13015124_jean-jacques-rosseau-water1   Il serait vain de chercher Jean-Jacques Rousseau en deçà de sa faiblesse, de ses défaillances, de sa maladie. La vie et l’œuvre de cet admirable écrivain, théoricien politique, réformateur social, philosophe, pédagogue, en portent la profonde empreinte.

2 « Je naquis infirme et malade ; je coûtais la vie à ma mère et ma naissance fut le premier de mes malheurs… J’étais né presque mourant ; on espérait peu de me conserver. J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée, et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour me laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une sœur de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi qu’elle me sauva [1][1]Les Confessions, Œuvres complètes, I, (1959), Paris, Gallimard,…. » C’est ainsi qu’il évoque sa venue au monde le 28 juin 1712 à Genève. Toute jeune encore, sa mère décède lors de l’accouchement. Son père, Isaac, horloger, homme très original, éduque Jean-Jacques et François, son aîné, dans une totale liberté. Mais, suite à son exil dans le canton de Vaud, à cause d’un violent conflit avec un compatriote influent, Jean-Jacques est confié à un pasteur, avant d’entrer en apprentissage chez un maître graveur, très brutal à son égard. À seize ans, ne supportant plus ces mauvais traitements, il s’enfuit, comme l’avait fait son frère, un an auparavant, dans des circonstances similaires.3 Suivons, sur les chemins de son handicap, ce persécuté migrateur, qui définit son existence comme la chaîne de ses malheurs. On y découvre que sa pathologie était plus sévère qu’on ne l’a dit et écrit.

Il transforme en mots l’expérience de sa maladie

4 Il fait partie de ces personnages considérés comme des cas cliniques notoires, qui n’ont cessé d’intriguer les médecins, psychiatres ou psychanalystes, jamais parvenus à se mettre d’accord sur un diagnostic. Il a suscité les verdicts les plus variés : mélancolie, lypémanie [2][2]Cesare Lombroso, anthropologue, professeur de médecine légale…, monomanie triste, dégénérescence, psychopathie, névrose ou paranoïa et forme combinatoire de délire d’interprétation, selon les uns ; troubles cérébraux d’origine urémique, neurasthénie spasmodique obsédante, avec troubles auditifs associés, schizophrénie, psychasthénie, homosexualité latente, avec obsessions et réactions hystériformes ou délire toxique à forme interprétative, selon les autres ; délire d’interprétation essentiel, comparable à celui dont était atteint l’écrivain suédois August Strindberg [3][3]A. Strindberg (1990), Le plaidoyer d’un fou, Œuvres…, de l’avis des aliénistes Paul Sérieux et Paul Capgras [4][4]P. Sérieux et J. Capgras (1909), Les folies raisonnantes,….

5 C’est en croisant la correspondance et les écrits autobiographiques de Rousseau avec les nouvelles connaissances médicales que le docteur David Bensoussan [5][5]Nous prenons appui sur son ouvrage : D. Bensoussan (1974), La… parvient à cerner plus précisément sa maladie : une porphyrie aiguë intermittente. Liée à une anomalie génétique, elle se caractérise d’abord par des troubles abdominaux et neuropsychiques, dont les premières manifestations cliniques surviennent, en général, entre vingt et quarante ans. Rousseau connaît en effet sa première crise vers vingt-quatre ans, à partir de laquelle il souffre d’attaques, à caractère discontinu, saisonnier, qui lui laissent des répits. À ces manifestations physiques s’ajoutent des désordres psychiques qui ne cessent de s’aggraver : inquiétude, insatisfaction, déséquilibre mental, sensibilité maladive, tendance à l’exhibition, etc. Ces troubles se font notamment jour dans l’affaire du ruban de Marion : au moment où il accuse Marion du vol qu’il a lui-même commis, il ressent déjà comme un dédoublement de personnalité. Il évoque lui-même un délire qu’il ne peut expliquer [6][6]Les Rêveries du promeneur solitaire, Quatrième Promenade,….

6 Cela dit, on retrouve, chez lui, le dédale complexe de symptômes et de troubles faisant partie du tableau clinique : manifestations psychiatriques et neurologiques, mais aussi abdominales [7][7]G. Peyrefitte (1965), La porphyrie aiguë intermittente. État…. À l’occasion de sa première crise, il parle de crachements de sang, de vomissements continuels et de problèmes digestifs éprouvants : « Dans l’impossibilité où me met un grand mal d’estomac d’écrire moi-même. […] J’ai eu de grands maux de reins qui m’ont fait prendre le parti de travailler debout [8][8]Lettre à Du Peyrou, 12 janvier 1769 et 2 juillet 1771,…. »

7 Le syndrome neurologique, quoique moins marqué que les autres, prend la forme de troubles moteurs : il pâtit d’une difficulté motrice des membres inférieurs et supérieurs, sans réelle gravité, et d’une atteinte, partielle, des muscles du tronc, qui lui rend la position assise particulièrement douloureuse. « Mon mal ne me permet guère de rester assis [9][9]Lettre à Mme d’Houdetot, 13 février 1758, Correspondance… », écrit-il, alors qu’il n’a que quarante-trois ans. Dès 1737, il évoque aussi, à plusieurs reprises, son amaigrissement, sans doute lié au syndrome neurologique de sa maladie : « Je dépérissais à vue d’œil. J’étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette [10][10]Les Confessions, Livre sixième, (1959-1969), Œuvres complètes,…. » Parallèlement, il souligne ses atteintes sensorielles, notamment ses bourdonnements d’oreilles et son déficit auditif : « Ce bruit interne était si grand qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avais auparavant, et me rendit, non tout à fait sourd, mais dur d’oreille. […] Mes bourdonnements, depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis trente ans, ne m’ont pas quitté une minute [11][11]Ibid., p. 227-228.. » Comme la plupart des porphyriques, il souffre également de troubles sphinctériens : une rétention d’urine, presque continuelle, exige le constant recours à des cathéters et autres sondes. Sa focalisation sur cette déficience conduit nombre de médecins à y voir l’origine de tous ses maux physiques et psychiques. Tel est le cas de Suzanne Elosu [12][12]S. Elosu (1929), La maladie de Jean-Jacques Rousseau, Paris,… qui affirme que son onanisme et tout ce que les psychiatres dénomment masochisme, exhibitionnisme, psychopathie, psychasthénie, dromomanie [13][13]Manie ambulante, « fureur des voyages », selon les mots de…, sont à verser au seul compte de cette rétention.

8 Au cours des dernières années de sa vie, Jacques Bernardin de Saint-Pierre, compagnon de quelques promenades, témoigne des crises convulsives de Rousseau : « J’attribue à ces promenades brûlantes une maladie qu’il éprouva dans l’été de 1777. C’était une révolution de bile, avec des vomissements et des crispations de nerfs, si violentes qu’il m’avoua n’avoir jamais tant souffert [14][14]Bernardin de Saint-Pierre (1831), Essai sur Jean-Jacques…. » Ce que confirme Olivier de Corancez, qui diagnostique des crises d’épilepsie à forme bravais-jacksonienne, se terminant par une phase d’obnubilation intellectuelle avec délire onirique : « Depuis longtemps, je m’apercevais d’un changement frappant dans son physique. Je le voyais souvent dans un état de convulsion qui rendait son visage méconnaissable et surtout l’expression de sa figure réellement effrayante. Dans cet état, ses regards semblaient embrasser la totalité de l’espace, et ses yeux paraissaient voir tout à la fois, mais dans le fait ils ne voyaient rien. Il se retournait sur sa chaise et passait le bras par-dessus le dossier… [15][15]O. de Corancez, « De Jean-Jacques Rousseau », extrait du… »

9 Ses symptômes mentaux sont si nombreux qu’on refuse de croire à son mal physique. On voudrait en faire tout simplement un hypocondriaque : son état serait seulement subjectif, l’idée anxieuse le créerait. Il est vrai que tout lecteur des Confessions, plus encore des Dialogues, peut mesurer son imagination fertile en inventions morbides. Continûment, il s’inquiète de sa santé, il dramatise à l’excès ses souffrances, il tente d’émouvoir ses interlocuteurs et, à chaque crise, il imagine sa mort toute proche. Il se croit atteint de presque toutes les maladies et s’étonne de continuer à vivre : « Loin d’être étonné de me trouver mourant, je l’étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d’une maladie que je ne crusse être la mienne… Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je crois les avoir toutes [16][16]Les Confessions, Livre sixième (1959-1969), Œuvres complètes,…. »

10 À l’instar de Gérard de Nerval, atteint de psychose maniaco-dépressive [17][17]M. Jeanneret (1978), La Lettre perdue. Écriture et folie dans…, il conçoit la maladie entièrement péjorative et maléfique [18][18]François Laplantine (Anthropologie de la maladie, Paris, Payot,…. Il la vit comme une torture, une situation d’anormalité, radicalement humiliante, un dépérissement, une destruction. Il se voit avant tout comme une victime et, à vingt-cinq ans, il rédige déjà son testament, jugeant la mort moins cruelle que la vie. De son propre choix, il se préférerait mort pour abréger ses souffrances : « J’ai vécu, je ne vois plus rien, même dans l’ordre des possibles, qui pût me donner encore sur la terre un moment de vrai plaisir. On m’offrirait ici-bas le choix de ce que j’y veux être, que je répondrais : mort [19][19]Lettre à M. de Saint-Germain, 26 février 1770, Correspondance…. » Il tient d’ailleurs rigueur aux médecins qui se montrent incapables de diagnostiquer sa maladie, sans pour autant admettre les limites de leur science et de leurs savoirs.

11 Sa correspondance est une suite de plaintes, assorties d’un grand luxe de détails sur ses maux : « Il y a deux mois que mon état change à vue d’œil… Quand je mange, la déglutition se fait avec quelque peine et comme si l’entrée de l’estomac était trop étroite. Il se joint à mon mal des palpitations… J’ai toutes les nuits de la fièvre, mal à la tête, des bourdonnements d’oreilles qui, non plus que la fièvre, ne me sont pas nouveaux, mais deviennent plus forts et plus permanents. J’en dis autant de l’insomnie ayant presque entièrement perdu le sommeil depuis trente ans [20][20]Lettre à Tissot de Lausanne, janvier 1769, Correspondance…. » Il transforme ainsi, jour après jour, l’expérience de sa maladie en conscience et en mots [21][21]Le psychiatre Stéphane Grisi a forgé le terme….

12 Il montre pourtant bien peu de sollicitude à l’égard des plus fragiles, jusqu’à se faire l’apôtre d’une implacable sélection naturelle : « Celui qui se charge d’un élève infirme et valétudinaire change sa fonction de gouverneur en celle de garde-malade ; il perd à soigner une vie inutile le temps qu’il destinait à en augmenter le prix… Je ne me chargerais pas d’un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans [22][22]Émile ou de l’éducation, (1959), Œuvres complètes, IV, Paris,…. » Ailleurs, sa rudesse est la même : énonçant les grandes normes de l’état de nature, il affirme, sans l’ombre d’un regret, que « la nature en use » avec les enfants « comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens ; elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués, et fait périr tous les autres [23][23]Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi…. » Là, il présente son existence comme un ajournement de la mort et se fait redresseur de torts, prenant la défense du pauvre et du malheureux. Ici, il accepte avec indifférence, ou plutôt avec un soutien sans réserve, de voir sacrifier les « infirmes », oubliant ce qu’il réclame pour lui : « En qualité de malade, j’ai droit aux ménagements que l’humanité doit à la faiblesse et à l’humeur d’un homme qui souffre ; quel est l’ami, quel est l’honnête homme qui ne doit pas craindre d’affliger un malheureux tourmenté d’une maladie incurable et douloureuse ? [24][24]Lettre à Mme d’Epinay, 26 mars 1757, (1924-1934),… » Étrange posture qui s’explique, selon Jean Starobinski, par une structure sado-masochiste : « La plainte endolorie du malade s’inverse, selon une parfaite complémentarité, pour devenir froide et cruelle sévérité envers les moins aptes. Le mépris pour la débilité devient un motif supplémentaire de déplorer une existence marquée par la maladie dès son origine… En dehors même de la trouble jouissance que Rousseau pouvait éprouver à être blessé ou blessant, nous pouvons admettre que sa fragilité physique l’incitait à un idéal de santé qui fût à la mesure même du manque ressenti [25][25]J. Starobinski (1971), Jean-Jacques Rousseau : la transparence…. »

Éternel persécuté, il nourrit le dessein d’éclairer l’humanité

13 Son angoisse perpétuelle, dans l’attente d’une attaque par ses ennemis invisibles, le conduit soit à l’abattement, soit au contraire à une vive agitation. Il s’inquiète de tout ! Et, lorsque, par son caractère difficile autant que par ses succès, il provoque des inimitiés et des jalousies, il transforme ce qui n’est que conflit ordinaire en un complot aux dimensions cauchemardesques, englobant tout Paris, toute la France, toute l’Europe, tout l’univers.

14 Dans les Confessions, où il retrace cinquante-trois des soixante-six années de sa vie, il décrit, au fil des chapitres de la deuxième partie, les terreurs qui l’ont hanté de 1741 à 1765. Il se dévoile à ses semblables et « ennemis », tel qu’il se sent vu par Dieu, intus et in cute, intérieurement et sous la peau. Il veut les contraindre à parler, à dire leur pardon ou leurs griefs ! Il veut savoir ce qu’ils lui reprochent : « Je m’attends aux discours publics, à la sévérité des jugements prononcés tout haut, et je m’y soumets [26][26]Annales J.-J. Rousseau, IV (1908), 12 ; Œuvres complètes, I,…. » L’ouvrage s’achève sur le constat d’un silence. Or ce même silence constitue le point de départ des Dialogues, où il fait part de son épouvante à l’idée que la trame d’un complot se resserre autour de lui : « Le silence profond, universel, non moins inconcevable que le mystère qu’il couvre, mystère que depuis quinze ans on me cache avec un soin que je m’abstiens de qualifier, et avec un succès qui tient du prodige ; ce silence effrayant et terrible ne m’a pas laissé saisir la moindre idée qui pût m’éclairer sur ces étranges dispositions [27][27]Dialogues. Du sujet et de la forme de cet écrit, (1959), Œuvres…. » Dans les passages les plus divagants des Dialogues et des Rêveries du promeneur solitaire, il s’efforce, dans son vagabondage intérieur, d’exorciser sa peur [28][28]« Entre l’ombre hostile du monde humain et le jugement à venir,…. Néanmoins, jamais son angoisse et son désespoir n’ont autant percé que dans ces lignes écrites en 1777, où il explique sa situation et celle de sa femme malade : « Réduits à vivre absolument seuls et néanmoins hors d’état de nous passer du service d’autrui, il ne nous reste dans les infirmités et l’abandon qu’un seul moyen de soutenir nos vieux jours. C’est de prier ceux qui disposent de nos destinées de vouloir bien disposer aussi de nos personnes et nous ouvrir quelque asile où nous puissions subsister, à nos frais, mais exempts d’un travail qui désormais passe nos forces, et de détails et de soins dont nous ne sommes plus capables [29][29]Mémoire écrit au mois de février 1777, Œuvres complètes, I,…. »

15 Si tout devient pour lui sujet de désarroi, c’est principalement le sort de ses écrits qui le plonge dans un gouffre d’anxiété, parfois à raison. Est-il besoin de rappeler la tempête autour du Contrat social et de l’Émile ? Le second est interdit et le premier voit se dresser contre lui tous les tenants de l’ordre établi. Le livre est lacéré et brûlé à Paris, dans la cour du Palais. Lorsqu’on enflamme une effigie dans la rue, cérémonie burlesque de tradition populaire, ayant existé bien avant lui, ce n’est pas l’effigie qu’il voit, mais Jean-Jacques ! Il se reconnaît dans l’homme de paille : c’est lui que l’on réduit en cendres sous ses yeux. Il est effondré, ne comprenant pas le caractère révolutionnaire de son ouvrage. Or il provoque, dénonce, juge : le progrès, pour lui, n’existe pas, car la société, telle qu’elle est, n’a rien de vertueux. Il prône une société idéale, pauvre, sans besoin, où règne l’homme, non son esprit. C’est seulement lorsque chaque citoyen, tout seul, n’est rien, qu’il peut, avec tous les autres, faire quelque chose. Dans ses projets de constitution, il multiplie les propositions les plus hardies et les éclairs fulgurants : « J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île (la Corse) étonnera l’univers », écrit-il, dans le Contrat social, sept ans avant la naissance de Bonaparte ! Il voit loin, avec l’assurance du mage !

16 Il se préoccupe donc naturellement d’éducation, exposant, dans l’Émile, ses préférences pour une société où l’enfant, coupé de ses parents, se révèle lui-même, avec l’aide de l’État, comme un citoyen. Si la liberté, pour Voltaire, passe par la propriété, la différenciation, la hiérarchie et une profonde ironie, elle est avant tout, à ses yeux, égalité et sévérité. Il tient « pour impossible que les grandes monarchies d’Europe aient encore à durer », car il y voit des théâtres d’ombres qui nuisent à la pureté des mœurs et à la transparence sociale. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité approfondit ces mêmes idées. Aux premiers temps de l’humanité, la terre n’appartenait à personne, avant qu’un homme n’élève une clôture autour d’un terrain et n’affirme : « Ceci est à moi ». Cet imposteur venait d’abuser de la crédulité de ses semblables et de fonder la société civile, qui a corrompu et rendu misérable l’homme, né pour le bonheur et la vertu.

17 Il est particulièrement désespéré à l’idée que, après sa mort, on pourrait falsifier ses œuvres et déshonorer sa mémoire. Dans sa noire imagination, le complot prend donc corps et consistance pour devenir une certitude, qui disparaît, réapparaît, entretenant sa neurasthénie. Sous l’effet de ses hallucinations acoustiques et visuelles, caractéristiques de la porphyrie aiguë intermittente, il croit que les passants le fixent et le traitent comme un pestiféré [30][30]Premier Dialogue, (1959), Œuvres complètes, I, Paris,…. Il songe même au suicide : « Il se peut qu’un tel bouleversement ait accéléré le progrès de mes maux, confie-t-il à Malesherbes, mais dans la supposition qu’un tel accès de folie m’eût pris à Paris, il n’est point sûr que ma propre volonté n’eût pas épargné le reste de l’ouvrage à la nature [31][31]Lettres à Malesherbes, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard,…. »

18 Sa manie de la persécution l’entraîne dans un délire d’interprétations qui va jusqu’à l’accès de folie. Il a pourtant conscience, entre ses crises, de l’énormité et de la fragilité de l’échafaudage bâti autour de cette idée fixe : « J’aime à me flatter que je ne suis pas dans le bon sens ; je vois des complots si noirs, des gens si abominables, que pour l’honneur de l’humanité j’aime mieux croire que j’extravague [32][32]Lettre à d’Ivernois, 24 mars 1768, Correspondance générale de…. » Tout prend le sens d’une menace, d’un contrôle, d’une obscène calomnie, d’une conspiration due à l’hostilité des méchants. D’où ses paroles et comportements inadéquats : « Toute la puissance humaine est sans force désormais contre moi… Maître et roi sur la terre, tous ceux qui m’entourent sont à ma merci, je peux tout sur eux et ils ne peuvent plus rien sur moi [33][33]Les Confessions, (1959), Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard,…. » Il se sent séquestré, gardé à vue, exilé : « Livré à moi seul, écrit-il, sans ami, sans conseil, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère [34][34]Dialogues, I, (1959), Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard,…. » Ou encore : « Étranger, sans parents, sans appui, seul, abandonné de tous, trahi du plus grand nombre, Jean-Jacques est dans la pire position où l’on puisse être pour être jugé équitablement [35][35]Les Confessions, Livre XII, (1959), Œuvres complètes, I, Paris,…. »

Sa puissance créatrice triomphe de ses troubles

19 Ignorant les nuances et les demi-teintes, il est l’homme des changements brusques [36][36]« En l’âme du citoyen de Genève, tous les défauts, écrit…. Aussi évoque-t-il volontiers ses « âmes hebdomadaires », ses hésitations perpétuelles, ses nombreuses contradictions, ses éternelles pérégrinations en France et hors frontières, ses constants changements d’opinions, de jugements, de façons de voir, de sentir, et même son désir de renoncer à l’écriture. S’il est devenu écrivain, affirme-t-il, c’est parce qu’il a été victime d’une sorte d’envoûtement : « J’ai pensé quelquefois assez profondément ; mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force : la rêverie me délasse et m’amuse ; la réflexion me fatigue et m’attriste ; penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme [37][37]Les Rêveries du promeneur solitaire, septième Promenade,…. » Il avoue passer d’une extrémité à l’autre avec une incroyable rapidité, sans se souvenir de ce qu’il était l’instant auparavant. Il se dépeint mobile, variable, inconstant, incapable de s’arrêter à une forme stable : « Rien n’est si dissemblable à moi que moi-même… En un mot un protée, un caméléon, une femme sont des êtres moins changeants que moi… C’est cette irrégularité même qui fait le fond de ma constitution… Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions principales, qui changent assez constamment de huit en huit jours, et que j’appelle mes âmes hebdomadaires : par l’une je me trouve sagement fou ; par l’autre follement sage, mais de telle manière pourtant que la folie l’emportant sur la sagesse dans l’un et l’autre cas, elle a surtout manifestement le dessus dans la semaine où je m’appelle sage… [38][38]Le Persifleur, (1959), Œuvres complètes, I, Paris, Galimard,… »

20 Les périodes d’agitation spectaculaire succèdent aux phases de dépression : d’ardentes passions le poussent brutalement à l’action, puis il retombe dans la timidité et l’indolence. L’inspiration elle-même, quand elle le saisit, provoque un choc proche du délire, s’apparentant à un léger traumatisme cérébral. Dans une des Lettres à Malesherbes, il fait preuve d’une clairvoyance digne de son génie : « L’extrême agitation que je viens d’éprouver vous a pu faire porter un jugement contraire ; mais il est facile à voir que cette agitation n’a point son principe dans ma situation actuelle, mais dans une imagination déréglée, prête à s’effaroucher sur tout et à porter tout à l’extrême [39][39]Lettres à Malesherbes, (1959), Œuvres complètes, I, Paris,…. » À partir de sa première grande crise et jusqu’aux toutes dernières années de sa vie, il n’a cessé de passer ainsi de l’agitation à la mélancolie et à l’abattement. Alternance, typique des sujets atteints de porphyrie, dont il est conscient : « Les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau ; l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité [40][40]Les Confessions, Livre XII, (1959), Œuvres complètes, I, Paris,…. »

21 À cause de son caractère intraitable, de son humeur irascible, de sa misanthropie boudeuse et désolée, selon les mots de Jean Guéhenno, rares sont ses amis avec lesquels il ne s’est finalement pas finalement pas fâché. « Quand je suis malade, avoue-t-il, je suis têtu comme un âne, quand on m’offre un breuvage que je n’ai pas demandé, je le jette volontiers au nez de ceux qui l’apportent [41][41]Lettre à Mme de Verdelin, 21 novembre 1759, Correspondance…. » Son caractère agressif tend à l’emporter sur sa bonté d’âme, l’amenant à s’attaquer à tout le monde, gens de lettres, médecins, rois, riches, femmes, ministres de la religion et anciens amis : David Hume (qu’il croit entendre s’écrier, durant son séjour en Angleterre : « Je tiens Jean-Jacques Rousseau ! [42][42]Lettre à Mme de Verdelin, 9 avril 1766, Correspondance générale… » et avec qui il se brouille à mort), Voltaire (avec lequel il entretient des relations exécrables), Grimm, Diderot, etc. « La ligue qui s’est formée contre moi est trop puissante, trop ardente, trop adroite, trop accréditée, écrit-il en août 1767, pour que je sois en état de lui faire face dans le public. Couper les têtes de cette hydre ne servirait qu’à les multiplier. […] La ligue est universelle, sans exception, sans retour [43][43]Les rêveries du promeneur solitaire, Huitième Promenade,…. » C’est pourtant grâce à ses relations avec les frères Grimm et Diderot qu’il devient le spécialiste de la musique à L’Encyclopédie, lancé par d’Alembert et Diderot lui-même.

22 Il est également affecté de désordres de l’activité sexuelle, qui font partie des troubles de la série névrotique de la porphyrie : « J’allais chercher des allées sombres des réduits cachés où je puisse m’exposer de loin aux personnes du sexe, dans l’état où j’aurais voulu être près d’elles… Le sot plaisir que j’avais à l’étaler à leurs yeux ne peut se décrire. » Pathétique d’imaginer un homme mûr, puis presque vieillissant, assis sous un arbre, se donnant en plein jour cette jouissance solitaire ! Son exhibitionnisme et son masochisme ont-ils trouvé une forme sublimée dans l’écriture et la philosophie ? Très jeune encore, il ressent ces formes de désordre : « même après l’âge nubile, (je connaissais) ce goût bizarre, toujours persistant, et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie [44][44]Les Confessions, (1959-1969), Œuvres complètes, I, Paris,… ». Il confesse ouvertement son amour de la fessée : « J’avais trouvé dans la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité, qui m’avait laissé plus de plaisir que de crainte de l’éprouver derechef de la même main. » Il semble n’éprouver de jouissance sexuelle que lorsque son plaisir est mêlé d’une certaine dose de masochisme : ce qu’il appelle son « ancien goût d’enfant ». L’attitude de l’amant transi pouvait, seule, lui apporter quelque palliatif à sa soif impossible à satisfaire : « Être aux genoux d’une maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui demander étaient de très douces jouissances [45][45]Ibid., p. 17.. » Cette déviation se complique d’une hyperexcitabilité du même ordre, entrant en conflit avec l’immobilisme sexuel, auquel l’obligent sa timidité envers les femmes et ses goûts particuliers [46][46]E.-G. Olmstead, « The Neuropsychiatric Aspects of Abnormal…. Dans l’introduction à Julie ou la Nouvelle Héloïse, Bernard Guyon estime que sa passion de l’imaginaire était « aggravée par une déviation initiale profonde de la sexualité… Anomalie sexuelle, timidité congénitale, esprit romanesque s’étaient unis pour le contraindre au rêve compensateur [47][47]B. Guyon (1959-1969), Introduction à Julie ou la Nouvelle…. » Publiée en 1761, cette correspondance brûlante entre deux amants épris de pureté et de vertu bénéficie du plus beau lancement du siècle. Toute l’Europe lettrée attend l’événement pendant un an et, quand le livre paraît, c’est le plus énorme succès jamais vu en littérature : en quelques jours, l’édition est épuisée. Les femmes, surtout, sont bouleversées : il parle d’amour avec tant de tendresse ! Au cœur du « siècle de fer », comme l’appelait Voltaire, c’est le romantisme qui naît [48][48]C’est d’ailleurs Jean-Jacques Rousseau, qui, dans Les Rêveries….

23 À l’âge de 33 ans, il choisit pour compagne, sans l’épouser encore, Thérèse Le Vasseur, envers laquelle il n’éprouve pas « la moindre étincelle d’amour ». Illettrée au grand cœur et travailleuse, elle partage avec dévouement toutes les péripéties d’une vie tourmentée et difficile. En un temps où un quart des enfants est abandonné, il décide de porter aux Enfants-Trouvés les cinq enfants qu’elle lui donne. Mais faut-il le croire sur parole ? Certains soutiennent la thèse qu’il n’a jamais eu d’enfant, dont effectivement nul n’a retrouvé la trace. A-t-il inventé leur existence pour authentifier, par l’aveu d’une faute grave, la sincérité des Confessions ? D’autres suggèrent qu’il a forgé de toutes pièces l’abandon de ses enfants pour satisfaire ce besoin, dont les porphyriques font preuve parfois, de s’accuser de fautes impardonnables. Suggestion gratuite ? En l’état actuel des recherches, ce ne sont là que des conjectures.

24 Il est vrai que, parmi les signes de névrose structurée de la porphyrie aiguë intermittente, figure la mythomanie. Rousseau convient que, pendant la rédaction des Confessions, il remplit les lacunes de sa mémoire par des ornements et prête quelquefois à la vérité des « charmes étrangers ». En dépit de sa devise : Vitam impendere vero, consacrer sa vie à la vérité, ses écrits reflètent cette tendance marquée à la déformation et à l’exagération dans la pensée comme dans le verbe. Des propos, déjà cités, en attestent : « Je naquis infirme et malade… J’étais né presque mourant », alors que, jusqu’à vingt ans passés, il ne souffre d’aucun mal physique, n’a rien d’un mourant et se porte même fort bien.

Son inspiration puise à la source de ses délires

25 Très tôt, il est hanté par des images obsédantes, déroutantes, qui lui font traverser des moments où il ne se contrôle plus : « Je ne connais plus ni ménagement, ni respect, ni crainte, ni bienséance ; je suis cynique, effronté, violent, intrépide : il n’y a ni honte qui m’arrête, ni danger qui m’effraye [49][49]Les Confessions, (1959), Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard,…. » Ces états d’aliénation, fugaces ou plus durables, où il perd conscience de sa vraie personnalité, le plongent dans l’anéantissement. Moment de délire particulier : à Lausanne, totalement désargenté, il devient Vaussore de Villeneuve, veut se faire maître à chanter sans savoir déchiffrer un air et s’avise de composer une pièce de musique sans rien connaître à la composition ! [50][50]Il explique cette aventure en l’assimilant à une crise de…

26 Son inspiration puise à la source de ses délires multiformes : il ne peut écrire que lorsqu’il est en plein accès de délire ! Julie ou La Nouvelle Héloïse est l’exemple même de cette frénésie inspiratrice : dévoré par le besoin d’aimer sans jamais l’avoir pu satisfaire, ne voyant rien autour de lui « qui fût digne de (son) délire [51][51]Les Confessions, Livre neuvième, (1959), Œuvres complètes, I,… », il se voit obligé de le nourrir de chimères et de créer des êtres selon son cœur. Délires qui se font parfois mystiques : « J’envie la gloire des martyrs », écrit-il à M. de Saint-Germain. Il a le sentiment d’être sur la terre comme sur une planète étrangère où il serait tombé de celle qu’il habitait. Il est là pour s’en prendre à la fausse civilisation destructrice de l’homme et à tous ceux qui en profitent. Mis au ban de la société, il reste « impassible comme Dieu même [52][52]Les rêveries du promeneur solitaire, Première Promenade,… ». Non content de souligner le mal, il veut enseigner le bien : la vraie religion dans la Profession de foi du vicaire savoyard ; la bonne éducation dans Émile ou De l’éducation ; le bon gouvernement dans le Contrat social ; les vertus familiales et le caractère sacré de l’amour dans Julie ou La Nouvelle Héloïse. Lui seul cherche la vérité avec droiture et simplicité ! Lui seul est inspiré par le seul amour du bien public ! [53][53]Premier Dialogue, (1959), Œuvres complètes, I, Paris,…

27 À la manière d’Arthur Schopenhauer, venu au monde dix ans après sa mort, il nourrit le dessein d’éclairer et de sauver l’humanité, d’être le plus grand parmi les grands. Il a la certitude de sa supériorité, parce qu’il a parlé le plus pur et énergique langage de la vertu ; parce qu’il « doute qu’aucun philosophe ait médité plus profondément, plus utilement peut-être [54][54]Deuxième Dialogue, (1959), Œuvres complètes, I, Paris,… ». Jamais cette certitude n’apparaît autant que dans ces quelques lignes au ton messianique : « Quoi que fassent les hommes, le Ciel à son tour accomplira son œuvre. J’en ignore le temps, les moyens, l’espèce. Ce que je sais, c’est que l’arbitre suprême est puissant et juste, que mon âme est innocente et que je n’ai pas mérité mon sort. Cela me suffit, céder désormais à ma destinée, ne plus m’obstiner à lutter contre elle, laisser mes persécuteurs disposer à leur gré de leur proie, rester leur jouet sans aucune résistance durant le reste de mes vieux et tristes jours, leur abandonner même l’honneur de mon nom et ma réputation dans l’avenir, s’il plaît au Ciel qu’ils en disposent, sans plus m’affecter de rien quoi qu’il m’arrive ; c’est ma dernière résolution. Que les hommes fassent désormais tout ce qu’ils voudront, après avoir fait moi ce que j’ai dû, ils auront beau tourmenter ma vie, ils ne m’empêcheront pas de mourir en paix [55][55]Histoire du précédent écrit, (1959), Œuvres complètes, I,…. » Il se prétend le fondateur et l’inventeur d’une nouvelle norme, en regard de laquelle tous les autres hommes lui apparaissent aveuglés par l’erreur. Dans ses derniers écrits, on le voit tour à tour se dire rejeté de tout ordre et s’affirmer comme le modèle unique sur lequel un ordre humain légitime pourrait s’édifier [56][56]« Tantôt il éprouve que sa vie se déroule au-delà de toute…. Il n’a aucun espoir d’être entendu de son vivant, mais il possède la compensation qui l’autorise à tout attendre de Dieu. Dans un même mouvement, il se dit exclu de tout et il se fait centre de l’univers en se comparant à Dieu : « Il ne me reste plus rien à espérer, écrit-il, ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même [57][57]Les rêveries du promeneur solitaire, Première Promenade,…. »

28 En tout, il se persuade qu’il est unique : « Qu’on me montre un homme meilleur que moi [58][58]Lettre à Mme d’Houdetot, 2 novembre 1757, Correspondance…. » En tout, il se veut une exception : sa destinée est sans pareille ; sa maladie est sans exemple. Il croyait celle-ci incurable et congénitale : elle l’était, on en est sûr maintenant. La nature héréditaire de sa pathologie, définitivement établie par Jan Gösta Waldenström [59][59]J.-G. Waldenström (1956), « Studies on the Incidence and…, donne à penser que le décès de sa mère lui est certainement liée, d’autant plus que la grossesse en constitue souvent un facteur déclenchant. Son frère François, qui ne lui donne plus de nouvelles, semble présenter les mêmes déficiences : « Il est facile de prouver que même avant de quitter Genève, mon frère était déjà tout valétudinaire et n’était guère mieux constitué que son cadet [60][60]Mémoire pour répéter l’héritage de son frère, (1959), Œuvres…. » Il était fier et orgueilleux : par ce diagnostic, le voilà sur la même liste des porphyriques que les grands rois de Prusse ou d’Angleterre : Marie, reine d’Écosse, Frédéric le Grand de Prusse, Georges iii et Georges iv d’Angleterre.

29 Son œuvre immense, mêlant prose romanesque, pièces de théâtre, opéras, poésies, essais, lettres et discours, représente à la fois une victoire sur la déficience et un formidable pari sur l’humanité. Même si son génie n’est en aucun cas réductible à sa forme de folie [61][61]Voir P. Brenot (1997), Le génie et la folie, en peinture,…, l’un et l’autre se côtoient intimement en lui. Pionnier du roman d’introspection, il se livre dans une fusion et une confusion de l’idée et l’existence. En introduisant la « sensation » dans la littérature, il prépare l’avènement du romantisme : avec lui, dit Joseph Joubert, « l’âme est toujours mêlée avec le corps et elle ne s’en sépare jamais. […] Il donne des entrailles et des mamelles aux mots [62][62]J. Joubert (1842-1936), Carnets, II, Paris, A. Beaunier, p. 496…. » Pour Descartes, la connaissance de soi venait de l’examen de ses pensées : « Je pense, donc je suis [63][63]S’appliquant à rejeter comme faux tout ce qui n’est « que…. » Pour Rousseau, « plus qu’un sujet pensant, l’être humain devient un sujet sentant. La connaissance de soi passe par l’observation de ses sentiments et de ses sensations [64][64]S. Grisi (1996), Dans l’intimité des maladies, de Montaigne à…. »

30 Le 2 juillet 1778, il se plaint d’un mal de tête déchirant et tombe de sa chaise, mort. Il avait soixante-six ans. Dès le lendemain, les médecins procèdent à son autopsie, dont la technique rudimentaire n’autorise aucune interprétation diagnostique fiable. Les circonstances de sa mort suscitent une foule d’interprétations : la thèse du suicide et celle du meurtre, par Thérèse Le Vasseur, qu’il avait fini par épouser en 1768, ont leurs défenseurs obstinés. Un homme comme lui ne pouvait pas quitter ce monde sans appeler sur lui les projections les plus contradictoires. Deux jours après son décès, à onze heures du soir, une barque transporte son corps sur le lac, vers l’île des Peupliers à Ermenonville. Quelques habitants de Genève et les Girardin, ses hôtes, l’accompagnent. Les paysans du village et des environs éclairent les berges avec des torches. À minuit, tout est fini ! L’homme le plus étrange du siècle des Lumières laisse ses semblables aux prises avec un monde qu’il rêvait plus juste. Ses cendres sont transférées au Panthéon en 1794.

31 Homme d’énergie invincible, Jean-Jacques Rousseau a brillé, malgré son handicap, d’une intense lumière parmi ses pairs et préparé un des changements les plus importants des temps modernes, dans le domaine des idées comme dans celui de l’expression des sentiments. Son entreprise reste celle d’un géant de la philosophie et de la littérature.