du « demi-crutz » que Julie leur donne) constitue en fait un plaisir immédiat, non pas au sens où il serait solitaire, puisqu’il émane bien d’un rapport à autrui, mais au sens où il constitue une fin en soi, plutôt qu’un moyen d’obtenir autre chose : « Tous ces soins et d’autres semblables sont mis par elle au rang de ses plaisirs ». Cette expérience intersubjective a par ailleurs une dimension fortement intégrative, en ce qu’elle nous offre « de quoi nourrir en nous les sentiments d’intérêt et d’humanité qui devraient unir tous les hommes »14.

Cet exemple me paraît emblématiser ce que j’appellerai désormais une conception soutenable de l’authenticité. J’en reconnais ici trois moments caractéristiques :

(a) Un moment individuel d’attention : comme le souligne Alessandro Ferrara, on se trouve dans une situation où, sous l’effet d’une obligation intime, « on ne peut pas faire autrement » que donner un demi-crutz au mendiant (« we can do no other »). Un sentiment (la pitié) nous appelle de l’intérieur, de façon apparemment immédiate et spontanée. Si nous ne lui obéissons pas (ce qui, empiriquement, s’observe souvent), c’est que nous nous serons « fait violence » à nous-mêmes, généralement à la suite de violences qu’on aura exercées sur nous.

(b) Un moment collectif de souci : le sentiment éprouvé comme immédiat n’est en réalité que l’expression en moi d’une relation intersubjective conditionnée par les médiations intriquées de multiples institutions collectives. Je n’éprouverais ni le même souci ni le même plaisir d’aider un mendiant sans l’entre-jeu de regards qui s’échange entre nous, ni bien entendu sans les couches nombreuses des pratiques et de logiques sociales qui ont poussé cet individu à se trouver dans ma rue à ce moment de nos histoires mitoyennes. L’affect que j’ai originellement perçu dans mon intimité (cœur, âme, conscience) constitue la perception subjective d’une relation sociale objective, qui tisse le fil de mon destin individuel en le nouant sans cesse à celui des êtres avec lesquels je me co-développe.

(c) Un moment actif de soin du commun : même s’il est en l’occurrence réduit à son élément à la fois le plus basique, le plus artificiel et le plus futile (mettre un demi-crutz dans le chapeau d’un miséreux), l’enchaînement d’une attention et d’un souci débouche sur un acte (minimal) de solidarité pratique. Le soin illustré par ce tout petit geste ne se restreint toutefois nullement à sa seule dimension « matérielle » (financière). La pièce vaut autant comme marque d’attention que comme contremarque monétaire. Ce dont prend soin celui qui la donne (si possible avec un regard, une parole, un sourire), c’est ‒ à travers la personne qu’il aide à exister en face de lui ‒ le tissu des relations affectives constituant notre vie commune. Le soin porte en dernière analyse sur ce qui « nourrit en nous les sentiments d’intérêt et d’humanité qui devraient unir tous les hommes ».

11 Rousseau, Émile, OC IV, 503.
12 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.

  1. 13  Rousseau, Émile, OC IV, 504 & 544.
  2. 14  Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964,

tome II, p. 538-541.

Je parle d’authenticité « soutenable » parce que ce tissu de relations affectives ne relève pas d’un devoir-être moral, mais d’une question éminemment matérielle de survie. Ce que nous sommes trop lentement en train de découvrir (aux dépens des générations à venir), c’est que ces sentiments d’intérêt commun et d’humanité partagée ne « devraient » pas simplement nous unir (dans un monde idéal, irréaliste et toujours reportable aux Calendes grecques), mais qu’ils s’imposent désormais à nous comme une condition d’existence. L’attention à nos problèmes mitoyens et intriqués, le souci des relations qui nous obligent en nous attachant les uns aux autres, le soin du commun partagé que nous contribuons ensemble à enrichir ou à détériorer (patrimoine, cultures, eau, air, climat) ‒ tout ce travail du care nous incombe comme une nécessité matérielle : sans lui, nos formes de vie sont insoutenables15.

N’est-ce pas cet insoutenable que font déjà entendre les cris de douleur, de révolte et d’incompréhension que profère Rousseau dans ses œuvres autobiographiques ? L’existence éminemment relationnelle dont il explore patiemment le tissu dans les textes des dernières années révèle la réalité d’une interdépendance déjà multiforme, quoiqu’encore dramatiquement inégalitaire. Ce sont les tensions internes à ce tissu dont il décrit, page après page, le caractère insoutenable pour quiconque ne fait pas l’impasse sur son exigence d’authenticité ‒ insoutenable qui le condamne à prendre la posture (éminemment politique) du « renonçant »16. Si sa voix nous parle tant, trois cents ans après sa naissance, c’est peut-être qu’il a su lui donner le ton d’une exigence d’authenticité soutenable ‒ exigence que « nous ne pouvons plus faire autrement » que reconnaître comme le plus grand défi de la modernité.

L’exemplarité comme esthétisation de l’authentique

Ce n’est pas à force d’aumônes qu’on fera justice aux exploités (qui ne s’émanciperont que par eux-mêmes), de même que ce n’est pas à force d’exigences qu’on « sauvera la planète » (qui se moque bien de nos improbables formes de vie). Revenons à une nuance essentielle que l’Émile apporte à la théorisation de la pitié : « Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et l’étendre sur tout le genre humain. Alors on ne s’y livre qu’autant qu’elle est en accord avec la justice »17. Plus qu’une alternative entre projet d’autonomie et projet d’authenticité, entre ambition d’universalité et valorisation de singularité, entre théories de la justice et éthiques du care, c’est plutôt au titre d’approches nécessairement complémentaires qu’il faut les envisager ensemble de façon contrastée. Reste toutefois à savoir comment on peut espérer « généraliser et étendre sur tout le genre humain » le type d’authenticité soutenable dont Rousseau a si fortement su exprimer le besoin.

15 Voir sur cette question le n° 45 de la revue Multitudes consacré au thème « Du commun au comme- un » (été 2011), ainsi que Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Paris, Seuil, 2012. Pour une pensée des relations qui trament notre existence au sein d’un tissu écosystémique, voir Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie (1989), Paris, Éditions MF, 2008.

16 Voir sur ce point Jean-François Perrin, Politique du renonçant. Le dernier Rousseau des Dialogues aux Rêveries, Paris, Kimé, 2011.
17 Rousseau, Emile, OC IV, 548.

Une piste intéressante me semble suggérée par Alessandro Ferrara lorsqu’il souligne la continuité profonde qui unit désormais une conception normative de l’authenticité et le caractère exemplaire des singularités que nous attribuons à la sphère de l’esthétique :

La forme d’universalisme la plus appropriée à un point de vue post-métaphysique est celle qui émane de la congruence exemplaire [exemplary self-congruency] manifestée par une composition symbolique ‒ dont les deux modèles les plus significatifs sont, dans le domaine des pratiques existentielles, la congruence d’un récit de vie et, dans le domaine des savoir-faire, la congruence d’une œuvre d’art accomplie.18

Une telle approche met au cœur de l’authenticité la notion de congruence (congruency : consistance). L’exigence d’authenticité ne relève plus du tout ou rien ‒ être authentique ou inauthentique ‒ mais d’un plus ou moins haut degré de convenance (degree of fit) : selon cette approche (intersubjective, intégrative, centrée, réflexive), une vie ne peut être perçue comme authentique que si elle est en convenance avec ses conditions de (re)production, c’est-à-dire avec ses conditions de « soutenabilité ».

Alessandro Ferrara redouble alors la mise en suggérant que l’universalisation possible d’un mode de vie authentique repose sur une congruence envers soi-même (self-congruency) relevant de la sphère esthétique. Autant que notre être-soi, c’est une certaine image projetée par cet être-soi qui mérite d’être dite plus ou moins congruente, convenante, consistante, authentique. Au lieu d’opposer l’authenticité de l’être à l’inauthenticité fatale du paraître ‒ comme sont fréquemment accusées de le faire les conceptions substantielles et immédiates de l’authenticité ‒ il s’agit ici de revenir à la racine étymologique de l’αυθέντης, conçu comme celui-qui-se-pose-lui-même : « l’authentique se réfère aux individus qui se « posent eux- mêmes » ou, plus librement, qui « s’affirment eux-mêmes comme une thèse » »19. Au sein de cette définition réflexive, l’authenticité n’est jamais simplement une donnée, mais consiste en une certaine manière de « se poser » ‒ ce qui implique non seulement le fait de s’affirmer, mais aussi le fait de prendre certaines postures ou certaines positions plutôt que d’autres au sein de certaines situations.

Ici aussi, la figure de Rousseau a fonction paradigmatique. Comme le soulignent bien Barbara Carnevali et Antoine Lilti20, c’est en véritable « star » que Jean-Jacques met en scène sa retraite de la scène publique. Jusque dans l’écriture des Rêveries, il ne s’agit pas tant de se retirer du monde ou de se retrouver seul dans l’univers, que de montrer un geste de renoncement et de dire l’impossibilité de communiquer. Sa trajectoire indissociablement existentielle et scripturaire décrit une vaste courbe qui part d’entreprises reposant sur la dynamique de l’autonomie (proposer, à travers le Contrat social et l’Émile, des esquisses de lois à vocation universelle, que les législateurs et les éducateurs pourront mettre en pratique pour réformer nos sociétés), avant de tendre vers des entreprises autobiographiques reposant sur la dynamique de l’authenticité (décrire sa situation, ses positions et ses postures de façon à faire briller la vertu de l’auteur, considéré inextricablement comme agent d’actions et comme auteur d’œuvres). La congruence-à-soi revendiquée par les Confessions le met en position emblématique d’αυθέντης : il se pose et s’expose lui-même en modèle de vertu. S’il le fait, c’est non seulement pour justifier son nom des calomnies dont il a pu faire l’objet, mais c’est surtout pour faire rayonner un exemple de vie authentique ‒ exemple bien plus propre que tous les traités politiques ou pédagogiques à réformer les sociétés humaines.

Ce motif de l’exemplarité revient de façon lancinante dans les Confessions et les Dialogues, pour expliquer l’acharnement que mettent ses anciens amis philosophes à le persécuter. Ce que les pouvoirs en place ne sauraient pardonner à Jean-Jacques est finalement très simple : donner l’exemple révolutionnaire et potentiellement contagieux d’une vie authentique, caractérisée très précisément par une congruence entre ses principes philosophiques et sa conduite existentielle. L’αυθέντης se pose ici en exemple de façon parfaitement lucide et affichée : « jugeant que pour me faire écouter, il fallait mettre ma conduite d’accord avec mes principes, je pris l’allure singulière qu’on ne m’a pas permis de suivre, dont mes prétendus amis ne m’ont pu me pardonner l’exemple »21. Même s’il inscrit initialement cette posture au registre d’un « sot orgueil », c’est cette pose qui le fait devenir « vertueux, ou du moins enivré de la vertu », les deux se confondant dans « le plus noble orgueil » qui constitue une parfaite illustration de ce qu’on pourra bientôt nommer une « ingénuité apprise » : « je ne jouai rien : je devins en effet tel que je parus »22.

18 Ferrara, Reflective Authenticity, op. cit., p. 10. 19 Ferrara, Reflective Authenticity, op. cit., p. 15. 20 Voir ici même leurs contributions à ce volume.

Telle est la réponse que Rousseau propose au besoin de « généraliser et étendre sur tout le genre humain » l’authenticité singulière qu’il promeut. Comme le souligne Alessandro Ferrara, on voit s’esquisser ici un projet éthico-esthético-politique qui prend le contrepied du projet moderne d’autonomie, lequel, malgré certains courants libertaires toujours minoritaires, s’est généralement complu dans le paradoxe d’une autonomie à vocation universaliste imposée par le haut ‒ avec pour bannière inquiétante l’appel rousseauiste à « forcer à être libre » celui qui aura le mauvais goût de ne pas se reconnaître dans la volonté générale23. La thèse de l’authenticité, telle que Ferrara la dégage de la tradition issue de Rousseau, propose au contraire une universalisation par le bas, qui mobilise la force de l’exemplarité pour inventer un mode d’agir s’efforçant de réformer le réel tout en respectant sa pluralité constitutive :

La capacité de l’exemplarité à s’imposer en dehors de son contexte d’origine ne dépend pas de présupposés abstraits, de la découverte du « bon principe général », ou de « structures de subjectivité » que nous devrions tous partager ; elle dépend plutôt de son degré exceptionnel de congruence interne, c’est-à-dire de sa capacité à être parfait dans son genre et selon ses propres termes. La force de rayonnement trans-contextuel que nous souhaitons voir animer notre vision d’une validation par l’authenticité peut seulement être acquise ‒ si nous voulons rester fidèles à notre croyance dans « le fait du pluralisme » ‒ grâce à la puissance d’inspiration propre à l’exemplarité. C’est notre seule façon de pouvoir envisager cette validité en restant fidèle à nous-mêmes24.

Relire l’œuvre de Rousseau à la lumière d’une tradition philosophique de l’authenticité (plutôt qu’à la lumière du projet d’autonomie) conduit donc à repenser l’articulation du pluralisme et de la consistance chez le citoyen (exilé) de Genève. De même qu’il s’est identifié toute sa vie à une petite République qui ne voulait guère de lui, au sein d’un grand royaume qui l’adulait autant qu’il le persécutait, l’auteur des Confessions a peut-être davantage à nous apprendre que celui du Contrat social sur l’articulation du particulier au général. Au lieu d’un appareil législatif qui force nos concitoyens à être libres (malgré eux) en les homogénéisant au nom d’une République une et indivisible, on voit un prétendant à l’authenticité renoncer au monde pour mieux « rassembler autour de lui l’innombrable foule de ses semblables », dont peu importe qu’ils soient tous quelque peu différents de lui ; on les voit « écouter ses confessions » dans un spectacle destiné au plus grand public, « gémir de ses indignités » en mobilisant la force affective de leur compassion, et « rougir de ses misères » en y trouvant l’occasion d’un retour réflexif et critique sur le rôle qu’ils auront pu y jouer. Lorsque « chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied du trône de l’authenticité avec la même sincérité », c’est un dispositif à la fois très ancien (allant des confessions publiques de certaines sectes réformées radicales à l’autocritique collective de certaines cellules communistes) et désespérément contemporain (la téléréalité) qui prend forme sous nos yeux.

21 Les Dialogues reviendront longuement sur ce point : aux yeux de ses ennemis, son crime tient à « la route nouvelle qu’il s’était frayée et qu’il paraissait suivre avec assez de courage pour mettre sa conduite d’accord avec ses principes, son audacieuse morale qu’il semblait prêcher par son exemple plus encore que par ses livres et surtout son désintéressement apparent » (OC I, 702). « J’entrevois bien dans tout cela la cause secrète qui a mis en fureur les auteurs du complot. La route que J.J. avait prise était trop contraire à la leur pour qu’ils lui pardonnassent de donner un exemple qu’ils ne voulaient pas suivre et d’occasionner des comparaisons qu’il ne leur convenait pas de souffrir » (OC I, 883). Sur la question de l’exemplarité chez Rousseau, voir la contribution de Jacques Berchtold à ce volume, ainsi que Christopher Kelly, Rousseau’s Exemplary Life. The Confessions as Political Philosophy, Cornell University Press, 1987. Sur la dynamique de l’exemplarité en amont des Lumières, voir Timothy Hampton, Writing from History. The Dynamic of Exemplarity in Renaissance Literature, Cornell University Press, 1990.

22 Jean-Jacques Rousseau, Confessions in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1959, tome I, p. 416. 23 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, I, 7, OC III, 364.
24 Ferrara, Reflective Authenticity, op. cit., p. 164.

« Ce que les consommateurs (et les téléspectateurs) désirent vraiment », lorsqu’on ne les force pas à être libres, est-il fatalement voué à ne faire briller la promesse du pluralisme que pour imposer le plus bas dénominateur commun de la standardisation ? Au lieu de voir en toute esthétisation un travestissement destiné à aliéner une authenticité forcément conçue comme originelle (et cachée), comment s’appuyer sur l’exemple de Rousseau pour repérer un travail de la médiation sur lequel repose « la force de rayonnement trans-contextuel » propre à l’exemplarité authentique ? C’est ce que j’aimerais discuter en guise de conclusion.

Des cosmétiques « bio » au soin de la médiation

Résumons le parcours accompli en le balisant d’illustrations plus immédiatement actuelles. Je propose de parler d’authenticité soutenable pour rendre compte de la nécessité de convenance entre toute forme de vie à prétention « authentique » et le tissu relationnel dont elle se nourrit. Rousseau nous donne un exemple fondateur de cette exigence de soutenabilité en clamant que, seul parmi ses contemporains, il s’efforce de « mettre sa conduite d’accord avec ses principes », au prix d’une réforme existentielle qu’il présente comme radicale (quitter la ville, renoncer à des pensions, vendre sa montre, changer son habit, vivre en exil pour garder le droit de dire la vérité sans devoir cacher son nom).

Sans aller plus loin, on mesure déjà en quoi cette exigence d’authenticité soutenable nous condamne nous-mêmes aussi sévèrement que les auteurs du complot : qui parmi ceux qui ont célébré le tri-centenaire de Rousseau peut prétendre avoir « mis sa conduite d’accord avec ses principes » ? Ne sommes-nous pas tous un peu anti-nucléaires mais utilisateurs d’électricité ? dénonciateurs de l’exploitation mais consommateurs de Foxconn ? préoccupés par les gaz à effets de serre mais voyageurs en avion ? N’est-ce pas parce que l’exigence d’authenticité nous condamnait que nous avons été si prompts à en ridiculiser la prétendue naïveté ?

En deçà même des jérémiades écologistes et des bons sentiments humanistes, n’éprouvons-nous pas tous le désir de savourer d’authentiques tomates, telles que nos parents les cultiv(ai)ent dans leur jardin, plutôt que des mutants hydroponiques d’une taille parfaitement calibrée et d’une fermeté indestructible, mais dénués du moindre goût ? « Ce que les consommateurs désirent vraiment » (des tomates qui aient le goût de tomates) est-il donc si méprisable ? Ici aussi, c’est peut-être de notre tolérance envers l’inauthentique qu’il faudrait nous méfier, davantage que de notre soif naïve d’authenticité. Nos réactions affectives ‒ instinctives, intuitives, irrationnelles, traditionnalistes ‒ traduisent peut-être souvent une perception infra-scientifique de phénomènes trop complexes pour se prêter aux

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procédures explicites d’objectivation auxquelles la modernité a cru devoir confier son développement. L’historien Jean-Baptiste Fressoz vient de montrer à quel point les « progrès » de l’industrialisation ont reposé sur une multiplicité de « petites désinhibitions » qui ont neutralisé une par une les réticences traditionnelles s’opposant au déploiement de la soif de profit capitaliste ‒ très souvent au prix d’une fragilisation, voire d’une destruction, de nos écosystèmes et de nos tissus existentiels25. Loin que nos désirs de « vraies » tomates puissent se résumer à une nouvelle arnaque consumériste captée par l’agro-industrie du « bio », notre tolérance envers les légumes hydroponiques est peut-être le symptôme de notre profonde désorientation existentielle ‒ dès lors que nous ne faisons plus confiance à la sagesse ancestrale et pré-rationnelle de notre soif d’authenticité.

Parler d’« authenticité soutenable » est donc à entendre dans deux sens symétriques et réciproques : non seulement toute volonté de mener une vie authentique doit se soucier de soigner le tissu relationnel dont elle dépend, mais le désir d’authenticité mérite souvent d’être reconnu comme un gage de soutenabilité, précisément en ce qu’il exprime le sentiment d’une congruence entre une forme de vie et ses conditions de possibilité.

On voit ici réapparaître la dimension esthétique de l’authenticité discutée dans la section précédente. Dès lors qu’on adopte une conception intersubjective, intégrative et réflexive de l’authenticité, soucis et goûts esthétisants ne sont plus un symptôme d’aliénation dans les vaines apparences, mais l’appel à un travail nécessaire à l’émergence d’une authenticité qui n’a rien d’originel ni d’immédiat. Conçu dans ses implications les plus larges, ce travail est celui de la médiation, entendue dans son sens le plus général d’intervention sur le tissu relationnel qui soutient et nourrit nos formes de vie. C’est du côté du philosophe espagnol Javier Gomá Lanzón que j’irai chercher quelques éléments pour cerner ce travail de la médiation.

Dans une série d’ouvrages récents, il a construit l’idéal d’une « ingénuité apprise » qui recoupe sur de nombreux points la « thèse de l’authenticité » exposée par Alessandro Ferrara. Comme chez ce dernier, avec la référence à l’ingénuité, « il s’agit de créer une origine, non d’y retourner ». Comme à la lumière de l’histoire des petites désinhibitions de la modernité industrielle, la naïveté apparente de l’ingénu(e) sert de remède aux insuffisances d’une raison instrumentale facilement détournée de ses finalités explicites, en même temps qu’elle contrebalance « un excès de lucidité qui court le risque de devenir paralysant et de minéraliser tout ce qu’il touche ». Ici aussi, l’ingénuité est réflexive, « apprise » plutôt qu’innée et spontanée ‒ son antonyme étant la vulgarité, définie comme la catégorie « qui concède de la valeur culturelle à la libre manifestation de la spontanéité esthético-instinctive du moi »26. Enfin, pour Gomá Lanzón comme pour Ferrara, l’exemplarité est le principal moyen de diffusion par le bas de normes amenées à se répandre par contagion horizontale, plutôt que par coercition verticale :

Le contact entre le réel et le nécessaire qui s’accomplit dans l’exemplarité confère à celle-ci une immense force d’attraction, et sa présence ‒ qui fonctionne comme une exhortation à la vertu et à l’usage civique de la liberté ‒ suscite dans la circulation des influences le mouvement d’une tendance spontanée, instinctive, qui tend vers la réitération de l’exemple, mouvement bien plus efficace dans la réforme de la vie privée que la coercition administrative exercée par les pouvoirs politiques.27

25 Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012.
26 Javier Gomá Lanzón, Ingenuidad aprendida, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 2011, p. 70-71 & 81. (Mes traductions.)

27 Gomá Lanzón, Ingenuidad aprendida, op. cit., p. 171. Voir aussi Javier Gomá Lanzón, Ejemplaridad pública, Madrid, Taurus, 2009.

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Trois conclusions me paraissent pouvoir être tirées du cas Jean-Jacques Rousseau à la lumière de cette dynamique de l’exemplarité et de l’ingénuité apprise. Cette dynamique nous invite, premièrement, à reconnaître la puissance médiatique du geste autobiographique accompli par Rousseau lorsqu’il consacre les dernières années de son existence à exhiber l’exemplarité publique de sa réforme personnelle et du renoncement qui en découle logiquement. Un tel geste implique, comme le souligne Javier Gomá Lanzón, de « prendre la responsabilité de l’exemple offert par notre vie privée et de ses effets », autrement dit, de soutenir publiquement le caractère soutenable de notre forme de vie (en l’occurrence, la posture du renonçant) ‒ ce qui implique de pouvoir intégrer les différents épisodes et aspects de notre existence à l’intérieur d’un récit unificateur, dès lors qu’« il serait insensé d’imaginer une exemplarité parcellaire, faite de bribes d’une vie morcelée entre des sphères séparées »28. Mais ce geste autobiographique, préfacé par un appel invitant chacun à faire de même sur la place publique, anticipe surtout la société de visibilité généralisée qu’ont progressivement instaurée les réseaux médiatiques mis en place au cours des trois derniers siècles (journaux, radio, télévision, internet). Aujourd’hui plus que jamais, « nous sommes tous des exemples aux yeux de tous, personne n’échappe à l’influence des exemples »29, bons ou mauvais, qui se réfractent plus ou moins à notre insu dans les discours, les enregistrements, les bases de données ou les pages Facebook de nos contemporains. Une nouvelle économie de l’attention émane du rôle de plus en plus déterminant que jouent les apparences sociales dans nos conduites collectives, faisant de la « proéminence » (Franck) ou du « prestige » (Carnevali) la valeur dominante de ce nouveau régime social30.

Deuxième conclusion, qu’on a vue se mettre en place au fil des pages précédentes : loin d’exclure tout soin des apparences, le souci d’authenticité inclut une dimension irrémédiablement esthétique. C’est la sensibilité esthétique qui nous donne l’accès le plus intuitif à l’authenticité d’une forme de vie. Si l’authenticité se manifeste comme un sentiment de l’existence caractérisé par la congruence entre l’image que je perçois de moi-même et celle que je désire en percevoir, alors, comme l’illustre l’exemple de Rousseau, je puis aussi bien être authentique au milieu d’une scène publique, lorsque mon opéra est représenté en présence de la Cour de France, que lorsque je me laisse ballotter dans un bateau solitaire dérivant sur le lac de Bienne. Si la première situation est bien plus tendue de contradictions que la seconde,son intensité et ses effets sont aussi sans commune mesure. Dans les deux cas, l’ingénuité est apprise (plutôt que native) ; dans les deux cas, l’authenticité résulte d’une mise en forme de notre existence ; dans les deux cas, de par la vertu du dispositif autobiographique, le moment de coïncidence à soi-même fait l’objet d’une représentation qui se sait porteuse d’une dynamique de l’exemplarité. Les cosmétiques « bio » ne relèvent donc nullement d’une contradiction ridicule en soi : nul n’échappe au besoin de faire attention à son apparence et de la soigner (fût-ce en jouant le jeu de la négligence) ; et tant qu’à faire, autant produire de façon soutenable les diverses formes de cosmétiques dont nous nous servons pour accomplir ce soin nécessaire.

28 Gomá Lanzón, Ingenuidad aprendida, op. cit., p. 167 & 169. Toutes les Confessions peuvent se lire comme tendues entre une série d’aveux de contradictions avec soi-même (généralement qualifiées de « bizarreries »), dont le travail d’écriture a pour tâche de montrer qu’elles sont finalement soutenables au sein d’une même subjectivité congruente avec elle-même. Au début du premier livre, on voit commencer « à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant indomptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage, entre la mollesse et la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradiction avec moi-même » (OC I, 12) ; à la fin du dernier livre, à propos du « grand projet de cette vie oiseuse » de l’île Saint Pierre, on voit le narrateur soutenir fièrement la consistance interne de sa trajectoire existentielle : « Ceux qui me reprochent tant de contradictions ne manqueront pas ici de m’en reprocher encore une. […] C’est pourtant ainsi que je suis ; s’il y a là de la contradiction, elle est du fait de la nature et non pas du mien : mais il y en a si peu, que c’est par là précisément que je suis toujours moi » (OC I, 640). Sur les contradictions, voir la contribution de Claude Habib à ce volume, ainsi que le livre de Paul Audi, Rousseau : une philosophie de l’âme, Paris, Verdier, 2008.

29 Gomá Lanzón, Ingenuidad aprendida, op. cit., p. 165. Sur cette question, voir la contribution de John O’Neal à ce volume.
30 Voir sur ces questions les beaux ouvrages de Georg Franck, Ökonomie der Aufmerksamkeit: Ein Entwurf, Carl Hanser, Munich, 1998 et Mentaler Kapitalismus: Eine politische Ökonomie des Geistes, Carl Hanser, Munich, 2005 et de Barbara Carnevali, Le apparenze sociali. Una filosofia del prestigio, Il Mulino, Bologna, 2012.

  Troisième et dernier enseignement : le souci d’authenticité ne se contente pas de subir l’esthétisation comme une nécessité extérieure, imposée par un régime de visibilité toujours plus exigeant ; le travail de la médiation est au principe de l’intensification de notre sentiment de l’existence. Chez l’auteur des Confessions, la condamnation des cosmétiques ne relève également que d’une simplification réductrice, forcément provisoire parce qu’insoutenable. Le manuscrit de Neuchâtel commençait certes par rejeter tout soin d’ordre esthétique : « si je veux faire un ouvrage écrit avec soin comme les autres, je ne me peindrai pas, je me farderai. C’est ici de mon portrait qu’il s’agit ici et non pas d’un livre ». Contrairement à cette déclaration fanfaronnante promettant de rédiger son texte « sans recherche »31, la fameuse description du processus d’écriture comparé aux coulisses d’opéra révèle «l’extrême difficulté qu[’il] trouve à écrire », ainsi que « la peine » énorme et méticuleuse que ses « manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables » prennent à peaufiner le travail de la médiation : « il y a telle de mes périodes que j’ai tournée et retournée cinq ou six nuits dans ma tête avant qu’elle fût en état d’être mise sur le papier »32.

Se réclamer aujourd’hui d’une exigence ou d’un souci d’authenticité est donc tout le contraire de prôner un retour à des origines caractérisées par l’immédiateté, la spontanéité ou l’insouciance envers les apparences. Le défi actuel de l’authenticité est de construire des médiations qui soient à la hauteur de nos régimes de visibilité. L’épidémie de confessions fomentée par la téléréalité n’est pas seulement consternante par les déballages obscènes auxquels elle donne lieu ‒ l’enfant de Genève était déjà allé très loin dans ce domaine, en faisant de Jean-Jacques qu’on fesse le cœur du fantasme (insoutenable) que Rousseau confesse, fantasme qu’il tente de réactiver à travers toute sa passion de la persécution. L’épidémie de téléréalité nous rabaisse surtout par sa vulgarité, conçue comme « la libre manifestation de la spontanéité esthético-instinctive du moi » : contrairement à l’auteur des Confessions, qui peut tourner et retourner chaque période cinq ou six nuits dans sa tête, les victimes consentantes de la téléréalité sont « inauthentiques » (même ou surtout lorsqu’elles « disent vrai »), parce qu’on ne leur donne pas les moyens de travailler elles-mêmes à une médiation télévisuelle dont le soin est détourné par des finalités essentiellement marchandes.

Le souci d’authenticité nous invite donc à reconnaître que les vies de l’immense majorité d’entre nous sont doublement « insoutenables » : parce qu’elles se nourrissent d’un tissu de relations dont elles ne se soucient pas d’assurer le renouvellement, mais aussi parce qu’elles ne se donnent pas les modes de représentations médiatiques capables de soutenir la valeur et la valorisation de nos formes de vie. À quoi ressemblera notre monde au moment de célébrer le quadri-centenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau ? La réponse dépend en bonne partie de notre capacité à ressentir, puis à affronter l’exigence d’authenticité.

31 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, préambule au manuscrit de Neuchâtel, éd. J. Voisine, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 790.
32 Rousseau, Confessions, OC I, 114. Pour une belle analyse de cette scène, voir la contribution d’Amélie Tissoires à ce volume.

Sources Y.  Citton

Le souci d’authenticité