ou La double utopie de Clarens
TEXTE INTÉGRAL
Les Français si longtemps plongés dans la barbarie, n’ont point eu d’idées de la décoration des jardins ni du jardinage, avant le siècle de Louis XIV. C’est sous ce prince que cet art fut d’un côté créé, perfectionné par la Quintinie pour l’utile, & par le Nôtre pour l’agréable.
Article « Jardin », Encyclopédie
A Work to wonder at – perhaps a Stow.
Alexander Pope, Epistle to Lord Burlington
- 1 Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), Œuvres complètes (abrégé OC ci-après), t. II, Paris, Gallimard (…)
- 2 Confessions, livre IX, OCI, p. 427.
1 Le point de départ du grand roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau,Julie ou la Nouvelle Héloïse, est une réflexion sur la puissance de l’imagination. Dans la préface, les personnages sont caractérisés par « leurs imaginations romanesques »1 ; et l’« Entretien sur les romans entre l’éditeur et un homme de lettres », qui constitue la seconde préface, présente l’œuvre comme un « Tableau d’imagination » offrant « un spectacle véritablement nouveau » (p. II), c’est-à-dire « un petit monde différent du nôtre » (p. 17). Revenant dans les Confessions sur le processus de création initié dans le cadre très propice aux méditations de l’ermitage de Montmorency et de la nature environnante, Rousseau explique qu’ » oubliant tout à fait la race humaine », il s’était fait « des sociétés de créatures parfaites » : « L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur. »2
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Avoir attendu si longtemps avant d’ouvrir le plus étonnant roman qui soit, ou tout au moins, le premier roman qui servit de phare incandescent à l’époque romantique à venir ! Les mots s’enchaînent en dansant presque. Les sentiments entonnent allegro leur musique délicieuse et dévoilent leur visage vrai, toujours inspiré par la Nature. Ces sages réflexions s’appuient sur le même socle d’idées, aussi bienveillantes que sont la Passion et la Vertu ; on a affaire au triomphe des « deux idoles de son cœur », les deux A : Amour et Amitié, Amour entre Amants, Amitié entre Amis. Les valeurs explosent en bouche et s’installent, offrant à nos héros comme une saveur d’éternité. Entre deux mots, l’on pressent pourtant comme une fracture. Le rythme cardiaque au ralenti, je m’en suis allée à la recherche du temps perdu, feuilletant les 850 pages de cette belle histoire d’amour sur le thème central du « je t’aime moi aussi » avec, en son cœur, l’épée assassine de la séparation.
Mais assurée d’un plongeon dans un océan d’émotions, je m’apprête à cueillir, comme dans les Confessions, un cocktail de coton et chardons, coton par volupté à l’état Nature, chardons par désespoir jusqu’à l’apologie insensée du suicide et la mort, quelle qu’en soit la forme. Personne n’échappe à son destin : que l’on ne se méprenne pas, j’annonce ici que celui-ci me fut funeste. J’en oublie mes rendez-vous, telles ces dames qui, soucieuses de dérouler le fil de l’intrigue, ne peuvent se concentrer sur autre chose que sur l’issue fatale ou pas entre Julie et Saint-Preux. J’espère que le cours des événements va s’inverser, même si l’épilogue est clair comme l’eau de la roche. L’amour impossible sera-t-il aussi implacable que décrit ? Leur histoire va probablement bien aborder le tournant car il doit y avoir malentendu. Le voile posé sur le visage de notre héroïne va peut-être se déchirer. Ils vont se marier et avoir beaucoup d’enfants puisqu’un beau roman d’amour m’est promis. Amoureuse des lettres, celles qui procurent le plaisir de les écrire, je vais connaître, en les lisant, le bonheur d’ouvrir un coffre au trésor enchanteur et ses 163 pièces d’or, billets doux ou acides. Inutile que Voltaire m’accompagne : à vue d’œil, je n’y trouverai rien d’étincelant pour lui.