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LA RELIGION CIVILE AVANT ET APRÈS LA RÉVOLUTION
par GUGLIELMO FORNI ROSA
- On peut dire peut-être aujourd’hui qu’on travaille avec des instruments périmés et souvent trop limités d’un point de vue idéologique:
Dans la société contemporaine les religions soutiennent un rôle important pour fixer les identités, et donc pour délimiter les groupes qui agissent dans l’espace public; de ce point de vue le christianisme a exercé une fonction séculière ou directement politique déjà pendant l’époque des Lumières, et ensuite à travers la Révolution française, contribuant à fixer une théorie des droits individuels. Henry Michel a écrit en 1903, à l’occasion d’une commémoration de Quinet: «… la Révolution, loin d’être la négation du christianisme, constitue l’une des « époques » de son développement. La Révolution amène au jour, plus net, plus dégagé, plus visible qu’il ne le fut jamais, le principe même du christianisme, l’esprit de vie qui l’anime, le soutient, le fait durer, malgré l’Église: la liberté ». Cela ne signifie pourtant que l’évolution religieuse à l’époque moderne vise tout simplement un but politique ou séculier, ou que les transformations en cours de la religion – surtout au XIX et XX siècle – soient utilisés uniquement pour fixer les identités et les groupements sociaux, sans aucun résidu de transcendance. Les États modernes manquent normalement de tout intérêt pour un monde supérieur ou spirituel, donc pour les propositions métaphysiques du christianisme, même s’ils cherchent une morale commune, une sorte d’idéologie qu’on peut demander à l’Église de proposer et de diffuser, qui sert au pouvoir pour dominer la population. Donc l’État normalement ne croit pas un mot de ce que l’Église propose, mais respecte et appelle l’Église à des taches communes. D’autre part les Églises, si elles n’avaient pas l’aide, le soutien de l’État, risqueraient de disparaitre, au moins aux yeux des foules, de perdre importance sociale et visibilité médiatique. Et naturellement, si elles travaillent pour être présentes dans toute occasion, pour s’enraciner dans la société, c’est parce qu’elles visent toujours à exprimer leur conceptions métaphysiques. Dans un livre récent (La religion civile américaine. De Reagan à Obama, Presses Universitaires de Rennes, 2009) Mark Bennett McNaught donne une définition synthétique de « religion civile » comme « l’ensemble des croyances qui rendent à la fois la politique religieuse et la religion politique ». En examinant ici l’idée de religion civile dans son histoire passé et récente, je voudrais montrer le côté paradoxal de cette notion: dans son essor depuis le XVIII siècle, et surtout dans son développement au XIX, elle vise à l’unité, à la solidarité plus large; aujourd’hui, au contraire, on utilise cette notion pour fixer l’identité ou la cohésion d’un groupe, qui doit s’opposer et lutter contre la pénétration dans le territoire d’autre cultures, d’autres peuples. On dit qu’on est chrétien pour dire qu’on appartient à un monde et à une histoire, qu’on a des mémoires communes, donc pour se différencier d’autre cultures, et pas du tout pour manifester qu’on croit à un monde supérieur et spirituel auquel tout être humain serait destiné.
- L’idée d’une « religion civile », d’un système moral ou religieux commun à tous les citoyens, se répand au cours du XIX siècle pour compenser les tendances individualistes à la dilacération, à la dispersion. Après la grande Révolution, on craint en effet qu’une société livrée à elle-même, à des mécanismes présumés assez fiables d’autorégulation économique, se trouve exposée à des conflits de plus en plus graves. Au XVIII siècle, l’économie politique classique avait déjà tenté de concevoir une société fondamentalement équilibrée et harmonieuse, basée sur la poursuite par l’individu de son intérêt personnel (« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, du boulanger, que nous espérons recevoir un repas », disait Smith). Et par ailleurs, sur le terrain politique, la théorie du contrat recherchait elle aussi un équilibre, qu’elle considérait possible en liant les individus par un pacte et en les transformant en citoyens fidèles à la patrie.
Néanmoins, il faut souligner que dans les deux cas on arrive à la société à partir de la vie individuelle. Ce qui a été fortement contesté par l’idéalisme allemand et par le positivisme français : l’idéalisme allemand, en concevant la constitution de la « société civile » (c’est-à-dire du marché capitaliste, étendu potentiellement à toute la planète) comme une véritable révolution, plus profonde encore que la révolution politique, a tenté d’en maîtriser le caractère abstrait, unilatéral, en l’entendant comme un aspect ou un moment d’une histoire universelle de l’Esprit. Selon Hegel, la faillite de la Révolution, la Terreur, dépend de l’incapacité de penser l’idée d’État comme quelque chose de différent et supérieur à l’égard des individus, à savoir des intérêts (société civile); l’erreur résiderait dans l’idée de volonté générale ou de l’État comme résultat d’un contrat. Le positivisme français a vite compris, avec Saint-Simon puis avec Comte, qu’une intégration spirituelle (religieuse ou purement laïque), un programme foncièrement unitaire concernant la recherche scientifique et l’éducation morale, étaient nécessaires au-delà de la vie économique. Le christianisme se représente comme une force d’unification, comme un idéal de fraternité, indispensable à la société moderne: en ce sens Saint-Simon était convaincu que le message moral du Christ ne pouvait être efficace dans une société fondée sur la guerre et dominée par des classes improductives (noblesse et clergé); il le devenait seulement dans le présent, dans une société fondée sur l’échange de produits. Dans cette fusion du religieux et du politique, la société industrielle apparaît alors comme la réalisation ou la confirmation du christianisme, car au sentiment d’union, à l’élément moral, elle joint l’intérêt pour la collaboration, qui se réalise à travers la division du travail. Mais cette « solidarité organique » (décrite, bien avant Durkheim, dans le dernier ouvrage de Saint-Simon, le Nouveau Christianisme de 1825), admise et voulue à l’ère de l’industrialisation, n’est jamais suffisante et doit déboucher sur une attitude de « solidarité mécanique », à savoir sur une idéologie partagée par tous les citoyens. Saint-Simon avait déjà exprimé une orientation anti-libérale ou anti-encyclopédiste dans une lettre à Chateaubriand (4 juin 1817) dans laquelle il exposait sa conception de la « religion civile », en niant que l’on puisse laisser la liberté en matière de religion: « Les philosophes du XIX siècle feront sentir la nécessité de soumettre tous les enfants à l’étude du même code de morale terrestre, puisque la similitude des idées morales positives est le seul lien qui puisse unir les hommes en société ». Le « contrat social » de Rousseau se présente comme un mécanisme parfait qui produit de par soi-même la liberté et l’égalité, la conciliation de l’intérêt et de la vertu : «rendez l’homme un, vous le rendrez heureux autant qu’il peux l’être » (Fragments politiques, VI, 3). C’est donc dans le pacte lui-même que paraît résider la racine de l’ordre, de l’harmonie. Cependant en 1761 Rousseau a ajouté au texte déjà terminé du Contrat social un dernier chapitre sur la « religion civile », c’est-à-dire sur un ensemble de principes concernant l’existence de Dieu, l’immortalité, la vie future, ensemble qu’il tenait pour nécessaire à l’existence du lien social. Dans ce dernier chapitre, Rousseau soutient le besoin d’imposer des règles à la vie religieuse: il faut laisser la liberté de conceptions métaphysiques car, dit-il, sur ces questions l’État n’a aucune compétence, et il ne peut pas non plus étendre son pouvoir à des problèmes privés, dépourvus d’intérêt politique; mais préconiser l’observance formelle (à savoir purement extérieure) des convictions communes concernant l’existence et l’action de Dieu, car il s’agit là effectivement de conditions de la vie en commun. On peut se demander si la religion universelle, « bornée au culte purement intérieur du Dieu Suprême », que le Contrat social présente (Livre IV, 8) comme « religion de l’homme », correspond à la « profession de foi » de l’Émile, et si ces deux idées de religion équivalent ou non à la forme générale de toute religion possible (à l’intérieur de l’État) que le Contrat appelle « religion civile »; on peut discuter et s’étendre beaucoup sur cette question (voir la dernière conférence de Ghislain Waterlot, donnée aux Charmettes le 20 juin 2009). Mais je tiens tout de même à souligner qu’une intégration parfaite ou complète du citoyen dans la vie de l’État, élaborée dans un sens purement laïque, se révèle insuffisante et nécessite un soutien religieux. D’ailleurs, quelle était l’origine de l’étrange pouvoir du législateur? «Cet emploi – disait le Contrat social, Livre II, 7 – qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution: C’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain…»
- A partir de la fin du XVIII puis pendant tout le XIX siècle, la théorie politique française, obsédée par le spectacle toujours renaissant de la guerre civile et du «jacobinisme en retard » (par exemple Cabet, qui justifiait à différents titres l’action de Robespierre et 1793), a cultivé le thème de la « religion civile ». On peut considérer à ce propos toute une série de noms et d’opinions certainement très diversifiés, mais qui présentent néanmoins à nos yeux des aspects communs : la réduction de la doctrine métaphysique concernant une réalité surnaturelle; l’interprétation de la fidélité religieuse comme fidélité morale ou sociale (on combat pour un monde meilleur, plus juste et plus libre); la référence très fréquente à la solidarité comme une valeur essentiellement chrétienne (l’amour pour son prochain), et qu’on ne peut donc pas réduire à la coopération, à la collaboration réalisée par la division moderne du travail.
Par ailleurs, on peut constater un déplacement de sacralisation du religieux au politique qui caractérise tout le siècle: même le nationalisme plus tardif (Barrès, Maurras) a créé en fait une sorte de transcendance, celle de la nation sacralisée qui mérite toute notre abnégation. Comme pendant la Révolution, où la société et en particulier ses représentants – c’est-à-dire l’Assemblée nationale – étaient l’objet d’un culte public, de même, par la suite, la responsabilité morale se mesure au service offert à la société, à l’amour pour le prochain jusqu’au sacrifice de sa propre vie, qui efface tous nos péchés. Et ceux qui luttaient sur des versants opposés, Quinet qui repoussait l’héritage du jacobinisme et condamnait Robespierre et 1793, ou bien Cabet, qui les excusait invoquant la nécessité de défendre la France en face de l’Europe coalisée, ou encore Louis Blanc, qui suivait la ligne Rousseau – Robespierre, acceptaient également le principe de la fraternité. Si on envisage cette évolution dans une de ses conclusions provisoires, la sociologie durkheimienne, on peut constater que celle-ci provient d’une croyance qui a parcouru tout le siècle: la vie sociale dérive (dans le sens qu’elle est structurée, et d’une certaine façon créée) des représentations religieuses. Durkheim a ainsi conduit à une certaine abstraction (légitime dans la construction d’une science) l’élément moral qui au XIX siècle était ouvertement indiqué comme chrétien: car, il faut bien le rappeler, il ne s’agissait généralement plus du christianisme métaphysique des siècles passés, mais d’un christianisme réduit à l’essence humaine et morale, dons d’un « nouveau christianisme » enraciné dans le monde, voué à ses nécessités. C’est la conviction que Durkheim a exprimée dans toute son œuvre, et qui sépare d’une façon si profonde le socialisme français du matérialisme marxiste : mais elle était déjà présente, en termes à peu près similaires, chez les auteurs qui préconisaient vers le milieu du siècle des christianismes nouveaux, et plus tard des religions de l’avenir, de l’humanité, du progrès. « Toujours et nécessairement la révolution – a écrit Lamennais en 1825, dans la première partie de son livre sur la religion – commencée dans l’Église, passe ensuite dans l’État, qui à son tour l’achève dans l’Église. C’est ainsi qu’on a vu naître et s’établir en Europe, avec des gouvernements despotiques ou républicains, les religions nationales ou civiles, qui ne sont qu’un athéisme déguisé ». Durkheim a décrit rapidement le contraste de fond qui a dominé la pensée politique du XIX siècle dans son compte-rendu du livre de Labriola, Essais sur la conception matérialiste de l’histoire (traduit en français en 1897). Il s’est trouvé d’accord avec le marxisme sur le fait que les hommes ne connaissent pas les raisons qui les font agir, ou les forces qui les poussent; qu’il y a des motivations secrètes, qui restent pour ainsi dire dans l’ombre. Donc les historiens font fausse route quand, pour expliquer les événements, ils s’adressent aux mémoires des protagonistes. Mais ces raisons qui travaillent dans l’ombre, poursuit Durkheim, ne sont pas économiques, elles sont décidemment morales ou religieuses. Dans la conclusion de sa dernière grande œuvre, Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il l’a dit d’une façon très claire: « Il y a assurément lieu de rechercher d’où vient que les idéaux évoluent; mais quelque solution qu’on donne à ce problème, il n’en reste pas moins que tout se passe dans le monde de l’idéal ». Cette orientation dérive évidemment de Saint-Simon, qui, subordonnant la politique à la morale, voyait les institutions d’un peuple comme le résultat des ses idées; mais on ne peut pas dire la même chose à propos de Rousseau, qui n’est nullement responsable de l’orientation idéaliste de Durkheim. Rousseau a certainement lié la politique et la morale (Émile, Livre IV: « Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société: ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale, n’entendront jamais rien à aucune des deux »), mais dans le sens d’une réciprocité réelle, et dans les Confessions il avait écrit : «J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique, et que, de quelque façon qu’on s’y prit, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son Gouvernement le ferait être… ». Ce sont les mots célèbres qui accompagnent, au début du Livre IX, l’évocation des idées qui étaient à la base du Contrat social. Mais il l’avait déjà dit dans l’Economie politique : « Il est certain que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être ».
- Je voudrais indiquer à présent le changement radical que les disciples de Rousseau ont pratiqué sur la perspective du Contrat social, et non seulement au XIX siècle, mais déjà pendant la Révolution française et même à son début en 1789. Ce n’est pas seulement Durkheim qui a nié l’origine contractuelle de la société comme un reste des mauvaises pensées « anglaises » des économistes, comme un fruit de l’individualisme et de l’égoïsme. Si on considère, par exemple, la pensée de Claude Fauchet, on peut constater très facilement que la « religion civile » au sens chrétien ou évangélique (l’amour du prochain, la fraternité) est devenue la base de la nouvelle société qu’il préconise, et que le contrat social dans le sens de Rousseau a totalement disparu de ses écrits, comme s’il était le fruit d’un individualisme pervers; comme si le dernier chapitre de l’œuvre majeure de son maître pouvait s’élargir et occuper entièrement l’espace d’une interrogation sur les bases les plus profondes de la vie sociale. « Puisque Dieu – écrit Fauchet dans son livre De la religion nationale, publié au début de la Révolution – est le garant du Pacte Social, & que le serment d’obéissance à la Loi publique repose dans son être, principe de tout l’ordre moral come de tout l’ordre physique de l’Univers… » ; donc la religion civile n’est pas un chapitre adjoint, il est le fondement de toute la construction, du pacte social lui-même : « la volonté Divine, qui n’a d’autre interprète, dans l’ordre social, que la volonté publique ». Dans la perspective de Fauchet, la volonté générale dépend d’un principe évangélique, à savoir le renoncement à l’orgueil et à l’intérêt particulier. C’est la religion, et non le pacte, qui nous rend frères, collaborateurs, engagés dans l’œuvre commune d’édification d’une société nouvelle: on est citoyen parce qu’on est d’abord chrétien. « Ce n’est pas avec l’intérêt personnel – écrit encore Fauchet – le principe des discordes, des vices, des despotismes, des anarchies, des crimes, des malheurs du monde entier depuis son origine, qu’on peut instituer efficacement la concorde générale… C’est avec ce désintéressement pur qui oublie son propre bonheur et le ressaisit plus grand dans le bonheur de tous ». Et, malgré tout ce que nous avons déjà dit, la dernière phrase reproduit une affirmation qui se trouve dans un texte de Rousseau, l’Économie politique: « La vertu du premier (Socrate) ferait son bonheur, le second (Caton) chercherait son bonheur dans celui de tous ».
Cette perspective, qui manifeste une altération radicale de la pensée de Rousseau (d’un auteur, il faut toujours le souligner, qui a été très important pour cette génération : « Rousseau suffit – écrivait Fauchet – car il a dit substantiellement tout ce qu’il y a de meilleur dans les meilleurs auteurs qui ont parlé des lois »), cette perspective va dominer complètement le XIX siècle, dans le sens d’une transformation idéaliste (et parfois confessionnelle) de la thématique du Contrat social; c’est l’idéalisme de certains historiens de la Révolution, comme Edgar Quinet, c’est l’idéalisme de celui que l’on considère normalement comme le fondateur (du côté français) de la sociologie scientifique, Émile Durkheim.
- Vers le milieu du XIX siècle et encore par la suite, Quinet a rapproché une donnée théorique d’une donnée sociologique ou politique. Est-ce qu’une religion purement intellectuelle, et même la construction abstraite de quelque penseur modernisant, peut remplacer la foi traditionnelle, profondément enracinée dans les masses populaires, et devenir capable de restructurer entièrement la société? Selon Quinet (qui manifeste à l’égard des révolutions un pessimisme ressemblant un peu à celui de Rousseau) il est bien vrai que la religion fonde généralement la société, mais la Révolution française n’avait pas une religion propre, et seulement très tard elle a essayé de proposer quelque naïve construction religieuse, qui aurait dû remplacer la foi catholique, pour tomber ensuite sous le pouvoir des forces réactionnaires.
D’autre part Rousseau, qui avait anéanti avec sa « profession de foi » plusieurs croyances habituelles, en vient à recommander de rester dans la foi de son pays ou en général dans la foi des ancêtres (Emile, Livre IV : «Vous sentirez que dans l’incertitude où nous sommes c’est une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où l’on est né… »); de cette façon, argumente Quinet, il détruit d’une main ce qu’il a bâti de l’autre, il prône une religion « moderne » qui peut être pratiquée par des cercles réduits ou intellectuels, et abandonne les masses à autoritarisme et à la réaction. On peut comprendre alors, raisonne Quinet, que la « profession de foi du Vicaire savoyard » n’offrait en vérité aucune possibilité à la Révolution française, si ce n’est celle, totalement négative dans un pays comme la France, de rouvrir les portes au catholicisme. La position de Quinet est certainement contestable (elle a été amplement contestée : voir Furet) si on l’envisage comme une interprétation possible de la grande Révolution. Elle présente pourtant le mérite de comparer la construction philosophique à la situation historique. Si le libéralisme, ou le naturalisme économique prôné par l’école anglaise et propagé en France par Jean-Baptiste Say, était perçu, après la Révolution française, comme une tendance visant dangereusement à détruire toute solidarité, on ne peut, d’autre part, effacer l’impression de faiblesse que nous procurent, sur le terrain de la religion, les constructions modernisantes qui élaboraient le thème de la solidarité (de la fraternité, de l’amour pour son prochain). Ces « nouveaux christianismes », ne pouvant s’imposer comme encadrement idéologique d’ensemble de la nouvelle société, régulateur de ses conflits et de ses intérêts, ouvraient derechef la voie aux institutions religieuses, qui étaient déjà enracinées depuis longtemps dans le territoire. Ce que pourtant Quinet n’a pas suffisamment considéré – peut-être aussi en raison du moment historique de son enquête, les dernières années de la Monarchie de Juillet puis celles du Second Empire – c’est que la foi chrétienne revenait, certes, entraînée par la valorisation romantique de la religion, mais avec un arrangement des matières et une distribution des forces qui ne correspondaient plus au catholicisme traditionnel. Une certaine sélection ou déformation des thèmes métaphysiques classiques, hérités du passé (concernant par exemple la divinité du Christ, la vie éternelle, la fraternité ou l’amour du prochain) est déjà sensible dans les écrits de Quinet consacrés particulièrement à la Vie de Jésus (1835, traduction française de Littré 1839-40) de David Strauss. Cette tendance à l’interprétation éthique ou politique du noyau métaphysique du christianisme est certainement plus évidente dans les différents essais de « nouveau christianisme » ou « religion de l’avenir », mais elle en arrive même à modifier – surtout dans la seconde moitié du siècle – le christianisme lui-même, dans sa configuration strictement officielle ou institutionnelle, comme on le verra par la suite à travers l’histoire du modernisme catholique.
- Et maintenant, pour conclure, je voudrais présenter quelque réflexion sur le présent. On a vu que le rapport entre religion et modernité entraîne des difficultés complexes et, encore aujourd’hui, pas entièrement comprises et résolues : cela est vrai, par exemple, dans le domaine de l’exégèse biblique, de la recherche historique sur les origines chrétiennes, et aussi dans l’utilisation politique de la religion, ou, inversement, à propos du soutien que les Églises demandent à la puissance de l’État et des moyens de communication. Les Églises, en général, n’ont pas de solution: pas de solution originale, qui ne soit pas la reprise de quelque arrangement du passé. Parfois elles préfèrent les privilèges de la «religion civile », une fonction que les États – qui n’ont pas de moyens pour contraster le vide moral et la fragmentation de la société – sont normalement disposés à permettre, et même à soutenir avec des contributions adéquates. Mais les Églises normalement s’arrêtent en face d’un discours directement politique, ou même de la possibilité d’un combat : elles s’enferment dans la morale individuelle, avec une préférence pour les questions sexuelles. Si tout cela, que je viens de dire, peut être vrai, du moins pour les sociétés avancées de l’Occident moderne, le résultat devient inévitable: les Églises vivent dans un monde qui est déjà organisé, qui a évolué et qui vit selon ses propres lois, auquel les Églises ne peuvent contribuer efficacement avec des programmes ou des exigences particulières. Même si les idées religieuses circulent dans toute la société, la conformation de la vie quotidienne est façonnée par les médias, par l’économie : donc il y a la possibilité d’un conflit, d’un conflit toutefois que les Églises refusent de reconnaître et d’assumer comme réel.
La fonction de « religion civile », que le christianisme a exercée en Europe à partir de la Révolution française, nous pose toujours le problème si, dans cet élargissement des tâches pratiques que l’État demande encore à l’Église, on peut voir une possibilité de perdre le message central du christianisme, c’est-à-dire l’attente du Royaume, la transformation promise de toute réalité. Il faut comprendre, à mon avis, le caractère eschatologique du christianisme comme quelque chose qui est absolument décisif pour la nature et l’existence de cette religion, et sans lequel n’y aurait même pas l’amour du prochain ou la fraternité. Nous savons que la théologie du XX siècle, en particulier Rudolf Bultmann, ont souvent signalé que le quatrième Evangile aurait abandonné l’eschatologie apocalyptique du futur que encore Paul gardait, pour la remplacer avec une transformation intérieure qui se réalise dans le présent. Pourtant l’altérité à l’égard du monde, l’opposition aux réalités que nous connaissons, reste essentielle pour le christianisme. L’organisation des relations sociales, à l’intérieur du capitalisme contemporain, est dominée par l’économie, et toute signification, but, valeur qui ne soit pas coordonné à la production ou à la consommation risque de disparaître, ou de conduire une vie misérable et presque cachée. Mais la religion, qu’on appelle éventuellement pour remplir ce vide, pourrait être simplement une morale, dépourvue de toute signification transcendante; c’est ce qui s’est passé dans le positivisme français, depuis le dernier Saint-Simon (Nouveau christianisme, 1825) ou les premiers travaux du jeune Comte (Considérations sur le pouvoir spirituel, 1826). On a souvent déclaré pendant le XX siècle que dans une société plurielle du point de vue ethnique et religieux, où l’économie joue un rôle absolument majeur, la religion devient une question privée. On peut rappeler les dernières lignes de L’éthique protestante de Max Weber: « Le puritain voulait être l’homme d’une profession, nous devons l’être…Tandis que l’ascèse entreprenait l’effort de transformer le monde et d’exercer son emprise sur le monde, les biens matériels de ce monde acquéraient un pouvoir croissant et, à la fin, inéluctable sur l’homme, comme jamais auparavant dans l’histoire. Aujourd’hui son esprit [l’esprit de l’ascèse] – peut-être pour toujours – s’est échappé de cette cage… ». Cette idée d’une sécularisation ou laïcisation croissante de la société a été démentie, du moins apparemment, par des grandes manifestations publiques, aussi bien protestantes que catholiques (assez surestimées, à mon avis, quant à leur efficacité et qualité religieuse), et même par les savants qui dirigent l’opinion publique. Néanmoins, soit que la vie religieuse se déroule dans une forme collective ou individuelle, ce qui reste fixé à nos yeux (du moins pour le présent, pour ce que nous sommes en état de cerner) c’est que elle ne peut pas modifier l’organisation quotidienne des nos sociétés, la distribution des pouvoirs, le système des privilèges; la religion n’est pas en condition de rénover la vie sociale selon ses propres exigences. Les églises chrétiennes n’ont jamais combattu ouvertement le capitalisme, peut-être parce qu’il n’avait jamais rejeté, du mois formellement, Dieu; au contraire il l’avait placé en tête (comme par exemple aux États-Unis) de son système économique (voir le texte de Paul Drouin et Claude Saint-Laurent, États-Unis : la religion civile fait obstacle à la laïcité, paru en 2009 dans le numéro 14 de Cité laïque, revue humaniste du Mouvement laïque québécois). Toutefois, pour relancer la consommation, il faut toujours insister sur l’importance du corps, du bien-être, du présent; le plaisir dans toutes ses formes, le culte du pouvoir et du succès (et naturellement des apparences sociales qui en témoignent) deviennent presque fatalement las question primaire. Or, c’est précisément avec ces tendances des nos sociétés, qui détruisent la diffusion et même la perception des valeurs chrétiennes plus importantes, que les églises cherchent un accord, comme si de cette manifestation de faiblesse pouvait dériver un appui ou une assistance, une augmentation de possibilités. Il s’agit d’une défaite, dans laquelle nous pouvons constater un rapport de forces. Le « capitalisme » est, selon les paroles fameuses de Max Weber, « la puissance qui pèse le plus lourdement sur le destin de notre vie moderne » (Avant-propos de sa Sociologie des religions, 1920). La conclusion – jamais exprimée ouvertement, mais toujours présente et perceptible – est que à cette puissance on ne pourra pas se dérober, mais la religion restera encore, pour occuper certains vides (qui sont toutefois toujours moins vides), dans les fissures, les interstices du pouvoir. De ce point de vue, les événements décisifs se son peut-être accomplis dans un temps très loin: c’est-à-dire quand le pouvoir politique, et non pas l’économie, a dominé et occupé l’espace de la religion. La Réforme protestante avait suscité un mouvement populaire qui visait non seulement à une nouvelle religion, mais à une nouvelle société : avec la rébellion de la petite noblesse au pouvoir des princes (la rébellion des chevaliers, 1523, suivie par la guerre des paysans, 1525) on se proposait certainement une transformation radicale. Mais ce christianisme révolutionnaire fut vaincu par la force militaire, et par la suite le protestantisme s’est adonné de préférence à l’intériorité, sous la protection de l’État. Si l’on se renseigne chez les historiens mieux accrédités (et surtout chez les théoriciens marxistes: Engels, Bloch, Lukács) on arrive, croyons-nous, à penser la Réforme de Luther comme un mouvement qui a échoué, du moins sur le terrain politique, comme une expérience d’innovation radicale qui rencontre des limites tragiques dans sa confrontation à la réalité : mais pas seulement dans l’« aile gauche », dans la théologie apocalyptique de Thomas Müntzer et dans la guerre des paysans, qui finit avec le massacre de Frankenhausen (1525). La ruine bruyante et terrible de cette « aile gauche » signifie que pour la première fois on a éliminé du christianisme la signification eschatologique ou apocalyptique, l’attente du Royaume, et, en même temps, la réalité collective, ou populaire. Luther, condamnant Müntzer et encourageant les princes allemands à la guerre contre les paysans, désavoue l’insurrection populaire, certes, mais aussi sa propre rébellion, la rébellion du jeune Luther, contre les autorités spirituelles et politiques de son temps. On peut partir d’ici pour comprendre le penchant protestant à l’intériorité, le christianisme individuel et totalement moral, non politique, qui de Luther nous conduit jusqu’à Kant et à la théologie libérale.
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