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Selon Rousseau, le travail nous enseigne une sagesse sur le temps, un sentiment de soi et un sens du réel qui nous préservent des dangers de l’imagination, des passions et de la société. « Le travailleur ne rêve pas » comme le dira S. Weil. Quelle notion de travail est ici engagée ? Rien de ce qu’on trouvera ultérieurement dans l’Économie Politique classique, Marx ou la socio-économie. Rousseau fait assurément du travail une entrée dans l’économie, mais cette économie reste dominée par la valeur d’usage. On peut parler d’économie qualitative.
English
According to Rousseau, work teaches us wisdom about time and a sense of selfness and reality which protect everybody from imagination, passions and society harms. « The worker does not dream » will say S.Weil. What notion of work is here implied? Nothing which could be later found in classical Political Economy, Marx or the socio-economy. Rousseau indeed thinks work is an access to economy, but his economy remains under the rule of the use-value. It is a qualitative economy.
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Le cœur de l’homme est inquiet et malheureux. Il lui fait tous les jours de sa vie rechercher le bonheur, mais le temps passe et le bonheur le fuit. Il lui fait désirer de vivre seul et content dans l’innocence de ses sentiments naturels et à l’abri de tout ce qui l’agite parmi ses semblables, mais il n’y a pas d’existence possible en dehors de la société. Il voudrait être soi, trouver sa place et s’aimer lui-même, mais il est le plus souvent plein d’amour-propre, envieux et jaloux de la place occupée par les autres. Au moins il peut rêver et écrire. Rousseau, qui a un des cœurs les plus sensibles de son temps, souffre de toutes les souffrances qui accablent les hommes, mais il sait rêver mieux qu’un autre et il peut écrire sans presque s’interrompre. Il écrira donc sur le bonheur et sur les moyens de se garder du malheur autant qu’il est possible, en sachant bien que tout cela n’est pour lui qu’un rêve.
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Il rêve, entre autres écrits, d’un enfant qui serait lui-même et qu’il referait vivre sous ses propres conseils depuis sa naissance jusqu’à sa vie d’adulte en le préparant au mieux pour le bonheur et en l’armant de manière réfléchie contre le malheur inévitable. Dans ce traité sur l’éducation connu sous le titre du prénom Émile (1969 Folio, Gallimard [1762]), Rousseau s’invente ainsi à la fois comme Émile et comme précepteur. Cette invention suit un ordre qui est l’ordre même dans lequel la nature livre un être humain à la conscience progressive de ses diverses facultés et des ses différents besoins. Il est d’abord un être sensitif qui découvre son corps et son premier attachement à sa nourrice. Il est ensuite un être actif qui découvre que ses forces s’allient et se contrarient avec d’autres forces qui lui sont extérieures dans tous les moments où il lui faut par lui-même se soucier de la conservation de sa vie. Il est enfin un être sensible et raisonnable qui découvre tout à la fois son sexe, l’empire des autres et sa fragilité intérieure. Le texte comprend plus de 600 pages, écrits à la même époque que le Contrat Social et trois ans avant le début des Confessions. Beaucoup – Kant en particulier – y voient l’œuvre majeure de Rousseau.
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C’est au Livre III que Rousseau parle du travail. Émile se trouve alors à l’âge qui suit l’enfance et précède la puberté. Pendant ce temps très court de trois à quatre années, « le progrès des facultés dépasse celui des besoins » (p.262). Il y a une sorte de « superflu » (p.141, 263) que l’éducateur doit s’empresser d’utiliser pour consolider l’état du cœur avant l’orage des passions et l’arrivée de « l’ennemi qui menace et qui s’apprête à s’en emparer » (p.302). C’est cet excès de force qui pousse l’enfant vers l’extérieur. Il découvre les choses, leurs variétés, leurs relations, les modifications qui affectent leurs formes, la transformation qu’il peut lui-même leur faire subir et les contraintes qu’elles lui imposent. A cet âge, il n’est encore ni garçon ni fille ; il n’est qu’un être vivant qui éprouve sans trouble le bien-être de vivre et de s’aimer soi-même parmi les choses et parmi d’autres hommes qu’il repère comme des choses dont il peut user et qu’il peut transformer. Toute sa pensée est orientée par le souci de son bien-être et par l’instrumentation de ce qui l’entoure. Le jugement qui se forme peu à peu en lui est dominé par la catégorie de l’utile. L’éducateur se gardera donc d’agir à contretemps, en lui reprochant son égocentrisme, en l’accablant de leçons de morale et en lui imposant des livres, des savoirs et des spéculations sur le monde, la société et l’histoire. Il lui faudra au contraire retarder chez son élève l’heure inévitable de la curiosité spéculative et sexuelle en l’immergeant de manière active et intéressée dans la nature qui l’entoure. La maxime est générale : « il ne s’agit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile… et utile à son âge » (p.264, 281) ». A propos de tout ce qu’Émile rencontre, il doit dire : « à quoi cela est-il bon ? » (p.282). Et à tout ce que lui dit son précepteur, il doit répondre : « en quoi ce que vous me demandez est-il utile à savoir ? » (p.283). Voilà le travail d’Émile qui se modèle sur le travail du précepteur et remplit une partie de son temps. Travailler, c’est exercer ses forces sur les choses, sur les hommes ou sur les idées pour les transformer sous la seule perspective de leur utilité. Le travail est une appropriation du monde.
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Il s’agit maintenant de préciser plusieurs choses en développant davantage l’idée que Rousseau se fait du travail dans son ouvrage. Quelle portée doit-on accorder au travail dans la formation des sentiments et du jugement d’Émile ? Comment le travail prend-il sa place parmi les actes économiques ou comment fait-il entrer dans la dimension économique ? Quelle relation doit-on établir entre cette dimension économique introduite par le travail et la morale qui n’intervient qu’à la période suivante de l’adolescence ? Enfin, quelle leçon peut-on tirer de ces remarques sur l’Émile pour répondre au problème plus général des relations de l’économie, de la morale et de la politique chez Rousseau ?
- Nature et sens du travail. Lorsque Rousseau parle du travail, il ne fait pas référence aux formes spécifiques sous lesquelles il s’exerce à chaque période historique. Ailleurs, il distingue l’esclavage, le servage ou le salariat. Ici, dans l’Émile, il ne connaît que le travail sous sa forme essentielle ou universelle saisie dans une définition générale. Le travail de l’homme est au départ de la même nature que le jeu. Il est une opération sur les choses ou sur les idées qui demande l’investissement du corps et l’exercice de l’intelligence. Mais à la différence du jeu, l’investissement du corps s’exprime dans un effort, une régularité et une fatigue qui à la longue excluent tout « amusement ». L’exercice de l’intelligence, à son tour, est fonction d’une variété de matériaux, de moyens et d’outils dont la classification et la hiérarchie, d’où viennent les métiers, constituent une expression sans équivalent dans les jeux. Comme petit enfant, Émile ne fait pas la différence entre le jeu et le travail, qui tour à tour le « délassent » (p.280) ; comme pré-adolescent, il apprend qu’il n’y a pas de travail sans peine et que tout travail est spécialisé et plus ou moins valorisé. C’est pourquoi il doit lui-même choisir et apprendre un métier s’il veut, comme il le doit, se trouver plus tard quelque part dans la société et recevoir dès maintenant de la part des choses ou des idées qu’il manie et transforme la leçon particulière qu’elles sont capables de lui donner. Rousseau fera d’Émile un menuisier (p.314).
Quelle est cette leçon ? Elle est d’abord négative. L’imagination éveille nos sens, agite nos cœurs, nous fait perdre le sens du temps et nous jette dans le souci du sentiment des autres. Le travail y fait obstacle. Il nous ramène à nous-même. Il est une école de tempérance et le véritable médecin de nos âmes (p.107). » C’est en exerçant son corps à des travaux pénibles que j’arrête l’activité de l’imagination » dit Rousseau de son élève (p.480, 498). De là se tire la conclusion suivante : il n’est pas toujours bon de reporter sur les outils et les machines ce qu’il en coûte à nos corps et à nos esprit d’effort et d’attention dans la transformation des choses et des idées. « Plus nos outils sont ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers et maladroits ; à force de rassembler des machines autour de nous, nous n’en trouvons plus en nous-mêmes » (p.278). Il y a une manie de l’invention qui excite notre esprit, nous détourne de l’épreuve vive de nos besoins et nous rend toujours plus dépendants des autres (p.296). Il faut plutôt travailler de ses mains. Et il faut aussi s’instruire à même cette expérience et d’après les sentiments qu’elle fait naître en se gardant de s’imaginer plus savant par les livres et le savoir des autres (p.267).
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La leçon prend aussi une forme positive. « Les mains travaillent au profit de l’esprit » (p.279). Elles nous enseignent ce que veut dire attendre et prévoir. Elles nous font comprendre ce qu’est l’avenir et « le prix du temps » (p.280). Le travail trempe notre âme dans le Styx (p.651) et forme notre jugement. Nous apprenons à rapprocher, comparer et déterminer des relations sous un point de vue pratique ou pour une fin utile (p.317). Cela est bien autre chose que le simple raisonnement et le mécanisme aveugle de la logique. L’instruction du précepteur refusera les longs discours éloquents dont le plus sûr effet est de provoquer des répliques sur les mots et des arguties de toute sorte. Son propos restera « clair, simple et froid » (p.268). A son exemple, l’enfant évitera alors d’ergoter, de babiller et de se soucier moins de l’usage de la chose que de « l’asservissement » de son semblable. Travailler ou s’approprier le monde selon ses besoins, c’est d’abord acquérir la juste mesure en chaque situation particulière. Il faudra éviter de monter vers les généralités théoriques comme il faudra se garder de juger de la réalité d’une chose par sa ressemblance avec une autre chose. Le jugement se forme dans la correction des erreurs. Il faut distinguer ce qui n’est qu’une apparence pour certains de nos sens et dont on ne peut rien faire – comme la vue d’une rame dans l’eau prise pour un bâton brisé– et ce qui constitue au contraire la forme sous laquelle la chose se prête à un usage (p.318ss). Par le travail, le bon sens ou le jugement pratique, Émile dépasse les images, les illusions et les signes, découvre la nécessité et la stabilité du monde, se désintéresse de l’opinion des autres et « monte à l’état d’homme » (p.305).
- Travail et économie. Quel est cet état de l’homme au travail ? Ni Émile dans ce temps où sa pensée est dominée par l’utilité, ni son précepteur qui se met à son rythme ne sont alors les membres d’une communauté politique ou d’un État. L’utilité n’est pas une catégorie politique. Le travailleur n’est pas un citoyen. L’état de l’homme au travail est économique. Émile et son précepteur ne sont alors que des agents économiques. L’appropriation du monde par les hommes selon leurs besoins, pour leur bien-être et par l’effet de leurs arts ou des techniques de leurs métiers constitue la dimension économique de la condition humaine.
A vrai dire, les notions d’appropriation et de propriété sont déjà acquises lorsque Émile sort de la confusion entre le jeu et le travail au début du Livre III. Encore enfant, lors du jardinage d’une terre, « il a senti qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine et sa personne ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit » (p. 167). Il sait donc que chacun doit « respecter le travail des autres afin que le sien soit en sûreté… et qu’il ne perde pas sa peine » (p.168). Mais il ne sait rien d’autre. A ce stade, il ne peut pas encore apprendre par sa propre expérience que tout travail est spécialisé, que chacun est diversement propriétaire de son produit et que le respect de la propriété d’autrui entraîne la nécessité des échanges. La leçon du jardinage, des fèves et des melons lui permet de comprendre que « la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail » (p. 169). Il se trouve à la porte d’entrée de l’économie, mais il n’est pas encore à l’intérieur. Par la division du travail et par les échanges, l’appropriation du monde devient une appropriation collective.
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Cela veut dire plusieurs choses que doit apprendre Émile et, avec lui, tout agent économique. D’abord, le caractère collectif du travail des hommes s’exprime dans différentes formes d’échange qui sont autant de formes sociales. » La société des arts consiste en échanges d’industrie, celle du commerce en échange de choses, celle des banques en échanges de signes et d’argent » (p.297). Or tout échange suppose une mesure commune entre les hommes et entre les choses. Voilà le droit qui apparaît sous une forme encore primitive, comme mesure entre les hommes, et voilà surtout la monnaie, qui est « le vrai lien » de toutes ces sociétés d’échanges ou de toutes ces institutions économiques (p.297). Ce lien témoigne pour chacun de sa dette à l’égard des autres – « dette sociale…que chacun ne peut payer que pour lui » et par son travail, faisant de celui-ci « un devoir indispensable à l’homme social » (p.305 s). L’économie d’échange est toujours et d’abord une forme de dépendance mutuelle ou de servitude commune qui nous rend égaux au regard du fait de la division primitive du travail. Personne ne peut s’élever au-dessus de cette condition sociale. Tout homme doit travailler. L’Émile nous éloigne assurément de toute société féodale.
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Ensuite, la dépendance mutuelle des hommes s’exprime par des relations entre le prix des choses, des arts et des travaux eux-mêmes. Mais jamais nous ne sortons de la catégorie de l’utilité et du jugement sur les valeurs d’usage. L’interdépendance des prix attachés aux choses, aux idées et à leurs conditions de production ne constitue pas un système dont l’équilibre et l’évolution s’imposeraient aux agents par dessus leurs jugements pratiques et leur volonté. La division du travail social ne prend pas la forme d’une quantité de travail abstrait dont la répartition commanderait le niveau des prix dans les échanges. Rousseau, dans le petit cours d’Économie qu’il adresse à son élève, ne parle ni de prix de marché, ni de prix de production ou de prix fondamentaux. Ils ne parlent que de rapports d’utilité et de besoins. Pourquoi le boulanger gagne-t-il moins que l’artisan qui se croit un artiste « en travaillant uniquement pour les oisifs et pour les riches » (p.293) ? La réponse ne fait pas mention de comparaison entre des temps de travail ou entre des quantités offertes et demandées sur les marchés. « Le travail nécessaire à tout le monde reste forcément à un prix que le pauvre peut payer » (p.293). Au contraire, le prix élevé des babioles du riche constitue leur valeur d’usage qui est faite « de ce que le pauvre ne peut les payer » (p.293). En somme, Émile doit apprendre que l’estime publique s’attache volontiers aux différents arts en raison inverse de leur utilité réelle (p.292) et que « plus la chose coûte, moins elle vaut » (p.293). Un cours d’Économie sur les prix ne nous fera pas croire aux lois de l’Économie Politique quantitative, mais au contraire nous incitera à dénoncer les raisonnements abstraits et à revenir quand il le faut au bon sens et au jugement sur la qualité des choses, des idées et des hommes. Si vous voyez votre élève « entrer avec plus d’égards dans la boutique d’un orfèvre que dans celle d’un serrurier », dites vous que « vous perdu quatorze ans de soins » (p.293). Le travail nous apprend à ne pas nous élever au-dessus de l’expérience. L’Économie qui en dérive est qualitative. L’Émile nous jette loin des horizons physiocratiques et de l’Économie moderne.
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Enfin, l’égalité des hommes dans leur état de travailleur n’est pas une qualité morale ou politique ; elle est seulement un trait naturel. Chaque travailleur est à l’image de Robinson sur son île. Il sait que son travail est spécialisé et que son produit peut se porter par l’échange vers d’autres lieux du monde et qu’inversement ses besoins ne sont couverts pour une grande part que par les soins des autres. Mais les échanges ne se font pas en face à face. Ils s’effectuent par l’interposition des produits et des intérêts de chacun. L’économie n’enseigne pas à Émile que l’échange lui fait rencontrer des personnes qu’il devrait traiter comme des fins et pas seulement comme des moyens. Il ne sait donc rien de la justice. Autrui n’est pour lui qu’un instrument de son bien-être qui se trouve parmi tous les instruments dont il fait usage. Robinson Crusoé, à cet égard, est le seul livre qui convient à cet âge (p.291). Il lui apprendra à ne compter que sur lui-même – sur ses forces, sur son intelligence, sur son travail – et jamais sur les autres, parce qu’il n’y a réellement pour lui, dans l’orbe de son travail, aucune altérité à connaître. Le travail n’en fait pas un être social mais le conserve au contraire dans son état d’individu solitaire et centré exclusivement sur lui-même. Toutes les relations économiques dépendent de cette forme de travail. Rousseau veut dépersonnaliser les échanges, retirer toute intention des actes de co-opération et dé-socialiser la rareté. Dès son plus jeune âge, Émile doit apprendre que « il n’y en a plus » ne veut pas dire « je ne veux plus que tu en aies ». Le caractère collectif du travail et de l’appropriation du monde ne retire pas les hommes de leur isolement. L’Économie qualitative dont Émile est instruit par l’expérience de son travail n’est pas en ce sens une économie sociale ou une socio-économie. Nous sommes loin de l’institutionnalisme qui apparaîtra plus tard en marge de l’économie orthodoxe.
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Quelle est donc en définitive l’économie à laquelle Émile s’initie par son travail ? Le texte de Rousseau reste sobre. Il n’y ici rien de comparable aux longues descriptions de la Nouvelle Héloïse ou aux dénonciations tranchantes de l’argent dans les Écrits Politiques. Si le travail est le thème central de tout le Livre III, le cours d’Économie qui en dérive ne couvre que quelques pages. Ce qu’on peut y entendre contient cependant l’essentiel. Ce qui nous garde de la consommation dévorante des choses, des idées ou des êtres semblables à nous, ou encore ce qui contient la démesure d’une économie d’accumulation pervertie par l’argent, ce n’est pas d’abord une politique de la consommation, une morale de la tempérance ou une forme économique du partage, c’est d’abord l’exercice du travail sous sa forme la plus simple ou la plus naturelle – agriculture, artisanat, invention de quelques outils où la main reste toujours à l’œuvre, apprentissage des arts et des métiers, formation du jugement pratique et du bon sens. Car la consommation dévorante, le désir d’argent et l’accumulation sans limite ou sans mesure des fausses richesses traduisent le règne de l’opinion, de l’envie et de l’amour-propre où chacun s’égare loin de lui-même et se perd dans les calculs et les abstractions en voulant toujours plus et toujours une autre place que la sienne. La valeur du travail manuel, de l’apprentissage des arts et de la formation du jugement est de ménager en tout homme un espace où les sentiments portent à l’amour de soi et à la tranquillité du cœur, à l’abri pour un moment de tout ce qui nous porte naturellement vers les autres et risque tout aussi naturellement de nous précipiter vers l’illusion des signes et des fausses apparences. Alors viendra l’heure de la morale dont la fonction est d’apprendre à chacun comment retrouver sa place et la préférer à toute autre. L’heure de l’économie et du travail vient avant. L’autre, le sexe, la spéculation, la société n’ont pas encore d’attrait. Le travail n’a pas pour office de nous apprendre à vivre en société, mais de donner à chacun la consistance d’un cœur simple dont la morale aura bientôt besoin. Sous cet angle, Robinson sur son île n’est pas seulement un modèle dont le charme s’épuise après la puberté. Il est un idéal que la morale ultérieure retrouvera à sa façon et adressera à tous les âges. Le bonheur pour tout homme et en toute existence sociale sera toujours de pouvoir revenir quand il le faut chez soi pour se réjouir de la place que la nature lui accorde et que son adolescence lui aura appris à accueillir, aménager et entretenir par l’effort et l’intelligence de son travail. S’il faut parler ici de robinsonnade, il faut alors dire combien cette forme naturaliste relève en définitive de la philosophie morale. L’Économie qualitative de Rousseau n’est pas une morale économique, puisque l’agent économique n’est pas un sujet moral, mais elle est inscrite à titre de partie ou comme une branche particulière de la philosophie morale, parce que le sujet moral qui apparaîtra ultérieurement devra retrouver en lui-même le cœur pur que la nature lui donne et que l’agent économique lui conserve par son travail.
- Travail et politique. S’il est vrai qu’on entre toujours dans l’économie par le travail, on comprend comment l’économie de Rousseau est une économie naturelle, puisque le travail est situé par sa philosophie morale sous la perspective de l’homme naturel et de Robinson. Travailler, c’est toujours pour chaque homme rester seul sur son île ou dans l’espace naturel qu’il fait fructifier pour lui-même. La division du travail, les échanges aux multiples formes, l’appropriation collective ne produisent que des relations extérieures qui n’engagent aucune communauté de cœur, de sentiment, de volonté ou de pensée. La dette mutuelle ou la servitude commune laissent chacun dans un état complet d’indépendance, d’intimité et de suffisance intérieure. Il n’y a rien dans la définition du travail chez Rousseau qui puisse exprimer la nature sociale des hommes. On veut en particulier souligner deux points qui marquent une différence sensible entre sa pensée et la philosophie politique du siècle suivant.
- Le travail chez Rousseau est un acte productif dont un des traits distinctifs par rapport au jeu est d’utiliser une grande variété de moyens préalablement construits par l’intelligence technique ou par l’art. Mais ces moyens de production – qu’ils soient de simples outils ou des machines complexes – ne supposent nullement une relation interne ou organique entre les hommes ou entre leurs corps et leurs esprits. Nous n’avons pas essentiellement besoin les uns des autres pour fabriquer nos outils. Robinson se fait artisan et technicien tout seul bien avant l’arrivée de Vendredi.
Marx pense tout autrement. Le premier outil d’un homme, c’est la main de l’autre. Chaque progrès dans la forme d’un outil est un pas supplémentaire dans l’analyse de cette relation primitive de l’esprit à la main de l’autre ou de cette instrumentation du corps d’autrui. Il y a donc dès le départ en tout travail humain une forme de pouvoir exercé sur l’autre et qui constitue la racine du pouvoir économique. C’est ce pouvoir qu’Aristote a identifié le premier sous la forme historique du pouvoir du maître sur l’esclave ou « pouvoir despotique ». Marx a reconnu la grandeur d’Aristote en matière d’échange, de prix et d’argent, mais il n’a pas vu la proximité de sa notion de travail avec la sienne. Comme le montre Aristote, c’est ce pouvoir despotique qui envahit la cité, absorbe les autres formes de pouvoir et menace les constitutions politiques lorsque l’argent ou la chrématistique supprime les limites de l’économie. Marx ne sait pas dire que le despotisme du capital reprend la théorie aristotélicienne de la tyrannie.
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Rousseau reste très éloigné de cette idée. La critique qu’il adresse au despotisme légal ou éclairé des Physiocrates se mesure à toute autre chose qu’à la relation despotique intérieure au travail collectif. Rousseau conçoit que l’argent puisse détruire la cité en minant la volonté générale. Il n’imagine pas que le travail dans son état naturel puisse aussi comporter une menace latente pour l’affirmation politique de la liberté.
- Rousseau n’ignore pas l’effort, la fatigue et la peine du travail. Il en fait un autre trait distinctif par rapport au jeu. Il indique aussi volontiers que le travail donne un sentiment du temps et de l’attente qui sépare le moment présent où sont mises en œuvre des forces productives du moment ultérieur correspondant à l’achèvement du produit. C’est dans cette peine et dans cette attente que se forme la patience inhérente au bon sens ou au jugement pratique. Chaque travailleur apprend à calmer ses passions et différer son désir. La valeur du travail trouve sa source dans cette perception intérieure et individuelle du rythme contraignant du temps. Le travail nous garde d’imaginer pouvoir jamais sortir du temps par l’invention de nos machines. Il nous apprend au contraire la sagesse du temps qui passe à son rythme inexorablement.
Mais Rousseau ne va pas plus loin. Il ignore l’idée qui apparaîtra progressivement au siècle suivant selon laquelle le travail est une forme sous laquelle se présente le temps pour chacun ou plus précisément une expérience spécifique de la mesure du temps qui lie chaque travailleur à tous les autres dans une sorte de douleur commune. Jamais chez Rousseau on ne trouve ce qu’on voit dans le développement de la pensée socialiste après Hegel ou dans l’usage de Schopenhauer par Durkheim : l’idée selon laquelle la pitié, dont il fait pourtant le premier sentiment moral, a pour lieu primitif la condition des hommes dans la souffrance du temps dont chaque travailleur témoigne pour tous les autres en portant en lui une certaine mesure commune comme « heure de peine » universelle. Rousseau n’ignore pas seulement l’idée propre à l’Économie Politique d’une quantité de travail social abstrait qui donnerait à toutes les grandeurs économiques leur substance commune. Il manque aussi l’idée plus profonde de solidarité humaine par le travail qui se trouve à la base de toute l’économie sociale du siècle suivant.
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Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi Rousseau a-t-il manqué l’idée si simple d’après laquelle il n’y a sans doute jamais de travail humain qui n’inclue en même temps l’exercice du pouvoir d’un maître et l’expérience d’une solidarité dans la peine ? Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans la forme sous laquelle Rousseau a voulu apaiser l’inquiétude de son cœur malheureux. C’est par les œuvres de l’imagination que les cœurs sensibles cherchent à se consoler. Mais autre est l’imagination collective à la source des utopies, comme en produiront les souffrances de « la Révolution industrielle » au début du siècle suivant ; autre l’imagination de l’écrivain solitaire qui ne fait qu’exprimer ses rêves. Sur le travail, Rousseau ne sait opposer à l’affairement et l’avidité des hommes de son temps que son rêve d’un Robinson heureux. Il imagine ainsi pour lui l’exercice d’un travail simple qui le délivrerait de ses tourments et de ces mêmes imaginations. Cette pensée sans doute reste insuffisante pour se faire valoir comme utopie sociale ou se constituer plus encore en idéal permettant alors la construction d’une critique sérieuse de l’économie politique. Mais elle a sa profondeur et peut nous inspirer encore. Il n’y a sans doute pas de critique, d’idéal ou d’utopie qui n’ait besoin de s’étayer tous les jours sur les rêves personnels d’un poète ou d’un grand écrivain.
Bibliographie
- Rousseau, J.J. (1969), Émile ou De l’éducation, Folio, Gallimard.
Selon Rousseau, le travail nous enseigne une sagesse sur le temps, un sentiment de soi et un sens du réel qui nous préservent des dangers de l’imagination, des passions et de la société. « Le travailleur ne rêve pas » comme le dira S. Weil. Quelle notion de travail est ici engagée ? Rien de ce qu’on trouvera ultérieurement dans l’Économie Politique classique, Marx ou la socio-économie. Rousseau fait assurément du travail une entrée dans l’économie, mais cette économie reste dominée par la valeur d’usage. On peut parler d’économie qualitative.
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