L’année 1758 correspond à une période sombre de la vie de Rousseau qui vient de rompre avec ses amis (Diderot, Grimm) et ses amours (Sophie d’Houdetot). La Lettre à D’Alembert consomme une rupture avec le camp des philosophes et donne forme au mythe, si durable pour Rousseau, de Genève comme lieu encore intact à préserver des influences néfastes du théâtre et de l’artifice. Cette lettre ouverte à D’Alembert – mais qui en réalité a des destinataires multiples : Voltaire que Rousseau soupçonne d’être à l’origine de l’article, Diderot dont Rousseau ne partage pas les idées sur le théâtre et qu’il accuse dans une note de la préface d’avoir trahi leur amitié en révélant des secrets –, Rousseau la présente comme un écrit d’outre-tombe, jeté sur le papier par un écrivain qui peine à se survivre à lui-même : « Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence, vous accueillirez mon ombre ; car pour moi, je ne suis plus5. » Et pourtant, la vivacité dans l’écriture est intacte et les effets littéraires sont très calculés. Rousseau, vivant bien plus longtemps que ne l’annonçait le pathos de sa préface, continuera à remanier pendant plusieurs années, comme on va le voir, ce texte au-delà de sa première publication et des circonstances particulières de sa première rédaction. Un manuscrit de travail autographe (une mise au net retouchée) de la Lettre à D’Alembert a été conservé, il est en mains privées, et avait pu être consulté par Bernard Gagnebin et Jean Rousset pour leur édition de ce texte au tome V des Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau publiées chez Gallimard (Pléiade) en 19956 ; deux feuillets séparés tirés d’une autre mise au net autographe avaient également été retrouvés par Ralph Leigh à la Bibliothèque nationale7. En revanche, le dernier état retouché de la Lettre n’existait jusqu’à maintenant qu’à titre d’hypothèse. Notant des variations importantes entre l’édition de 1758 et celle qui fut donnée de manière posthume en 1781 dans la Collection complète des Œuvres de J.-J. Rousseau (tome VI de l’édition in-quarto), les éditeurs de la Pléiade supposaient : « Les éditeurs Moultou et Du Peyrou ont dû transcrire [des notes et corrections] d’un exemplaire annoté par Rousseau, qu’ils avaient en main8. »4Non seulement cet exemplaire annoté a bel et bien existé, mais en plus il a survécu jusqu’à aujourd’hui. Accessible aux chercheurs, il permet désormais de prendre la mesure de ce qui s’est joué à ce stade de la révision de la Lettre. ….

A suivre pour nos adhérents ….