Rousseau et Diderot, “frères-amis” en musique. L’imitation invisible de la nature
PAR PAOLO QUINTILI
1. Les deux grands «Maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle»
Déjà 80 ans se sont écoulés, depuis la publication de la monumentale et, pour certains aspects, encore actuelle, synthèse de Pierre Trahard (1887-1986) intitulée : Les Maîtres de la sensibilité française au XVIIIe siècle (1715-1789), publiée en quatre volumes à Paris, entre 1931 et 1933, dont les volumes 2 et 3 sont consacrés précisément aux « frères-ennemis » Diderot et Rousseau1.
Il est vrai que Trahard attribue à Rousseau un primat incontestable, à l’intérieur du grand fresque qu’il dessine de cette philosophie de la sensibilité au XVIIIe siècle, par rapport à tous les autres auteurs.
À Rousseau Trahard consacre, en effet, le troisième volume entier de son ouvrage. Mais Diderot occupe une place considérable aussi, presque les 3/4 du vol. II lui sont consacrés. En quoi consisterait au juste ce qu’on pourrait appeler la « philosophie de la sensibilité », dont nos deux philosophes seraient les « maîtres » ? L’analyse de Trahard commence par Marivaux, passant par l’abbé Prévost et le théâtre de Voltaire (Zaïre). Il affirme que la sensibilité serait une attitude particulière à laisser passer, parler et agir les sens, les sensations et la relative réceptivité, les faisant devenir un objet de représentation, une idée analysée et ambitionnée par les premiers qui ont eu l’art de la saisir. La « chose » («l’importance accordée aux sensations, donc à la sensibilité ») était déjà là, selon Trahard, même au siècle précédent, chez les grands « classiques » (Racine, Corneille, Molière etc.), mais elle ne trouvait pas encore le moyen de s’exprimer en tant qu’idée, en tant qu’objet de représentation, car cette « âge classique » était, affirmait-il, toute éprise par « l’excès de l’exercice intellectuel »2.
D’ici est venu, comme l’on sait, le concept de « marivaudage », de Marivaux (1688-1763) qui aurait été, en effet, le premier à avoir mis au centre de ses pièces ou de ses romans (par ex. La vie de Marianne) l’amour (ou le sentiment en général, amoureux en particulier) qui épie soi-même en train de se construire, de se déterminer comme une réalité propre et forte, autonome dans l’existence des hommes. Marivaux serait ainsi le premier maître de la sensibilité, Rétif de la Bretonne en sera le dernier.
La sensibilité est quelque chose de réflexif et de réfléchi à la fois3. Les deux « maîtres » de la sensibilité à qui on a affaire dans notre Journée ont été, sans conteste, les plus habiles et les plus raffinés à avoir parlé, écrit et créé sur ce sujet : la sensibilité réfléchie. L’art musical, le roman, le théâtre ont été les moyens expressif privilégiés par lesquels cette philosophie de la sensibilité est passée pour devenir œuvre de création et d’invention poétique.
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