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Passion pour l’antique, quête de savoirs millénaires… Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Rome s’impose comme un laboratoire pour l’Europe artistique et scientifique.

Il faut corriger une idée reçue. Rome au XVIIIe siècle n’est pas cet antre du fanatisme et de l’ignorance décrit par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie ou par Voltaire dans son Épître aux Romains. Que l’on se souvienne plutôt de Goethe lorsque, au soir du 3 décembre 1786, un mois après avoir franchi les portes de la Ville éternelle, il confie dans les pages de son journal de voyage : « A cet endroit se rattache toute l’histoire du monde, et je date une seconde naissance, une vraie régénération du jour où j’ai foulé le sol de Rome. » Ce choc culturel aussi brutalement mis à nu n’est pas l’expression isolée d’un génie littéraire. Pour toute une génération d’Européens nés dans la première moitié du XVIIIe siècle, le voyage à Rome et la découverte de son passé antique s’imposent comme une expérience essentielle qui confine à la quête initiatique.

Fils d’un arpenteur du Bordelais, le naturaliste François de Paule Latapie écrit lui aussi dans l’un des quatorze cahiers qui détaillent son périple italien entre 1774 et 1777 : « Dès l’âge de 14 ans, c’est-à-dire dès les premiers temps que j’ai lu l’histoire romaine avec intérêt, j’ai soupiré pour l’Italie. Aussi, le moment où je suis entré dans Rome n’a-t-il ressemblé à aucun autre des moments de ma vie. »

François de Paule Latapie, dont les Ephémérides, retrouvées chez ses descendants et inédites à ce jour, présentent un tableau vivant de l’Italie des Lumières, depuis le départ du voyageur de Bordeaux eb 1774 jusqu’à sa visite à Voltaire à Ferney en 1777.

 

"Les moment où je suis arrivé dans Rome n'a ressemblé à 
aucun autre des moments de ma vie" (Latapie)

 

Rome a certes attiré vers elle pèlerins et voyageurs bien avant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais au Moyen Age, le voyage à Rome se faisait surtout dans une perspective dévotionnelle. A partir du XVIe siècle les Anglais inaugurent la pratique du Grand Tour, voyage visant à parfaire l’éducation des jeunes nobles, dont les grandes capitales italiennes constituent des étapes incontournables et qui se diffuse au cours des XVIIe et XVIIIe siècles au sein des élites européennes.

Dans la deuxième moitié du siècle des Lumières, l’afflux des étrangers en Italie atteint une ampleur inégalée grâce à la paix qui règne dans la péninsule depuis la signature du traité d’Aix-la-Chapelle en 1748 jusqu’aux guerres révolutionnaires. Le cardinal de Bernis, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège entre 1769 et 1791, affirme ainsi en 1784 dans l’une de ses dépêches diplomatiques : « Depuis quinze ans révolus que j’habite Rome, je n’y ai jamais vu pendant la semaine sainte une si grande foule d’étrangers de toute nation. » Forte de cette présence étrangère massive et constamment renouvelée, la Rome de la seconde moitié du XVIIIe siècle s’ouvre aux idées nouvelles et aux sociabilités des Lumières.

 UN NOMBRE INÉDIT DE VOYAGEURS

A cette époque, Rome est une ville de taille moyenne à l’échelle du continent européen. La muraille aurélienne, qui a figé au IIIe siècle les limites de la capitale millionnaire des Césars, constitue une châsse bien trop grande pour les quelque 150 000 Romains du XVIIIe siècle, dont l’habitat s’est replié dans la boucle du Tibre et le quartier du Trastevere cf. p. 75. Capitale de l’État ecclésiastique, Rome est alors gouvernée par des papes dont l’influence décline inexorablement sur la scène diplomatique internationale. Sous la pression des monarchies française et espagnole, Clément XIV se voit ainsi contraint en 1773 de supprimer la toute-puissante Compagnie de Jésus. Pour faire face aux réformes de l’empereur Joseph II visant à limiter l’influence de l’Église sur la société, Pie VI entreprend quant à lui en 1782 un voyage à Vienne, qui se solde par un échec retentissant. Mais cet affaiblissement de la papauté n’empêche en rien la ville de Rome d’être affectée par de puissantes dynamiques circulatoires, dont le rayon d’action se mesure à une échelle internationale, et qui touchent aussi bien les personnes que les biens de consommation culturelle ou les pratiques de sociabilité.

Chaque année, donc, entre les mois de janvier et d’avril, la population romaine s’accroît brusquement par la venue de plusieurs milliers de visiteurs, successivement attirés par les réjouissances du carnaval romain, coïncidant avec la période de réouverture des théâtres, puis par la pompe attachée aux cérémonies religieuses du carême et de la semaine sainte. Pour ces étrangers, la ville promise revêt alors tous les caractères d’une terre d’accueil.

Prenant conscience que les exigences de confort de ces voyageurs ne sont plus celles des pèlerins chichement logés dans la zone du Campo dei Fiori, la papauté a favorisé le développement d’un nouveau quartier dévolu à l’hébergement des étrangers de passage à Rome. Situé dans la zone de la place d’Espagne, facilement accessible depuis la porte du Peuple – par laquelle les voyageurs venant du nord entrent dans la ville -, ce quartier voit se propager au fil du siècle quantité d’auberges et d’hôtels garnis aux enseignes aussi attractives et évocatrices que Le Petit Louvre, L’Écu de France ou A la ville de Londres.

Enseigne de la librairie Bouchard et Gravier, l’un des vecteurs de la diffusion des livres des Lumières à Rome.

L’enchérissement du coût de la vie lors de la saison hivernale démontre que les Romains ont dès cette époque bien compris les ressources de l’« économie touristique ». Le comte d’Espinchal, à la fois voyageur et émigré de la Révolution, écrit ainsi en 1790 dans son Journal : « La vie est bon marché à Rome dans le courant de l’année, mais elle devient chère l’hiver, car c’est la saison où les étrangers y abondent. » Autre effet induit par ce grand nombre de voyageurs : l’abondance des courtisanes dans le quartier de la place d’Espagne. S’agissant d’une capitale religieuse, les voyageurs ne manquent pas de s’en étonner, tel Latapie, qui écrit en 1775 au moyen de l’alphabet crypté lui servant à dissimuler les passages les plus scabreux de son récit : « Chez une fille où je suis monté j’ai trouvé un moine de la Rédemption qui n’était sûrement pas là pour rien. A l’air de dévotion et aux propos de la maquerelle on l’eût prise pour une sainte… »

 DE L’ART À LA SCIENCE

Qu’ils soient français, anglais, russes ou scandinaves, ces étrangers logés aux alentours de la place d’Espagne ne sont pas seulement de jeunes nobles venant parfaire leur éducation au contact des beautés antiques. On trouve aussi parmi eux de nombreux savants et érudits désireux d’enquêter dans un esprit encyclopédique sur les savoirs accumulés depuis plus de deux millénaires dans les nombreuses bibliothèques et collections de la ville. Plusieurs savants étrangers issus des académies royales ou provinciales se rendent ainsi à Rome afin de retrouver la valeur exacte des unités de mesure et de capacité utilisées par les anciens Romains, dans la perspective d’une universalisation du système de mesures – qui ne sera accomplie qu’au temps de la Révolution française.

Des hommes de science attirés par les savoirs accumulés 
depuis deux mille ans dans les bibliothèques.

Le savant Charles Marie de La Condamine conduit à cette fin au cours des années 1750 des recherches dans les collections du musée du Capitole qui sont reprises vingt ans plus tard par Latapie pour le compte du fils de Montesquieu. Le géologue Déodat de Dolomieu ambitionne pour sa part de construire une histoire des strates géologiques du globe sur la base des marbres, basaltes et autres minéraux issus de l’ensemble du bassin méditerranéen, rassemblés à Rome sous l’apparence d’un peuple de statues. D’autres savants ouvrent la voie à une découverte inédite de la période médiévale, envisagée sous l’angle politique mais également artistique avec les enquêtes menées depuis Rome par Jean-Baptiste Séroux d’Agincourt sur les monuments édifiés à travers l’Europe entre le IVe et le XVIe siècle.

Ces recherches multiples, dont les traces sont aujourd’hui conservées dans les manuscrits de la Bibliothèque vaticane comme dans les archives des académies des sciences ou des inscriptions, exigent souvent une présence prolongée dans la cité sainte. Arrivé à Rome en 1779 pour un séjour qui ne devait durer que quelques mois, Séroux d’Agincourt finit par y demeurer jusqu’à sa mort en 1814. Ainsi peut-il mobiliser un réseau international de collaborateurs qui lui permet de mener à bien son imposante Histoire de l’art par les monuments.

Dans le sillage de Benoît XIV, les papes Clément XIV et Pie VI accueillent favorablement ces nouveaux savoirs, à travers lesquels la science et le souci du bien public l’emportent sur les logiques anciennes de l’érudition. Tout en condamnant avec la plus grande fermeté les dimensions radicales de la culture des Lumières – tels le matérialisme ou l’athéisme -, la papauté tente de s’en réapproprier les aspects les plus mesurés, en particulier dans les champs artistique et scientifique.

Qu’ils soient savants ou simples amateurs, les voyageurs ont pour habitude de fréquenter, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, les artistes de toutes nationalités venus se former ou faire carrière à Rome. Dans les paroisses voisines de la place d’Espagne, ce sont de véritables colonies artistiques étrangères que l’historien peut recenser au moyen des « états des âmes », ces registres permettant aux curés romains de vérifier que tous les habitants de la Ville sainte ont bien accompli leur devoir annuel de communion pascale. Peintres, sculpteurs ou architectes, ces artistes sont pour beaucoup les fers de lance de ce mouvement international de retour à l’antique auquel on attribuera rétrospectivement le nom de néoclassicisme. Mais ils sont aussi les représentants d’écoles nationales qui se font ouvertement concurrence sur la scène artistique romaine. Tandis que les Allemands y tiennent le haut du pavé jusque dans les années 1760 grâce à la présence du théoricien de l’art Johann Winckelmann1 et du peintre Raphaël Mengs, les Français leur dament le pion dès les années 1770 à la faveur d’un puissant redressement de l’Académie de France à Rome et des succès remportés par le jeune Jacques-Louis David.

Rivaux, ces artistes étrangers n’entretiennent pas moins des liens de sociabilité féconds, comme en atteste le peintre lyonnais Philippe-Auguste Hennequin dans ses Mémoires : « Français, Allemands, Belges, Suédois, Russes, tous mangeaient à la même table ; c’était une véritable assemblée de fous dont les Français étaient à la fois les chefs et les acteurs. » Grâce aux artistes et aux voyageurs, le quartier de la place d’Espagne peut être considéré comme l’un des plus cosmopolites d’Europe.

Si la Rome pontificale n’est plus un foyer de puissance, elle demeure plus que jamais un théâtre où la puissance des autres États européens se doit d’être mise en scène. Les diplomates rivalisent donc de prodigalité pour se faire mécènes des artistes et accueillir avec faste les voyageurs dans leur palais. La longue ambassade que François de Bernis se voit confier par Louis XV et Louis XVI à Rome lui permet ainsi de tenir plus de vingt années durant au palais de Carolis ce qu’il se plaît à appeler « l’auberge de la France au carrefour de l’Europe ». Mettant savamment à profit la proximité géographique de son palais avec celui de l’Académie de France et avec la principale librairie française de la ville, Bernis parvient à faire émerger au sud de la via del Corso un nouveau quartier français à Rome, espace de domination et de représentation, mais aussi foyer d’art et de culture.

Même si son attractivité se fonde désormais principalement sur l’amour de l’antique, Rome attire toujours, en tant que capitale religieuse, les représentants les plus prometteurs de tous les ordres religieux que compte le catholicisme. Originaires de Champagne, les pères minimes Thomas Le Seur et François Jacquier mènent ainsi à partir des années 1740, depuis le couvent romain de la Trinité-des-Monts, une carrière prestigieuse de savants et d’enseignants dans les diverses institutions rattachées à la curie pontificale, de l’université de la Sapienza au Collegio Romano, confisqué aux Jésuites, en passant par la congrégation pour la Propagande de la foi et celle du Saint-Office. La pratique du pèlerinage à Rome apparaît pour sa part en nette décrue par rapport à la première moitié du siècle, compte tenu de l’évolution des mentalités mais aussi des mesures prises par les États pour mieux contrôler le déplacement des individus. L’hospice de Santa Maria dell’Anima continue néanmoins à attirer en moyenne 900 pèlerins par an, principalement issus de l’aire germanique, tandis que celui de Saint-Louis-des-Français en accueille environ 500 chaque année, venus pour la plupart du royaume de France. Cette présence pèlerine internationale demeure une source de fascination pour les habitants de Rome, compte tenu des formes de dévotion populaire qu’elle suscite. C’est ce dont témoigne la figure du Français Benoît Labre, pèlerin au long cours mort dans la cité sainte en 1783, et aussitôt sanctifié par la vox populi romaine2.

AU CARREFOUR DE L’EUROPE

Les nombreux étrangers de passage ou résidant à Rome sont les vecteurs d’une intense circulation des objets et des biens culturels entre la Ville éternelle et les principaux centres de l’Europe éclairée. Il faut pour s’en rendre compte s’immerger dans les registres de comptes des bibliothèques romaines, les catalogues des librairies, les archives des académies et celles des ordres religieux représentés dans la cité sainte.

A une époque où l’antique déchaîne les passions, les objets d’art issus des collections romaines, et plus encore les vestiges tirés du sol de l’Urbs et de ses environs, sont au centre de toutes les convoitises. En dépit des édits pontificaux visant à interdire l’exportation des antiquités issues de l’État ecclésiastique, plusieurs marchands étrangers actifs à Rome, tels que le banquier anglais Thomas Jenkins, s’enrichissent du trafic d’objets antiques dont l’authenticité n’est pas toujours avérée…

Certains voyageurs sont prêts en effet à dépenser des fortunes pour amasser peintures, sculptures et objets décoratifs imités de l’art gréco-romain afin d’en décorer leur demeure et de consacrer ainsi dans leur patrie d’origine leur réputation d’amateurs d’art. Présent à Rome en 1776, le comte d’Orsay y déploie une activité d’achat frénétique en vue de transformer à l’antique les pièces de son hôtel parisien de la rue de Varenne. Ce ne sont pas moins de 222 caisses d’objets d’art qu’il fait parvenir en France au moyen d’un vaisseau spécialement affrété pour l’occasion entre Civitavecchia et le port du Havre !

Rome constitue aussi un lieu très propice pour assouvir la passion des bibliophiles. Certes, la congrégation de l’Index est au XVIIIe siècle plus que jamais attentive à mettre à jour la liste des livres interdits par l’Église, et les ballots des voyageurs sont systématiquement fouillés à leur entrée dans la ville pour vérifier s’ils ne contiennent pas d’ouvrages pernicieux3. Pourtant, les livres des Lumières circulent sous de multiples formes dans la Rome du XVIIIe siècle, à la faveur de l’entrelacement des réseaux du voyage, de la librairie et de la diplomatie. Les bibliothèques privées des aristocrates romains, mais aussi de certains cardinaux octroient une place croissance à la culture éclairée, au détriment des ouvrages caractéristiques de la Contre-Réforme. Dans celle du prince Borghèse par exemple, Latapie ne manque pas de relever la présence de l’Encyclopédie et des « ouvrages de la nouvelle philosophie ». Les registres de comptes de grandes bibliothèques romaines comme celles des dominicains de Santa Maria sopra Minerva ou des minimes de la Trinité-des-Monts montrent qu’elles acquièrent auprès des libraires parisiens les ouvrages récents tributaires de la nouvelle culture encyclopédique. La librairie française Bouchard et Gravier, qui déploie ses étals face à l’ambassade de France à Rome, diffuse quant à elle directement sur le marché romain des publications caractéristiques des tendances modernes de l’édition européenne, des romans aux ouvrages artistiques, en passant par les livres de science.

Il est révélateur de constater l’attrait croissant que les élites romaines éprouvent au même moment pour les objets de luxe et les parures vestimentaires venus de l’autre côté des Alpes. Cette nouvelle « culture des apparences », pour reprendre le titre du bel ouvrage de Daniel Roche Fayard, 1990, se répand aussi à Rome dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le peintre Joseph-Marie Vien, qui retrouve en 1775 une Rome qu’il avait quittée vingt-cinq ans plus tôt, est un éloquent témoin de cette évolution : « En 1740, il y avait dans la belle rue de Rome trois cafés, quelques boutiques de marchands regrattiers ; les cafés se tenaient dans des boutiques, sans nulles décorations. Aujourd’hui, les cafés sont décorés comme à Paris ; les boutiques sont tout autres, et celles des marchandes de mode sont à l’instar de la rue Saint-Honoré. »

Pour transformer à l'antique son salon parisien de la 
rue de Varenne, le comte d'Orsay fait partir 222 caisses d'objets 
d'art achetés à Rome.

Les canaux diplomatiques jouent un rôle important dans l’introduction des objets de mode et de leurs nouveaux usages. Ayant pour habitude d’offrir des cadeaux venus de France à sa maîtresse romaine la princesse de Santa Croce, le cardinal de Bernis lui fit un jour envoyer un bidet, instrument de toilette intime dont l’usage se répandait alors dans la bonne société parisienne. Mais l’ambassadeur regretta de ne pas avoir joint à son présent une notice d’utilisation lorsqu’il eut la surprise de le retrouver un soir de réception sur la table de la salle à manger de sa bien-aimée en guise de plat à poissons !

Détail de la Galerie de vues de la Rome antique, peinte en 1758 par Giovanni Paolo Panini ( Paris musée du Louvre). A la fin du XVII ème siècle les antiquités romaines ne sont plus seulement copiées par les artistes et admirées par les amateurs, mais également expertisées par des hommes de science qui prétendent authentifier leur provenance.

A l’occasion de son voyage en Italie de 1728-1729, Montesquieu n’avait pas manqué de remarquer : « Une singularité de Rome est que ce ne sont pas les femmes qui donnent le ton, comme partout ailleurs, mais les prêtres. » Trois décennies plus tard, les salons féminins se sont en revanche multipliés dans la cité sainte. Les « conversations » de la marquise Boccapaduli ou de la bourgeoise Maria Pizzelli rassemblent artistes, savants et hommes de lettres, faisant ainsi écho aux salons parisiens de la marquise de Tencin ou de Madame Geoffrin. Dans cette Rome où les formes de la vie culturelle se sécularisent, on va jusqu’à tenir salon dans des cellules monastiques, comme en témoigne la sociabilité entretenue par le père François Jacquier dans ses deux chambres du couvent de la Trinité-des-Monts, recouvertes de décors à fresque de caractère profane.

Dominées jusqu’alors par l’empreinte de l’érudition littéraire ou religieuse, les sociabilités académiques romaines accordent désormais une place croissante à la science, comme en témoignent les nombreux discours scientifiques prononcés à l’académie poétique des Arcades à partir des années 1770. Certains aristocrates comme les frères Caetani se font de leur côté les promoteurs d’une activité scientifique qui attire les foules romaines, comme lors de la reproduction des expériences aérostatiques des frères Montgolfier. Au chapitre des sociabilités clandestines, on ne peut enfin manquer d’évoquer le cas des loges maçonniques, dont l’activité résiduelle mais vivace est attestée à Rome à la fin des années 1780 en dépit du double interdit pontifical concernant la franc-maçonnerie.

Si « la ville est le lieu des Lumières », comme l’écrivait déjà Alphonse Dupront en 1962, Paris est loin d’en représenter le seul archétype. La capitale française s’est incontestablement imposée comme le lieu de mise en discussion internationale des savoirs philosophiques5. Rome est devenue pour sa part, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la capitale internationale des savoirs antiques, lesquels ont été appelés à jouer un rôle de première importance au moment de la Révolution française et de l’Empire. C’est à ce titre que la Ville éternelle s’impose elle aussi à l’historien comme un fascinant laboratoire des passions et des modes qui façonnent l’Europe culturelle au temps des Lumières.