Étiquettes
« Le souci d’authenticité entre vie soutenable et soin de la médiation » in Jean-François Perrin (éd.), Jean-Jacques Rousseau et l’exigence d’authenticité, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 419-438.
Comment situer la figure de Rousseau dans le renouveau des débats touchant à l’exigence d’authenticité en notre début de XXIe siècle qui fête aussi somptueusement le tricentenaire de sa naissance ? Que nous dit aujourd’hui sa revendication de « mettre sa conduite d’accord avec ses principes » ? Comment distinguer, chez lui comme chez nous, ce qui relève de l’illusion de ce qui relève de la nécessité lorsqu’il est question d’authenticité ?
Après un bref survol de quelques positionnements philosophiques récents qui nous aident à recadrer les références faites à « l’authentique » dans nos discours contemporains, je tenterai de pointer ce qui explique que l’exemple de Jean-Jacques Rousseau continue à jouer un rôle central dans ce type de discussion. Au cœur de ce qui fait la force de son écriture, la beauté de sa pensée, la radicalité de son message, l’intransigeance de ses prises de position, c’est peut-être dans son souci d’authenticité qu’il faut aller chercher la vertu propre de son entreprise indissociablement scripturaire, éthique et politique.
L’authenticité entre arnaque consumériste et tradition philosophique
La soif d’authenticité et la dénonciation symétrique d’inauthenticité ont connu leur heure de gloire, au XXe siècle, avec l’apogée du mouvement existentialiste, autour des écrits de Jean-Paul Sartre et de Martin Heidegger. Au fil de multiples interventions ultérieures (de Theodore Adorno ou de Lionel Trilling), un mouvement contradictoire de flux et de reflux s’est rapidement établi entre ceux qui redécouvraient périodiquement les attraits ou la mélancolie de l’authentique, et ceux qui en dénonçaient avec agacement les impostures. Ce mouvement se poursuit à notre époque, avec des livres à succès oscillant entre le rejet d’une modernité industrialisée et médiatisée au point de perdre tout contact avec « la vie réelle », au nom même de « ce que les consommateurs désirent vraiment », et la moquerie envers la naïveté sans fin de ceux qui succombent à « l’arnaque de l’authentique », qui nous égare dans la recherche de nous-même1. Comme le résument bien Phillip Vanini et J. Patrick Williams, ces débats répétitifs reposent généralement sur l’absurdité de voir « les industriels culturelles contemporaines investir toute leur énergie dans la production de cette même authenticité dont elles nous disent qu’elle ne saurait être fabriquée »2. N’est-on pas allé jusqu’à mettre sur le marché des cosmétiques « bio » se glorifiant du prestige de l’authenticité3 ‒ sans même mesurer l’ironie de la contradiction qui tiraille le consommateur entre la naturalité (supposée) du « bio » et l’artificialité constitutive du maquillage.
1 Voir par exemple David Lewis, The Soul of the New Consumer: Authenticity What We Buy and Why in the New Economy, New York, Brealey Publishing, 2000; David Boyle, Authenticity: Brands, Fakes, Spin and the Lust for Real Life, New York, Harper, 2003; James Gilmore & Joseph Pine, Authenticity: What Consumers Really Want, Harvard Business School Press, 2007; Andrew Potter, The Authenticity Hoax: How We Get Lost Finding Ourselves? New York, Harper, 2010.
2 Phillip Vanini et J. Patrick Williams (éd.), Authenticity in Culture, Self and Society, Farnham, Ashgate, 2009, p. 2. (Ma traduction.)
Malgré sa superficialité souvent agaçante, la querelle de l’authenticité revient périodiquement occuper la sphère publique parce qu’elle touche à une question centrale de la modernité, question qui paraît s’être renouvelée à partir du début des années 1990. Dans sa réflexion sur L’éthique de l’authenticité publiée en 1992, Charles Taylor situe l’émergence de cette valeur à la fin du XVIIIe siècle, au carrefour de deux déplacements majeurs, dont la popularité de Rousseau a été le symptôme tout autant que le catalyste. Nos esprits éprouvent le besoin de se raccrocher à quelque chose d’authentique dès lors (a) que la source du Bien n’est plus située dans une entité transcendante (Dieu, l’Idée du Bien) mais dans l’immanence du monde humain, et dès lors (b) que l’on refuse de réduire cette immanence aux seuls rapports d’intérêts calculables par des logiques économistes. La source des exigences éthiques ne vient plus ni d’En-Haut (une divinité), ni de l’extérieur (les rapports sociaux), mais d’une intériorité qui paraît relever de la proprioception (« le sentiment de l’existence ») ou d’une voix intuitive (« la conscience »). Mon sentiment de l’existence a la force et la jouissance de l’authenticité lorsque l’image que je perçois de moi-même me paraît coïncider avec celle que je désire en percevoir.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.