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«Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui. » – Jean-Jacques Rousseau

 

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« rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prudents.Les premiers mouvements naturels de l’homme étant donc de se mesureravec tout ce qui l’environne, et d’éprouver dans chaque objet qu’il aperçoit toutesles qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa première étude est unesorte de physique expérimentale relative à sa propre conservation, et dont on ledétourne par des études spéculatives avant qu’il ait reconnu sa place icibas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent s’ajuster aux corps surlesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts d’illusion, c’est le temps d’exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres ; c’est le temps d’apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ontavec nous. Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par lessens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sertde base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir.

Pour exercer un art, il faut commencer par s’en procurer les instruments, et, pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez solidespour résister à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer nosmembres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence ; et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui lesfournit, soit robuste et sain. Ainsi, loin que la véritable raison de l’homme seforme indépendamment du corps, c’est la bonne constitution du corps qui rendles opérations de l’esprit faciles et sûres.

En montrant à quoi l’on doit employer la longue oisiveté de l’enfance, j’entredans un détail qui paraîtra ridicule. Plaisantes leçons, me diraton, qui, retombant sous votre propre critique, se bornent à enseigner ce que nul n’abesoin d’apprendre ! Pourquoi consumer le temps à des instructions qui viennenttoujours d’ellesmêmes, et ne coûtent ni peines ni soins ? Quel enfant de douze ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre, et, de plus, ce queses maîtres lui ont appris ?

Messieurs, vous vous trompez : j’enseigne à mon élève un art très long, trèspénible, et que n’ont assurément pas les vôtres ; c’est celui d’être ignorant : carla science de quiconque ne croit savoir que ce qu’il sait se réduit à bien peu dechose. Vous donnez la science, à la bonne heure ; moi je m’occupe del’instrument propre à l’acquérir. On dit qu’un jour, les Vénitiens montrant engrande pompe leur trésor de SaintMarc à un ambassadeur d’Espagne, celuici, pour tout compliment, ayant regardé sous les tables, leur dit : Qui non c’è laradice. Je ne vois jamais un précepteur étaler le savoir de son disciple, sans êtretenté de lui en dire autant.

Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens attribuent auxexercices de la gymnastique cette vigueur de corps et d’âme qui les distingue leplus sensiblement des modernes. La manière dont Montaigne appuie cesentiment montre qu’il en était fortement pénétré ; il y revient sans cesse et demille façons. En parlant de l’éducation d’un enfant, pour lui raidir l’âme, il faut, ditil, lui durcir les muscles ; en l’accoutumant au travail, on l’accoutume à ladouleur ; il le faut rompre à l’âpreté des exercices, pour le dresser à l’âpreté de ladislocation, de la colique et de tous les maux. Le sage Locke, le bon Rollin, lesavant Fleury, le pédant de Crouzas, si différents entre eux dans tout le restes’accordent tous en ce seul point d’exercer beaucoup les corps des enfants. C’est le plus judicieux de leurs préceptes ; c’est celui qui est et sera toujours leplus négligé. J’ai déjà suffisamment parlé de son importance, et comme on nepeut dessus donner de meilleures raisons ni des règles plus sensées quecelles qu’on trouve dans le livre de Locke, je me contenterai d’y renvoyer, aprèsavoir pris la liberté d’ajouter quelques observations aux siennes. »